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Dossier. Le Japon et ses doubles. Les territoires japonais et leur aménagement à travers les arts et la littérature

Revendiquer un point de vue situé. L’exposition « Tanesashi: Remembrance of the Shore » à Aomori en 2013 et la série photographique de Sasaoka Keiko

現地に根差した視点の主張: 2013年青森で開かれた展覧会『種差:よみがえれ 浜の記憶 (Tanesashi: Remembrance of the Shore)』と、笹岡啓子による写真群
Claiming a situated point of view – The exhibition “Tanesashi: Remembrance of the Shore” in Aomori, 2013 and Sasaoka Keiko’s photographic series
Catherine Grout
p. 193-220

Résumés

En 2013, en raison de l’intégration du rivage de Tanesashi (Tōhoku) au parc national pour la reconstruction de Sanriku, la conservatrice du musée départemental d’art d’Aomori, Takahashi Shigemi, organisa l’exposition « Tanesashi: Remembrance of the Shore ». Son intention était d’apporter un point de vue ancré depuis les lieux et leur histoire pour revendiquer une réalité, celle d’un milieu de vie qui diffère d’une attraction touristique et qui renvoie à un temps long. L’analyse dans le champ de l’esthétique porte sur les photographies de Sasaoka Keiko et sur les textes publiés dans le catalogue. Cet article se propose d’étudier les enjeux de pouvoir associés aux représentations de paysage ainsi que la potentielle résistance vis-à-vis du processus d’appropriation territoriale (coloniale) venant du gouvernement central.

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Texte intégral

  • 1 Ces textes sont cités dans leur traduction anglaise du catalogue réalisée par Alex Queen pour les t (...)
  • 2 Certains eurent lieu dans l’hiver 2022-2023 et d’autres antérieurement avec Sasaoka dans le cadre d (...)
  • 3 Nous ne ferons qu’évoquer les œuvres antérieures à 2011 ou celles de Richard Long, autre artiste in (...)

1L’exposition « Tanesashi: Remembrance of the Shore » (種差: よみがえれ浜の記憶, Tanesashi : yomigaere hama no kioku) eut lieu au musée départemental d’art d’Aomori en 2013. Y furent exposés des œuvres d’art anciennes et contemporaines, des artefacts autour de la vie quotidienne des pêcheurs ainsi que des vestiges de la vie à l’époque Jōmon (-13 000 à -400 avant notre ère). Cette exposition condensait et actualisait un questionnement autour des relations entre des représentations, un milieu de vie et des enjeux de pouvoir. Ce faisant, elle renvoyait à la complexité culturelle, sociale et politique du Tōhoku : entre réalité et interprétation plus ou moins fantasmée. Pour traiter ces aspects et leur intrication avivée par la triple catastrophe du 11 mars 2011, nous analysons ici trois textes du catalogue1 : celui de la conservatrice Takahashi Shigemi 高橋しげみ, de la photographe Sasaoka Keiko 笹岡啓子 et du critique et spécialiste de la photographie moderne et contemporaine Kuraishi Shino 倉石信乃. Nous nous appuyons aussi sur des entretiens réalisés avec eux2. Tous trois introduisent une réflexion autour de l’intégration de Tanesashi dans le parc national pour la reconstruction de Sanriku 三陸復興国立公園 (Sanriku fukkō kokuritsu kōen3), rivage situé à Hachinohe au nord de l’île de Honshū. En invitant Sasaoka, Takahashi, originaire d’Aomori, souhaitait engager une réflexion à propos des implications sociales, symboliques et politiques de cet événement qui ravivait une « différence coloniale » (Mignolo 2001). Elle appréciait son approche et sa réflexion photographiques, tant au sujet des rivages au Japon que de Hiroshima, sa ville natale, devenue partiellement un parc national après le bombardement atomique de 1945. Sasaoka avait déjà photographié Tanesashi et commencé, en avril 2011, la série « Remembrance » sur la côte du Sanriku et à Fukushima. Connaisseur de son œuvre, Kuraishi fut invité à écrire un texte pour le catalogue ; il y apporte un regard critique concernant divers stéréotypes sur le Tōhoku.

  • 4 Ce terme n’est pas employé pour une colonie intérieure, toutefois il apparaît pertinent dans un con (...)

2Dans cet article, nous analysons l’ambition de la conservatrice de prendre en main la présentation de ce rivage, et au-delà du Tōhoku. Son intention, qui s’apparente à une critique de la colonialité4, amène à envisager les représentations au sein de relations de pouvoir. Le questionnement principal de cet article est le suivant : comment et pourquoi changer le, ou les, point(s) de vue concernant Tanesashi ? Pour ce faire, nous portons attention, dans le champ de l’esthétique, d’une part au paysage en tant que représentation et pratique culturelle d’appropriation (Mitchell, 1994) et d’autre part aux écarts qu’apportent, vis-à-vis de celle-ci, l’intention curatoriale ainsi que les photographies de Sasaoka.

I. Depuis le Nord (Tōhoku) : Tanesashi et le Sanriku

3Avant d’en venir à l’exposition et aux photographies de Sasaoka, nous étudions dans cette première partie les contextes culturel, historique et géo-politique dans lesquels s’inscrivent le paysage, le milieu et le territoire du Tōhoku. Pour Takahashi, le Tōhoku est une « colonie intérieure ». Cette indication clé, développée plus bas, amène à analyser comment l’exposition peut favoriser, depuis les lieux mêmes, un mouvement de reconnaissance d’une différence coloniale et d’une déprise / (re)prise en main des discours. Pour ce faire, nous renvoyons à des éléments d’un discours officiel national et nous nous appuyons sur le texte de l’historien Nathan Hopson pour le contexte du Tōhoku ainsi que sur des textes critiques de Kenneth Robert Olwig et de William Cronon concernant les parcs nationaux, et ce, afin de mettre en avant la tension qui se développe autour des représentations de paysage.

1. Tanesashi : une exposition motivée par le changement de statut du rivage en parc national

  • 5 Ce parc d’une superficie de 28 537 hectares côtiers sur 220 kilomètres résulte de l’agrandissement (...)

4« Nous allons inaugurer l’exposition “Tanesashi : mémoire du rivage” en commémoration de la désignation officielle de la côte de Tanesashi à Hachinohe, faisant partie de la région d’Aomori, en parc national pour la reconstruction de Sanriku5 le 24 mai 2013 » (organisateurs 2013 : 5). Cette phrase, qui débute l’avant-propos du catalogue, condense ce qui sera traité dans cet article : un contexte artistique, une relation à l’histoire et aux mémoires, une réalité locale et un enjeu de pouvoir. « Alors que nous franchissons une nouvelle étape en tant que parc national pour la reconstruction de Sanriku, ne serait-il pas possible de tirer parti des mémoires de la côte et de s’en servir pour ouvrir la voie à l’avenir ? » (organisateurs 2013 : 5).

5Cette intention est portée par la conservatrice Takahashi Shigemi, commissaire de l’exposition. Cette dernière prend d’emblée appui sur cet événement pour envisager l’histoire du rivage et ce, afin de pouvoir s’engager dans l’ouverture d’un avenir, c’est-à-dire en souhaitant que ce qu’implique de manière réelle et symbolique la désignation officielle parc national pour la reconstruction de Sanriku ne soit ni banalisé ni en contradiction / divergence avec cette histoire au pluriel. La conservatrice écrit :

Alors que des efforts nationaux sont actuellement déployés pour utiliser la région comme ressource touristique tout en conservant sa nature, je souhaite réaliser un album qui consigne les souvenirs de la côte de Tanesashi, comme un album commémorant les événements importants d’une vie. La variété de son patrimoine culturel – ses vestiges de l’époque Jōmon, ses cartes peintes des défenses côtières et ses statues bouddhiques – raconte l’histoire de la côte depuis des temps immémoriaux. En outre, une lutte artistique émerge des œuvres de Yoshida Hatsusaburō et de Higashiyama Kaii, deux artistes profondément enracinés à Tanesashi avant et après la guerre, qui ont poursuivi une expression unique au sein du caractère contradictoire des temps modernes. Nous avons également invité deux artistes contemporains à cette exposition : Richard Long et Sasaoka Keiko. Leurs œuvres sont nées de conversations intimes avec Tanesashi et les mémoires recelées par le lieu. Leur art ouvre des perspectives d’avenir en évoquant non seulement les modes de vie fondamentaux de l’être humain qui se sont perpétués depuis l’époque Jōmon jusqu’à nos jours, mais aussi le cycle naturel qui enveloppe l’activité humaine à une échelle plus vaste. (Takahashi 2013 : 69)

6Pour la conservatrice, l’histoire qui porte la mémoire est complexe. Elle est celle des activités humaines et du rivage, des échanges avec l’océan et en cela, elle apporte une amplitude cyclique fondamentale qui ouvre l’horizon spatial et temporel. Takahashi Shigemi souligne que l’exploitation de la région est prise en tension entre sa considération comme ressource touristique et la conservation de sa nature, entre développement économique et préservation.

