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Dossier. Le Japon et ses doubles. Les territoires japonais et leur aménagement à travers les arts et la littérature
Éclairage sur…

Ranpo par inflexion ou Nagoya en mutation, recension de Ranpo et Nagoya : modernisme d’une ville de province et paysage originel du roman policier, de Komatsu Shōko

屈折する乱歩/変容する名古屋―小松史生子著『乱歩と名古屋―地方都市モダニズムと探偵小説原風景』
Refracting Ranpo or Transforming Nagoya – Around Ranpo and Nagoya: Local City Modernism and the Original Landscape of Detective Stories, by Komatsu Shōko
Hirotaka Ichiyanagi
Traduction de Amira Zegrour
p. 221-226

Résumés

Analyse de Ranpo et Nagoya : modernisme d’une ville de province et paysage primitif du roman policier, de Komatsu Shōko. C’est à Nagoya que Ranpo a passé la majeure partie de son enfance. Comment la culture urbaine moderniste de la fin de l’ère Meiji, avec son mélange de conservatisme et de progressisme, a influence la sensibilité de Ranpo en tant qu’auteur ? Ce livre examine les tendances des romans à mystère autour de la personne de Ranpo.

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Notes de la rédaction

Ce texte est la traduction de la recension « Kussetsu suru Ranpo/hen.yō suru Nagoya. Komatsu Shōko cho Ranpo to Nagoya : chihō toshi modanizumu to tantei shōsetsu genfūkei » 屈折する乱歩/変容する名古屋―小松史生子著『乱歩と名古屋―地方都市モダニズムと探偵小説原風景』―, Nihon bunka 日本文化 (Culture japonaise), vol. 57, no 5, 2008 : 84-85. Toutes les notes sont de la traductrice.

Texte intégral

  • 1 De son vrai nom Hirai Tarō, Edogawa Ranpo (nom de plume adopté en hommage à Edgar Allan Poe) est le (...)
  • 2 Komatsu Shōko 小松史生子著, Ranpo to Nagoya : chihō toshi modanizumu to tantei shōsetsu genfūkei 乱歩と名古屋―地 (...)
  • 3 Matsuyama Iwao 松山巌, Ranpo to Tōkyō 乱歩と東京 (Ranpo et Tokyo) Tokyo, Chikuma shobō 筑摩書房, 1984, 283 p.

1Ranpo1 et Nagoya2. Un sujet fascinant. Quand on évoque les liens entre Ranpo et un lieu spécifique, on pense immédiatement à Ranpo to Tōkyō de Matsuyama Iwao3, entre autres. Mais, pour Nagoya, rien ne nous vient à l’esprit. Alors même que Ranpo y a passé son enfance, pourquoi la corrélation entre les deux n’a-t-elle pas été étudiée plus en profondeur ? Nagoya ne lui a-t-elle donc rien laissé ? Étant moi-même natif de cette ville, je me suis interrogé sur les raisons qui ont poussé Komatsu Shōko à analyser Ranpo et Nagoya à travers le prisme du modernisme.

  • 4 Dans le sens sociologique du terme : les structures cognitives des individus qui orientent, voire d (...)

2Selon l’autrice, les vicissitudes que la ville de Nagoya a traversées dans son histoire la rendent unique. Prise en tenaille entre les régions de l’Est et les régions de l’Ouest du pays, elle est en mesure d’absorber ou de rejeter à sa guise la culture de l’une ou de l’autre. Ainsi, elle peut prendre une allure conservatrice comme progressiste, selon l’occasion. L’autrice affirme que ces fluctuations si particulières à Nagoya ont une curieuse homologie avec les propres dispositions4 de Ranpo. En effet, s’il imprégnait parfois ses œuvres de l’air du temps, il lui arrivait aussi de le rejeter obstinément. Ce conflit se retrouve dans son mode de vie et sa sensibilité pour le moins contradictoires. Aussi l’autrice retrouve-t-elle dans le modernisme de Nagoya, où Ranpo a passé son enfance, l’un des facteurs de sa formation [en tant qu’auteur].

