- 1 Archives nationales [AN], étude 73, liasse 765, Dépôt des testaments et codicilles de Pierre de Vil (...)
« Toutes ces raisons m’ont déterminées à me servir non seulement des remboursements que l’on m’a faits, mais même de présider sur mes revenus pour la délivrance des créanciers. Il y a plus de vingt ans que j’y travaille sans discontinuer1. »
1 Dans un codicille de mars 1751, Pierre de Villepaux, vieux garçon de son état, rappelle à l’aîné de ses neveux, Henri-Louis de Lameth, qu’il s’est occupé pendant vingt ans de régler les dettes de sa maison. L’entreprise, qui a coûté 158 000 livres au marquis de Villepaux, au fil des ans, a été couronnée de succès. Par cet acte de 1751, Pierre de Villepaux donne 100 000 livres de plus à son neveu, qui doivent servir, cette fois, à « acheter un régiment à son fils et faciliter plus commodément en la dot de mademoiselle la marquise de Clermont-Tonnerre, sa fille ». Dans un codicille précédent, Villepaux avait déjà réglé sa succession : le legs universel de ses biens doit revenir au fils aîné d’Henri-Louis de Lameth. En comparaison, le frère cadet d’Henri-Louis, militaire de carrière et célibataire également, ne reçoit qu’une pension de 4000 livres et une série d’objets utilitaires (« mon équipage d’armée »).
2 Ce testament, grandiose dans les sommes mobilisées, est un témoin remarquable de l’attitude des célibataires nobles de la fin de l’Ancien Régime français. La première source d’étonnement est peut-être le non-mariage de ce marquis, visiblement à la tête d’une belle fortune. Pourtant, dans les familles de la noblesse que nous avons étudiées, plus du quart des hommes et la moitié des femmes sont mort‧e‧s célibataires. Un autre élément a suscité l’étonnement : le marquis de Villepaux a consacré sa vie et ses biens à l’entretien des enfants nés de sa sœur (Élisabeth de Villepaux a épousé Henri-Louis de Lameth, premier du nom, en 1697). Enfin, ces écrits testamentaires témoignent d’une considération particulière accordée aux aînés mâles. Pierre de Villepaux organise la succession de ses biens pour qu’elle bénéficie à son petit-neveu, aîné en devenir de la maison Lameth.
- 2 Il s’agit des familles Béthune, Courtenay, Harlay et Lameth, étudiées dans le cadre de notre thèse (...)
- 3 Cet âge moyen a été calculé au sein de notre échantillon d’étude, il s’agit en réalité de l’âge méd (...)
3 Le cas de Pierre de Villepaux est loin d’être isolé. Il est représentatif du comportement classique des hommes et femmes célibataires, né‧e‧s au xviie siècle, dans la noblesse française que nous avons étudiée. Nos recherches se sont concentrées sur quatre familles, dont nous avons reconstitué toutes les branches et que nous avons suivies sur deux siècles (de 1550 à 1750)2. Cela correspond à 648 individus, dont 323 femmes et 325 hommes. Parmi ces individus, environ un tiers est demeuré célibataire (246/648, en valeurs absolues). Là encore, l’égale représentation de genre est saisissante ; 129 femmes ne se sont pas mariées, contre 117 hommes. Nous entendons par « célibataire », une personne qui est demeurée seule selon les lois du royaume, soit les religieux‧ses et laïc‧que‧s qui n’ont jamais convolé en justes noces. Il faut préciser que les individus morts sans alliance avant l’âge moyen au premier mariage3 (27 ans pour les hommes, 21 ans pour les femmes) n’ont pas été considérés comme célibataires.
4Les familles de notre étude sont installées dans le nord du royaume de France, surtout à Paris, en Île-de-France et en Picardie. Dans le cadre de cet article, nous proposons d’observer les écrits de certains individus célibataires, nés dans les lignages Lameth d’Hénencourt, Bretagne d’Avaugour, Béthune-Sully et Harlay de Beaumont. Pour appréhender les questions patrimoniales qui font le cœur de cette étude, nous mobiliserons principalement des sources notariales, telles que des règlements de succession, des donations et des testaments. Ces actes ont été écrits en pays de droit coutumier, plus précisément dans des localités dépendant des coutumes de Paris ou d’Amiens. Dans ces provinces « égalitaires » où les pratiques successorales des roturiers sont plus favorables aux cadets et aux filles (Viret, 2014), l’attitude des familles nobles étudiées a de quoi surprendre.
5 Cet article part d’un premier constat : alors que rien n’oblige les célibataires à favoriser certains membres de leur parentèle, qu’aucune coutume ne leur indique de lignes prioritaires de transmission (contrairement aux individus mariés et surtout aux pères et mères), ces derniers disposent de leurs biens d’une manière étonnamment similaire. Un même effort est réalisé par tous et toutes en direction des aînés mâles, qu’il s’agisse d’un frère, d’un neveu, voire d’un petit-neveu. À bien y regarder, les fratries du xviie siècle accusent un déséquilibre : face à un frère et une sœur marié‧e‧s, on trouve plusieurs frères et sœurs célibataires (Eyméoud, 2023). Pourtant, cette supériorité numérique ne se traduit pas par une augmentation des conflits. Les individus « sans alliance » semblent avoir intériorisé leur rôle, celui de participer (dans l’ombre ou ouvertement) au bien-être économique du lignage. En effet, le xviie siècle voit se renforcer les logiques patrilinéaires et patriarcales qui placent tous les espoirs de reproduction biologique et sociale dans l’aînesse masculine (Chatelain, 2008 ; Descimon, 2012). Selon Élie Haddad, une évolution d’importance a lieu au xviie siècle. La noblesse se définit davantage par le sang et l’ancienneté du lignage, que par la terre :
« Le patrilignage (l’ensemble des lignes généalogiques remontant à un ancêtre commun uniquement par les mâles) devient fondamental dans les discours sur la noblesse. L’idée de race (la famille de sang, ce dernier étant considéré comme transmis par les hommes) prend une importance qu’elle n’avait pas jusqu’alors et contribue à découpler de plus en plus l’idée de transmission de la qualité nobiliaire (le fait d’être noble) de la possession de fiefs de dignité et de seigneuries. » (Haddad, 2016 : § 13)
- 4 Dans la suite de cet article, nous utiliserons le terme « maison » tel que défini par Élie Haddad, (...)
6Le corolaire immédiat est « le renforcement de la faveur accordée à l’aîné des mâles » (Haddad, 2016). Il semble donc acter que les meilleures parts d’héritage, les terres seigneuriales et les biens symboliques de la maison4 noble doivent revenir aux aînés.