2. Sanriku

  • 6 Niveau 5 dans l’échelle sismique japonaise.
  • 7 Cet aspect crucial est critiqué par Takahashi et Sasaoka. Dans la traduction anglaise du discours o (...)

7À Tanesashi, l’amplitude du tremblement de terre et du tsunami du 11 mars6 fut bien moindre que plus au sud. Toutefois le port de pêche, des zones industrielles au bord de l’océan, des aménagements touristiques ainsi que le milieu naturel ont connu d’importants dommages. Pour la conservatrice « il est important d’être conscient que nous vivons entre deux désastres, celui d’avant et le prochain » (Takahashi, entretien : 2022). Cette conscience fait ainsi partie d’une présence au monde reliée à un socle tectonique en mouvement. S’il n’y avait pas eu le désastre nucléaire et ses conséquences dramatiques incommensurables, l’événement du Grand tremblement de terre de l’Est du Japon serait relativisé. Dès lors, son caractère exemplaire mis en avant par le gouvernement – tout en omettant la question du nucléaire et de la radioactivité7 – ainsi que le changement de statut du rivage en parc national sont questionnés par le temps long. Dans son texte intitulé « Come Alive, Memories of the Shore (よみがえれ 浜の記憶) » publié dans le catalogue, elle écrit :

Les dégâts catastrophiques causés par le tremblement de terre et le tsunami dans l’ensemble de la région de Sanriku nous ont obligés à nous interroger sur les conséquences de la modernisation, depuis la destruction des zones résidentielles qui s’étaient étendues dans des zones basses dangereuses jusqu’à la catastrophe nucléaire de Fukushima. […] Comment la civilisation doit-elle progresser et comment l’être humain doit-il interagir avec la nature ? (Takahashi 2013 : 69)

8Dans sa formulation, la question évite l’opposition dualiste, entre d’un côté une modernisation, qu’elle critique ensuite, et de l’autre la nature, pour privilégier une conscience des limites et des relations. Elle sous-entend deux registres et leur écart : le premier est le mouvement du progrès, celui des « temps modernes » qui pourrait avancer de manière autonome, en étant désolidarisé des lieux et des situations, et ce, alors même qu’il les transforme ; et le second correspond aux co-présences, au cycle de la nature, à l’ampleur des forces naturelles et des éléments.

3. « Tanesashi : mémoire du rivage »

9En tant que conservatrice à Aomori, Takahashi Shigemi a souhaité animer et activer les mémoires associées à ces deux registres et rendre saillante leur potentielle incompatibilité. L’enjeu, toutefois, n’est pas d’affirmer une opposition mais bien « d’éviter les valeurs dualistes, et ce, grâce au « pouvoir de l’art qui peut toujours montrer une troisième voie » (Takahashi, courriel : 2024). Cette voie est porteuse d’un avenir, à condition de l’engager depuis le Tōhoku.

Une faille active ne s’apaise jamais, et il en va de même pour ces mémoires profondément enfouies ; elles n’ébranleront pas la terre, mais le cœur et l’esprit des individus, et les pousseront à l’action. Partout où existent ces failles actives de la mémoire, un choix s’impose en faveur de l’avenir de la vie humaine. (Takahashi 2013 : 69)

10L’exposition pourrait ainsi se comprendre comme une incitation à ne pas perdre le lien, y compris dans les activités ordinaires, parce qu’il y aurait une sorte de responsabilité, sinon un devoir de mémoire.

Nous, qui vivons dans le Tōhoku, devons prendre le problème en main pour trouver des réponses à de telles questions. Tout lieu est le point culminant de nombreux souvenirs au cours de sa longue histoire, mais il n’est pas facile de voir ces souvenirs en regardant simplement le paysage qui s’étend devant nous. D’ailleurs, certains souvenirs dissimulent ce qui se trouve sous la surface du tourisme et de la vie quotidienne. C’est le cas pour l’observatoire d’Ashigezaki, qui offre aujourd’hui le meilleur point de vue sur la côte de Tanesashi. Il a été construit à l’origine comme base radar de la marine pendant la guerre du Pacifique [1941-1945], mais aujourd’hui, on aurait du mal à trouver une parcelle de son passé de guerre. Je pense que nous pouvons trouver des indices pour répondre aux questions difficiles posées ci-dessus en nous remémorant et en enquêtant sur les souvenirs du passé. (Takahashi 2013 : 69, souligné par l’auteure.)

11L’appréciation d’un paysage devant soi sans connaître son passé et sans s’interroger à son sujet ne permettrait pas d’envisager de manière adéquate les questions posées à la fois par la triple catastrophe et par le classement des lieux en parc national. S’agit-il de ne pas se leurrer sur les réalités de son environnement quotidien ? Il s’agit d’un côté d’avoir conscience de la persistance d’une relation coloniale et de l’autre de vivre en ayant pleinement conscience de son milieu de vie. Née à Aomori, Takahashi Shigemi apporte par son action une compréhension de l’épaisseur de l’histoire, au-delà de la surface des choses, de l’image touristique ou de leur seul attrait, une compréhension destinée aux habitant·e·s, et à toute personne venant visiter l’exposition. Elle l’a conçue avec « l’intention que celle-ci puisse permettre de plonger dans les strates de ce lieu » (Takahashi, courriel : 2024) (Fig. 01). Il s’agissait de permettre une rencontre avec plusieurs temporalités : celle des relations avec l’océan et la nature qui existent depuis 8000 ans – des fouilles archéologiques révèlent que la pêche était déjà pratiquée dans cette région – et celle d’une histoire où des éléments de rupture sont intervenus avec les « temps modernes ».

Fig. 01. Vue de l’exposition « Tanesashi : mémoire du rivage », avec la permission du musée d’art d’Aomori, photo studio Soumon.

Fig. 01. Vue de l’exposition « Tanesashi : mémoire du rivage », avec la permission du musée d’art d’Aomori, photo studio Soumon.

12Takahashi Shigemi insiste par ailleurs sur le fait que « le tourisme a toujours des aspects soit positifs soit négatifs. Il est parfois utilisé pour cacher des choses qui dérangent » (Takahashi, courriel : 2023). Aller voir dans le passé ne veut pas dire que les solutions s’y trouvent, mais que l’oublier peut occulter la part politique de la réalité ainsi que la complexité de l’histoire du Tōhoku.

  • 8 Née en 1978 à Hiroshima, elle poursuit depuis le début des années 2000 la série « Park City » sur l (...)

Après le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon, la côte de Tanesashi fut intégrée au parc national pour la reconstruction de Sanriku. Cela signifiait que l’histoire et la culture de cette côte allaient être créées [et] racontées sous le contrôle de l’État. Sasaoka, qui a observé pendant longtemps les parcs de la ville à Hiroshima aménagés après le bombardement atomique, est extrêmement sensible à cet aspect. Elle voit que quelque chose d’important est caché sous l’appellation de parc national8. (Takahashi, courriel : 2023)

  • 9 Comme le montre aussi, par ailleurs, le musée voisin Sannai-Maruyama situé sur un site archéologiqu (...)

