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- 3 Plusieurs chercheurs ont proposé des théories concernant l’origine du pèlerinage d’animation. Par e (...)
1La visite des lieux qui ont servi de cadre à un dessin animé, qualifiée par les fans de « pèlerinage aux lieux saints »2 , constitue une pratique dans laquelle ils s’engagent spontanément, dans le prolongement de leur passion pour une œuvre. D’après Ōishi (2011), son origine remonterait à la série d’animation Onegai Teacher おねがいティーチャー (2002)3. Le réalisateur, le scénariste et le producteur de cette série, accompagnés de membres du studio chargé des décors, ont effectué des repérages au lac Kizaki (Ōmachi, département de Nagano), et la série est reconnue pour avoir été l’une des premières à avoir conçu son cadre d’après une reproduction fidèle de paysages locaux (Ōishi 2011 : 46). Par ailleurs, elle fut l’une des premières à faire l’objet de tels comportements de fans : ces derniers se rendaient sur les lieux montrés dans la série, les photographiaient avec leur appareil numérique, et présentaient ces clichés en les comparant aux plans correspondants dans la série, ces informations se diffusant ensuite par le biais d’internet. La communauté ainsi formée par ces fans, qui se retrouvaient sur place attirés par la série, permet aux passionnés de continuer à s’y rendre de nos jours, alors que plus d’une dizaine d’années s’est écoulée depuis sa diffusion.
- 4 Ces dernières années, l’expression « tourisme de contenus » (kontentsu tsūrizumu コンテンツツーリズム) s’est (...)
2Bien entendu, le fait de visiter des lieux qui ont servi de modèles à une œuvre de fiction est une activité qui a déjà une longue histoire. Se rendre sur les lieux de tournage d’un film ou d’une série télévisée, à des endroits qui ont fourni leur cadre à des romans ou des chansons populaires, est une activité largement implantée dans la culture de masse des Japonais comme une manière (parmi d’autres) de jouir des œuvres en question4. Dans le domaine de l’animation également, viennent à l’esprit certaines séries pour enfants bien connues des années 1990, telles Chibi Maruko chan ちびまる子ちゃん (1990-1992, 1995-), Sailor Moon 美少女戦士セーラームーン (1992-1997), Crayon Shin chan クレヨンしんちゃん (1992-) ou KochiKame こちら葛飾区亀有公園前派出所 (1996-2004), qui proposaient un environnement clairement identifiable, attirant déjà un nombre important de visiteurs sur place. Parmi les films du studio Ghibli, Si tu tends l’oreille (Mimi o sumaseba 耳をすませば), réalisé en 1995, a conduit de nombreux fans à arpenter le quartier de Seiseki Sakuragaoka (Tama, municipalité de Tokyo), qui a servi de modèle pour les paysages urbains visibles dans les décors du film.
- 5 Section « Q&A », site internet du studio Ghibli, http://www.ghibli.jp/40qa/000026.html (consulté le (...)
- 6 Nous estimons qu’il existe un consensus pour reconnaître Tomono.ura comme le cadre du film Ponyo su (...)
- 7 Vérifié par l’auteur lors d’une visite sur place en juillet 2014.
- 8 Extraits d’un texte affiché dans le centre en question.
3Cependant, au studio Ghibli, dont les œuvres sont le plus souvent fondées sur des univers fantastiques, on rappelle qu’« il y a très peu de nos films dont on puisse affirmer officiellement qu’ils se déroulent à tel ou tel endroit [réel] », que « la plupart mélangent des éléments empruntés à différentes régions », qu’ils « contiennent des scènes dont la configuration des lieux est totalement imaginaire », et que « même en se rendant sur des lieux ayant servi d’inspiration, on ne tombera jamais sur un site absolument identique à ce que l’on peut voir dans le film »5. Néanmoins, le site internet du studio mentionne des endroits ayant servi de modèles pour l’environnement ou les dessins de certains films, en distinguant entre « ceux qui peuvent être considérés comme le cadre du film » et « ceux dont on s’est beaucoup inspiré ». Par exemple, pour Ponyo sur la falaise (Gake no ue no ponyo 崖の上のポニョ, 2008), le secteur de Tomono.ura (Fukuyama, département de Hiroshima) est mentionné. Le réalisateur, Miyazaki Hayao, y aurait séjourné et en partie conçu le film. On y trouve de nombreux endroits dont on peut supposer qu’ils lui ont servi d’inspiration, et la zone est généralement considérée comme le cadre du film6. Mais le studio Ghibli ne le reconnaît pas officiellement comme tel. Pour lui, il ne s’agit ni plus ni moins que l’un de ces « endroits dont on s’est beaucoup inspiré ». En conséquence, il n’est pas possible pour la localité d’être considérée comme celle de l’œuvre et de pouvoir le mettre en avant dans des campagnes publicitaires de grande envergure. À l’inverse, ceci favorise la communication spontanée d’informations par les fans du film, leur permettant de développer des pratiques telles que le pèlerinage. Au Centre d’informations touristiques de Tomono.ura (Tomono.ura kankō jōhō sentā 鞆の浦観光情報センター, un établissement géré par la compagnie de transport locale, Tomo tetsudō 鞆鉄道, qui fait aussi office de boutique de souvenirs), on trouve quelques produits dérivés utilisés pour la décoration, ainsi qu’une carte faite à la main précisant les différents endroits supposés reproduits dans le film. On peut également s’y procurer un plan plus détaillé que les informations disponibles en ligne7. Toutefois, il s’agit d’une création originale conçue « de sa propre initiative et selon son goût personnel » par le responsable du centre, amateur du film, « pour que tout le monde puisse profiter, en imagination, des magnifiques paysages de Tomono.ura »8 : on peut donc la considérer comme relevant d’une pratique de fan.
4Le pèlerinage est une pratique à travers laquelle les fans, en se rendant sur les lieux (considérés comme) ayant servi de modèles aux environnements dépeints dans des animés, cherchent à approfondir leur compréhension de l’univers de ces œuvres. Pour qu’elle ait pu se développer en un véritable mouvement, il a fallu une évolution au niveau de la qualité graphique de l’animation, en particulier l’utilisation de dessins plus détaillés pour les décors. L’animation commerciale produite au Japon, qui visait à l’origine un public d’enfants et d’adolescents, a commencé à créer des œuvres pour un public plus large (à l’image des productions du studio Ghibli), d’autres destinées spécifiquement à un public adulte. Pour les satisfaire, elles nécessitaient une qualité supérieure. Les séries d’animation visant les jeunes adultes, qui apparaissent dans les années 1980 et se multiplient après 1995, souvent qualifiées d’« animés de nuit » (shin.ya anime 深夜アニメ) du fait de leur diffusion télévisée après minuit, avaient pour noyau dur des amateurs d’animation avertis et exigeants. Sur le plan technique, les progrès des outils numériques, dont l’usage se généralise dans le processus de création de l’animation au cours de la décennie qui suit, a également largement contribué à l’augmentation rapide de la qualité graphique ainsi que du nombre d’œuvres et de projets.