  • 5 Oshie to tabi suru otoko 押絵と旅する男. Pour l’édition française : trad. de Chesneau Karine, Arles, éditi (...)

3Je vais ci-dessous décrire chacun des chapitres de Ranpo to Nagoya. Tout d’abord, Komatsu présente dans le chapitre 1, « Effondrement d’Asakusa et solitude à Osu », l’affaire de la perte du manuscrit de Mirage5 : en 1927, Yokomizo Masashi 横溝正史, alors rédacteur en chef de la revue Shinseinen 新青年 (Nouvelle jeunesse), surprend Ranpo comme perdu à l’hôtel Osu de Nagoya, alors qu’il vient de jeter le manuscrit final de Mirage dans les toilettes. Komatsu donne à cet incident une signification symbolique. En effet, il n’est pas innocent que la volonté de détruire cette nouvelle décrivant le quartier d’Asakusa à l’ère Meiji prenne place à Osu : on se souvient ainsi que ces deux quartiers, respectivement à Tokyo et Nagoya, s’ils étaient dans les temps anciens symboles de prospérité, sont à l’époque de l’événement en déclin. Par ailleurs, cet acte peut également être considéré comme la manifestation à travers la figure de Yokomizo, incarnation du modernisme de Shinseinen, des conflits propres à Ranpo, dans une ville où la modernité l’a poussé dans ses retranchements. Ainsi, dans l’œuvre de Ranpo, Nagoya devient un topos reflétant sa propre valse entre l’ancienne et la nouvelle ère. Mais quel était le lien entre Nagoya et le modernisme à l’époque où Ranpo y vivait ?

  • 6 Ou, pour le dire autrement, un balancement entre « l’Occident et son influence toujours fascinante (...)

4Le chapitre 2, « Modernisme de Nagoya : ascension et chute de la famille Hirai », se concentre sur le père de Ranpo, Hirai Shigeo 平井繁男, considéré comme l’incarnation du modernisme de Meiji, et dont l’autrice retrace le parcours biographique, à l’avant-garde de la modernisation de Nagoya. À l’ère Meiji, Nagoya ne suivait pas un modèle centralisé (centripète), et son centre des affaires était le fruit des efforts de trois factions : les tenants de l’enracinement (dochakuha 土着派), de la collaboration avec les pays voisins (kinzaiha 近在派) et du commerce international (gaiyōha 外洋派6). Komatsu souligne la relation particulière entre ces trois tendances, qui a conduit au développement d’un modernisme unique à Nagoya, différent de celui de Tokyo ou d’Osaka. C’est dans ce contexte que grandit le jeune Ranpo.

  • 7 Panorama-tō kitan パノラマ島奇談. Pour l’édition française : trad. de Makino-Fayolle Rose-Marie, Arles, éd (...)

5Le chapitre 3, « Paradis artificiel dans un terrain vague », retrace justement cette expérience. L’autrice prend comme point de départ les souvenirs du panorama que Ranpo voit en 1910 (à 16 ans) au musée de la bataille de Port-Arthur, et de l’espace prémoderne entourant le collège n5 du département d’Aichi, qu’il fréquente alors. Il passe ses journées à savourer la discordance entre les grands espaces et les artefacts de la culture moderniste qui y apparaissent soudain. L’autrice affirme que les sensations qu’il a intériorisées à cette époque se retrouvent dans ses œuvres, notamment, dans L’Île panorama7. Un paradis terrestre étrange, bizarre et grotesque, incompatible avec le paysage environnant. Elle souligne que se cache ici une nostalgie inconsciente du modernisme local que Ranpo a expérimenté dans son enfance à Nagoya, où le conservatisme et l’innovation étaient si clairement juxtaposés ; un sentiment qui a continué à travailler Ranpo jusqu’à la fin de sa vie.