13La photographe, quant à elle, emploie à ce propos le verbe couvrir (cover) : une manière de rendre invisible ce qui est à l’origine du parc national. Pour toutes les deux, cette « nouvelle étape » risque aussi d’escamoter un mode de relation entre l’être humain et son milieu et sa considération. Cette relation réciproque se déploie dans un temps long et pas seulement au moment d’un événement, même si celui-ci la rend plus vive. Autrement dit, le recours aux mémoires, qui ne sont pas seulement celles des êtres humains, est revendiqué, y compris quand celles-ci portent des aspects contradictoires ou sombres (par exemple le soutien à l’impérialisme japonais associé à la représentation de ses paysages). L’intention double est de préserver ainsi une présence concrète sur le territoire ainsi que de montrer que le lieu, habité depuis l’époque Jōmon9, ne correspond pas à l’idée que l’on pourrait se faire d’un rivage sauvage, et donc à un slogan touristique producteur de fiction.

14La réalité est plus complexe.

  • 10 De nombreuses industries ont été développées à Hachinohe du côté de son port (Tomita 1957). Il y a (...)

Le concept de « côte » (kaigan 海岸), qui fait référence à une zone relativement large, est un concept très moderne. Jusqu’à la période Edo [1603-1868], les personnes qui vivaient près de l’océan étaient considérées comme des ressortissants de zones plus petites, plus localisées, comme des « rivages » (hama 浜), des « criques » et autres « petits bras de mer » (ura 浦). Les rivages correspondent aux lieux où la terre et la mer se rencontrent, des lieux jouissant de l’abondance de l’océan et exposés toutefois aux fureurs de la nature depuis l’époque Jōmon. Tout au long de la modernisation, ils furent des points militaires stratégiques pour prévenir une invasion étrangère, mais aussi des régions ayant accepté les risques de se trouver en première ligne au niveau du développement, comme on peut le voir avec le nombre de centrales nucléaires ou de zones industrielles10. Sur le rivage, la vie et la mort n’ont jamais été séparées l’une de l’autre. (Takahashi 2013 : 69)

  • 11 Elle peut correspondre à la différence entre keikan 景観 et fūkei 風景 (Brosseau et Grout 2022).

15L’imaginaire spatial véhiculé par les mots diffère selon que l’on parle de côte (kaigan) ou de rivage (hama). Suggérée avec l’usage de hama, la relation au milieu peut disparaître quand il s’agit de stratégie territoriale et industrielle. Cette différence coïncide avec deux manières de penser ses actions et donc de se penser et de penser le monde11. Chercher à conserver le lien au rivage correspond à la nécessité de ne perdre le contact ni avec l’existant ni avec une temporalité étendue ni avec l’évidence des dangers potentiels, reliant, avec des registres différents, la vie et la mort.

4. La représentation du paysage comme pratique culturelle

  • 12 Moderne, modernité et modernisation au Japon sont des questions complexes que je ne traite pas ici (...)

16Le changement de statut du rivage en parc national est ainsi à replacer dans une histoire longue, au moins celle des temps modernes et de la modernisation12, dans laquelle des représentations ont eu un rôle à jouer. Nous prenons appui ici sur les interprétations du critique culturel W. J. T. Mitchell. Ce dernier a proposé en effet de s’interroger sur « ce que fait [le paysage, en tant que représentation], comment il fonctionne comme une pratique culturelle. Nous suggérons que le paysage ne signifie ou ne symbolise pas seulement des relations de pouvoir ; c’est un instrument de pouvoir culturel » (Mitchell 1994 : 2). Autrement dit, la représentation du paysage, qu’elle soit visuelle ou littéraire, peut participer à la transformation des lieux et/ou à leur appropriation.

  • 13 Il s’agit de lieux renommés et évoqués dans la littérature depuis au moins le viiie siècle. Ils peu (...)
  • 14 Ce projet échoua en 1937.
  • 15 Takahashi évoque d’ailleurs les vues de Yoshida dans son chapitre portant sur le patriotisme.
  • 16 L’œuvre de Richard Long est appréciée pour son approche liée à ses marches plutôt solitaires. D’un (...)

17Ainsi, les cartes à vol d’oiseau réalisées par Yoshida Hatsusaburō 吉田初三郎 (1884-1955), présentées dans l’exposition, transforment la réalité en une carte paysagère, destinée à susciter l’envie de visiter, d’aller d’un lieu à l’autre, en favorisant l’usage récent des chemins de fer. Si ces cartes évoquent la tradition des meisho (名所)13, elles correspondent à une expansion territoriale associée à la modernité ; la vue à vol d’oiseau « correspond au plan conceptuel à un point de vue militaire » (Kuraishi 2013 : 102). Dans un projet de développement touristique, le maire de Hachinohe, où se trouve Tanesashi, avait invité Yoshida en 1932, pensant que son style cartographique déjà célèbre, « beau et facile à comprendre » (Takahashi 2013 : 74) allait pouvoir convaincre les instances nationales d’intégrer le rivage dans la liste des nouveaux parcs nationaux14. Kuraishi Shino précise que la « découverte de Tanesashi et sa transformation en destination touristique étaient liées [dans les années 1930] au projet impérialiste de promouvoir l’honneur national à travers le tourisme tout en diffusant un sentiment de fierté citoyenne par la création de parcs nationaux dans toutes les régions du Japon » (Kuraishi 2013 : 101)15. Selon Takahashi, les cartes de Yoshida auraient ouvert la voie au classement en parc national décidé après le 11 mars 2011. Grâce, entre autres, à la reconnaissance du paysage comme valeur, ce changement serait en partie fait par des représentations tout comme il en suscite et en diffuse. Nous posons l’hypothèse que si le statut de parc national a amené Takahashi Shigemi à exprimer le besoin d’une considération de l’histoire du rivage par les habitant·e·s, la commande passée à Sasaoka (et dans une moindre mesure à Richard Long16) ne sera pas destinée à produire des images de paysage. La commande se situe dans cette tension entre apport de connaissance associée à une expérience sensorielle depuis Tanesashi et l’ambition de déjouer les stéréotypes.

5. Différence coloniale, territoire et paysage

  • 17 Elle cite à ce sujet la géographe Ishiyama Noriko (2020) (voir également Hopson 2013) tout comme el (...)

18Cette volonté de reprise des discours vient de l’actualisation de la relation du gouvernement central vis-à-vis du Tōhoku comme une « colonie intérieure ». « Le tremblement de terre a découvert quelque chose dont je ne pouvais pas être consciente en temps de paix, à savoir le fossé entre le centre et le local » (Takahashi, entretien : 2022). « À mesure que la société de l’information s’est développée et que la vie quotidienne est devenue plus commode, nous nous rendions moins compte que nous vivions dans une des “zones sacrifiées” »17 (Takahashi, courriel : 2023). Autrement dit,

le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon, qui a brisé le mythe de la sécurité des centrales nucléaires, a mis à nu la structure colonialiste du Japon. Depuis […], je ressens encore plus fortement qu’avant la nécessité de reconnaître la valeur de notre propre point de vue. […] Dans l’ancien Japon, la région de Tōhoku se trouvait en dehors du royaume gouverné par l’empereur et était méprisée comme étant la patrie des barbares. En raison de cette discrimination, elle a, en quelque sorte, toujours joué le rôle de colonie intérieure du Japon. (Takahashi, courriel : 2023)

19Cette actualisation occasionnée par la triple catastrophe fut partagée, par exemple par un historien folkloriste du Tōhoku, Akasaka Norio 赤坂憲雄, dans un entretien en 2013 : « J’avais pensé que le statut colonial du Tōhoku était quelque chose du passé. J’avais tort » (cité dans Hopson 2017 : 257). Cette redécouverte renvoie alors à l’histoire du Tōhoku ainsi qu’aux manières dont la région, et donc pas seulement Tanesashi, a pu être analysée, mise en récits et ce, depuis le Moyen-Âge comme un territoire éloigné, déconsidéré et néanmoins convoité. Dans son ouvrage passionnant Ennobling Japan’s Savage Northeast. Tōhoku as Postwar Thought, 1945-2011, l’historien Nathan Hopson éclaire cette longue histoire.

