- 1 Atelier philosophique en classe de CM1 A, école Fraternité, 5 octobre 2012.
1Un jour, à l’issue d’un atelier philosophique, un enfant de huit ans, Alexandru, m’a dit : « Quand on philosophe, on s’enrichit grâce aux idées des autres parce qu’on est dans l’océan infini de la philosophie. Pour traverser cet océan, il vaut mieux être plusieurs, c’est trop dur tout seul. » 1
- 2 Atelier philosophique, temps méridien, école Paul Vaillant-Couturier, 12 octobre 2012.
2Un autre matin, Mattéa, 9 ans, déclare : « La philosophie c’est quelque chose qui nous aide à penser, à penser ensemble pour pouvoir développer de nouvelles idées sur le monde » 2
- 3 Sous la direction de M. Denis Kambouchner, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Laboratoire « Phil (...)
3C’est en constatant que les enfants percevaient les discussions philosophiques comme des moments d’entraide intellectuelle et de réflexion collaborative que j’ai choisi d’étudier, dans ma thèse de doctorat3, la question de l’ouverture d’esprit dans l’éducation philosophique. En outre, toutes les méthodes de philosophie pour enfants revendiquent le fait que cette pratique favorise le développement de l’ouverture d’esprit : Matthew Lipman, père fondateur, considérait qu’il s’agissait de l’une des six habiletés de pensée nécessaires pour philosopher (Lipman, 2003, p.72-79) ; le courant français de la « Discussion à Visée Démocratique et Philosophique » (Tozzi, 2001) définit le dialogue comme une activité démocratique consistant à « soutenir chez l’enfant une certaine ouverture d’esprit, un raisonnement et une recherche commune » (Trovato, 2004, p. 27). Malgré l’omniprésence de cette notion, je n’en trouvais aucune analyse, ni aucune description précise. Ainsi, je décidai de poser comme définition et comme hypothèse de recherche l’idée suivante : l’éducation philosophique des enfants, telle qu’elle est imaginée depuis une quarantaine d’années, se définit comme une exercice intellectuel de discussion collective qui engagerait un processus d’ouverture d’esprit défini, d’une part, en un sens cognitif (comme une disposition intellectuelle favorable à un élargissement progressif de la pensée), et, d’autre part, en un sens éthique (comme disponibilité de l’individu favorable à la compréhension et à l’acceptation de l’altérité). Or, dans ces deux facettes, l’ouverture d’esprit engage un processus d’empathie cognitive, telle qu’elle fut définie notamment par Robert Fisher (2008) : celle-ci se distingue de l’empathie affective car elle ne consiste pas à se mettre à la place d’autrui pour ressentir ses émotions et avoir accès à son état affectif, mais à s’immiscer dans son esprit pour le comprendre intellectuellement et pour penser de concert avec lui. Ce mouvement cognitif est travaillé et sollicité chez les enfants parce qu’est posée, comme principe cardinal, que chaque parole possède une valeur pouvant nourrir la discussion collective. La pratique philosophique repose sur la construction intersubjective d’une réflexion collective, au sein d’un dispositif égalitaire où chacun est légitime pour jouer un rôle, pour penser et exprimer sa pensée. Elle souhaite constituer, en tant que pratique éducative de la coopération cognitive, une parenthèse visant à rebattre les cartes des inégalités scolaires et sociales : en effet, en incitant chacun à construire sa pensée avec autrui, au travers de l’empathie cognitive, elle donne une place et accorde une valeur à chacun. Cette légitimité est donnée sans égard pour le niveau lexical ou philosophique de l’intervention : bien que nous visions la complexité et la profondeur, nous transmettons le principe selon lequel une idée simple, inachevée ou approximative peut jouer une fonction dans la recherche collective. Chaque idée est appréciée sans être évaluée, si bien que le dispositif tente de ne pas rejouer les inégalités scolaires et sociales. Par conséquent, nous parvenons à la question suivante : en quoi la discussion philosophique, en tant que dispositif communicationnel égalitaire, est-elle un lieu propice à l’apprentissage de l’ouverture d’esprit ?
4 Afin d’explorer mon hypothèse de recherche, j’ai choisi de mener une enquête théorique et expérimentale et de mener une recherche-action4 en philosophie fondée sur une pratique de terrain, centrée sur l’animation d’ateliers philosophiques avec des enfants âgés de cinq à quatorze ans dans les structures éducatives de Romainville (en Seine Saint-Denis). Au sein de cette commune, les inégalités sociales sont très fortes parmi les enfants : une partie signifiante des familles sont en difficulté (27,3 % de taux de pauvreté, 37,6 % de la population non-diplômée, 19% de chômage), tandis qu’une minorité de familles est favorisée et diplômée5. Les difficultés scolaires peinent à se résorber, et de nombreux élèves se trouvent en situation d’échec ou de décrochage. Les ateliers philosophiques ont été institués dans ce cadre en vue de favoriser les sentiments d’estime de soi et de légitimé chez les enfants de 5 à 14 ans et de construire une pratique intégrant tous les enfants.