7 Nous proposons d’interroger la complexité de ce phénomène : si les célibataires acceptent de se mettre en retrait, d’hériter de biens fonciers marginaux ou de simples rentes, cela s’accompagne d’une conscience aiguisée de leur rôle d’adjuvant et de protecteur. Tous les efforts depuis la renonciation de l’héritage paternel jusqu’au testament, en passant par la donation lors du mariage d’un aîné, sont tournés vers l’éclat du lignage. Tout en analysant l’apparente adhésion des célibataires à l’ordre patrilinéaire, nous observerons d’autres formes de circulation patrimoniale. Les donations de célibataire à célibataire renvoient ainsi à des motivations différentes, depuis la compensation au témoignage d’amour, en passant par la volonté de créer une branche parallèle à la ligne de l’aîné. Est-ce que ces dynamiques sont réellement une preuve d’autonomisation face aux normes patriarcales ? Assurent-elles, au contraire, une reconduction de ces normes en limitant les risques de rébellions et de conflits ?
8 Selon François-Joseph Ruggiu, « les conflits familiaux surviennent dans un espace social en principe irrigué par une puissante rhétorique de la paix » (Ruggiu, 2007 : 156). Il étudie alors les sociétés anglaise et française du xviiie siècle et fait le constat que les compromis sont bien plus répandus que les procès. L’intérêt des historien‧ne‧s pour les sources judiciaires – nombreuses, prolixes et mettant en scène des situations violentes et conflictuelles – a pu faire écran à une autre histoire de la famille. Nos recherches n’ont donné à voir qu’un nombre infime de procès intrafamiliaux, ce qui peut être expliqué de deux façons : soit les désaccords ont été réglés en privé ou par des voies infrajudiciaires (Garnot, 2000), soit l’ordre familial s’est imposé sans heurts apparents.
- 5 La légitime est la part d’héritage que l’on ne peut pas dénier à un‧e cadet‧te. Elle s’élève au mêm (...)
9 Cet ordre familial, dans la noblesse parisienne qui nous intéresse, offre de nombreux avantages aux aînés, notamment lors des successions paternelle et maternelle. Dans les coutumes francilienne et picarde, ces derniers doivent recevoir la moitié ou les deux tiers des fiefs. Jusqu’à la fin du xvie siècle, on transige avec la législation pour assurer diverses compensations aux cadets et cadettes et permettre la création de plusieurs branches à chaque génération (Haddad, 2021). Le xviie siècle durcit l’ordre lignager en réunissant tout ou large partie des biens entre les mains des fils aînés. Les cadets et cadettes – y compris les sœurs nées avant le premier mâle – sont alors astreints à leur « légitime » dans les successions parentales5. Il est même de plus en plus fréquent qu’ils renoncent simplement à leur part d’héritage pour ne pas morceler le patrimoine.
- 6 Papiers privés, Chartrier d’Hénencourt, Contrat en forme de partage, entre Henri-Louis de Lameth, s (...)
- 7 Papiers privés, Chartrier d’Hénencourt, Contrat de mariage de Philippe de Lameth et Anne de Bournon (...)
- 8 La perpétuité des fidéicommis est largement contrariée par différentes ordonnances royales, au cour (...)
10 Toutefois, ces renonciations ne se font pas par pur altruisme ou plutôt, penser au bien de la maison ne doit pas empêcher de s’assurer un train de vie confortable. Ainsi, Anne-Béatrice de Lameth négocie avec son frère Henri-Louis de Lameth, seigneur d’Hénencourt, en 16976. La branche des Lameth d’Hénencourt est chargée d’une substitution fidéicommissaire depuis les années 15407. Cette pratique permet d’immobiliser des terres : elles ne peuvent être ni vendues, ni hypothéquées, elles sont protégées d’éventuels créanciers, et peuvent être transmises sur plusieurs générations (Haddad, 2012). Lorsqu’un donateur crée une substitution, il charge son donataire d’un bien que ce dernier devra transmettre à une tierce personne désignée par le donateur. Dans le cas des Lameth d’Hénencourt, l’ensemble des terres substituées doit revenir, indivis, à l’aîné mâle de la branche, de génération en génération (et supposément à perpétuité8). En février 1696, Henri-Louis de Lameth obtient l’ouverture de la substitution à son profit. La mort de son frère, en septembre 1691, avait fait de lui le nouvel aîné de la maison, mais un procès avec des créanciers avait retardé la translation des domaines entre ses mains. En 1696, le frère et la sœur peuvent enfin régler entre eux les questions d’héritage (généalogie n° 1).
Généalogie n° 1 : La part d’héritage d’Anne-Béatrice de Lameth (1697)
- 9 Papiers privés, Chartrier d’Hénencourt, Contrat en forme de partage, entre Henri-Louis de Lameth, s (...)
- 10 Papiers privés, Chartrier d’Hénencourt, Contrat de mariage de Henri-Louis de Lameth, seigneur d’Hén (...)
11Ils sont orphelins depuis 1691 et tous deux célibataires. Dans l’acte de novembre 1697, Anne-Béatrice de Lameth prend pour titulature « damoiselle […] usant de ses droits9 », qui est une variante de l’expression consacrée « fille majeure, usante et jouissante de ses biens et droits », servant à désigner les femmes non mariées de plus de 25 ans (Eyméoud, 2023). En revanche, Henri-Louis de Lameth ne reste pas longtemps célibataire : il se marie le mois suivant10. Son épouse, Élisabeth de Villepaux, vient d’une bonne famille du Nord du royaume et apporte en dot la belle somme de 60 000 livres. Dans une société de plus en plus endogame, il faut parvenir à égaler ou assurer l’équilibre au moment de l’alliance (Fitou et Le Roy Ladurie, 1991 ; Nassiet, 2000). Pour cette raison, Henri-Louis de Lameth a mis de l’ordre dans les affaires familiales : il devait se présenter à sa fiancée comme le bon parti attendu, c’est-à-dire apporter au mariage un patrimoine consolidé et non sujet à dispute.
- 11 Le sens que nous donnons à l’expression « arrangements familiaux » rejoint l’analyse qu’en fait Cél (...)
12 Pour régler entre eux les successions de leur père, mère et frère aîné, Henri-Louis et Anne-Béatrice ont passé un accord. La part de légitime qui devait revenir à la jeune femme est estimée à 20 000 livres, mais sûrement faute de numéraire, le seigneur d’Hénencourt transforme cette somme en portion de terre. Il gratifie sa sœur de 87 journaux de terres agricoles (soit environ 28 hectares), appartenant au domaine de Senlis. Cela assure à Anne-Béatrice un revenu annuel versé pour moitié en argent (470 livres) et pour moitié en bled (342 setiers). La transaction précise qu’Henri-Louis de Lameth pourra, à tout moment, récupérer cette portion de terre contre le versement des 20 000 livres. Par ailleurs, Anne-Béatrice de Lameth est tenue de payer à son frère diverses redevances (droit de relief, droit de chambelinage) qui témoignent du fait qu’Henri-Louis de Lameth reste seigneur (au sens féodal) de la terre de Senlis. Cela permet de maintenir la substitution et son caractère d’indivision, tout en offrant à Anne-Béatrice de Lameth une subsistance confortable. En acceptant cet accord, la demoiselle fait valoir ses droits tout en respectant la supériorité du fidéicommis qui s’est imposé au lignage des Lameth d’Hénencourt, depuis plus d’un siècle. Il demeure que cette transaction lui confère une part d’héritage bien moindre que celle de son frère. La valeur supérieure de l’aînesse masculine semble complètement intériorisée : elle n’est, en tous cas, pas remise en question lors de ces arrangements familiaux11.