Le mot [Michinoku] a une histoire complexe qui commence avec la première des Six histoires nationales, Nihon shoki, et comprend de multiples changements de prononciation et d’orthographe au cours des siècles. En conséquence, « Michinoku » est une sorte de palimpseste, mais dans lequel le sens originel de « terre au-delà » n’a jamais été complètement effacé. Pour la noblesse de la cour de Nara et du début de la cour de Heian, Michinoku signifiait tour à tour la nature sauvage des terrifiants « sauvages de l’Est » (tōi) et la terre romantique des toponymes poétiques (utamakura). Le Nord-Est était tour à tour repoussant et attirant, réalité sauvage et paysage poétique domestiqué. (Hopson 2017 : 68-69)

  • 18 Travaillant dans un musée départemental, la question la plus sensible qui peut conduire à « l’inter (...)

20Pour Hopson, cette ambivalence domine dans l’interprétation du Tōhoku (Michinoku) et de ses paysages. Après le 11 mars, à Tanesashi, l’ambivalence aurait été traduite d’une part par le fait d’imposer un mode de faire venant du haut (l’État), ne prenant en compte apparemment ni l’envie des habitant·e·s ni leurs compétences et capacités pour le regain, et d’autre part par une attirance pour ses paysages célèbres. Takahashi Shigemi a compris combien le nouveau statut de parc national correspond à l’appropriation par un pouvoir central paternaliste d’un territoire qui, de ce fait, ne serait plus de manière concrète et symbolique dans les mains des habitant·e·s, et à une dépossession qui pourrait aussi être celle de son histoire18.

Je veux valoriser le point de vue unique des personnes qui vivent ici. […] En promouvant la valeur du Tōhoku comme un lieu arriéré, le Japon a justifié le fait d’en faire une zone sacrifiée pour le développement économique. Au milieu de ces courants, les personnes vivant dans le Tōhoku sont contraintes de renoncer à leurs propres valeurs et à leur capacité à les affirmer. Nous en sommes venus à croire seulement dans les mesures centralisées [décisions venant de] à Tokyo. (Takahashi, courriel : 2023, souligné par l’auteure.)

21Si les représentations du paysage de la région antérieures à 2011 ont pu participer au changement de statut en 2013, faisant partie d’un fond culturel, elles auraient accompagné un mouvement ancien de volonté de prise de contrôle ou de possession du territoire par l’État par rapport auquel Takahashi Shigemi réagit. Mettre en valeur les caractères propres au Tōhoku en tant que lieu de vie plutôt qu’en tant que paysage exprime son engagement politique prenant appui sur une longue histoire géo-politique qui fut plus ou moins dissimulée. L’écart décolonial passe par cette différence entre un milieu habité et le même milieu vu comme un paysage (un lieu touristique, un stéréotype) et par la revendication d’un point de vue propre porté par l’art.

6. Ce que ferait le parc national au Sanriku

  • 19 Site consulté le 4 mars 2023.
  • 20 L’historien de l’architecture Sendai Shōichirō 千代章一郎 remarque que le sens « lexicographique [de fuk (...)
  • 21 Les photographies sur le site du parc national pour la reconstruction du Sanriku du ministère de l’ (...)

22Sur le site internet du ministère de l’Environnement présentant les parcs nationaux du Japon, à l’onglet « Sanriku Fukko National Park » est indiqué : « Ce parc national ne ressemble à aucun autre au Japon, car il a été créé dans une démarche de reconstruction après une catastrophe, et des personnes de tout le pays le visitent pour s’informer sur la prévention des catastrophes19 ». Fukkō 復興 a deux sens, celui de regain ou de reconstruction par des travaux d’aménagement20. À Sanriku, d’évidence, c’est ce dernier qui domine avec les gigantesques digues monumentalisant une approche en ingénierie au détriment d’une relation vivante au rivage (Scoccimarro 202021). Si ce n’est pas le cas à Tanesashi, la question se pose bien, ici, quant au lien entre le paysage comme pratique culturelle et la reconstruction.

23Le parc national pour la reconstruction du Sanriku compte parmi les autres parcs nationaux qui, comme l’indique le ministère de l’Environnement japonais sur son site internet :

[…] sont désignés comme tels par le ministère de l’Environnement conformément à la Loi sur les parcs naturels et relèvent donc directement de la compétence du gouvernement. L’objectif est double : 1) restreindre les projets de développement et autres activités humaines en vue de protéger les paysages naturels exceptionnels qui caractérisent le Japon, et 2) favoriser une expérience joyeuse de la nature, y compris l’appréciation des paysages. (Souligné par l’auteure.)

  • 22 Voir le document en ligne : https://www.env.go.jp/content/900452865.pdf (dernière consultation en o (...)
  • 23 Faisant partie du « Projet de reconstruction verte » (Gurīn fukkō purojekuto グリーン復興プロジェクト) lancé en (...)
  • 24 Utilisé aux États-Unis, ce terme désigne un état sauvage, ou supposé tel, de la nature (Larrère, 20 (...)
  • 25 « Le changement de statut du Yosemite en parc (emparkment) a entraîné la privation des droits et l’ (...)
  • 26 Son élaboration pour une randonnée le plus possible en continu le long du rivage a amené un changem (...)

24La Loi sur les parcs naturels (Loi n° 161 de 1957) réglemente la protection, l’usage, l’entretien et la préservation des lieux22. La protection des paysages dits naturels dans le parc national pour la reconstruction de Sanriku souscrit à des critères pittoresques. À Tanesashi, le récent « Sentier de la brise de mer Michinoku » (Michinoku shiokaze toreiru みちのく潮風トレイル)23 spatialise la transformation concrète et symbolique de la côte en une succession de mises en vue de la nature, de la biodiversité et des activités humaines. Or, celles-ci, autant que les traces du tsunami, deviennent potentiellement l’objet d’une curiosité touristique au risque que « la coexistence de l’être humain et de la nature », vantée sur le site internet du ministère de l’Environnement, devienne un spectacle alors qu’il s’agit d’un mode d’être. Ce sentier renvoie à l’ambivalence relevée par Hopson. Une des personnes à son origine est Katō Noriyoshi 加藤則芳, né en 1949, journaliste, randonneur et auteur, grand admirateur de John Muir (1838-1914). Ce dernier a œuvré pour que la vallée de Yosemite soit protégée, devenant en 1864, en tant que patrimoine public à conserver, le premier parc national américain. Selon le géographe Olwig, le poète né en Écosse « fut le grand prophète d’un idéal naturel […] radical et est devenu le père du mouvement de la préservation de la wilderness24 américaine » (Olwig 2002 : 203). Pour Muir, cette préservation impliquait d’exclure toute présence humaine, qu’il s’agisse des communautés autochtones ayant entretenu les lieux ou qu’elle concerne les exploitations minières ou touristiques (Snyder 1994). Comme l’a démontré l’historien Cronon, la notion d’une nature sauvage (wild) est une construction culturelle (Cronon 1996). Les deux visées inséparables de l’instauration d’un parc national, citées plus haut, correspondent à une appropriation susceptible de priver, au moins partiellement, les habitant·e·s de leurs relations antérieures aux lieux voire de leur accès. Olwig, quant à lui, utilise le terme « emparkment » dans son analyse du processus d’appropriation concrète et idéologique de la région de Yosemite25. Ni Katō ni le discours faisant la publicité du sentier n’excluent les habitant·e·s ; toutefois, si les activités ne sont pas interdites26, elles deviennent des attractions pittoresques associées aux représentations du Tōhoku. Une part de fiction serait potentiellement alimentée par la persistance de l’idée reçue qu’il s’agit d’une région reculée, voire arriérée et par des stéréotypes dont les registres vont du pittoresque au sublime.

II. Depuis le musée d’art d’Aomori

25L’exposition quant à elle est nourrie par ces aspects qui y sont soit abordés soit suggérés. Dans son texte du catalogue, Kuraishi Shino relève ainsi que « le Michinoku, ou Tōhoku, est depuis longtemps utilisé sans vergogne [dans la poésie, des pièces de théâtre nō, des chants nationalistes] comme le lieu d’une “esthétique orientée vers la géographie” » (Kuraishi 2013 : 98). Cette orientation correspond à la fixation de stéréotypes pouvant aboutir à une dissociation entre le paysage réel et celui qui est fantasmé depuis une position extérieure au lieu. Cet enjeu est d’autant plus important et délicat que les stéréotypes peuvent avoir été considérés, voire intégrés, dans l’histoire locale comme le souligne Takahashi.