5 L’animation, l’observation et la retranscription de ces ateliers devaient nous apporter des éléments de réponse afin de cibler le phénomène de l’ouverture d’esprit. Le dispositif méthodologique était simple : créer des espaces de réflexion où les enfants, assis en cercle, échangent autour d’une question philosophique, au fur et à mesure d’une discussion régulée et facilitée par un adulte qui engage le groupe vers la problématisation, l’argumentation et la conceptualisation et stimule la pensée grâce à des outils pédagogiques spécifiques tels qu’albums jeunesse, films, jeux et dessins. Le dispositif communicationnel est organisé afin d’être égalitaire, grâce à un certain nombre de règles instituées par le facilitateur :
6 • Mise en place d’un cercle de parole régi par des règles annoncées clairement : égalité, respect et attention mutuelle entre tous les participants
7 • Mise en place de « tours de parole » durant lesquels tous les enfants, chacun leur tour, sont invités à s’exprimer.
8 • Mise en place d’un président de séance qui distribue la parole en donnant la priorité à enfants ayant le moins parlé.
9 • Mise en place d’un temps de réflexion de deux minutes après chaque grande question afin de donner le temps à tous les enfants de construire une réponse.
10 En outre, le facilitateur peut engager les enfants dans la construction d’un cadre égalitaire en recherchant sans cesse, par ses relances, paroles et exigences, la mise en place d’un dialogue qui accorde une place et une importance à chacun. Pour cela, il peut formuler un certain nombre de demandes ou de valorisations :
11 • Demandes régulières de reformulations et d’entraide de la part du facilitateur
12 • Demandes régulières de complémentarité des interventions
13 • Valorisation des mouvements d’ouverture d’esprit effectuées par les enfants : la prise en compte de la parole d’autrui, la reformulation, la nuance et la complémentarité.
14 • Valorisation des interventions inachevées ou incertaines en tant qu’elles apportent une richesse au groupe, en-deçà de leur niveau lexical ou conceptuel.
15 • Valorisation du travail collectif effectué par le groupe d’enfants philosophes.
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17 L’ensemble de ces principes construisent un espace de discussion égalitaire oeuvrant pour l’ouverture d’esprit. L’enjeu est d’encourager l’ouverture cognitive et éthique à autrui afin que chacun occupe une place auprès du groupe et intègre ainsi la discussion. Il s’agit de nouer un lien de coopération parmi les enfants afin qu’ils s’instituent mutuellement comme êtres pensants légitimes.
18 Ayant pour objectif de réunir les meilleures conditions nécessaires à l’apparition de l’ouverture d’esprit, nous avons établi trois conditions méthodologiques qui sont, en outre, autant de spécificités de l’activité philosophique qui en font un tremplin particulièrement adéquat à l’effectuation de ce phénomène.
- 6 Questions issues d’ateliers philosophiques à l’école Fraternité : Classe de CM1, 5 octobre 2012.
- 7 Classe de CE2 B, 17 février 2012
- 8 Classe de CE2 B, 13 mars 2012.
- 9 Classe de CE2 A, 24 janvier 2012.
- 10 Classe de CM2, 5 décembre 2011.
- 11 Classe de CE2 B, 12 octobre 2012.
- 12 Classe de CE2 B, 12 octobre 2012.
- 13 Classe de CM2A, 22 novembre 2011.
- 14 Classe de CE2 A, 21 novembre 2013.