- 12 Archives nationales [AN], étude 89, liasse 35, Testament et codicilles de Louise de Béthune, demois (...)
13 La prévalence de la primogéniture masculine est également bien visible lorsqu’elle désavantage les frères cadets. Les exemples sont nombreux et plusieurs historiens se sont déjà penchés sur la question (Bourquin, 2010 ; Haddad, 2021). Il faut retenir le cas de Maximilien-Henri de Béthune (1669-1729). Le petit chevalier de Sully a 10 ans quand sa grand-tante, Louise de Béthune, rédige ses dernières volontés12. Dans un long testament, elle organise sa succession au profit des enfants de son neveu, en ne s’intéressant qu’au sort des cadettes et du fils cadet (généalogie n° 2). Louise de Béthune lègue l’ensemble de ses terres à ses deux petites-nièces et 20 000 livres à Maxilimien-Henri. Elle précise que si les deux filles viennent à décéder sans enfant ou si elles entrent en religion, les terres reviendront au chevalier de Sully. La testatrice est alors âgée de 62 ans. Elle n’a jamais été mariée et s’attèle à doter les cadets de sa maison, selon une logique compensatoire bien connue (Haddad, 2021). L’aîné de cette fratrie, Maximilien-Pierre-François-Nicolas, doit hériter du duché de Sully et de toutes les terres en dépendant ; un fidéicommis est à l’œuvre, là aussi, depuis les années 1610. Cela explique que Louise de Béthune ne se soit pas souciée de son sort.
Généalogie n° 2 : Le legs promis à Maximilien-Henri de Béthune (1679)
14Néanmoins, les dernières volontés de la demoiselle n’ont pas été mises en application. Alors que Louise-Henriette et Louise-Élisabeth entrent au couvent de la Visitation de Saint-Denis, les terres ne sont pas transmises à Maximilien-Henri. Le patrimoine de Louise de Béthune a probablement été vendu intégralement, dans les années suivant son décès. On n’en trouve plus aucune trace dans la famille de Béthune. Lorsque le duc de Béthune rédige son propre testament en 1694, il lègue l’intégralité de ses biens à son fils aîné et réduit explicitement Maximilien-Henri à sa légitime :
- 13 AN, Y//37, fol. 69, Testament de Maximilien-Pierre-François de Béthune, duc de Sully, le 15 juin 16 (...)
« Et par ces présentes, ledit seigneur a intimé son héritier seul et universel, haut et puissant seigneur Messire Maximilien-Pierre-François-Nicolas de Béthune, prince d’Henrichement, son fils aîné, de fournir sa légitime de droit à haut et puissant seigneur Messire Henri-Maximilien de Béthune, chevalier de Sully, son fils puîné, telle qu’elle sera entre eux arbitrée13. »
- 14 AN, étude 115, liasse 265, Contrat de mariage de Maximilien-Pierre-François-Nicolas de Béthune et M (...)
15Le duc de Sully prévoit le cas d’un différend au sujet de l’arbitrage de cette légitime et enjoint ses fils de s’en rapporter « au jugement de Monsieur de Lamoignon, premier avocat général au Parlement de Paris ». De plus, il exhorte son cadet au respect de ses volontés en précisant que ce testament n’a été fait « que pour le bien et utilité de sa maison et entretien de sa grandeur ». Le duc de Sully rappelle enfin à ses fils l’importance de « l’amour et union fraternels ». Tous les éléments sont réunis pour que chacun tienne son rang et respecte sa place : une forme de pression s’est exercée sur le cadet pour qu’il accepte sa place subalterne au profit du prestige de la « maison ». En 1694, le frère aîné est déjà marié depuis cinq ans. Il a épousé sa cousine Madeleine-Armande du Cambout de Coislin et a reçu en dot la somme remarquable de 450 000 livres14. Le roi et une quantité de princes et princesses du sang figurent parmi les témoins du contrat de mariage. Face à cette existence marquée du sceau de l’excellence, Maximilien-Henri de Béthune mène une vie de célibataire bien plus discrète. Il partage la résidence de sa mère jusqu’en 1702 (année du décès de cette dernière), puis celle de son frère. Dans les rares actes qu’il signe à cette époque, il porte toujours la titulature modeste de « chevalier de Sully ».
16Nous ne savons pas à quelle somme s’est élevée la part légitime de Maximilien-Henri de Béthune. Il est toutefois très probable qu’elle ait été constituée de rentes ou d’une pension versée par son aîné. Cette solution est souvent privilégiée dans les cas de règlement de succession entre germains : afin de conserver le patrimoine foncier et immobilier dans les mains d’un seul, les cadets et cadettes transforment leur héritage en numéraire. Cela leur assure un revenu annuel (parfois conséquent) qui n’endommage ni les biens ni la « grandeur » du lignage.
17Par ailleurs, dans les deux cas présentés ci-dessus, les fratries étaient soumises à des fidéicommis. Les terres substituées sont immobilisées, ce qui a réduit la marge de manœuvre des aînés et leur capacité à doter leurs frères et sœurs autrement que par le biais de rentes. Ces substitutions peuvent devenir des pièges pour l’héritier.
18Quoi qu’il en soit, si les cadets et cadettes ne sont que des héritiers légitimaires, ils n’en sont pas moins héritiers, bénéficiaires de revenus, et parfois à la tête d’une belle fortune personnelle qu’il s’agit de redistribuer.
19 La noblesse du xviie siècle doit faire face à l’inflation considérable du montant des dots. Enquêtes de noblesse et anoblissements récents, obtenus par le biais des offices royaux, créent un climat de suspicion et renforcent les logiques endogames (Descimon et Haddad, 2010). Pour prouver la valeur de son lignage, il convient de réaliser des mariages impeccables, tant par le pedigree des époux que par les fortunes en jeu. La conséquence logique est que le célibat augmente. Alors que le taux de natalité se maintient, il faut faire avec un nombre grandissant d’adultes célibataires. Comme nous l’avons vu, ces hommes et femmes ne rechignent pas à délaisser ou convertir leurs parts d’héritage paternel et/ou maternel, mais plus encore, on peut les voir participer activement à la renommée de leur ligne, notamment à l’occasion du mariage d’un neveu ou d’une nièce.