- 9 Selon l’entrée « planning » (shinkōhyō 進行表) figurant dans le glossaire mis en ligne sur le site off (...)
- 10 Masuda (2007, 2011) a présenté de manière synthétique l’industrie de l’animation en se concentrant (...)
- 11 NdT : sur l’animation limitée, voir supra p. 114 note 20.
- 12 La relation complexe entre les paysages réels et les illustrations, les peintures ainsi que le mond (...)
5Cependant, les dessins au rendu quasi-photographique fréquemment utilisés pour les décors des animés actuels résultent aussi d’une contrainte économique, dans un contexte de multiplication du nombre de séries produites. Un épisode de 30 minutes (en réalité plutôt 25) est constitué en moyenne de 300 plans9, ce qui suppose un nombre équivalent de décors (même si bien entendu, certains sont réutilisés). Il est donc impossible de dessiner minutieusement chaque bâtiment et accessoire apparaissant dans l’animé, et le plus souvent, on utilisera la méthode du calque tracé d’après photographies. C’est ainsi que le public s’est habitué aux arrière-plans photoréalistes. Ceci met l’accent sur un aspect fondamentalement différent du principe d’origine de l’animation, qui reposait sur la capacité à insuffler la vie à des images fixes dont l’enchaînement semblait les doter de mouvements. L’animation commerciale japonaise était construite autour de ce principe, à savoir comment créer de l’image animée10. Si les animateurs, qui sont au cœur du processus de création de l’animation, avaient fini par acquérir un statut de star, c’est justement parce que la capacité à insuffler la vie à des images fixes dépendait principalement de leur talent. Malgré l’introduction de nouvelles technologies telles que l’image de synthèse, l’animation commerciale japonaise, qui repose toujours sur des images dessinées une par une à la main (nommées « dōga 動画 » [intervalles] dans le milieu), reste une industrie à fort besoin de main-d’œuvre. Dans le cas de l’animation télévisée, il s’agit principalement d’« animation limitée » (à 8 images par seconde en moyenne)11, chaque image n’apparaissant à l’écran que 0,125 seconde (en moyenne). Ainsi, l’animation nécessite une énorme quantité de dessins, et cette quantité impose une limite au degré de précision atteignable pour chacun d’entre eux. Il est donc naturel que l’attention se reporte sur les décors s’ils sont plus détaillés, d’autant plus qu’ils apparaissent en continu du début à la fin d’un plan, qui peut s’étirer sur plusieurs secondes12. Ceci est d’autant plus vrai pour les spectateurs « blasés » que nous sommes, habitués depuis longtemps à l’animation, et qui ne ressentons plus forcément l’illusion du mouvement qu’elle engendre avec le même émerveillement qu’autrefois.
6Or, alors que le pèlerinage d’animation s’est développé sur fond de passion fétichiste pour les décors des œuvres, l’intérêt s’est focalisé sur les lieux du quotidien le plus banal. Ainsi, en particulier quand le cadre est une destination touristique bien connue, le regard qui en découle est-il relativement distinct de ce que l’on qualifie habituellement de « regard touristique ».
7Par exemple, la série d’animation fondée sur le jeu vidéo amateur Higurashi no naku koro ni ひぐらしのなく頃に (2006-) s’inspire pour ses décors de Shirakawa-gō (district d’Ogimachi, village de Shirakawa dans le département de Gifu). Le hameau, connu pour ses maisons aux toits de chaume (gasshō zukuri 合掌造り), a été désigné comme « secteur d’édifices traditionnels importants à conserver » (jūyō dentōteki kenzōbutsugun hozon chiku 重要伝統的建造物群保存地区) par l’État japonais et inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO (1995). L’achèvement de l’autoroute du Tōkai-Hokuriku en 2008 a contribué à en faire une destination touristique populaire, amenant de nombreux visiteurs, y compris de l’étranger. Les touristes sont habituellement attirés par ses maisons à toit de chaume et ses paysages ruraux pittoresques, voire par le mode de vie traditionnel de la province de Hida, mais le regard des fans de Higurashi no naku koro ni venus en pèlerinage est radicalement différent. En effet, lorsqu’ils visitent Shirakawa-gō, ils photographient des lieux tels que la clinique, la station d’épuration, ou des habitations anonymes (Kanda 2012). Évidemment, ces bâtiments font l’objet de pèlerinages parce qu’il s’agit des logements des personnages principaux, ou de lieux importants pour l’intrigue, mais dans la perspective du « regard touristique », ce sont des endroits que l’on aurait plutôt tendance à dissimuler. Des touristes ordinaires ne prendraient probablement pas ces bâtiments modernes en photo, et s’efforceraient même de faire en sorte qu’ils n’apparaissent pas sur leurs clichés. Pourtant, quand ils visitent Shirakawa-gō, ils sont forcément amenés à les voir.
- 13 Dans ce texte, l’expression « regard touristique » ne recouvre pas exactement la notion de tourist (...)
- 14 Pour un résumé synthétique de cette évolution et de la situation actuelle, voir Okada (2014).
- 15 Série d’animation télévisée diffusée d’avril à septembre 2012 sur des chaînes locales, BS11 et AT-X (...)
8Dans ce texte, nous tenterons de déterminer si la pratique de fan que constitue le pèlerinage d’animation pourrait être considérée (ou non) comme un acte de résistance au « regard touristique » (tourism gaze)13. Le monde représenté dans les animés ne l’est généralement pas du point de vue de visiteurs venus de l’extérieur, il s’agit plutôt de l’environnement de personnages qui y vivent au quotidien. La pratique actuelle du pèlerinage, dans la mesure où elle se focalise sur ces lieux banals qui constituent le cadre des animés, ouvre la possibilité d’un regard « authentique » sur les territoires en question, qu’il est intéressant de comparer au « regard touristique » habituel. Cependant, l’environnement dans lequel s’inscrivent ces pèlerinages d’animation est déjà en train de perdre cette « authenticité », dans la mesure où, à l’image du quartier de Washinomiya (aujourd’hui rattaché à la ville de Kuki, département de Saitama) à la suite de l’animé Lucky Star らき☆すた (2007), le pèlerinage est désormais considéré comme une ressource pour le développement local (chiiki kasseika 地域活性化) ou la fabrique urbaine (machi zukuri まちづくり), et se retrouve indissociablement lié au « regard touristique »14. Dans ce texte, nous proposons d’étudier l’état actuel du phénomène du pèlerinage d’animation en prenant l’exemple de l’animé Hyōka 氷菓 (2012)15. Mais d’abord, il convient de revenir sur le processus qui a abouti à lier le pèlerinage au « regard touristique ».
- 16 Concernant les initiatives locales liées à cette série et le pèlerinage dont elle fait l’objet, voi (...)
- 17 Cet exemple de « réussite » à Washinomiya a été étudié par des chercheurs tels que Yamamura Takayos (...)