19 En premier lieu, il nous est apparu essentiel de fonder la discussion sur des questions philosophiques exprimées par les enfants. En effet, l’ouverture d’esprit exige l’instauration d’un lien entre les enfants. Or la philosophie possède un tremplin de premier choix : les problématiques universelles de l’existence humaine et enfantine fédèrent le groupe autour d’un point d’interrogation commun, par lequel les enfants prennent conscience du fait que chacun fait partie d’une communauté humaine qui les dépassent. Nous sommes tous égaux face à la complexité des grandes questions existentielles. Notre expérimentation a montré que certains questionnements d’enfants emportent l’adhésion du groupe, qui se trouve taraudé par les mêmes tourments. « Qu’est-ce qu’il y avait quand il n’y avait rien ? »6 (Sofiane, 9 ans) ; « Pourquoi tout le monde veut la liberté ? »7 (Samantha, 8 ans) ; « Pourquoi on aime le sentiment d’amour ? »8 (Sev-Dinh, 8 ans) ; « Sommes-nous vraiment tous différents ? »9 (Iris, 8 ans) ; « Pourquoi on n’a pas le droit d’être immortels ? »10 (Nihed, 10 ans) ; « Pourquoi les guerres sont-elles si méchantes ? »11 (Waffa, 7 ans) ; « Est-ce qu’on existe parce qu’on a une mission ? »12 (Pearline, 9 ans) ; « Est-ce que les animaux, ils ont aussi des animaux de compagnie ? »13 (Soraya, 10 ans) ; « Est-ce que ça existe le bout du monde ? »14 (Brahim, 7 ans). Ces énigmes existentielles partagées unissent les enfants dans une communauté de pensée, provoquent une prise de conscience qui décloisonne les individualités, et instaurent un espace de rencontre intellectuelle.
20Dans le même élan, ces problématiques se définissent par leur complexité et leur immensité – raison pour laquelle elles nous résistent toujours - et requièrent donc un travail d’entraide pour les explorer. Elles créent un déséquilibre cognitif, un doute, si bien que leur difficulté incite chacun à faire appel à autrui pour rechercher collectivement un sens. Percevant l’intérêt d’écouter les différentes réponses possibles, les enfants prendront le chemin d’une posture épistémique spécifique : la suspension des jugements et des préjugés, l’épokhê de la conscience – état d’esprit qui constitue, selon Sarah Davey Chesters (2012), la condition de possibilité d’un dialogue authentique. Les enfants suspendent leur flux ordinaire de pensée en vue de se rendre attentive aux idées de l’autre. L’autre, par-là, acquiert une importance nouvelle. On s’est mis à l’écoute de son individualité, même vulnérable. Ce comportement cognitif permet de coopérer avec autrui et d’être nourri par lui : ainsi, la prise en compte de l’idée d’autrui produit un sentiment de reconnaissance qui inclut et intègre l’autre. Face à la difficulté des questions philosophiques, la nécessité de s’associer est cruciale, si bien qu’il ne s’agit plus d’examiner les réponses individuellement en créant entre elles une hiérarchie mais de construire une réflexion collective qui acquiert une force par la complémentarité des réponses. À l’orée de la recherche, tous les enfants sont vulnérables face à l’immensité des problématiques philosophiques : cette fragilité commune se résorbe collectivement et créé un sentiment d’égalité.
21Enfin, ces questions universelles appellent de multiples réponses possibles, plurielles et divergentes, si bien que la réflexion philosophique est intrinsèquement ouverte, pluraliste et collective. Ainsi, en troisième lieu, elle incite à l’empathie cognitive en tant qu’espace de partage et d’échange : la pensée philosophique ne se construit qu’à plusieurs : c’est pourquoi le caring thinking est une condition nécessaire, pour Lipman, au rational thinking (2003). Les enfants, dans l’atelier de philosophie, se trouvent dans une sphère relationnelle où les interactions sont régies par les lois de la raison (et non du plus fort) et les lois de la bienveillance : il s’agit d’écouter l’idée d’autrui et de la prendre en compte pour y réagir.
22Notre recherche avait donc pour objectif d’observer les signes d’une ouverture d’esprit, de trouver les indices qui dévoilent le fait que les participants ont saisi la pensée d’autrui, l’ont comprise et l’ont fait entrer dans leur esprit. Ces derniers peuvent se manifester dans divers actes cognitifs : si un enfant propose une idée qui complète celle d’un autre, si un enfant agrémente la proposition de son camarade d’un exemple, si un enfant la renforce au moyen d’un argument, si un autre révèle les présupposés ou les conséquences d’une hypothèse, si un enfant propose une image ou une métaphore pour expliquer une théorie, et bien d’autres encore. Tous ces actes de pensée dévoilent le fait que l’empathie cognitive ouvre l’esprit des enfants aux tenants et aboutissants des idées d’autrui : ainsi, se construit un véritable dialogue philosophique, fondée sur l’intersubjectivité et l’interpénétration réciproque des intelligences (Daniel, 2005).
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24Parmi tous ces indices, nous avons choisi d’analyser plus précisément trois marqueurs de l’empathie intellectuelle. Ces marqueurs correspondent à certaines compétences de pensée développées par la pensée philosophique grâce au cadre social de la discussion philosophique. Ils seront étayés par des extraits d’ateliers philosophiques qui ont été mis en place durant ma recherche-action.