1. Quels points de vue ?

26Dans le coffret réunissant les albums du catalogue, un encart localise Hachinohe et Tanesashi, nommant les lieux aussi bien le long du rivage que dans les terres. Au verso de cette carte est écrit que le catalogue « fut publié pour transmettre largement l’attrait historique et culturel de la côte de Tanesashi d’un point de vue différent de celui des guides touristiques habituels ». L’ambition réclame de la part des personnes qui visitent l’exposition et qui lisent le catalogue d’avoir une posture active pour envisager, voire endosser, ce point de vue.

Dans cette exposition, j’ai lancé un défi à la réflexion sur le type de lieu qu’est Tanesashi à travers les arts (ou technè). Quelles sont les couches d’histoire déposées dans ce lieu appelé Tanesashi ? La salle d’exposition était remplie d’objets (d’art) fabriqués par l’être humain et trouvés en creusant comme un archéologue dans les strates historiques, de l’époque Jōmon à l’époque moderne. (Takahashi, courriel : 2023)

27Takahashi Shigemi a choisi de présenter des artefacts montrant une correspondance concrète aux lieux, à la terre et à l’océan ainsi que des représentations picturales, cartographiques et photographiques qui rendent compte d’une diversité de regards comme d’approches esthétiques et idéologiques.

28Cette pluralité fait partie du changement de point de vue qui se désolidarise d’une perspective unique simplificatrice. Elle apporte une épaisseur et une complexité de relations tout en évitant un langage unitaire et lisse. Takahashi souhaite aussi apporter un éclairage à partir de l’art « qui a le potentiel de changer la manière dont nous regardons le monde, [et qui] joue un rôle crucial » (Takahashi, courriel : 2023) tout en valorisant la situation d’habitant·e·s du Tōhoku et la reconnaissance de ce point de vue situé.

2. Sasaoka Keiko : photographier à partir et avec le rivage

29À la suite de la commande d’une série sur le rivage de Tanesashi, Sasaoka s’y est rendue quatre fois entre octobre 2012 et avril 2013 et a ensuite sélectionné 25 photographies pour l’exposition. Le titre de cette série et du texte qu’elle écrit à l’occasion de l’exposition est « Remembrance of the Shore » (Hama no kioku 浜の記憶). D’emblée en regardant cet ensemble, on comprend que le choix ne reprend pas des codes esthétiques fixant des images mémorables et mémorisables telles des cartes postales. De même, l’accrochage a privilégié un ensemble différencié et rythmé plutôt que des photographies isolées les unes des autres. Le sens se construit avec l’ensemble (Fig. 02).

Fig. 02. Sasaoka Keiko, série « Remembrance of the Shore », salle dans l’exposition « Tanesashi: Remembrance of the Shore », avec la permission du musée d’art d’Aomori, photo studio Soumon.

Fig. 02. Sasaoka Keiko, série « Remembrance of the Shore », salle dans l’exposition « Tanesashi: Remembrance of the Shore », avec la permission du musée d’art d’Aomori, photo studio Soumon.

30Les choix photographiques liés au cadrage, à la luminosité, aux distances et à la profondeur correspondent à plusieurs aspects principaux : sa tentative d’approcher le rivage, de le donner à voir sans l’expliquer ; sa manière de se relier à ce qui l’entoure et de se situer ; ce que tout cela implique pour l’acte photographique et ses choix plastiques.

J’ai arpenté d’innombrables côtes dans tout le Japon. Les différentes couleurs de l’océan, les flux et reflux de la marée, les textures de la roche nue et des touffes d’algues. Les éléments de la géographie et de la nature ainsi que les silhouettes des pêcheurs m’hypnotisent, leurs formes se déplaçant dans la lumière en mouvement. Revoir les photos que j’ai prises en marchant le long de la côte de Tanesashi a fait rejaillir des expériences uniques. J’éprouve encore des moments de désarroi en photographiant les plages de la côte du Sanriku, naguère détruites par l’énorme puissance d’un tsunami, mais curieusement, je suis encore plus attirée par le rivage.(Sasaoka 2013 : 113)

31Dans cet extrait, qui débute son texte publié dans le catalogue, elle relève que c’est la rencontre avec un milieu vivant qui l’a attirée plutôt que des scènes pittoresques, des objets ou situations remarquables. Elle évoque la relation vitale toujours en mouvement et en renouvellement qu’elle a pu éprouver : « L’étendue ininterrompue de terre et de mer cultive un sol au pouvoir régénérateur, un environnement où s’épanouit une vie animale et végétale diversifiée » (Sasaoka 2013 : 113).

32Elle raconte son changement de posture par rapport à sa première venue sur place dans le cadre de ses prises de vue réalisées entre 2004 et 2007. Autrefois, « je voyais principalement la côte d’un oeil touristique, depuis des lieux touristiques surplombant le rivage » (Sasaoka 2013 : 113). Elle évoque le changement profond dans sa manière de photographier alors qu’elle suit la progression agile des pêcheurs allant au plus près de l’eau. Elle exprime son attirance croissante pour l’océan à mesure qu’elle s’en rapprochait. Elle a ainsi choisi ses points de vue précisément à partir du rivage, et non plus en surplomb, en s’en éloignant plus ou moins et en orientant l’appareil photo vers celui-ci ou à partir de celui-ci. Ce n’était donc pas le paysage en tant qu’image qui l’a sollicitée dans sa manière de se déplacer et de photographier, plutôt sa relation à un milieu de vie dans lequel parfois d’autres êtres humains s’activaient en proximité avec l’existant. « Si les personnes sont de petite taille dans les photographies, elles ne sont pas des personnages. Elles sont en train de faire quelque chose, leurs mouvements et leurs gestes montrent le lien qu’elles ont avec la nature. [Celles-ci sont] comme une partie de la nature » (Sasaoka, entretien : 2015).

33La photographe précise ainsi son mode de présence :

Je suis une visiteuse qui peut faire des images, mais ce que voient les personnes [vivant là] je ne peux pas le voir, et je me demande si ce que je vois, elles peuvent le voir. […] Je suis toujours sur une sorte de pourtour de cercle, ni à l’intérieur ni complètement à l’extérieur. Il y a quelque chose que je peux voir à l’intérieur et à l’extérieur. Je ne suis pas seulement une visiteuse. Je peux rester sur le bord. (Sasaoka, entretien : 2023)

34Elle se situe dans un entre-deux favorable à une communication avec les êtres et les choses. Ainsi, si, pour la sélection des photographies réalisées à Tanesashi, les points de vue sont multiples – à des hauteurs différentes par rapport aux personnes photographiées –, si le cadrage apporte des espaces ouverts ou fermés sans présence ou sensation d’horizon, ce qui caractérise l’ensemble est sa manière de se situer : à une certaine distance tout en étant présente à ce qui est. Autrement dit, cette manière d’être en communication préverbale avec le monde est à l’opposé d’une distanciation, d’une captation objectivante ou réifiante. Avec la technique numérique, Sasaoka peut réaliser de très nombreuses images en se dégageant de la visée : sans photographier quoi que ce soit de particulier (personne, arbre, écume, rocher, etc.). Ce qui importe alors n’est pas le quoi mais le comment – l’apparaître des êtres et des choses en une coexistence.

35Cette manière d’être correspond à un mode de relation au monde qui ne hiérarchise pas et qui est ouvert aux co-présences. Elle renvoie à la différence entre le regard fovéal qui fixe et isole des détails et la vision périphérique sensible aux mouvements. Sasaoka précise que son « regard a besoin d’un écart entre la compréhension et la non-compréhension ; cela se traduit par le fait de ne pas focaliser sur quelque chose afin de ne pas fixer de contenu dans [s]es photographies » (Sasaoka, entretien : 2015).  Cela explique que lorsque l’on découvre celles qu’elle a soigneusement sélectionnées, il n’y a pas un élément plus ou moins central qui va attirer le regard : même quand un outil se détache sur le ciel, il est associé à un ensemble incluant les éléments, la roche et une histoire accumulée des gestes (Fig. 03).