9Aujourd’hui, le pèlerinage est en train d’évoluer : l’activité n’est plus seulement pratiquée par des fans d’animés de leur propre initiative, mais impulsée par des acteurs locaux (collectivités territoriales, offices du tourisme, associations de commerçants, compagnies de transport, etc.) ou par les comités de production des œuvres (rassemblant studios d’animation, chaînes TV, éditeurs de l’œuvre originale, éditeurs et distributeurs de DVD et Blu-Ray, agences de publicité). La série d’animation Lucky Star (2007) a joué un rôle décisif dans cette transition16. En effet, elle a contribué à faire connaître la pratique du pèlerinage sur les lieux représentés dans les animés auprès du grand public, au-delà des cercles de fans, et à attirer l’attention sur son utilisation possible comme outil de développement local17.
- 18 Les sites faisant l’objet de pèlerinages ainsi que les pratiques effectives sont recensés dans Kaki (...)
- 19 La version japonaise de Wikipédia, dans son article sur le « pèlerinage (sens familier) » (junrei : (...)
10Bien entendu, la pratique du pèlerinage s’était déjà bien développée chez les fans d’animés depuis Onegai teacher en 200218. Par exemple, la série Les Petites Fraises (Ichigo mashimaro 苺ましまろ, 2005) prenait pour cadre, à l’image du manga originel, un quartier résidentiel de la ville de Hamamatsu dans le département de Shizuoka. À la suite de sa diffusion, de nombreux fans se sont mis à visiter les lieux, au point que le magazine publiant le manga, de même que certains sites de fans, appellent « à faire preuve de retenue lors des “pèlerinages” »19. En 2006, la série La Mélancolie de Haruhi Suzumiya (Suzumiya Haruhi no yūutsu 涼宮ハルヒの憂鬱) a généré un phénomène similaire : des fans se sont mis à visiter le quartier résidentiel de Nishinomiya (département de Hyōgo) où elle se déroule, ainsi que d’autres lieux utilisés comme modèles, tels le lycée départemental de Nishinomiya Nord et la rue commerçante d’Amagasaki.
11Lucky Star a eu une importance déterminante pour plusieurs raisons :
121/ par rapport à ces deux précédents, qui prenaient pour cadre des quartiers résidentiels peu propices à accueillir des fans en grand nombre, le lieu emblématique du pèlerinage de cet animé est un sanctuaire shinto, autrement dit un espace public ;
132/ un magazine consacré à l’animation a publié un article accompagné d’un guide pour réaliser ce pèlerinage, encourageant cette pratique ;
143/ les médias grand public ont montré le sanctuaire de Washinomiya et les commerces environnants « pris d’assaut » par les fans de la série.
15On peut également évoquer un quatrième et dernier élément de contexte :
- 20 NdT : sur Densha otoko, voir supra p. 100 note 4.
- 21 NdT : sur cette affaire, voir supra p. 103 note 9.
- 22 NdT : sur le terme otaku, voir supra p. 98 note 2.
- 23 À partir du point d’inflexion qu’a constitué cette année 2007, des ouvrages présentant les lieux de (...)
164/ entre le succès de Densha otoko 電車男 en 200520 et l’affaire de l’attaque meurtrière à l’arme blanche dans le quartier d’Akihabara en 200821, le phénomène otaku22 a suscité un regain d’intérêt dans l’opinion publique, et les fans d’animation ont bénéficié d’un regard relativement indulgent et favorable à cette période23.
17L’article évoqué en 2, publié dans le numéro d’août 2007 du magazine Newtype, était accompagné d’un « guide d’excursion dans l’univers de Lucky Star », qui présentait non seulement le sanctuaire de Washinomiya, mais également d’autres endroits correspondant à des décors visibles dans le générique de la série. Après la publication de l’article, les fans ont commencé à visiter les lieux en nombre, et Washinomiya s’est vu présenté dans les grands médias comme « le sanctuaire des otaku ». Ces reportages l’ont fait connaître auprès des fans mais aussi des habitants de la région, attirant toujours plus de visiteurs, ce qui a conduit l’association des commerçants locaux à contacter le studio d’animation et à développer l’exploitation locale du phénomène en concertation avec les fans (Yamamura 2008, 2009).
18Avant la programmation de Lucky Star, on estimait entre 65 000 et 130 000 le nombre de visiteurs au sanctuaire de Washinomiya à l’occasion des cérémonies du Nouvel An. En 2008, l’année suivant la diffusion, ils étaient 300 000, et à partir de 2009, environ 400 000. Bien entendu, cette augmentation n’est pas uniquement due aux visites de fans de la série. Mais le fait qu’ils s’y rendent en pèlerinage, et que celui-ci ait entraîné un mouvement de redynamisation locale, ont fait l’objet d’une importante couverture médiatique, ce qui a largement contribué à la popularité du sanctuaire, présenté comme le plus ancien lieu de culte traditionnel shinto de la région du Kantō.
19L’initiative du quartier de Washinomiya autour de l’animé Lucky Star, qui a entraîné une revitalisation des rues commerçantes et l’augmentation du nombre de visiteurs aux cérémonies du Nouvel An, a été présentée comme un exemple symbolique de dynamisation d’une communauté locale grâce au pèlerinage d’animation. Elle a montré que ce dernier pouvait être utilisé comme une ressource à cet effet à travers la collaboration des fans et des acteurs locaux, en particulier des commerçants. De fait, la récupération commerciale trop ouvertement mercantile est perçue de manière négative par les fans d’animation, et il est vite devenu évident qu’elle pouvait entraîner des critiques et une dégradation des avis sur internet. L’accent a donc rapidement été mis sur la nécessité pour les commerçants de se rapprocher des fans et de profiter avec eux du phénomène.
20Face à la notoriété croissante de l’exemple de Lucky Star et Washinomiya, d’autres acteurs locaux ont naturellement imaginé que si leur région apparaissait dans un animé, les fans afflueraient et contribueraient ainsi à la revitaliser. Cependant, les initiatives entreprises dans cet esprit n’ont pas toutes réussi à susciter l’enthousiasme escompté, et certaines sont aujourd’hui considérées comme des « échecs » pour les fans d’animés. On a pu souligner que la majorité d’entre eux avait jugé ces œuvres-là sans grand intérêt, ou encore que la région concernée n’y était pas assez représentée, tout cela expliquant qu’elles ne parviennent pas à vraiment faire parler d’elles. Si le « pèlerinage aux lieux saints » d’un animé découle de la passion éprouvée pour ce dernier, il est peu probable que le mouvement émerge si l’œuvre en question ne parvient à susciter ce sentiment que chez une infime minorité ; et comme on ne peut pas savoir si un animé sera populaire avant qu’il ne soit diffusé, il est impossible de prédire s’il sera à même de générer un phénomène massif de pèlerinage sur les lieux qui lui sont liés.
21Il faut cependant noter qu’aujourd’hui, le phénomène du pèlerinage ayant acquis une notoriété importante, il existe des fans qui le pratiquent de manière « spécialisée », autrement dit que n’importe quel animé, à condition qu’il ait pour modèle de ses décors un territoire existant, va faire l’objet de pèlerinages par un certain nombre de fans. À l’image de la ville d’Ōarai dans le département d’Ibaraki, représentée dans la série Girls und Panzer ガールズ&パンツァー diffusée entre 2012 et 2013, on retrouve des exemples d’exploitation réussie de la part des collectivités locales qui ont su capitaliser sur la réaction des fans. Mais le cas le plus fréquent actuellement, c’est celui qui voit les acteurs locaux s’associer au comité de production des œuvres pour l’organiser eux-mêmes en amont.