25La philosophie peut être conçue comme une entreprise d’échafaudage d’idées construisant un système conceptuel éclairant le monde. Dans cette perspective, le premier marqueur de l’ouverture d’esprit est la complémentarité des interventions. Par exemple, dans la méthode constructiviste et pragmatiste de Matthew Lipman (père fondateur de la Philosophie pour Enfants), héritée notamment de Charles S. Peirce (2002), la réflexion collective vise à se construire au gré des contributions catégorisées selon divers types : hypothèses, contre-hypothèses, analyses d’hypothèse, arguments, contre-arguments et exemples. Cette modalité d’interaction constructiviste constitue une pratique signifiante pour l’apprentissage de la coopération intellectuelle : loin de débattre au travers d’une rhétorique compétitive ou brutale, les discussions empathiques permettent aux enfants de construire une réelle réflexion collective, en assemblant leurs morceaux ensemble. Cette co-construction réflexive élabore un travail intersubjectif et manifeste le décloisonnement des esprits, tel qu’il se manifeste par exemple dans cet extrait :
- 15 Extrait, atelier philosophique, classe de CM2 A, école Fraternité, 10 avril 2012.
26« Facilitatrice : Alors c’est quoi le possible ?
- E1 : hypothèse C’est quelque chose qu’on est capable de faire.
- E2 : contre-hypothèse Le possible, c’est aussi quelque chose qui peut se passer.
- E3 : analyse Mais des fois, c’est possible de le faire pour quelqu’un d’autre mais c’est pas dans notre capacité à nous.
- E4 : exemple Si quelqu’un qui peut pas toucher le haut de l’étagère, mais quelque d’autre peut le faire.
D’accord, donc cette chose elle est possible ou elle est impossible ?
- E5 : argument Elle est possible vu qu’il y a une autre personne qui peut le faire.
- E6 : contre-argument Oui, mais on peut prendre une chaise pour grimper dessus : du coup l’impossible devient possible (…).
- E7 : analyse Bah des fois c’est une question de courage… on a quand même une arrière-crainte de pas être capable de le faire. Si quelqu’un te dit que c’est pas possible, c’est à toi de choisir si tu acceptes ou si tu refuses.
- E4 : contre-hypothèse Mais non, on peut pas juste décider que quelque chose est possible !
Est-ce qu’on peut réaliser tous nos souhaits ? Est-ce que tout est possible ?
- E7 : argument Peut-être si ils existent nos rêves on peut les faire. Si ils existent pas, on peut pas les faire.
- E3 : hypothèse Bah ça dépend les rêves… on peut rêver de choses impossibles…
- E13 : exemple Oui, comme voler !
Est-ce que dans la réalité il y a des choses impossibles ?
- E1 : hypothèse Il y a des gens qui disent « Rien n’est impossible » mais il y a des choses qui sont impossibles.
- E5 : exemple Et on peut pas arrêter le temps.
- E2 : exemple Par exemple on mange un gâteau, après si on l’a mangé c’est impossible de le remanger
- E12 : argument Tout n’est pas possible : par exemple, ressusciter les morts, c’est mort.
- E3 : contre-hypothèse Pour l’instant c’est impossible
Pour l’instant c’est impossible mais à l’avenir est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’il y a des choses qui semblent impossibles mais qui ensuite se réalisent dans la réalité ?
- E2 : hypothèse Bah oui. Il y a des trucs impossibles qu’on peut faire
Mais si on peut les faire, en quoi elles sont impossibles ?
- E7 : exemple Par exemple, si quelqu’un veut ressusciter quelqu’un, même s’il sait que c’est impossible, un jour il peut se décider à inventer quelque chose pour ressusciter les gens. Si il essaie, si il croit, peut-être qu’il réussira
- E12 : hypothèse Des fois on croit qu’on a des limites mais nos limites elles peuvent aller plus loin
- E14 : analyse Dans notre esprit tout peut être possible
C’est intéressant la question de l’invention. Quand on repousse les limites du possible, quand on invente, est-ce que ça veut dire qu’avec son esprit, on peut rendre les choses impossibles possibles ? Est-ce que l’impossible pour devenir possible ? (…)
- Enfant 1 : hypothèse Ouais ! L’impossible peut devenir possible ! Avec les inventions ! On crée quelque chose de nouveau que personne n’avait imaginé.
- E15 : contre-hypothèse Je ne suis pas d’accord : l’impossible sera toujours impossible.
- E6 : exemple Non, l’impossible peut devenir possible. Mars, pour l’instant, c’est impossible de vivre là-bas, mais peut-être que dans des années plus tard ce sera possible (…)
- E11 : argument Oui, parce qu’ils peuvent créer quelque chose, inventer un système
Donc si on invente quelque chose pour aller vivre sur Mars, l’impossible deviendra possible ?