Fig. 03. Sasaoka Keiko, Kofunato, Same, série « Remembrance of the Shore », 2013.

Fig. 03. Sasaoka Keiko, Kofunato, Same, série « Remembrance of the Shore », 2013.

© Sasaoka Keiko.

36Ces photographies demandent une certaine considération, non pour être lues comme un ensemble de signes à décrypter, mais pour être vues avec cette même vision ouverte, gage d’une expérience sensorielle. Pour cela, il s’agit de laisser l’invisible porter le visible et de ne rien chercher de particulier. Des sensations minérales, un mouvement lent géologique, la rugosité des roches, la force et l’amplitude des mouvements marins, des gestes précis en relation avec le moment calme de la marée basse résonnent peut-être alors de manière interne.

37Ses photographies condensent une durée qui n’est pas celle de la prise de vue et qui correspond au milieu. Les pêcheurs, pêcheurs d’algues et promeneurs semblent faire partie de ce monde environnant bien plus vaste et plus large temporellement. Leur attitude ne se présente pas en distance mais en conversation.

La raison pour laquelle nous percevons une menace naturelle pour l’humanité dans les photographies de Sasaoka se reflète dans les aspects géographiques détaillés qu’elle dépeint scrupuleusement. Sasaoka inspecte la surface de la terre d’un œil attentif et cible le moment où celle-ci peut être photographiée dans son état naturel, en évitant les ombres extrêmes causées par la lumière du soleil et en attendant que le fond de l’océan soit exposé à marée basse. (Takahashi 2013 : 88)

38L’expression « état naturel » est à relativiser puisqu’il s’agit de photographies, toutefois, elle correspond aux choix de Sasaoka de ne pas réaliser d’images pittoresques ou mémorables ainsi qu’à sa manière d’être reliée tout en étant dans un entre-deux afin d’accéder à l’ordinaire du rivage. Dès lors, la nature n’est traitée ni comme un objet ni comme un sujet spectaculaire ou à la mode, ce que souligne Takahashi dans le commentaire suivant :

La nature dans ses photographies apparaît à une échelle massive, écrasant la figure humaine dans l’image. […] Cependant, les expressions éculées telles que « nature majestueuse » ou « les mystères de la nature », souvent accolées aux photographies de nature, ne conviennent pas à celles de Sasaoka. Les personnes y sont trop proches de la nature, et les formes de la nature trop sévères pour qu’on puisse leur attribuer les clichés fondés sur les illusions spontanées que les gens se font de la nature à partir d’un endroit éloigné et complètement isolé d’elle. (Takahashi 2013 : 88)

39La curatrice indique ici comment les images de Sasaoka Keiko permettent de réfléchir à ce qui caractérise le rivage de Tanesashi, tout en évoquant l’histoire de la vie locale présentée dans l’exposition.

3. Questionnements et apports

40Au sujet de sa série « Remembrance » réalisée dans le Sanriku après le 11 mars et qui inclut les vues réalisées à Tanesashi, Sasaoka Keiko explique : « Toujours, en arrivant quelque part, je ne cherche pas à voir la destruction, mais l’état du lieu, sa géographie et comment les personnes y vivent » (Sasaoka, entretien : 2015). Cette indication explicite son approche. Privilégiant une manière de photographier le milieu non comme un paysage mais comme une réalité topographique, géologique et habitée, Sasaoka propose ainsi un changement de point de vue par rapport aux images touristiques sans présenter non plus d’images documentant le quotidien du rivage. Ainsi Sasaoka ne cherche « pas à photographier la beauté des lieux », elle s’intéresse plutôt au « temps du lieu qui est plus étendu que celui du moment. […] [Son intention] est de trouver une connexion pour l’expérience des lieux, où quelque chose s’est passé ou va se passer » (Sasaoka, entretien : 2023, souligné par l’auteure).

41Dans son texte, Sasaoka évoque les liens et interactions entre les personnes et le milieu.

J’ai visité Tanesashi une fois cet été-là. À l’époque, il ne semblait pas y avoir eu beaucoup de changements depuis le tsunami, et j’ai donc supposé qu’il n’y avait pas eu beaucoup de dégâts. Ce n’est qu’après que j’ai appris que c’était grâce aux efforts inlassables des bénévoles de la région, ainsi qu’à la formidable vitalité du rivage de Tanesashi lui-même, que la côte s’était reconstituée. (Sasaoka 2013 : 113)

42Faisant du rivage de Tanesashi lui-même un agent de la réparation, la photographe insiste par ailleurs sur le soin méticuleux et manuel porté à la restauration de celui-ci : « Il était évident que [cette région] était comme un foyer protecteur et aimant » (Sasaoka 2013 : 113). Lors de l’entretien en 2015 elle indiquait avoir remarqué qu’ici après le tsunami la population était revenue tout de suite au bord de l’océan. Ce choix témoigne, pour elle, de l’autonomie des habitant·e·s dans leurs décisions, ce qui questionne de façon implicite les effets suscités par le changement de statut de la région : le fait que les lieux aient pu retrouver leur vitalité et que le regain (autre sens de fukkō) soit visible, interroge l’utilité et le sens du mouvement de reconstruction venant du gouvernement central.

43Dans le dernier paragraphe de son texte, elle relève la complexité des problèmes :

La conservation de la côte est une tâche difficile, qui se heurte à de nombreux problèmes comme le vieillissement des pêcheurs et des habitant·e·s de la région s’impliquant bénévolement. En outre, le remue-ménage supplémentaire lié à la création d’un parc national peut également entraîner une modification du paysage [景]. J’espère que les souvenirs de la côte de Tanesashi se mêleront à ceux de la côte du Sanriku et qu’ils seront transmis au fil des cinquante ou cent prochaines années. Et ce serait un honneur si mes photos pouvaient jouer un rôle, aussi petit soit-il. Sur la côte du Sanriku, qui doit devenir un parc national, la construction d’une gigantesque digue côtière est en cours sans le consentement des citoyens. J’espère sincèrement qu’une forte présence humaine continuera à relier la terre et la mer sans qu’une masse de béton ne les sépare. (Sasaoka 2013 : 113)

  • 27 Cela s’est traduit, pour « Remembrance », par la diffusion régulière de photographies imprimées rec (...)

44Même si à Tanesashi aucune digue n’a été construite, le statut de parc national apporte une transformation des interrelations ainsi que d’autres manières d’envisager le rivage. Sasaoka précise que le rôle des photographies de la série « Remembrance » « était de ne pas oublier, non pas seulement d’enregistrer pour le futur comment c’était avant, mais de continuer à se souvenir » (Sasaoka, entretien : 201527). L’oubli, autre recouvrement, vient vite.

45C’est pourquoi Takahashi a souhaité activer les mémoires. En appeler aux mémoires du territoire était ainsi fortement associé au présent – ce qui était en train de se passer avec le changement de statut en parc national – en pensant au futur de l’ensemble du rivage et au-delà de la région. Lors d’une discussion avec Sasaoka, évoquant ses photographies réalisées dans la série « Remembrance », le chercheur en psychologie Fujishima Yutaka 藤島寛, indiquait que celles qu’elle avait « réalisées en 2011 évoquaient un choc et qu’avec celles réalisées un an après, [il avait] pu éprouver [d’une part] son émotion pour le pouvoir de la nature à partir de sa géomorphologie (chisei 地勢) – un pouvoir qui n’a pas besoin d’espoir car c’est le processus de la nature –, [et d’autre part] que ce sont les structures humaines qui sont destructrices » (Fujishima, entretien non publié : 2015).

Selon Sasaoka, photographier les paysages des régions de Tanesashi et des zones endommagées par la catastrophe, c’est utiliser le choc du 11 mars 2011 pour relier l’histoire moderne à ce qui la transcende : l’histoire naturelle. Pour ce faire, elle pose un regard sans complaisance sur les espaces de vie détruits par la catastrophe. Nous y retrouvons, avec une empathie sans limite, l’histoire présente et passée des nombreuses générations qui sont nées et ont vécu sur le littoral. (Kuraishi 2019 : 188) 

  • 28 Le terme de tourisme noir (black tourism) est associé à la visite de sites marqués par une catastro (...)