- 15 Papiers privés, Chartrier d’Hénencourt, Donation d’Anne-Béatrice de Lameth à Henri-Louis de Lameth, (...)
- 16 Nous n’avons pas retrouvé le contrat de mariage d’Henri-Louis de Lameth et Marie-Françoise Le Fourn (...)
20 En janvier 1722, Anne-Béatrice de Lameth s’intéresse à l’avenir conjugal de l’aîné de ses neveux. Elle fait don à ce dernier du fonds de propriété des 87 journaux de terre15 qu’elle avait reçue quelques années plus tôt. Pour assurer sa propre subsistance, elle en garde néanmoins l’usufruit jusqu’à sa mort. Cela ne change rien au fait que la terre de Senlis appartient désormais intégralement au jeune Henri-Louis de Lameth ; de même que l’ensemble des terres faisant partie de la fameuse substitution d’Hénencourt, promise par sa qualité d’aîné. En effet, l’acte de janvier 1722 précise qu’Henri-Louis de Lameth est le « fils aîné de Messire Henri-Louis marquis de Lameth ». Alors qu’Anne-Béatrice est la tante de deux garçons et d’une fille, seul l’aîné mâle bénéficie de cette donation, comme le veut l’ordre patrilinéaire. Le contexte doit être considéré : Henri-Louis s’apprête à convoler en justes noces avec Marie-Françoise Le Fournier16. Anne-Béatrice de Lameth participe donc à consolider le patrimoine de son neveu, à la veille du mariage de ce dernier, comme elle avait pu le faire avec son propre frère.
21 De manière plus explicite, des parents célibataires peuvent être mentionnés dans un contrat de mariage en qualité de donateurs. Là encore, les exemples sont nombreux et les oncles s’illustrent majoritairement (qu’ils soient laïques ou religieux). La surreprésentation des hommes dans ce type de dons n’est pas étonnante. Contrairement à leurs consœurs, ils sont nombreux à exercer une profession (dans l’armée, au Parlement ou à l’Église) et à toucher des revenus indépendants du patrimoine familial. Plusieurs cas peuvent être présentés, tout au long du xviie siècle, relevant de différentes branches de la famille Harlay.
- 17 AN, étude 68, liasse 98, Contrat de mariage de Louis de Mouy et Catherine de Harlay, le 7 mai 1613.
- 18 AN, étude 69, liasse 390, Contrat de mariage de François Le Bouteiller de Senlis et Marie-Claude de (...)
- 19 AN, étude 58, liasse 186, Contrat de mariage de Claude-Philibert de Damas Thianges et Geneviève-Fra (...)
- 20 Au moment du mariage de Catherine de Harlay, son père, Nicolas de Harlay, connaît un certain déclin (...)
22 En 1613, Catherine de Harlay offre à son époux une dot de 120 000 livres en deniers comptants17. La somme est payée pour moitié par ses père et mère, et pour moitié par son oncle paternel, Louis de Harlay. En 1664, Marie-Claude de Harlay épouse François Le Bouteiller de Senlis. La dot est constituée en partie par ses père et mère (à hauteur de 90 000 livres) et en partie par son oncle maternel, Pierre de Bellièvre18. Ce dernier promet de donner à sa nièce, la veille des épousailles, la somme de 75 000 livres ; somme effectivement délivrée, par quittance du 1er mars. De même, en 1695, l’archevêque de Paris, François de Harlay-Champvallon, fait don à sa nièce de 36 000 livres, en faveur du mariage qu’elle s’apprête à conclure avec Claude-Philibert de Damas Thianges19. Le point commun de ces trois alliances se trouve dans la haute qualité des époux ou dans une certaine asymétrie des situations familiales, au profit du futur20. Dans les contrats de mariage de 1664 et 1694, cette dissymétrie est rendue visible par les listes de témoins. François Le Bouteiller de Senlis appartient à la vieille noblesse d’épée, ses témoins sont des Béthune et des d’Estrées. Claude-Philibert de Damas Thianges, quant à lui, n’est rien moins que le neveu de la marquise de Montespan (elle figure parmi les signataires de l’acte). Si une légère hypergamie est à l’œuvre, elle est rapidement compensée par les apports en terres et en argent ; apports rendus fastueux par la participation des oncles célibataires.
23 Les donations en faveur de mariages témoignent d’un respect, voire d’une adhésion des célibataires à l’ordre qui s’installe au xviie siècle. Cet ordre induit une raréfaction des alliances et l’élection au rôle matrimonial de quelques individus qui sont, dans une grande majorité, des aînés. Il implique aussi que celles et ceux qui ne se marient pas aient une autre fonction sociale. Mettre son patrimoine au service des aînés et de leurs enfants semble être le rôle tout désigné qui leur incombe, quitte à reconduire un système inégalitaire de génération en génération.
24 Alors que les oncles célibataires s’illustrent majoritairement lors des mariages, les tantes filles majeures sont nombreuses à transmettre leurs biens par testament, en y intégrant les clauses d’une substitution fidéicommissaire. Elles s’approprient une pratique masculine, largement mise en œuvre au xvie siècle par des chefs de famille qui souhaitaient ancrer leur nom et leur patrimoine dans la postérité (Dolan, 1998 ; Solignat, 2012). À la fin du xviie siècle, la pratique fidéicommissaire a perdu de sa superbe puisque les ordonnances royales ont fait disparaître l’idée de perpétuité qui accompagnait souvent la création de substitutions (Haddad, 2012). Cela explique peut-être que des femmes célibataires aient pu s’en emparer. En revanche, l’idéologie patrilinéaire, voire patriarcale, qui sous-tend le fidéicommis n’a pas disparu, y compris sous la plume des filles majeures. Dans les années 1670-1680, deux sœurs de la maison de Bretagne d’Avaugour créent des donations grevées de substitutions en faveur des futurs aînés mâles de leur maison (généalogie n° 3).
Généalogie n° 3 : Substitutions créées par les sœurs de Bretagne d’Avaugour
25Les dates de ces deux donations doivent être étudiées au regard du contexte familial des Bretagne d’Avaugour. En 1669, l’aîné de la maison est mort sans descendance (malgré deux mariages). Les espoirs se reportent donc sur le benjamin, Claude II de Bretagne. Ce dernier, âgé de 40 ans, mène une vie de célibataire et partage le domicile de sa sœur Marguerite-Angélique, demoiselle de Champtocé. La donation de 1670, réalisée par une autre sœur, Mlle de Vertus, affiche clairement ses objectifs :
- 21 AN, Y//219, fol. 366, Donation de Catherine-Françoise de Bretagne, demoiselle de Vertus, à son frèr (...)