- E4 : contre-argument Oui mais il y a des choses on peut rien faire, et ça restera impossible pour toujours. (…)
- E2 : hypothèse Il faut qu’il y ait une limite : si tout était possible, ce serait beaucoup trop simple la vie.
- E1 : analyse On pourrait pas repousser l’impossible, et euh se donner des défis !
- E12 : argument On a besoin de limites parce que sinon ce serait la catastrophe ! La nature, c’est un peu elle qui… c’est grâce à elle qu’on vit donc après elle a fait des lois pour nous empêcher de faire des trucs !
- E1 : contre-hypothèse Ou au contraire ce serait la belle vie.
- E8 : hypothèse C’est normal que la vie ne soit pas complètement rose ! »15
27 Tout au long de cette discussion, les enfants montent leur capacité à penser collectivement, à coopérer et à débattre dans une constante interaction. Chaque interaction manifeste la réussite du dispositif communicationnel égalitaire car les enfants travaillent dans une relation de parité. Par exemple, au début de l’extrait, l’enfant 3 dit que « des fois, c’est possible de le faire pour quelqu’un d’autre mais c’est pas dans notre capacité à nous » et immédiatement, l’enfant 4 complète son hypothèse en prenant un exemple : « Si quelqu’un qui peut pas toucher le haut de l’étagère, mais quelque d’autre peut le faire. Juste après, l’enfant 7 propose une hypothèse concernant la variation des capacités entre les individus : « des fois c’est une question de courage… on a quand même une arrière-crainte de pas être capable de le faire. Si quelqu’un te dit que c’est pas possible, c’est à toi de choisir si tu acceptes ou si tu refuses. »
À cela, l’enfant 4 répond en exprimant son désaccord mais surtout, en reformulant son hypothèse : « Mais non, on peut pas juste décider que quelque chose est possible ! ». À la fin de l’extrait, l’enfant 1 déclare « L’impossible peut devenir possible ! Avec les inventions ! On crée quelque chose de nouveau que personne n’avait imaginé. ». Mais son camarade, l’enfant 15, réagit immédiatement à son exclamation avec une contre-hypothèse : « Je ne suis pas d’accord : l’impossible sera toujours impossible. »
28 Tous ces moments révèlent la présence du dialogue et de la coopération intellectuelle. On peut imaginer leur impression de cette expérience, et considérer qu’ils ont éprouvé la nature de la coopération paritaire. Ils ont acquis la capacité à penser collectivement sans tenter de créer une inégalité parmi les participants. Ils ont élaboré un débat coopératif : l’ouverture d’esprit leur a permis de participer de façon complémentaire au cheminement groupal.
29Au sein même de ce travail de construction collective de la réflexion, l’empathie cognitive se révèle au sein même des interventions de chacun, grâce aux nuances et influences que les enfants incorporent dans leurs idées à la lumière de celle de leurs camarades. Voici un exemple d’une discussion dans laquelle une élève, Ornella, modifie sa pensée en fonction du développement collectif de la réflexion avec ses camarades :
- 16 Atelier philosophique, classe de CM2 A, école Fraternité, 11 avril 2013.
30« Facilitatrice Est-ce qu’on a besoin des autres pour vivre ?
- E1 Bah oui, parce que si on est seul, déjà on va s’ennuyer, on va pas pouvoir communiquer.
- E2 : Ornella On a besoin des autres. C’est comme si : là je vais faire à manger, je vais avoir besoin des autres pour faire à manger et pour manger. (…)
- E3 Oui : on a besoin des autres si on tombe malade
Donc on a besoin des autres pour nous aider, pour s’occuper de nous ?
- E3 On a besoin : oui et non. Ça dépend. Oui, par exemple si on est triste, les amis ils peuvent nous rassurer. Et comme elle a dit Ornella, pour faire à manger. Mais il y a des choses qu’on peut faire tout seul.
- E4 On a besoin des autres pour partager nos sentiments.
Est-ce qu’on pourrait vivre si on ne sentait rien ? Ce serait comment une vie sans sentiment ?
- E4 Bah on serait pas bien. Parce que si on n’a pas de sentiments, on peut pas vivre tout seul, toujours, sans rien aimer.
- E5 On a besoin des autres personnes parce que sinon, si par exemple, y a une personne qui est agriculteur et nous on connaît pas ce métier, donc on peut pas manger
- E6 Une vie sans sentiments, c‘est pas une vraie vie. Parce que si t’as pas de sentiments, tu peux pas ressentir les trucs. T’as pas d’amitié, tu peux pas ressentir l’amitié vraiment
- E7 On ne pourrait pas être heureux ni triste.