- 24 NdT : site inactif (11/2024).
22Ainsi, le département de Saitama, où se trouve le quartier de Washinomiya qui s’est fait connaître grâce à Lucky Star, s’est-il efforcé de développer sa promotion en se présentant comme « Terre sainte des animés » (anime no seichi アニメの聖地). Pour ce faire, il a lancé plusieurs initiatives : un site internet de promotion touristique du département qui présente ses points d’intérêt au niveau de l’animation et du manga, l’« Association touristique à fond sur Saitama » (Saitama chō dīpuna kankōkyōkai 埼玉ちょ~でぃーぷな観光協会, 2008)24, un « Comité d’examen sur le tourisme d’animés du département de Saitama » (Saitama ken anime tsūrizumu kentōi i.inkai 埼玉県アニメツーリズム検討委員会, 2009), conçu comme un « groupe de réflexion sur le tourisme d’animation par et pour les otaku », un studio consacré à la production d’animation promotionnelle sur le tourisme, « Ani-made Saitama » アニメど埼玉 (2008) à l’origine des séries « Saitama la guerre du tourisme : le combat de Sakuya » (Kankō taisen Saitama Sakuya no tatakai 観光大戦 Saitama─サクヤの戦い─, à destination du public japonais) et The Four Seasons (pour le public étranger), ou encore le « Festival de l’animé et du manga à Saitama » (Anime manga matsuri in Saitama アニメ・マンガ祭り in 埼玉, 2013- ; « festival Anitama »). Des séries telles que Ano hana (Ano hi mita hana no namae o bokutachi ha mada shiranai あの日見た花の名前を僕達はまだ知らない, 2011) et Yama no susume ヤマノススメ (2013, 2014) ont non seulement exploité les villes de Chichibu et Hannō comme cadre ou inspiration, mais sont allées jusqu’à intégrer des marqueurs régionaux tels que la compagnie de transport locale (Seibu tetsudō 西武鉄道) : ce type de partenariat avait clairement pour objectif de favoriser l’apparition d’un mouvement de pèlerinage.
- 25 NdT : principale convention de manga amateur au Japon, lancée en 1975.
23À ce titre, en tant que lieu de pèlerinage, le sanctuaire de Washinomiya représenté dans Lucky Star occupe une place tout à fait singulière. À l’origine, il n’était pas le seul site de pèlerinage en lien avec cette série : on peut citer également la gare de Kasukabe 春日部 (orthographiée 粕日部 dans la série) et ses environs, le lycée Kasukabe Kyoei (modèle de celui de la série, et que l’auteur a fréquenté), la ville de Satte (notamment la maison de l’auteur), ou encore le parc de Gongendō, sur l’ancien lit de la rivière Tone. Pourtant, de nos jours, il est très rare que l’on évoque d’autres sites que le sanctuaire de Washinomiya. Par ailleurs, il est difficile d’expliquer sa popularité auprès des fans, qui continuent à s’y rendre en masse huit ans après la première diffusion de la série, simplement par le fait qu’il ait figuré dans une scène de son générique d’ouverture. Des jeunes qui se consacrent à des activités otaku autour de l’animation s’y rendent pour les célébrations de Nouvel An, certains qui participent à des cercles de manga amateur viennent y prier pour leur succès au prochain Comic Market25, ou remercier les divinités de le leur avoir accordé. Le sanctuaire Washinomiya 鷲宮神社 est le modèle du sanctuaire éponyme de la série (orthographié 鷹宮), où sont domiciliés deux de ses personnages principaux, les sœurs jumelles Hiiragi Kagami et Tsukasa. Dans l’épisode 12, « Allons au festival ! » (omatsuri he ikō お祭りへいこう), on peut les voir en costume de miko 巫女 (vestales) aider leurs parents aux préparatifs du Nouvel An. Or, lorsqu’on observe les tablettes votives illustrées (ema 絵馬) déposées à cette occasion par les visiteurs du (vrai) sanctuaire, on constate qu’il y en a davantage consacrées à l’héroïne de la série, Izumi Konata, qu’aux deux jumelles. Certaines présentent même, accompagnés d’une illustration de Konata, des messages tels que celui-ci : « Je veux une copine otaku comme Konata ! Même si en vrai, je préfère Kagami… » (Drill Project 2010, cité sur le bandeau publicitaire de l’ouvrage).
24Ce fan est venu visiter le sanctuaire de Washinomiya, modèle de celui qui constitue dans la série le domicile des sœurs Hiiragi, Tsukasa et Kagami, et il affirme être fan de cette dernière. Pourtant, c’est l’héroïne Konata qu’il a choisi de dessiner sur sa tablette votive. Or, on ne peut pas réellement comprendre la série Lucky Star en faisant abstraction du fait que ladite héroïne soit une otaku. Dans l’épisode 12, dont il a été question plus haut, elle emmène les sœurs Hiiragi au Comic Market, qui se tient au centre d’expositions international de Tokyo (Tokyo Big Sight) à Ariake (arrondissement de Kōtō), le 31 décembre. Cet épisode est l’occasion d’insister davantage sur la caractérisation de Konata comme otaku, qui avait déjà été entamée auparavant. Elle emmène les jumelles à cet événement, qu’elle qualifie de « fête » (omatsuri お祭り), pour qu’elles l’aident à acheter des publications de cercles d’amateurs, après quoi, dans la soirée, elles rentrent au sanctuaire aider leur famille à préparer les célébrations du Nouvel An.
- 26 Ce phénomène signifie que, quelle que soit la divinité originellement vénérée au sanctuaire Washino (...)
25On peut en conclure que si le sanctuaire de Washinomiya constitue le principal objet de pèlerinage lié à cette série, ce n’est pas simplement parce qu’il apparaît dans le générique d’ouverture, mais plutôt parce qu’il est lié à l’héroïne Konata et à l’intrigue de l’œuvre. Ainsi, les pratiques de fans évoquées plus haut équivaudraient, dans une certaine mesure, à reproduire les actions de Konata dans la série26.
26L’idée pour une région d’utiliser un animé et le pèlerinage des fans comme outils de revitalisation locale relève d’une stratégie de distinction visant à ouvrir une brèche dans la hiérarchie des lieux touristiques désormais bien établie du Japon moderne, conditionnée par le « regard touristique », et d’en reconfigurer les cadres référentiels à son profit pour s’y tailler une place plus favorable. D’autres stratégies de développement local par le tourisme reposant sur des critères de valorisation alternatifs, telles que la promotion de la cuisine populaire locale (B-kyū gourmet), la valorisation par des avis positifs d’étrangers, comme ceux du Guide Michelin ou du site Tripadvisor, ou encore l’inscription au patrimoine mondial, s’inscrivent dans une logique similaire. Le pèlerinage d’animation constitue donc une option parmi d’autres pour favoriser la revitalisation régionale. Afin d’étudier une expérience concrète dans ce domaine, ce texte se concentrera sur l’exemple de la série Hyōka diffusée en 2012.