« Pour ledit seigneur d’Avaugour son frère et pour sa maison, icelle demoiselle de son bon gré et libre volonté donne […] audit seigneur d’Avaugour, pour lui, ses hoirs mâles procréés en légitime mariage […] tout ce qui peut appartenir à ladite demoiselle de Vertus tant en succession dudit seigneur comte de Vertus son père et de ladite défunte sa mère, que dudit défunt seigneur d’Avaugour son frère21. »
26Pour le bien de la « maison » et pour faciliter le « mariage » de son frère, dernier homme de la branche, Mlle de Vertus lègue à Claude ses parts d’héritage. Il est précisé, plus loin, que la donation concerne aussi les héritiers mâles, à perpétuité. En 1683, Marguerite-Angélique, demoiselle de Champtocé, réalise également une donation au profit de Claude. Ce dernier, marié depuis dix ans, a d’abord vu naître trois filles avant d’obtenir un fils (en novembre 1681). Le soulagement est palpable dans l’acte rédigé par Mlle de Champtocé :
- 22 AN, Y//28, fol. 235, Donation de Marguerite-Angélique de Bretagne, demoiselle de Champtocé, à son f (...)
« Laquelle désirant donner des témoignages de son affection au fils mâle issu du mariage [de son frère] […] comme étant le seul mâle de son nom et de sa maison, capable d’en soutenir l’éclat […] et affecter aux aînés mâles et à leur défaut aux filles nées et à naître dudit seigneur son frère, les biens qui lui sont échus22. »
27À l’image du duc de Sully qui se souciait, plus haut, de la « grandeur » de sa maison, Marguerite-Angélique de Bretagne assure « l’éclat » de la sienne. Cela passe par les mâles et par les aînés, « de degré en degré […] suivant l’ordre de primogéniture », comme elle le précise plus loin. L’objet de cette donation de 1683 est, là encore, de réunir dans des mains masculines la part qui devait revenir à la demoiselle dans les terres familiales.
28 Dans les cas présentés ici – qui n’ont rien d’exceptionnel (Eyméoud, 2023) – il convient de noter les expressions d’intentionnalité employées par les deux filles majeures. De leur « bon gré et libre volonté » ou par « affection », ces femmes ont fait le choix de reconduire l’ordre patrilinéaire et de privilégier les aînés mâles. Le système nobiliaire du xviie siècle s’est bâti grâce à l’adhésion massive de tous ses membres, y compris ceux (et surtout celles) qui n’avaient pas d’avantages évidents à en tirer. Toutefois, il serait inadéquat de lire cette société avec les lunettes de l’individualisme ou en calquant des idées contemporaines de réussites sociales. Dans l’organisation d’Ancien Régime, le lignage prévaut : sa réputation et sa perpétuation sont l’affaire de tous et toutes. Les femmes célibataires et leurs homologues masculins œuvrent volontairement pour cet objectif.
29Femmes et hommes célibataires, en qualité de sœurs et frères cadets, mais aussi d’oncles et tantes, se mettent au service des aînés mâles de leur maison. Leur rôle n’est pas de se marier ou d’assurer une descendance, ni de prendre la tête du patrimoine symbolique du lignage. Ils acceptent, en quelque sorte, une position marginale au sein de l’ordre patrilinéaire.
30Pour mieux comprendre ce qui peut apparaître comme de l’abnégation, il convient de s’attarder sur les liens qui unissent aîné et cadet‧te‧s, ainsi que sur les avantages que revêt parfois le célibat.
31 Si nous faisons le choix de parler indistinctement de célibataires et de cadet‧te‧s, la raison étant que nos recherches n’ont donné à voir qu’un tout petit nombre de fils premier-né non mariés. Pour bien comprendre les renonciations et arrangements qui parsèment cet article, il faut imaginer que les individus dont on étudie le comportement ont été élevés dans une société hiérarchisée (Barthélémy, 2005). Les enfants cadets doivent respect à leur aîné, d’autant plus que, dans les larges fratries, une quasi-génération peut séparer les première et dernière naissances. Dans ce cas-là, il est fréquent que le fils aîné finisse par assumer un rôle de père, car les règles du marché matrimonial – l’âge plus avancé des maris – créent bon nombre de veuves et d’orphelin‧e‧s (Beauvalet, 2001). Au respect et à l’amour filial, il faut encore ajouter la vie commune qui mêle de manière complexe la soumission/domination et la douceur du familier. Ces considérations sentimentales (qu’il ne faut pas négliger) s’accompagnent d’avantages économiques et symboliques. Vivre sous le toit du frère aîné, chef de famille, permet de bénéficier d’un certain train de vie : au sein de l’hôtel parisien à porte cochère ou dans le château seigneurial, on tient mieux son rang que dans un petit appartement meublé ou une terre secondaire (Marraud, 2000). De plus, cela évite les dépenses d’un logement propre, tant en loyers qu’en gage de domestiques. Cette vie collective apporte son lot de joies quand elle permet, par exemple, de s’investir dans l’éducation de neveux et de nièces ; ce qui est surtout vrai pour les tantes filles majeures (Trévisi, 2008).
- 23 De récents travaux sur la sexualité masculine à l’époque moderne tendent à démontrer que les hommes (...)
32 Par ailleurs, en observant ces individus célibataires avec les lunettes de notre modernité, nous prenons le risque de calquer une lecture biaisée sur leurs trajectoires. Entre la fin du xviiie et le milieu xixe siècle, le célibat commence à être vu comme une tare individuelle et un fléau social (Eyméoud et Gaillard, 2023). Si elle a pris une forme plus larvée, la critique des célibataires existe encore aujourd’hui : le couple reste l’horizon de réalisation optimale des individus (Bergström et Vivier, 2020). Il serait faux d’appliquer cette lecture à l’époque qui nous intéresse ici. Aux yeux de l’Église catholique, par exemple, la vie consacrée tient la première place – à condition d’y être appelé‧e. Sous la plume de certain‧e‧s auteur‧ice‧s du xviie siècle, le mariage n’est pas la panacée, notamment lorsqu’il met en danger la vie des femmes, sujettes aux grossesses et accouchements intempestifs (Dufour-Maître, 2008). On peut aussi penser à la liberté qu’apporte le célibat, en particulier aux hommes : liberté de mouvement, liberté sexuelle (dans une certaine mesure23), auxquelles vient peut-être s’ajouter une certaine forme d’insouciance (alors que le poids de la postérité biologique incombe aux aînés).
33L’ordre patrilinéaire repose en grande partie sur la soumission, ou plutôt, sur l’adhésion des célibataires à un schéma normatif, reproduit de génération en génération. Nous expliquons cette adhésion – majoritaire dans les familles de notre étude – par deux facteurs combinés : la fierté des cadet‧te‧s à participer au processus de reproduction du lignage et les avantages qu’ils peuvent en tirer.