- E8 Si on n’avait pas de sentiments, on pourrait pas sentir que les autres ils ont besoin d’aide.
- E2 : Ornella Donc je change ce que j’ai dit : on a besoin des autres pour manger, mais surtout on a besoin d’eux pour vivre des sentiments, pour avoir du bonheur. »16
31Dans ce court extrait, la première enfant, Ornella, présente tout d’abord une vision utilitariste (elle a besoin des autres pour manger) et écoute ensuite ses pairs, si bien qu’elle incorpore leurs points de vue dans son intervention finale : l’idée de vivre pour avoir des sentiments (qui avait été exprimée par les enfants 4 et 6) et pour avoir du bonheur (idée exprimée par les enfants 4 et 7). Ornella mêle son point de vue initial avec les vues alternatives, démontrant ainsi une empathie cognitive, une attention à autrui, sans jamais se perdre elle-même. De cette façon, elle donne un statut aux idées de ses camarades. Ce mouvement montre un enjeu essentiel de l’éducation à la coopération : pour pouvoir coopérer, il faut accepter de se remettre en cause, d’être changé et modifié par le travail collectif. Il s’agit de pouvoir déconstruire les frontières qui entourent notre pensée pour parvenir à être transformé par autrui, au travers de la pensée collective. En acceptant de mélanger nos idées et celles d’autrui, on manifeste l’idée selon laquelle on considère que ces différentes idées possèdent une égale valeur.
32C’est quand les apprentis philosophes en sont à entendre ce qui n’est pas dit explicitement qu’ils font preuve d’ouverture à la parole d’autrui. Ainsi, la reformulation est un marqueur de cette empathie cognitive. Lorsqu’ils parviennent à dévoiler les implicites ou à apporter des reformulations éclairantes, ils signalent un geste intellectuel significatif : celui de saisir l’idée d’autrui au point d’en percevoir le sous-texte. La reformulation est une compétence fondamentale de la pratique philosophique, si bien que Michel Tozzi (2001), dans sa méthode de la DVDP, lui donne une place singulière : il désignait un enfant comme reformulateur. Ce dernier incarnait par sa fonction l’importance de la reformulation dans la démarche philosophique : c’est en reformulant les idées qu’on les dévoile, qu’on les déplie et qu’on les explore en profondeur. La pensée philosophique fonctionne au grès d’une démarche sociale de dévoilement progressif de l’entre-dit, du sous-entendu et du sous-tendu. Voici quelques exemples de ce phénomène, dans lequel les enfants essaient de saisir par la reformulation l’implicite de la pensée d’autrui (nous pouvons remarquer qu’ils verbalisent cette démarche de reprise des idées – comme nous le voyons dans les passages surlignés) :
- 17 Atelier philosophique, classe de CM2 A, école Fraternité, 5 décembre 2011.
33« Facilitatrice Alors, à votre avis, à quoi ça sert de vivre ?
- E1 : Ingrid La Vie ça sert à passer des moments bien et à être bien dans sa vie
- E2 : Kevin : reformulation La vie, c’est quand on naît et bah on est bébé, et on vit des moments bien et pas bien, on vit quoi.
- E1 : Ingrid : reformulation La Vie, c’est des moments de bonheur et des moments de malheur.
- E3 : Sira : reformulation Je pense – à mon avis c’est ce qu’Ingrid et Kevin pensent aussi - que la vie c’est un peu comme un test où on subit des belles choses et des mauvaises choses pour nous faire passer des épreuves.
- E4 : Maxence : reformulation Je reprends l’idée de Kevin : il dit qu’on naît mais pourquoi on naît et qu’on meurt à la fin ? Pourquoi notre existence elle peut pas exister toujours ?
- E5 : Amélia : reformulation Je redis la même chose mais un peu différemment, je crois que la vie, c’est comme si on vient au monde, tout de suite et quelques années après, on meurt.
Du coup, pour toi, la définition de la vie ce serait « ce qui se passe entre la naissance et la mort »
- E6 : Karim La vie, c’est quand on va grandir pour avoir une belle carrière ou… je sais pas.
- E7 : Kenza Je pense que la vie, c’est un genre de truc… si on fait des bêtises on va en enfer, si on fait pas de bêtises on va au paradis.
- E8 : Roxane Ça dépend des religions. Quand on croit pas au Dieu, on pense pas qu’on va en enfer ou au paradis…
- E10 : Mohamed : reformulation Karim, je pense qu’il veut dire que la vie c’est pas que naître et mourir, c’est aussi essayer de faire des choses grandes.
Est-ce que tu peux essayer de le dire à ta manière ?