27L’animé Hyōka est fondé sur la série de romans Kotenbu 古典部 (Le Club de littérature classique) de Yonezawa Honobu 米澤穂信, et tire son nom du premier volume de celle-ci, qui a lancé la carrière de l’écrivain [en 2001]. Né en 1978, Yonezawa est un auteur de polar rattaché au courant « néo-orthodoxe » (shinhonkaku-ha 新本格派) du genre, qui émerge vers 1990. Il est notoirement influencé par Kitamura Kaoru 北村薫 et les autres écrivains développant la veine du « mystère au quotidien » (nichijō no nazo 日常の謎). On y suit la résolution d’une énigme qui vient s’inscrire dans le contexte d’une vie quotidienne des plus banales.
28Le récit de Hyōka se développe autour du personnage principal, Oreki Hōtarō, qui vient d’intégrer le « lycée de Kamiyama » situé dans la ville éponyme. Malgré son peu d’enthousiasme, il se voit poussé à rejoindre le club de littérature classique de l’établissement, au bord de la dissolution faute de membres, par sa sœur aînée qui en avait elle-même fait partie. Il y rencontre Chitanda Eru, fille d’une famille de notables locaux, elle aussi présente pour une raison particulière. Ils seront bientôt rejoints par Fukube Satoshi et Ibara Mayaka, amis de Hōtarō depuis le collège, et l’histoire se concentrera sur ces jeunes gens dans le cadre de ce « club aux objectifs et à la raison d’être plus qu’incertains ». Au fil de la série, Hōtarō va s’efforcer de résoudre diverses énigmes : de petits mystères venant troubler la vie sans histoires du lycée (les nouvelles de l’œuvre originale) ; ce qu’a dit l’oncle d’Eru qui l’a tant fait pleurer quand elle était enfant (cette énigme est liée à une autre : pourquoi le recueil édité par le club a-t-il pour titre Hyōka – voir le premier roman éponyme) ; qui est le coupable dans le thriller inachevé tourné pour la fête du lycée (cette énigme est liée à une autre : pourquoi avoir mandaté Hōtarō et ses compères à ce sujet – voir le deuxième roman, Gūsha no endorōru 愚者のエンドロール [Tombée de rideau]) ; pourquoi, lors de ladite fête, des objets sont-ils dérobés aux différents clubs dans l’ordre alphabétique (voir le troisième roman, Kudoryafuka no junban クドリャフカの順番 [La Séquence de Kudryavka]). La ville et le lycée de « Kamiyama » 神山 qui constituent le cadre des romans sont inspirés de la ville de Takayama (département de Gifu) d’où est originaire l’auteur, et du lycée départemental Hida (ci-après « lycée Hida ») qu’il y a fréquenté. Pour l’adaptation en animé, des repérages y ont été effectués, et certains paysages urbains, de même que les environs du lycée et ses salles de classe, ont été fidèlement reproduits.
29La ville de Takayama est une destination touristique prisée, attirant plus de quatre millions de visiteurs par an, notamment des touristes étrangers de plus en plus nombreux ces dernières années. Ainsi, on la retrouve en bonne place dans les guides touristiques occidentaux les plus renommés. Des plans de préservation du patrimoine urbain ont été appliqués depuis les années 1960 dans les quartiers de Sanmachi et Shimoninomachi-Ōjinmachi, tous deux désignés « secteurs d’édifices traditionnels importants à conserver ». Le quartier de Sanmachi en particulier est typique de la « vieille ville » de Takayama, et on le retrouve systématiquement en photographie, au même titre que le célèbre pont rouge de Nakabashi (surtout lorsqu’il est traversé par les chars lors du festival de la ville au printemps), dans les guides de voyage et les brochures touristiques sur Takayama.
30L’animé Hyōka a donc pour cadre la ville touristique de Hida Takayama, mais au niveau de l’intrigue, en dehors de quelques détails, on ne peut pas dire que ce dernier soit absolument indispensable. En réalité, on peut tout à fait apprécier cet animé sans connaître l’œuvre originale et son auteur, en considérant simplement qu’il se déroule dans un lycée quelconque comme il pourrait y en avoir dans n’importe quelle ville de province. De fait, la série épouse consciemment cet anonymat relatif du cadre dans lequel elle se déploie.
31Certes, le lycée fréquenté par les personnages est fondé sur le (vrai) lycée Hida, et les paysages environnants coïncident également aux sites réels (tels qu’ils se présentaient à l’époque de la production). De plus, les décors traversés par les personnages sur le chemin du lycée dans le générique d’ouverture de la première saison, de même que la rue commerçante qui apparaît parfois dans certains épisodes, correspondent aux berges de la rivière Miyagawa (un affluent de la Jinzūgawa) qui traverse le centre de Takayama, ainsi qu’à la rue commerçante de Honmachi.
32Mais à moins d’avoir soi-même fréquenté le lycée Hida ou de très bien connaître Takayama, il est sans doute impossible de savoir d’où proviennent ces décors. Tout simplement parce qu’ils ne renvoient pas à des lieux « emblématiques » de Takayama tels que Sanmachi ou le pont Nakabashi, mais à des « paysages ordinaires » de la ville.
- 27 Kamiyama kōkō kotenbu OB kai 神山高校古典部OB会. Ces dernières années, il est devenu courant que les comité (...)
- 28 Ces initiatives locales sont notamment recensées sur le blog du Comité de soutien à l’animé Hyōka d (...)
33En décembre 2011, un premier visuel de promotion de la série est dévoilé, et les fans identifient rapidement les abords de la route bordant le lycée Hida comme ayant servi de modèle pour le décor. Quand la diffusion commence en avril 2012, les fans s’étant rendus sur place localisent les différents endroits correspondant aux arrières-plans de telle ou telle scène, les recensent sur leurs blogs et réalisent des cartes pour faciliter les « pèlerinages aux lieux saints » de la série. En février 2013, le service du tourisme du département des affaires commerciales et touristiques de la ville de Takayama a diffusé une carte de pèlerinage officielle en collaboration avec le comité de production de la série (le Collectif des anciens du club de littérature classique du lycée Kamiyama27), distribuée notamment dans les points d’information touristique. Entre octobre 2014 et mars 2015, une chasse aux tampons Hyōka est organisée avec la compagnie JR Tōkai pour célébrer les 80 ans de la ligne principale de Takayama, accessible à tous les acheteurs d’un passe régional « Hida » dans les gares de la compagnie autour de Nagoya et Gifu. En outre, des initiatives locales continuent à voir le jour actuellement, plus de trois ans après la diffusion de la série, à l’image de celle organisée pour les fans dans le cadre du Festival de poupées vivantes du sanctuaire Minashi de Hida (Hida ikibina matsuri 飛騨生きびな祭), de la « Fête du lycée Kamiyama » (Kamiyama kōkō bunkasai 神山高校文化祭) organisée dans les rues commerçantes de la ville, ou de la conception et la vente de produits dérivés et de souvenirs inspirés de l’animé28.