46Si la « mémoire du rivage » est bien d’abord celle du milieu, et si elle assemble celle des situations et des générations de personnes, pour Kuraishi les images de Sasaoka peuvent potentiellement aider à replacer le questionnement sur la modernité depuis une histoire, qui non seulement serait plus longue, mais qui, aussi, ne serait pas d’abord envisagée à partir de l’être humain. Takahashi va dans le même sens quand elle écrit : « Bien que j’hésite à prononcer le terme à la mode d’“Anthropocène”, je pense que les photographies de Sasaoka, qui ont toujours été prises dans des lieux où l’homme et la nature se croisent, fournissent un matériau crucial pour réfléchir à la période de l’Anthropocène » (Takahashi, courriel : 2023). Cet autre point de vue permet de comprendre les fondements des inquiétudes tant de la photographe que de la curatrice. L’une d’elles concerne le fait déjà évoqué que la transformation des lieux en cours avec la reconstruction soit comme cachée car non questionnée, alors que la complexe réalité du milieu est également dissimulée. Une autre a trait au fait que, comme l’a remarqué Sasaoka, « dans la région de Sanriku une sorte de tourisme noir 28se développe [alors qu’]il est difficile d’entrer dans le site réel et de connaître les sentiments des personnes qui y vivent » (Sasaoka, entretien : 2023). Une autre inquiétude, encore, porte sur la représentation du paysage comme pratique culturelle associée à un aménagement pour le tourisme n’ayant pas, ou peu, de lien réciproque avec le milieu.

4. Suspensions provisoires

  • 29 Alors que le processus, par ailleurs, est souvent à l’œuvre avec le procédé photographique quand la (...)

47Avec cette exposition et son catalogue, Takahashi a souhaité réunir un ensemble hétérogène d’artefacts et de représentations apportant un éclairage historique dans différents registres, et non un discours unitaire ou dualiste. Avec ces manières plurielles de considérer Tanesashi, elle souhaitait montrer la complexité de la situation culturelle, du contenu des représentations ainsi que leur rôle, et ainsi permettre l’émergence d’un point de vue critique à leur propos. Par ailleurs, une différence essentielle et décisive ressort : celle entre une représentation du milieu comme paysage et une présence dans et avec le milieu, y compris avec des photographies. L’apport critique permet aujourd’hui aux personnes qui lisent attentivement le catalogue d’envisager l’intention d’une prise en main par les habitant·e·s du Tōhoku comme étant l’expression d’une attitude portée par une pensée décoloniale, ce que les photographies de Sasaoka pourraient exprimer. Elles apportent potentiellement une sensibilité vis-à-vis du milieu susceptible d’entrer en discussion avec les autres représentations et de résister à la représentation du paysage comme pratique culturelle (valorisation touristique, appropriation impérialiste)29. Sasaoka souhaite laisser un flottement dans la compréhension de ses images. La suspension du sens est primordiale pour ne pas imposer une interprétation, qui, en particulier, renverrait à une histoire des représentations du paysage passée au filtre de codes esthétiques ou imposerait un discours y compris d’ailleurs décolonial. La photographe a préféré des moments intermédiaires, peu spectaculaires, permettant de donner à voir un ensemble en interactions sans dramatisation. Le choix d’une « distance intermédiaire, pas trop loin, pas trop près » (Sasaoka, entretien 2015), permet à cet ensemble d’apparaître dans le cadre (Fig. 04).

Fig. 04. Sasaoka Keiko, Ashigezaki, Same, série « Remembrance of the Shore », 2013.

Fig. 04. Sasaoka Keiko, Ashigezaki, Same, série « Remembrance of the Shore », 2013.

© Sasaoka Keiko.

  • 30 Par exemple, le discours officiel ne renvoie ni à l’histoire des relations coloniales ni à la catas (...)

48Si « Sasaoka de par son expérience et dans une perspective topographique et géopolitique, a compris la relation asymétrique entre le “centre” et les “provinces” » (Kuraishi 2022 : 136), ce qui fonde la déprise est une réceptivité vis-à-vis du milieu. Autrement dit, une approche située, sensorielle et sans volonté de pouvoir serait indissociable d’une conscience décoloniale, ou de sa possibilité. Néanmoins, comment cette approche peut-elle ne pas être intégrée dans ce que produit le changement de statut en parc national : un contexte touristique, un processus d’appropriation et un discours qui s’avère dépolitisé30 ? La relation à la mémoire diffère, ici, de celle qui consiste à conserver une trace de quelque chose. Toutefois, si l’on pose que toute représentation d’un territoire et d’un milieu en paysage peut potentiellement participer au processus d’appropriation territorial, y compris sans la volonté des auteur·e·s de ces représentations, le changement de point de vue souhaité par Takahashi pourrait ne pas avoir lieu, car la volonté d’appropriation d’un territoire intègre potentiellement ses contradictions.

49L’approche de Sasaoka Keiko, sa manière de se relier au monde et de photographier en cherchant une temporalité longue – un invisible qui porte le visible –, se situerait du côté d’une suspension, d’une sorte de pause dans le processus d’appropriation. Sans doute s’agit-il d’une des seules possibilités de ne pas participer momentanément à une appropriation. Toutefois, si la suspension a bien lieu, elle est fragile et temporaire et elle demande une participation active de la part des personnes qui rencontrent ses images afin que celles-ci suspendent, à leur tour, leur saisie et laissent venir une présence, une présence en déprise d’une considération territoriale comme d’une appréciation paysagère. Alors, l’expérience de l’art, comme la souhaite Takahashi Shigemi, peut advenir – et c’est pour cela qu’elle a envisagé cette exposition –, une expérience confortant, ou apportant, un point de vue depuis le milieu vivant.

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Sendai Shoichiro 2014
« Fukkō, 復興 : la reconstruction », in Bonnin, P., Nishida, M., Inaga, S. (dir.), Vocabulaire de la spatialité japonaise, Paris, CNRS Éditions : 132-134.

Snyder Joel 1994
« Territorial Photography », in Mitchell (dir.), Landscape and Power, Chicago, University of Chicago Press : 175-201.

Takahashi Shigemi 2013
« Come Alive, Memories of the Shore » よみがえれ 浜の記憶 Tanesashi: Remembrance of the Shore 種差 よみがえれ 浜の記憶, Aomori, Musée d’art d’Aomori 青森県立美術館, livret 6 : 68-95.

Tomita Yoshiro (dir.) 1957
Tōhoku (Northeastern Japan) Guidebook, Tokyo, Regional Geography of Japan.

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Notes

1 Ces textes sont cités dans leur traduction anglaise du catalogue réalisée par Alex Queen pour les textes de Takahashi Shigemi et de Sasaoka Keiko, Stanley Anderson pour celui de Kuraishi Shino et James Widgren pour celui des organisateurs de l’exposition. Il s’agit ici de la traduction française par nos soins d’extraits du catalogue en anglais de l’exposition, qui compile des textes originellement rédigés en japonais.

2 Certains eurent lieu dans l’hiver 2022-2023 et d’autres antérieurement avec Sasaoka dans le cadre d’une recherche autour des interprétations du paysage au Japon. Réalisés en anglais ils ont été traduits en français par nos soins. Nos remerciements à Sylvie Brosseau pour ses conseils et son aide lors d’échanges en 2013 et 2023, à Fujishima Yutaka (†) qui m’avait présenté les photographies de Sasaoka et accompagnée en 2015 lors d’un entretien avec elle. Nos remerciements à Sophie Houdart, aux bibliothécaires de la Maison franco-japonaise à Tokyo ainsi qu’à Nathalie Delbard et Sandrine Huber, organisatrices du séminaire doctoral « Ruines ! Entre mémoire et oubli. Esthétique de la ruine et paysage » en 2022 au CEAC, université de Lille.

3 Nous ne ferons qu’évoquer les œuvres antérieures à 2011 ou celles de Richard Long, autre artiste invité à réaliser une œuvre au sujet du rivage, car ni ce dernier ni Iida Takayo, alors conservateur en chef du musée d’art d’Aomori et auteur d’un texte à son propos dans le catalogue, n’abordent cet aspect politique.