34À côté de ces transmissions bien réglées, qui profitent toujours aux mêmes, on peut toutefois observer d’autres types d’arrangements. Les donations entre célibataires et les transmissions avunculaires à destination d’enfants cadets serviront à nuancer nos précédentes assertions. Elles créent des liens parallèles au sein de l’ordre patrilinéaire, mais ne peuvent pas être lues au seul prisme des sentiments filiaux.
35 Alors que les hommes ont la possibilité d’exercer une profession et de se composer une fortune personnelle, les femmes nobles sont bien plus tributaires des transmissions et de donations occasionnelles. Hormis une poignée d’entre elles qui parviennent à obtenir un office à la Cour, dans la Maison de la reine, la majorité ne touche pas de revenus annexes. On voit ainsi certaines femmes seules s’intéresser, dans leur testament, au sort de leurs consœurs.
- 24 AN, Y//37, fol. 124, Testament et codicille de Constance de Bretagne, demoiselle de Clisson, les 20 (...)
36 La fratrie de Bretagne d’Avaugour, étudiée plus haut (généalogie n° 3), se complète de plusieurs autres sœurs dont Constance de Bretagne, demoiselle de Clisson. En 1695, cette dernière rédige son testament et institue sa cadette, Anne de Bretagne, demoiselle de Goëllo, légataire universelle de ses biens24. Le legs universel est, en réalité, partagé en deux lots entre Mlle de Goëllo et Claude II de Bretagne, avec substitution aux enfants de ce dernier. Toutefois, ce testament témoigne d’un intérêt porté au bien-être économique d’une sœur célibataire, déjà âgée de 68 ans, et qui pourra ainsi vivre paisiblement sa vieillesse.
- 25 AN, Y//50, f. 54, Dépôt du testament de Marguerite-Louise de Béthune, duchesse du Lude, le 14 janvi (...)
37 Il est intéressant d’observer une dynamique similaire, de solidarité et d’entraide, manifestée par de très riches veuves en direction des femmes célibataires (ou seules) de leur parentèle. Le testament de Marguerite-Louise de Béthune, duchesse du Lude, est particulièrement éclairant. Veuve sans enfants, malgré deux mariages, la duchesse rédige ses dernières volontés en 172525. Elle est alors âgée de 82 ans et à la tête d’une fortune immense. Aux côtés de legs à ses domestiques (pour régler le paiement de leurs gages), de legs d’objets symboliques à une poignée d’individus, et de l’organisation du gros de sa succession (terres et immeubles), deux créations de pensions retiennent notre attention. La première est une pension viagère de 2000 livres, destinée à « Mme de Rouville ». La seconde, de 1000 livres, gratifie une « Mlle de Béthune qui a été élevée à Saint-Cyr ». Ces deux femmes appartiennent à une branche cadette de la maison de Béthune, la branche de Selles. Marie de Béthune, veuve de François de Rouville depuis 1677, n’a pas eu d’enfants. À la mort de son époux, elle s’est installée auprès de son frère, évêque de Verdun. Puis, à la mort de ce dernier, en 1720, elle a élu domicile à Paris, rue de l’Université, dans la même paroisse que sa riche cousine. Marie-Paule de Béthune, ancienne élève de Saint-Cyr, est quant à elle restée demoiselle. Nous savons peu de choses de sa vie, si ce n’est qu’elle a vécu modestement. Nous lui connaissons deux résidences différentes pour les décennies 1720-1730, des hôtelleries de couvents parisiens dans les deux cas ; preuve de revenus limités et d’un certain isolement (Beauvalet, 2008). Peut-être par charité, peut-être par amitié, la duchesse du Lude fait don à ses lointaines cousines de pensions confortables. Parmi une parentèle riche en femmes – la maison de Béthune se compose encore de quatre branches au début du xviiie siècle – Marguerite-Louise a choisi de favoriser des femmes seules, sans enfant ou sans alliance.
38 Il se joue probablement quelque chose de l’ordre d’une solidarité féminine, dans un siècle où de moins en moins de femmes nobles ont accès au mariage. Si les filles majeures et les veuves sans enfant se plient aux injonctions patriarcales (Eyméoud, 2022), elles n’en oublient pas pour autant de se protéger mutuellement.
39 Toutefois, le genre n’est pas le critère déterminant en matière de transmission. Oncles et tantes célibataires lèguent leurs biens à leurs neveux et nièces célibataires, le plus souvent sans distinction de sexe, en répondant avant tout à des logiques compensatoires. Dans les deux exemples présentés ci-après, les dynamiques de genre sont éclipsées par d’autres considérations, telles que le rang de naissance ou l’homonymie symbolique.
- 26 AN, étude 1, liasse 200, Codicille et dépôt du testament de Marguerite-Angélique de Bretagne, demoi (...)
- 27 AN, étude 1, liasse 200, Contrat de mariage de Marie-Claire de Bretagne et Joseph-Gonzague de Carva (...)
40Le 16 août 1694, Marguerite-Angélique de Bretagne, demoiselle de Champtocé, ajoute un codicille à son testament26. Elle avait rédigé ce dernier en 1683, quelques jours après la donation avec charge de substitution, présentée plus haut (généalogie n° 3). Le codicille de 1694 s’inscrit dans un contexte particulier : quelques jours plus tôt, une nièce de Marguerite-Angélique s’est mariée. Il s’agit du premier mariage célébré dans la fratrie née de son frère, Claude II de Bretagne, et le fait étonnant est qu’une cadette qui convole en justes noces27. Comme pour compenser cette iniquité, Mlle de Champtocé gratifie largement, par son codicille, l’aînée de ses nièces (généalogie n° 4).
Généalogie n° 4 : Legs codicillaire de Marguerite-Angélique de Bretagne (1694)
41Par le testament de 1683, Marguerite-Angélique de Bretagne avait créé un legs universel de ses biens et donné à son frère la possibilité de choisir l’enfant à qui reviendrait ce legs. Elle avait, tout de même, précisé que si son frère ne se prononçait pas, les biens seraient dévolus « à son fils aîné et après lui à ses descendants mâles, à perpétuité d’aîné en aîné ». La demoiselle tient la même ligne que dans la donation réalisée la même année. En revanche, le codicille de 1694 marque une différence certaine : Anne-Agathe de Bretagne, « fille aînée dudit seigneur d’Avaugour son frère », est clairement indiquée comme légataire particulière. Elle doit recevoir une belle somme (10 000 livres) et de la vaisselle armoriée qui représentent à la fois un legs pécuniaire (139 marcs d’argent, soit environ 34 kg) et un legs symbolique. Anne-Agathe de Bretagne est privilégiée en sa qualité d’aînée. Aucun de ses germains n’est mentionné dans le codicille.