34Une banque locale opérant principalement dans le département de Gifu a estimé l’afflux de pèlerins attirés à Takayama par l’animé Hyōka à 150 000 visiteurs annuels, pour des retombées économiques évaluées à 2,1 milliards de yens (Jūroku ginkō 2014). Ce chiffre de 150 000 équivaudrait au nombre total de nuitées des touristes étrangers visitant Takayama (environ 150 000 en 2012, 220 000 en 2013). Lorsqu’on le compare au nombre d’étrangers croisés dans les rues de la ville cette année (NdT : 2015), ce chiffre semble quelque peu exagéré, mais il est néanmoins indéniable que de très nombreux fans l’ont visitée durant cette période.
35Toutefois, la spécificité de l’animé Hyōka est qu’il décrit des « paysages ordinaires » de la ville de Takayama, notamment le centre-ville, la rue commerçante de Honmachi et les environs du pont Kaji, qui y sont très souvent montrés. On peut citer également les paysages aux environs de la rivière Miyagawa, entre le pont Kaji et le pont Yaoi, représentés dans le générique d’ouverture de la première saison. Parmi les sites urbains de Takayama apparaissant dans l’animé, au niveau du centre-ville, on peut aussi mentionner, outre le lycée Hida (« Kamiyama » dans la série) fréquenté par les personnages, la stèle indiquant l’ancienne résidence du lieutenant-colonel Hirose, devant le sanctuaire Ipponsugi Hakusan, lieu qui aurait servi de modèle pour le logement du héros Hōtarō, le sanctuaire Hie 日枝神社 (orthographié 荒楠 dans l’animé) où les personnages vont célébrer la nouvelle année, la bibliothèque municipale de Takayama (Kanshōkan), le café Bagpipe (Pineapple Sand dans l’animé) fréquenté par Hōtarō et Eru, le café Katsute (Hifumi dans l’animé) situé à l’entrée du secteur préservé de Sanmachi, ou encore le trajet emprunté par Hōtarō et Satoshi pour se rendre chez les Chitanda (longeant la rivière Enako et la départementale 462). Tous ces sites, ainsi que les zones alentour ayant servi de modèles pour la série, à quelques exceptions près, sont présents sur le plan officiel édité par la ville de Takayama.
36Si l’on se fonde sur ce plan, on peut supposer que les pèlerins de l’animé Hyōka empruntent un parcours différent de celui des touristes ordinaires lorsqu’ils viennent visiter Takayama. Ces derniers vont généralement déambuler dans la zone située à l’est de la rivière Miyagawa, où se trouvent les « secteurs d’édifices traditionnels importants à conserver » de Sanmachi et de Shimoninomachi-Ōshinmachi célèbres pour leurs rues typiques, le sanctuaire Sakurayama Hachiman où sont exposés les chars (yatai 屋台) du festival de la ville, le temple Shōrenji, le musée de la ville ou encore l’ancien centre administratif shogunal (Takayama Jin.ya). La plupart des parkings destinés aux touristes se situent également dans cette partie de la ville. La gare JR de Takayama, située à l’ouest de la rivière et autour de laquelle se concentrent les hôtels et auberges, est accessible à pied, par la route qui traverse la ville, ainsi que par plusieurs ponts qui enjambent la rivière Miyagawa. Par contraste, pour les pèlerins de l’animé, les points d’intérêt sont disséminés le long d’une ligne dont les extrémités seraient au nord le lycée Hida, et au sud le sanctuaire Hie, avec une concentration sur la partie de la rivière Miyagawa montrée dans le générique d’ouverture, entre les ponts Kajibashi et Yaoibashi, ainsi que les abords de la rue commerçante Honmachi qui longe la rivière à l’ouest sur l’axe nord-sud. Ainsi, la zone privilégiée par les touristes et l’itinéraire emprunté par les pèlerins se croisent et se chevauchent au centre-ville, autour de la rivière Miyagawa, mais restent assez nettement distincts.
37Dans cette série d’animation comme dans les romans d’origine, le récit se déploie dans le cadre d’un lycée « quelconque » tel qu’il pourrait y en avoir dans n’importe quelle ville de province. Certes, on peut y retrouver dans les décors des environnements réels de Takayama, mais les « vues » emblématiques de la ville, typiques du « regard touristique », en sont rigoureusement exclues. Ainsi, les rues traditionnelles (telle Sanmachi), les ponts à balustrades rouges (tel le pont Nakabashi), ou encore la vue des cerisiers en fleurs et des chars traversant le pont en question à l’occasion du festival de printemps (Sannō matsuri 山王祭), ne sont pas représentés dans la série. On y trouve plutôt des sites quelconques, tels l’enceinte d’un lycée et ses bâtiments anonymes en béton armé, les berges d’une rivière longée pour s’y rendre, des rues commerçantes ou un sanctuaire de quartier. Le pont visible à l’arrière-plan du titre de la série dans le générique d’ouverture de la première saison n’est pas le célèbre pont Nakabashi, avec ses balustrades rouges si souvent mises en valeur dans les dépliants touristiques, mais le pont Kajibashi, le deuxième en aval. Les habitants de la ville ou les personnes qui en sont originaires seraient peut-être susceptibles de reconnaître les lieux en question, mais pour l’immense majorité des téléspectateurs, même si certains pourront deviner que les décors sont fondés sur des lieux réels, il est pratiquement impossible de reconnaître qu’il s’agit de Takayama sur la base des seules images.
38Ceci reflète le regard porté sur la ville par les personnages eux-mêmes. Si les décors de la série ne reproduisent pas les rues de la vieille ville emblématiques de la destination touristique qu’est Hida Takayama, mais plutôt les zones « anonymes » environnantes, c’est tout simplement parce que les personnages eux-mêmes, dans la mesure où ils vivent dans cette ville, la voient « dans ses habits de tous les jours », comme leur environnement immédiat.
Déambuler dans une ville conçue comme lieu saint d’un animé revient à reproduire l’expérience du regard porté sur elle par les personnages de l’œuvre, autrement dit partir à la découverte de son vrai visage. » […] Si les protagonistes y vivaient réellement, ce serait précisément la ville dans ses habits de tous les jours qui constituerait leur cadre de vie. (Nakamura 2013)
39Cette forme de voyage contraste avec celle des touristes ordinaires qui voient des lieux transformés par le « regard touristique » : elle aspirerait ainsi à une certaine authenticité qui consisterait à « découvrir le vrai visage de la ville ». Le tourisme et le « regard touristique » contribuent à construire des sites destinés aux touristes, imposant un voyage préformaté qui les donne à voir. A contrario, le pèlerinage d’animation dépasserait ce regard touristique en permettant de voir les lieux tels qu’ils sont.