  • 8 De son vrai nom Kuroiwa Shūroku 黒岩周六, Kuroiwa Ruikō était un journaliste, romancier et traducteur t (...)
  • 9 Aujourd’hui appelée Ōnoya Sōhachi 大野屋惣八, cette entreprise est créée en 1765 à Nagoya.
  • 10 Série de films par Victorin Jasset, très populaire au Japon. Criminel dont le visage est cagoulé et (...)

6Le chapitre 4, « Fétichisme du caractère imprimé et rêves de cinéma », retrace la rencontre entre l’imprimé et le cinéma chez Ranpo. L’abondance de magazines dans la maison des Hirai à Nagoya atteste la vague de modernisme qui déferle de la capitale vers la province. Ils ont nourri les rêves chez Ranpo d’une civilisation urbaine lointaine. Par ailleurs, ils se superposent avec les souvenirs des livres de Kuroiwa Ruikō 黒岩涙香8, que lisait sa mère. Dans ce contexte, on peut aussi citer le rôle qu’ont joué les librairies spécialisées dans le prêt de livres, comme par exemple Daisō 大惣9, ainsi que toute une série de films en prises réelles et animation, Zigomar10, que Ranpo a vue au cinéma Nagoya Gionza, dont le bâtiment symbolisait la nouvelle vague du modernisme. C’est là que Ranpo est tombé sous le charme des histoires à suspense venant de pays étrangers et lointains. Komatsu y trouve le prototype de l’obsession de Ranpo pour le côté grotesque du modernisme. Et Yokomizo, appréciant la gaité et le réalisme du cinéma américain, s’est justement laissé charmer par le lumineux non-sens de ce modernisme.

7Revenons au début de notre histoire. Celle du manuscrit de Mirage perdu en 1927. Les signes de cette course-poursuite entre Ranpo et Yokomizo, écrit l’autrice, étaient déjà présents dans leurs souvenirs d’enfance de cinéma. Dans une Nagoya transformée en ville moderniste, la discordance du quartier d’Osu, abandonné par la prospérité, attirait Ranpo. Komatsu révèle la nature biaisée de la relation entre cette Nagoya moderne et Ranpo, qui, tout en étant nourri d’un certain modernisme, a fini par en rejeter l’homogénéisation pour ne plus désirer qu’un château en Espagne.

  • 11 Médecin, traducteur et écrivain japonais.
  • 12 Collectif d’auteurs composé d’Edogawa Ranpo, Kosakai Fuboku, Kunieda Shirō 国枝史郎, Hasegawa Shin 長谷川伸 (...)

8Construit à l’image d’un récit, le livre dépeint la Nagoya revitalisée de l’ère Meiji et restitue en trois dimensions la trajectoire de Ranpo, de son enfance à son point d’inflexion en 1927. Nous avons cependant quelques reproches à lui faire. Bien que ce soit probablement inévitable en raison d’un nombre limité de pages, certains sujets auraient gagné à être explorés, tels que le rôle de Kosakai Fuboku 小酒井不木11 et de Tankisha 耽綺社12, et, en ce sens, il est indéniable que le livre manque un peu de profondeur. Nous espérons que ce thème fascinant sera l’objet de nombreuses recherches à venir et qu’il sera, à son tour, restitué en « trois dimensions ».

9Ce livre est le deuxième volume de la collection « Tōkai : kaze no michi bunko » 東海風の道文庫 (Tōkai : le chemin du vent) des éditions Fūbaisha, installées à Nagoya. En ces temps de déclin du monde de l’édition, particulièrement en province, nous tenons à saluer ce nouveau projet.

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Notes

1 De son vrai nom Hirai Tarō, Edogawa Ranpo (nom de plume adopté en hommage à Edgar Allan Poe) est le pionnier du roman policier au Japon. À travers ses œuvres terrifiantes, choquantes et transgressives, il a notamment participé à l’avènement du mouvement artistique et littéraire de l’« ero guro » (érotique grotesque). Pour une étude plus approfondie sur la vie et l’œuvre de Ranpo, voir Peloux Gérald et Sakai Cécile (dir.), 2019, Edogawa Ranpo, Les méandres du roman policier au Japon, Poitiers, Le Lézard noir, 176 p.