4 Ce terme n’est pas employé pour une colonie intérieure, toutefois il apparaît pertinent dans un contexte de revendication d’un point de vue et d’une pensée propres, pour analyser un processus d’écart, voire de déprise, vis-à-vis d’un système de pensée dominant de type colonial.

5 Ce parc d’une superficie de 28 537 hectares côtiers sur 220 kilomètres résulte de l’agrandissement et de la fusion du parc national de Rikuchūkaigan et du parc quasi national de Minami-Sanriku Kinkazan. Toutes les traductions de l’anglais sont réalisées par nos soins.

6 Niveau 5 dans l’échelle sismique japonaise.

7 Cet aspect crucial est critiqué par Takahashi et Sasaoka. Dans la traduction anglaise du discours officiel concernant le parc national pour la reconstruction de Sanriku, il y est question des suites d’un désastre et non d’un triple désastre, omettant la catastrophe nucléaire.

8 Née en 1978 à Hiroshima, elle poursuit depuis le début des années 2000 la série « Park City » sur le parc du Mémorial de la paix à Hiroshima, institué par le gouvernement japonais dans un but de commémoration et de reconstruction de la ville.

9 Comme le montre aussi, par ailleurs, le musée voisin Sannai-Maruyama situé sur un site archéologique Jōmon.

10 De nombreuses industries ont été développées à Hachinohe du côté de son port (Tomita 1957). Il y a surtout le plus grand site nucléaire au Japon, l’usine de traitement à Rokkasho-mura à Aomori (Gaulène 2010).

11 Elle peut correspondre à la différence entre keikan 景観 et fūkei 風景 (Brosseau et Grout 2022).

12 Moderne, modernité et modernisation au Japon sont des questions complexes que je ne traite pas ici (cf. Lévy 1994, Pelletier 2010, Rieu 1996).

13 Il s’agit de lieux renommés et évoqués dans la littérature depuis au moins le viiie siècle. Ils peuvent être visités en suivant un parcours.

14 Ce projet échoua en 1937.

15 Takahashi évoque d’ailleurs les vues de Yoshida dans son chapitre portant sur le patriotisme.

16 L’œuvre de Richard Long est appréciée pour son approche liée à ses marches plutôt solitaires. D’un côté, elle valorise une relation à un environnement naturel, et de l’autre, elle peut être analysée en tant que pratique culturelle impérialiste héritée d’une culture anglaise (cf. Anna Gruetzner Robins 2001).

17 Elle cite à ce sujet la géographe Ishiyama Noriko (2020) (voir également Hopson 2013) tout comme elle renvoie aux travaux de Naomi Klein.

18 Travaillant dans un musée départemental, la question la plus sensible qui peut conduire à « l’internalisation d’un auto-contrôle » concerne la question du nucléaire (Takahashi, courriel : 2024) que Takahashi a, par ailleurs, mentionnée dans son texte du catalogue.

19 Site consulté le 4 mars 2023.

20 L’historien de l’architecture Sendai Shōichirō 千代章一郎 remarque que le sens « lexicographique [de fukkō 復興, qui] désigne une chose en déclin mais qui reprend son essor » a fait place au sens de reconstruction. Or, il regrette qu’avec celle-ci il soit souvent fait « silence sur la problématique de l’historicité et du paysage antérieur à la catastrophe ». Il évoque l’importance de laisser réémerger, au fur et à mesure, le paysage perdu, dans le sens d’un milieu spécifique habité et transformé par ses habitant·e·s qui en font partie (Bonnin et al. 2014 : 132 et 134).

21 Les photographies sur le site du parc national pour la reconstruction du Sanriku du ministère de l’Environnement ne montrent pas les digues.

22 Voir le document en ligne : https://www.env.go.jp/content/900452865.pdf (dernière consultation en octobre 2024). Promulguée en 1931, une première loi incita le maire de Hachinohe à candidater pour Tanesashi. Douze parcs furent désignés entre 1934 et 1936 (Kuraishi 2013 : 101).

23 Faisant partie du « Projet de reconstruction verte » (Gurīn fukkō purojekuto グリーン復興プロジェクト) lancé en 2012 par le ministère de l’Environnement du Japon, un sentier de randonnée de 1 025 kilomètres fut ouvert en juin 2019 sur toute la côte du Sanriku. Une organisation sans but lucratif, Michinoku Trail Club, gère ce sentier. Le terme « trail » en katakana a peut-être été choisi en lien avec la référence états-unienne, tout en renvoyant potentiellement à un usage du territoire comme un grand terrain de sport.

24 Utilisé aux États-Unis, ce terme désigne un état sauvage, ou supposé tel, de la nature (Larrère, 2018).

25 « Le changement de statut du Yosemite en parc (emparkment) a entraîné la privation des droits et l’expulsion des communautés tribales autochtones qui avaient à l’origine façonné l’environnement. Présence et pratiques qui ne furent reconnues ni par Muir ni par Olmsted ni par leurs successeurs » (Olwig 2002 : 206).

26 Son élaboration pour une randonnée le plus possible en continu le long du rivage a amené un changement d’usages ayant nécessité des accords avec les instances locales et les riverains.

27 Cela s’est traduit, pour « Remembrance », par la diffusion régulière de photographies imprimées recto-verso en grand format et pliées (une grande image au verso et plusieurs au recto).

28 Le terme de tourisme noir (black tourism) est associé à la visite de sites marqués par une catastrophe ou un événement dramatique.

29 Alors que le processus, par ailleurs, est souvent à l’œuvre avec le procédé photographique quand la visée est portée par une volonté de saisie et de possession.

30 Par exemple, le discours officiel ne renvoie ni à l’histoire des relations coloniales ni à la catastrophe nucléaire de Fukushima.

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Table des illustrations

Titre Fig. 01. Vue de l’exposition « Tanesashi : mémoire du rivage », avec la permission du musée d’art d’Aomori, photo studio Soumon.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/docannexe/image/9763/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 148k
Titre Fig. 02. Sasaoka Keiko, série « Remembrance of the Shore », salle dans l’exposition « Tanesashi: Remembrance of the Shore », avec la permission du musée d’art d’Aomori, photo studio Soumon.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/docannexe/image/9763/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 124k
Titre Fig. 03. Sasaoka Keiko, Kofunato, Same, série « Remembrance of the Shore », 2013.
Crédits © Sasaoka Keiko.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/docannexe/image/9763/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 320k
Titre Fig. 04. Sasaoka Keiko, Ashigezaki, Same, série « Remembrance of the Shore », 2013.
Crédits © Sasaoka Keiko.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/docannexe/image/9763/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 459k
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Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Grout, « Revendiquer un point de vue situé. L’exposition « Tanesashi: Remembrance of the Shore » à Aomori en 2013 et la série photographique de Sasaoka Keiko »Ebisu, 61 | 2024, 193-220.

Référence électronique

Catherine Grout, « Revendiquer un point de vue situé. L’exposition « Tanesashi: Remembrance of the Shore » à Aomori en 2013 et la série photographique de Sasaoka Keiko »Ebisu [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 25 décembre 2024, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/9763 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1313p

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Auteur

Catherine Grout

カトリーヌ・グルー

Professeure d’esthétique HDR à l’ENSAPL, université de Lille, chercheure au LACTH. Ses travaux portent sur le paysage, l’espace public, l’apparaître, la spatialité et l’expérience d’œuvres. Derniers ouvrages : Le Sentiment du monde, Bruxelles, La Lettre Volée, 2017 ; Paysage et sol commun, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2024.

美術史と美学の博士号を持つカトリーヌ・グルーは、フランスのENSAPL(リール国立高等建築景観学校)教授、LACTH研究員。研究テーマは、風景、公共空間、外観、空間性、作品の経験など。近著に、Le Sentiment du monde、 2017年、Paysage et sol commun、2024年がある。

A PhD holder in art history and aesthetics, Catherine Grout is a professor at the École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille (ENSAPL) and a member of LACTH. Grout is the author of Sol commun et paysage (Grenoble, Presses universitaires, 2024) and “Common world, place and traces”, in Living Politics in the City, 2023.

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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