- E10 : Mohamed : reformulation La vie c’est de naître, de vivre des moments qu’ils soient bons ou mauvais et après on meurt
- E12 : Inès : reformulation La Vie, c’est un peu comme un mérite, sauf pour les méchants. Comme elle a dit Sira : c’est un test et si on réussit, on mérite de continuer.
- E6 : Karim : reformulation On a une chance incroyable de vivre et grâce à la vie, on pratique des moments inoubliables. Je suis d’accord avec Mohamed mais c’est surtout les bons moments qui sont importants : il y en a des mauvais mais c’est pas le but de la vie.
- E14 : Nihed : reformulation Des fois, on vit des trucs incroyables qu’on n’aurait jamais imaginé et du coup, on se dit que c’est cool d’être en vie, c’est comme un cadeau. »17
34 Dans cet extrait, non seulement les enfants produisent des reformulations et explicitations des idées d’autrui, mais ils révèlent, en outre, leur volonté de coopérer et de comprendre réellement leurs pairs : « à mon avis c’est ce qu’Ingrid et Kevin pensent aussi… », « je reprends l’idée de Kevin », « je suis d’accord avec l’idée de Kevin… », « Karim, je pense qu’il veut dire que… », « je suis d’accord avec Mohamed… ». Ces mots explicitent leur engagement dans le travail philosophique collectif : en effet, ils tentent de construire leurs interventions dans une proximité intellectuelle avec celles de leurs pairs. En faisant cela, ils sont transformés et progressent dans leur pensée. En étant ouvert à autrui au travers de la reformulation, ils peuvent évoluer collectivement et créer de nouvelles idées.
35Ce sont les conséquences éthiques de la pratique philosophique qui se trouvent au cœur des débats, tant cette innovation pédagogique semble avoir une portée signifiante en tant qu’expérience de la coopération intellectuelle.
36 De façon évidente, le mouvement d’empathie intellectuelle n’est pas dénué d’enjeux éthiques : en effet, dès lors que les enfants se livrent à ces démarches intellectuelles de co-construction de la réflexion, il va de soi qu’ils se mettront en position d’écoute, d’attention, de compréhension d’autrui et adopteront ainsi une attitude empathique. Il semble que le positionnement intellectuel de la philosophie engage spontanément l’enfant dans un positionnement éthique : le raisonnement, la réflexion et le progrès conceptuel exigent des postures éthiques des interlocuteurs, si bien qu’un glissement s’opère inéluctablement entre la forme intellectuelle de l’exercice et sa portée éthique.
37La dimension intrinsèquement éthique et sociale de la discussion philosophique a une conséquence notoire : cela signifie que la méthode philosophique elle-même comporte une valeur citoyenne et – si j’ose dire - morale. Or de nombreux débats se portent sur le rôle de la philosophie pour enfants dans l’éducation morale et citoyenne et à ce propos, nous sommes attachés à l’idée que la philosophie pour enfants peut – en quelque sorte - se satisfaire de la nature éthique de son processus et ne doit pas se contraindre sans cesse à aborder des questions de morale pour que l’éducation philosophique ait une portée éthique. Cette confusion nous semble dommageable, dans la mesure où elle enferme la découverte du monde des idées dans les frontières de la philosophie morale. Au contraire, nous estimons que si la discussion philosophique est réellement une discussion, elle possède une force éthique indépendamment du thème abordé : par exemple, si les enfants parviennent à échanger de façon respectueuse, constructive, bienveillante et ouverte sur la question de la joie, cet atelier aura une teneur morale comparable à celle d’un atelier portant sur le bien et le mal.
38Le deuxième point polémique concernant la volonté de faire de la philosophie une pratique radicalement ouverte et égalitariste, c’est d’engager les enfants dans une démarche relativiste : en effet, certains détracteurs considèrent que cet espace de pensée régie par l’égalité et l’empathie cognitive peut inciter les enfants à accepter toutes les idées, sans égard pour leur valeur, leur fondement ou leur véracité. Ce penchant mérite d’être canalisé mais sans pour autant condamner le principe d’empathie : en effet, la posture empathique n’empêche pas l’évaluation de l’idée, son analyse critique. Elle n’empêche pas non plus l’expression du désaccord ou de l’incomplétude. Bien au contraire : c’est en ouvrant son esprit aux idées d’autrui qu’on peut réellement les critiquer, une fois qu’elles ont été saisies et comprises réellement. Il nous semble donc que loin d’engager les enfants dans une pratique relativiste, la pratique philosophique permet une meilleure application de l’esprit critique car sa dimension empathique permet, in fine, de connaître les idées d’autrui de l’intérieur. Le statut égalitaire accordé aux interventions permet qu’elles soient examinées avec exigence et critique et constitue, au fond, un rempart au relativisme.