2 Komatsu Shōko 小松史生子著, Ranpo to Nagoya : chihō toshi modanizumu to tantei shōsetsu genfūkei 乱歩と名古屋―地方都市モダニズムと探偵小説原風景 (Ranpo et Nagoya : modernisme d’une ville de province et paysage primitif du roman policier), Nagoya, Fūbaisha 風媒社, 2007, 201 p.

3 Matsuyama Iwao 松山巌, Ranpo to Tōkyō 乱歩と東京 (Ranpo et Tokyo) Tokyo, Chikuma shobō 筑摩書房, 1984, 283 p.

4 Dans le sens sociologique du terme : les structures cognitives des individus qui orientent, voire déterminent, leurs actions, dans un contexte donné.

5 Oshie to tabi suru otoko 押絵と旅する男. Pour l’édition française : trad. de Chesneau Karine, Arles, éditions Philippe Picquier, 1992, 144 p.

6 Ou, pour le dire autrement, un balancement entre « l’Occident et son influence toujours fascinante et menaçante, l’Orient (mais il s’agit surtout de la Chine) qui devint une sorte de terre d’utopie ou d’expansion, et le Japon enfin, dont il fallait sans cesse redéfinir l’essence entre les deux pôles précédents » (Souyri Pierre-François, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui, Paris, éditions Gallimard, 2016 : 174).

7 Panorama-tō kitan パノラマ島奇談. Pour l’édition française : trad. de Makino-Fayolle Rose-Marie, Arles, éditions Philippe Picquier, 1991, 128 p.

8 De son vrai nom Kuroiwa Shūroku 黒岩周六, Kuroiwa Ruikō était un journaliste, romancier et traducteur très prolifique de l’époque.

9 Aujourd’hui appelée Ōnoya Sōhachi 大野屋惣八, cette entreprise est créée en 1765 à Nagoya.

10 Série de films par Victorin Jasset, très populaire au Japon. Criminel dont le visage est cagoulé et opérant dans Paris, Zigomar est à l’origine un personnage de romans créé par Léon Sazie.

11 Médecin, traducteur et écrivain japonais.

12 Collectif d’auteurs composé d’Edogawa Ranpo, Kosakai Fuboku, Kunieda Shirō 国枝史郎, Hasegawa Shin 長谷川伸, Haji Seiji 土師清二 et Hirayama Rokō 平山蘆江.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hirotaka Ichiyanagi, « Ranpo par inflexion ou Nagoya en mutation, recension de Ranpo et Nagoya : modernisme d’une ville de province et paysage originel du roman policier, de Komatsu Shōko »Ebisu, 61 | 2024, 221-226.

Référence électronique

Hirotaka Ichiyanagi, « Ranpo par inflexion ou Nagoya en mutation, recension de Ranpo et Nagoya : modernisme d’une ville de province et paysage originel du roman policier, de Komatsu Shōko »Ebisu [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 25 décembre 2024, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/9914 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1313q

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Auteur

Hirotaka Ichiyanagi

一柳廣孝

Ichiyanagi Hirotaka est professeur à l’université nationale de Yokohama. Il est spécialisé en littérature japonaise moderne et contemporaine et en histoire culturelle. Parmi ses ouvrages récents figurent Espaces de représentation de l’étrange : médias, occulte et sous-culture (Kokushokankōkai) et Divination et Senrigan : édition élargie. Le Japon moderne et les médiums (Seikyūsha).

一柳廣孝。横浜国立大学教授。専門は日本近現代文学・文化史。最近の著書に『怪異の表象空間 メディア・オカルト・サブカルチャー』(国書刊行会)、『<こっくりさん>と<千里眼>・増補版 日本近代と心霊学』(青弓社)など。

Ichiyanagi Hirotaka is professor at Yokohama National University. He specializes in modern and contemporary Japanese literature and cultural history. His recent books include Representational Space of the Unusual Media, Occult, and Subculture (Kokushokankōkai) and Divination and Senrigan: Modern Japan and Psychics (Seikyūsha).

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Droits d’auteur

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