40Lorsqu’un pèlerin se promène dans les rues de Takayama, son regard diffère de celui des touristes ordinaires, dans la mesure où il va s’arrêter sur des points qui n’intéressent pas ces derniers. Même dans le centre-ville, où leurs regards vont se croiser, celui du pèlerin va se fixer sur les lieux représentés dans l’animé : le pont Yaoibashi vu depuis le pont Kajibashi plus au nord, les paysages urbains au niveau du croisement de ce pont, de la rue commerçante de Honmachi, des berges de la Miyagawa, ou la bibliothèque municipale (Kanshōkan) évoquant l’ancienne école primaire bâtie au début de l’ère Meiji. Ce sont ces sites que les pèlerins vont photographier.
41Ceci étant, il va de soi que les pèlerins eux aussi voient les sites touristiques de Hida Takayama : le marché de la Miyagawa (Miyagawa asa.ichi 宮川朝市), les étals et boutiques de souvenirs sur les berges de la rivière, les enseignes vantant les spécialités locales telles que le bœuf de Hida, les ramens et autres confiseries mitarashi dango, sans parler des touristes eux-mêmes, à commencer par les nombreux étrangers. Il est impossible d’ignorer complètement ces éléments.
42Par ailleurs, si l’on regarde attentivement la série, on constate que certains signes renvoyant à la dimension touristique de Hida Takayama sont bien présents à l’arrière-plan. Dans le générique d’ouverture de la première saison, on peut voir une bannière « marché de la Miyagawa », un restaurant de ramens bien connu derrière les personnages qui attendent au feu rouge au croisement du pont Yaoibashi (ép. 1 partie B), ou encore un étal de confiseries mitarashi dango derrière les personnages traversant le croisement du pont Kajibashi (ép. 1 partie B etc., au moins quatre occurrences). Au coin opposé de ce croisement où les protagonistes se retrouvent et se séparent régulièrement, on peut identifier un café-restaurant connu pour ses « burgers de Takayama » à la viande de bœuf de Hida, et on voit d’ailleurs une banderole « hamburger » (ép. 9 partie B). Derrière le protagoniste marchant le long de la Miyagawa, on peut lire un panneau indiquant « bœuf de Kamiyama » (i.e. bœuf de Hida ?), sur le mur d’un café où il a rendez-vous avec l’héroïne est affiché un poster du festival de Takayama (ici « de Kamiyama »), tandis que celui où ils se rendent dans l’épisode 8 se trouve à l’entrée du « secteur d’édifices traditionnels importants à conserver » de Sanmachi, dont on peut voir brièvement les rues typiques au début de l’épisode 9. Dans la rue commerçante régulièrement empruntée par les protagonistes, on trouve un panneau « Musée d’art de Takayama Honmachi » (ici « Kamiyama Honmachi ») et des échoppes de gâteaux de riz gluant goheimochi. Dans l’épisode 11, un héron vient se poser sur la berge de la Miyagawa, où conversent les deux protagonistes. Les pèlerins, qui décortiquent chaque plan de la série, identifieront facilement ces différentes références, d’autant plus qu’une bonne partie est déjà évoquée par les fans sur les sites et blogs de pèlerinage.
43À travers le phénomène du « pèlerinage aux lieux saints » de l’animé Hyōka, nous avons pu interpréter le pèlerinage d’animation comme une pratique libérée du « regard touristique », susceptible de dépasser ce dernier. Effectivement, la pratique consistant à se rendre sur les lieux décrits dans cette série d’animation donne à voir la ville de Takayama non pas telle que façonnée par le tourisme, mais en faisant l’expérience d’un point de vue proche de celui des habitants qui y vivent au quotidien, et dans cette mesure, elle permettrait d’approcher le « vrai visage » de la ville.
44Cependant, la pratique du pèlerinage implique également d’observer minutieusement les environnements représentés dans l’animé, avant de se rendre physiquement sur place, ceci contribuant à susciter l’intérêt pour certains aspects de la ville de Takayama telle que façonnée par le regard touristique, et à attirer les pèlerins vers ces derniers.
45Finalement, ayant bien compris qu’il s’agissait de l’intérêt premier de cette pratique, l’office du tourisme comme les compagnies ferroviaires vont axer leurs campagnes promotionnelles invitant au « pèlerinage aux lieux saints » sur la possibilité qu’il offre de voir la ville « dans ses habits de tous les jours ». Ils marchandisent ainsi le voyage visant à en découvrir l’authenticité, le réintégrant dans le « regard touristique ».
46On peut même supposer que le comité de production de la série a volontairement cherché à intégrer ce « regard touristique ». Ainsi, dans l’épisode 4, c’est au croisement du pont Kajibashi que se retrouvent les protagonistes, mais dans le roman d’origine, c’était au lycée. À la fin du premier épisode, quand ils rentrent de l’école en passant sous les arcades de la rue commerçante Honmachi qu’ils traversent du nord au sud, la scène n’est pas fondée sur le premier tome des romans, Hyōka (2001), mais tirée d’une nouvelle du recueil Tōmawari suru hina 遠回りする雛 (Le Détour qu’a pris la poupée) datant de 2007. Dans l’œuvre originale, ils avaient choisi d’emprunter la rue, bien qu’il s’agisse d’un détour, pour profiter de ses arcades couvertes « parce que la pluie s’était mise à tomber ». Dans l’animé, cette raison n’est pas évoquée et le passage par cette rue est justifié par la localisation géographique du logement des personnages choisie pour cette version. De même, l’endroit où le protagoniste quitte son ami a été modifié : dans le roman, il s’agissait du croisement du pont Ikadabashi, et dans l’animé, de celui du pont Kajibashi, situé au centre-ville.
47Il y a longtemps que le déclin commercial des centres-villes est devenu un problème de société à l’échelle nationale. Toutefois, malgré l’installation de petits centres commerciaux ou de magasins d’électroménager, Takayama n’a jamais eu ni de grands centres commerciaux péri-urbains, ni de grand magasin de centre-ville, et dispose d’une offre commerciale de cœur de bourg toujours relativement prospère. La principale rue commerçante de Honmachi débouche en outre sur un quartier de divertissements proposant de nombreux services destinés aux touristes. Que ce soit à Washinomiya, Takehara ou Ōarai, des lieux de pèlerinage d’animation bien connus, les quartiers commerçants ont, par leurs initiatives, joué un rôle important pour attirer les fans d’animés. Davantage que le profit économique immédiat généré par les achats des jeunes pèlerins, les commerçants y voient avant tout une chance de ranimer leur quartier grâce à la simple présence de ces jeunes gens sur place. À l’exception des restaurants qui sont tributaires de la fréquentation directe des clients, la plupart des commerces situés dans ces quartiers disposent d’autres moyens de réaliser des bénéfices qui leur permettent de maintenir leur activité. Ces commerçants n’attendent donc pas nécessairement que le pèlerinage leur amène des consommateurs qui viennent directement dépenser sur place, mais surtout que leur quartier retrouve de la vitalité. C’est avant tout pour cette raison que les commerçants des localités représentées dans les animés suscitant des pèlerinages sont en majorité très favorables à cette pratique, et s’impliquent activement dans des initiatives en ce sens. C’est aussi parce qu’ils ont, dans une certaine mesure, les moyens de le faire.