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40Dans la pratique philosophique, l’enfant est incité à prendre à bras le corps les idées d’autrui pour y appliquer sa pensée propre. Ainsi, le processus d’empathie intellectuelle conduit à une manipulation des idées, dans la mesure où la philosophie pour enfants encourage les plus jeunes à mettre la main à la pâte : il s’agit toujours d’intervenir sur les idées des autres et les siennes propres. Lorsqu’on dévoile un présupposé, on éclaire un angle mort ; lorsqu’on apporte un argument, on apporte une force supplémentaire à l’idée ; lorsqu’on donne un exemple, on transforme l’idée en situation concrète et imaginée. Tous ces actes collectifs pétrissent les pensées et ne les laissent pas en l’état. En cela, cette démarche d’ouverture d’esprit philosophique s’oppose radicalement à la promotion de la tolérance – et pose donc débat. En effet, le modèle éthique de la tolérance recherche davantage l’acceptation lointaine et distanciée de l’autre et se définit par la non-intervention : selon Susan Mendus, « elle consiste à s’abstenir d’intervenir dans l’action ou l’opinion d’autrui, quoiqu’on ait le pouvoir de le faire, et bien que l’on désapprouve ou que l’on n’apprécie pas l’action ou l’opinion en question. » (Mendus, 2004, p. 1969). Tolérer autrui, c’est le laisser libre d’être tel qu’il est, sans chercher à le découvrir plus avant. Au contraire, la défense de l’empathie intellectuelle a pour vocation de briser la relation d’extériorité pour faire entrer l’altérité dans sa pensée, grâce à une forme d’interventionnisme conceptuel. Par la discussion philosophique, les enfants rencontrent réellement les univers intellectuels, métaphysiques, politiques, éthiques et esthétiques de leurs camarades et ouvrent, par là-même, leur jeune esprit à la richesse pluraliste et diverse du monde philosophique.
41En somme, la philosophie pour enfants nous donne une clé de compréhension du fonctionnement cognitif des plus jeunes. Alors que la psychologie de l’enfant, notamment autour de Piaget (1966), a longtemps estimé que la pensée enfantine était condamnée à une forme d’égocentrisme plaçant l’esprit dans une situation de repli sur soi, la philosophie pour enfants se fonde sur une conception socioconstructiviste du développement cognitif (Mead, 2015 ; Vygotski, 2003). C’est de cette facette de l’intellect enfantin – ouvert sur l’extériorité et l’altérité – dont témoignent les discussions philosophiques. Nous nous positionnons en contrepoint de l’enfermement egocentrique et misons, dès l’âge de cinq ans, sur le déploiement collectif de la pensée socialisée au travers du dialogue philosophique. Et de facto, lorsque les enfants se placent en situation d’écoute véritable, lorsqu’ils sont prêts à accueillir pleinement l’idée d’autrui et à tenter de l’embrasser pour ce qu’elle est, on peut penser qu’ils font preuve d’empathie intellectuelle : ils se sont mis à penser avec l’autre.
42Alors que les enfants entrent dans l’atelier philosophique avec leurs différences et leurs inégalités, ils produisent un moment de partage coopératif : par les actes caractéristiques de l’ouverture d’esprit, par les mouvements de reformulation, de complémentarité et de mise en nuance, ils s’enrichissent mutuellement. Au fond, en dialoguant, ils distribuent leurs richesses intellectuelles et les mettent au service de la réflexion collective. Les idées et les mots circulent et sont offertes aux participants, dont la pensée gagne ainsi en profondeur et en complexité.
43Plus avant, le cadre de la discussion philosophique – régie par la raison et la bienveillance – permet la rencontre sereine des individualités divergentes. En effet, celle-ci donne souvent lieu à l’émergence des variations personnelles, sociales, religieuses, politiques, etc. Les différences surgissent, créent le sel de la réflexion philosophique, mais doivent être défendues par des arguments rationnels, universels, raisonnables dans le cadre d’une situation de communication bienveillante. Ainsi les singularités distinctes sont à la fois révélées et canalisées par la méthode philosophique : et surtout, elles sont montrées à ciel ouvert. Le dialogue existe par la confrontation verbalisée des « rationalités diverses » (Pettier, 2004) mais subsiste par la nature inclusive, ouverte, empathique, respectueuse de cette confrontation. Sans la gestion des différences, le dialogue disparaît : il peut se muer en dispute, en haine, en silence, en prise de pouvoir. En un mot, l’existence même de la discussion philosophique est tributaire du mouvement d’empathie intellectuelle, qui se trouve donc au cœur même de sa réalisation.