- 28 Sa tante, Marie de Bretagne, comtesse de Monbazon, a épousé un Rohan (Hercule de Rohan-Monbazon). S (...)
42La compensation ressemble ici davantage à une réparation. Mlle de Champtocé semble réagir au mariage de sa nièce cadette. Dans une société noble où les mariages sont rares et où les femmes qui se marient sont très majoritairement des filles aînées, le célibat d’Anne-Agathe a pu choquer sa tante. Dans sa propre fratrie, toutes les cadettes (dont elle-même) sont restées célibataires. Nous ne savons pas pourquoi Anne-Agathe de Bretagne ne s’est pas mariée ni pourquoi on lui a préféré sa sœur Marie-Claire. Une hypothèse envisageable est qu’elle n’ait pas trouvé de parti convenable. Sur le marché matrimonial, une aînée vaut plus qu’une cadette, ce qui signifie qu’il aura été plus simple de marier Marie-Claire de Bretagne (Nassiet, 2000 ; Haddad, 2009). Par ailleurs, l’alliance que contracte cette dernière est assez médiocre et bien en deçà des mariages célébrés à la génération de son père28. En rédigeant son codicille, en août 1694, Marguerite-Angélique de Bretagne réaffirme l’aînesse de sa nièce, qualité supérieure et qui doit lui valoir une meilleure position dans le monde.
- 29 Bnf, Fol. FM. 15 895, Donation entre vifs portant substitution, réalisée par Maximilien de Béthune (...)
43 Si les coutumes d’Ancien Régime s’intéressent peu au sort des aînées, si elles sont peu nombreuses à mettre en place une différence de traitement entre sœurs, la noblesse applique ses propres règles (Steinberg, 2012 ; Haddad, 2021). Les aînées se distinguent le plus souvent par le mariage. La pratique fidéicommissaire inscrit noir sur blanc la préséance des filles aînées sur leurs sœurs, voire sur leurs oncles (Augustin, 1980). Prenons l’exemple de la substitution du duché de Sully, chez les Béthune, qui formule l’ordre de succession en ces termes : « préférant toujours les descendants du dernier mort aux collatéraux, le frère à la sœur, le frère aîné au frère puîné, la sœur plus âgée à la puînée29 ». Nous retrouvons cette même mention de l’aînesse féminine dans les substitutions déjà présentées, notamment sous la plume des filles majeures de Bretagne. Dans son testament de 1683, Marguerite-Angélique grève le legs universel de ses biens d’un fidéicommis : elle précise qu’à défaut de mâles, tout devra revenir « aux filles aussi d’aînée en aînée ».
- 30 Bnf, Carré d’Hozier 331, f. 158-159, Sentence rendue au bailliage du Palais à Paris, concernant la (...)
- 31 Anne-Catherine de Harlay épouse, en 1618, Claude-Gabriel de Batefort. Elle apporte en dot la belle (...)
- 32 Bnf, Carré d’Hozier, f. 165-166, Brevet du roi accordé à Achille de Harlay, fils du feu seigneur de (...)
- 33 Bnf, Carré d’Hozier 331, f. 160, Sentence rendue au Châtelet de Paris, concernant la tutelle des en (...)
- 34 Bnf, Carré d’Hozier 331, f. 160, Sentence rendue au Châtelet de Paris, concernant la tutelle des en (...)
- 35 AN, étude 78, liasse 226, Testament de Charles de Harlay, seigneur de Dollot, le 2 août 1627.
44 En 1627, Charles de Harlay, seigneur de Dollot, écrit son testament. Il est alors âgé de 87 ans, n’a jamais été marié et n’a pas eu d’enfants. Depuis 1616, il assume toutefois un rôle de pater familias pour ses petits-neveux et petites-nièces. Nommé tuteur de la fratrie de neuf enfants, après le décès de son neveu et de son frère (grand-père desdits enfants), il a assuré ses différentes missions avec brio30. Il a marié dignement deux de ses petites-nièces31 et s’est occupé de l’avenir professionnel de l’aîné de ses petits-neveux32. En 1622, « ayant atteint l’âge de 82 ans et ne pouvant plus vaquer à ladite administration avec la même vigilance », Charles de Harlay demande à être relevé de ses obligations de tuteur33. Il précise qu’il s’est occupé de l’éducation des enfants avec une grande attention, de même qu’à l’administration de leurs biens, au point « que les mineurs étaient déchargés de la plus grande partie des dettes dudit feu seigneur leur père34 ». Une fois démis de la tutelle, Charles de Harlay adopte un comportement bien différent. Dans son testament de 1627, il délaisse les aîné·e·s pour favoriser un autre pan de sa parentèle35. Ni le fils premier-né de la fratrie, ni les deux sœurs mariées ne sont mentionné‧e·s, c’est pourquoi nous ne les faisons pas apparaître dans la généalogie n° 5. Pour cause, Charles de Harlay s’est déjà assuré de leur futur. Ce dernier dispose donc de ses biens entre ses autres petits-neveux et petites-nièces, y compris ceux nés de sa sœur Marie.
Généalogie n° 5 : Legs de Charles de Harlay, seigneur de Dollot (1627)
45Concernant ses trois petites-nièces religieuses, Charles de Harlay exhorte leurs frères de les « avoir en perpétuelle souvenance […] les secourir en leurs besoins et gratifier en sorte qu’elles aient tous sujets de s’en contenter ». Il ne leur fait pas de legs à proprement parler, mais ne les oublie pas dans ses vœux. Le cadet de ses petits-neveux, Christophe-Auguste de Harlay est favorisé par une rente de 1250 livres (soit environ 20 000 livres de capital). Les enfants de sa sœur Louise, épouse de La Taille, et sa petite-nièce de Montliard sont chacun gratifiés de 1500 livres (« une fois payés »), et sa sœur Cassandre reçoit un legs de 3000 livres. Toutefois, le véritable privilégié de ce testament est Charles, son « cher petit-neveu et filleul », à qui doit revenir « le surplus de tous [ses] biens meubles et acquêts immeubles, droits, noms, raisons et actions ».
- 36 Dans le contrat de mariage de Marie-Claude de Harlay, en 1664, la seigneurie de Dollot produit un r (...)
- 37 Charles de Harlay a accompagné le duc d’Anjou dans une tournée européenne et jusqu’à Constantinople (...)