- 29 L’institut de recherche Nomura a estimé que, sur la période 2000-2005, le Japon comptait environ 11 (...)
48Quoi qu’il en soit, dans le cas de Takayama, le fait que des rues commerçantes apparaissent à de nombreuses reprises dans l’animé et que les protagonistes y déambulent dans plusieurs scènes semble encourager les fans à les visiter dans le cadre d’un pèlerinage d’animation. À deux pas de la principale rue commerçante se trouve d’ailleurs le plus important quartier de divertissement de la ville. Certes, la plupart des fans d’animation pratiquant le pèlerinage sont des jeunes gens qui ne disposent pas nécessairement d’un grand pouvoir d’achat, mais on sait que les fans les plus motivés sont capables de dépenser des sommes importantes, et on peut envisager que leur consommation génère des retombées économiques positives29. Ce d’autant plus que le pèlerinage d’animation s’accorde bien avec l’état d’esprit des fans les plus passionnés, susceptibles de visionner leurs œuvres favorites à maintes reprises pour identifier tous les environnements modélisés d’après la réalité.
49Nous avons dans un premier temps examiné la possibilité que le phénomène du « pèlerinage aux lieux saints » de l’animé Hyōka puisse constituer une pratique libérée du « regard touristique ». En effet, elle permet de percevoir la ville sous un autre angle que celui de « Hida Takayama, destination touristique ». En ce sens, elle renferme effectivement la possibilité de voir le « vrai » visage de Takayama, libéré du « regard touristique ».
50Cependant, force est de constater que cette authenticité de Takayama, à laquelle on peut ainsi prétendre, s’inscrit elle-même dans le « regard touristique » au sens large. La structure de la série de romans originels et la manière dont elle est retranscrite dans l’animé en fonction des intérêts du comité de production, jusqu’aux diverses initiatives locales sur les lieux qui lui servent de « cadre », tout cela y contribue. Loin d’être libérée du « regard touristique », la « véritable » ville de Takayama représentée dans l’animé, au travers des campagnes promotionnelles et des initiatives invitant à venir la voir, se retrouve ainsi « ré-emballée » comme marchandise.
51Alors, la pratique du pèlerinage est-elle irrémédiablement soumise au « regard touristique » ? Ici encore, la réponse est non. Le désir de voir la ville sous son « vrai visage » est fondé sur notre désir de vérité, celui-là même qui nous pousse à la rechercher à tout prix en explorant les plus lointains recoins de notre monde. Et finalement, ce « vrai visage de la ville » se trouve dans des rues commerçantes, des supermarchés ou des écoles comme il y en a partout. Ce sont là des lieux connus, difficiles à ériger en destinations de voyage. Pourtant, ce sont bien eux qui sont décrits dans ces animés comme constituant le « véritable visage de la ville ». Seulement, c’est précisément le fait qu’ils y soient représentés qui les change en « objets dignes d’être vus ».
52En conclusion de cet essai, nous suggérons qu’il est possible de tirer des effets générés par ces pratiques de pèlerinage des perspectives, voire une méthode pour nous libérer du « regard touristique ». Le nombre d’animés n’est pas infini : au contraire, c’est dans un choix limité d’œuvres que les amateurs d’animation trouvent leur plaisir. En d’autres termes, ils « font avec ce qu’on leur donne ». Mais même dans ce cadre contraint, ils ont su se ménager des espaces de liberté, comme nous avons pu le voir avec l’animé Hyōka, qui est parvenu à trouver une certaine distance avec le « regard touristique » au sens strict. Même si l’environnement quotidien qu’il décrit est à son tour marchandisé sous le « regard touristique », il nous est possible, à travers la pratique du pèlerinage, de faire une expérience qui dépasse ce regard.
53Les pèlerins, ne serait-ce qu’en se rendant et en se promenant sur place, vont nécessairement y voir d’autres choses que les seuls « lieux saints » qu’ils sont venus visiter. Dans le cas de Hyōka par exemple, même si cela peut varier en fonction des moyens de transport susceptibles d’être utilisés, les pèlerins visiteront probablement une zone assez étendue, qui ne se limitera pas aux quartiers commerçants et aux principaux sites ayant servi de cadre pour la série. S’ils viennent en voiture, ils pourront voir que la banlieue de Takayama n’est pas constellée de vastes zones d’activité commerciale comme c’est le cas dans de nombreuses villes de province, mais qu’elle s’est développée de manière pratiquement aussi équilibrée que le centre-ville. Ils constateront qu’elle est également dotée en installations touristiques, ils pourront observer la manière dont la ville s’est étendue, et la place des infrastructures routières.
54De plus, la pratique du pèlerinage peut engendrer des initiatives dépassant le cadre prévu par les producteurs ou les acteurs locaux. Par exemple, parmi les « lieux saints » considérés comme ayant servi de modèles pour l’animé Hyōka, certains n’ont pas fait l’objet de mentions officielles, pour diverses raisons, mais les informations les concernant circulent tout de même dans la communauté des fans. On y retrouve aussi mentionnées les différences avec la version originale, plus difficiles à évoquer maintenant que l’animé a tendance à faire autorité, ou des lieux n’ayant pas été utilisés pour ce dernier, mais connus pour avoir servi de modèles aux romans. Ce type d’informations est partagé sur internet par les fans de l’œuvre originale et de l’animé, et les pèlerins sont également susceptibles d’en découvrir par eux-mêmes au cours de leurs visites. Certes, on trouve de tout dans ces informations générées et partagées par les fans sur internet, y compris des erreurs factuelles. Mais c’est en piochant dedans que les fans élaborent leur pèlerinage, les intégrant à leur expérience sur place, le tout leur donnant l’occasion d’apprendre à connaître le territoire en question : il s’agit là de l’essence même du pèlerinage d’animation tel qu’il est pratiqué actuellement.
- 30 Yutani Hiroya, qui s’est intéressé aux pèlerinages d’animation sous l’angle du développement local (...)
55Le cas du « pèlerinage aux lieux saints » de l’animé Hyōka, tel que nous l’avons analysé ici, ne constitue qu’un aspect parmi bien d’autres du phénomène du pèlerinage tel qu’il se présente aujourd’hui, mais dans la mesure où il est intrinsèquement lié à la notion de « regard touristique », il nous semble qu’il touche à une problématique bien plus large. Les travaux sur le pèlerinage d’animation s’inscrivent généralement dans le domaine des études sur le tourisme, et le phénomène a tendance à être traité sous l’angle du développement local ou dans sa dimension économique. Nous considérons pour notre part qu’il n’est pas possible d’appréhender cette pratique en s’affranchissant d’une analyse formelle et narrative des œuvres elles-mêmes30, dans la mesure où le « pèlerinage aux lieux saints » d’un animé ne se conçoit qu’à travers les images et l’univers fictif créés pour ce dernier. Ainsi, ce texte peut-il se lire comme un premier pas vers une telle approche scientifique du pèlerinage d’animation.