46Il convient de se demander à combien s’élève ce legs universel. Dans les années 1620, les revenus de Charles de Harlay proviennent essentiellement de sa terre de Dollot, dont nous estimons l’affermage à 5000 livres annuels36. La valeur de cette terre s’élèverait à environ 125 000 livres, ce qui place son détenteur parmi les belles fortunes du début du xviie siècle (Mousnier, 1976). Par ailleurs, Charles de Harlay a mené une carrière diplomatique sous les derniers Valois puis au service d’Henri IV37 ; carrière grâce à laquelle il a pu acquérir des biens propres. Ainsi, il lègue à son filleul ses meubles et immeubles, en précisant qu’ils devront être « gardés et conservés fidèlement pour ledit Charles » (dans l’attente de sa majorité). Enfin, Charles le Jeune doit bénéficier, comme son benjamin, de l’autre moitié des 2500 livres de rente, soit 1250 livres annuels. Ce legs universel a visiblement pour objet de permettre au jeune Charles de faire branche, et d’être muni d’une fortune à peine inférieure à celle de son frère aîné. Se faisant, le testateur s’est assuré que la seigneurie de Dollot reviendrait à un nouveau Charles de Harlay. L’homonymie, propre au parrainage, assure une continuité dans la gouvernance de la terre de Dollot (Bardet, 2009 ; Berteau et al., 2010). Cette transmission atteste de l’intérêt que peut avoir un célibataire à créer une telle relation préférentielle : Charles le Jeune est chargé de « refaire » son ancêtre (Klapisch-Zuber, 1980), en incluant dans sa titulature le titre de seigneur de Dollot.
47 Le cas de Charles de Harlay Dollot témoigne d’une préférence face à une parentèle étoffée. Cette élection singulière est le reflet des obligations sociales qui incombent au lien sacré du parrainage (Fine, 1994). Si Stéphane Minvielle relativise l’implication financière des parrains et marraines du xviiie siècle (Minvielle, 2009), le vieux testateur de 1627 est sûrement bien plus marqué par l’éthique religieuse du xvie siècle. Charles de Harlay a été élu à cette responsabilité selon une logique claire, accompagner son filleul, cadet de famille. Le parrainage/marrainage entre, de fait, dans les systèmes compensatoires mis en place par la société d’Ancien Régime (Alfani et Gourdon, 2012 ; Lambert, 2011). Toutefois, il se dessine ici le schéma bien rodé d’une succession collatérale d’oncle en neveu, tel qu’on en voit du xve au xviie siècle, dans les milieux épiscopal et robin (Autrand, 1984 ; Descimon, 1990 ; Bergin, 1998). Dans ce schéma, Charles le Jeune aurait dû faire branche : il meurt pourtant sans alliance, en 1636, âgé de 24 ans. Cet âge laisse la place au doute : selon notre propre définition, Charles est trop jeune pour être comptabilisé parmi les célibataires. Peut-être n’a-t-il pas eu le temps de se marier. Cela dit, près de dix ans séparent la mort de son parrain de la sienne ; dix années durant lesquelles il a porté le titre de seigneur de Dollot et a pu profiter de son héritage. De plus, il a aussi dédié ces années à l’armée du roi : le jeune homme meurt à la tête d’une compagnie de chevaux légers, lors d’un épisode de la guerre de Trente Ans. Il aura sans doute préféré établir sa réputation et développer sa fortune, avant de trouver une épouse. Quoi qu’il en soit, la mort de Charles permet à son frère aîné, Achille de Harlay, de récupérer l’héritage du grand-oncle et de faire un beau mariage. Comme fait exprès (mais est-ce le cas ?), les biens sont revenus dans l’escarcelle de l’aîné.
48Le cas des seigneurs de Dollot est tout à fait représentatif de l’imbrication de différents enjeux et de différentes motivations. La vie et le testament de Charles de Harlay, seigneur de Dollot, attestent d’un respect de l’ordre lignager (priorité aux aîné‧e‧s et compensation aux cadet‧te‧s), de la promotion d’un lien parallèle (la parenté spirituelle) et d’une forme d’accomplissement individuel (l’ancêtre « refait » grâce à la ligne avunculaire).
49 Les célibataires nobles peuvent disposer de leurs biens en faveur d’autres enfants que les seuls aînés mâles de leur ligne. Toutefois, ces legs et donations représentent rarement l’intégralité de leur fortune : il s’agit, le plus souvent, de sommes « une fois payées », d’objets symboliques ou de rentes raisonnables. Lorsque ces dons sont plus conséquents, ils s’inscrivent dans des cas particuliers qui témoignent, à leur façon, d’un respect de l’organisation familiale. La parenté spirituelle ou la primogéniture féminine, tout en créant des lignes de transmission parallèles, ne s’éloignent pas vraiment des règles patrilinéaires.
50Les célibataires mettent leur patrimoine au service du patrilignage, en favorisant les aînés mâles et en participant au système compensatoire qui prend soin des cadet‧te‧s, diminuant ainsi les risques de conflits familiaux.
51 Réaliser des compensations financières en direction des cadets et cadettes ou marquer un lien préférentiel avec un neveu ou une nièce, ne fragilise pas le bien-être de la maison. En assurant un revenu aux puîné‧e‧s, en reconnaissant la légère supériorité des aînées, en appliquant leurs prérogatives de parrain/marraine, oncles et tantes célibataires rééquilibrent les fratries. Ces compensations financières ne représentent qu’un risque modique pour la maison : la grande majorité des cadets et cadettes étant vouée au célibat, le patrimoine qu’ils reçoivent a peu de chance de sortir totalement de la famille. À la génération suivante, ces enfants puînés deviendront à leur tour oncles et tantes, occupé‧e‧s au prestige de la maison, à l’entretien des aînés et à la subsistance des cadet‧te‧s.
52 Dès le milieu du xviiie siècle, les dynamiques familiales évoluent. La réduction du nombre des naissances, visible précocement dans la noblesse (Bardet, 1983), crée des fratries de petite taille – rarement plus de trois adultes. Le taux de nuptialité repart à la hausse et les célibataires nobles deviennent moins nombreux (surtout parmi les femmes). Cela n’empêche pas les dramaturges et, au xixe siècle, les romanciers de dresser un portrait peu flatteur des vieilles filles et (dans une moindre mesure) des vieux garçons. Tantôt farouchement agrippé‧e‧s à leur pécule, tantôt jalousement attaché‧e‧s à ruiner leur famille, ces personnages inspirent le mépris ou une pitié moqueuse (Dauphin, 1984).
53 Ces caricatures cachent surtout le renforcement, avec le Code civil, des inégalités de genre, du patriarcat et des logiques patrilinéaires. Céline Bessière et Sibylle Gollac ont ainsi montré l’actualité, mais aussi l’ancrage temporel, de ces questions dans les familles françaises d’aujourd’hui (Bessière et Gollac, 2020). Une même préférence des fils sur les filles, des aînés sur les cadets, est à l’œuvre dans les fratries qu’elles ont étudiées. Un même dérèglement des successions entre l’immobilier (pour les aînés mâles) et le pécuniaire (pour les autres, mais surtout pour les femmes), ainsi qu’une même « paix des familles » que l’on préfère conserver ou qui s’impose de fait ; autant de similitudes qui n’auront pas échappé au lectorat de cet article.