1Pour les acteurs en charge directement ou indirectement de la transformation ou de l’adaptation de la capitale japonaise au regard des enjeux métropolitains, structurels comme conjoncturels, le sujet du futur de Tokyo est une question aiguë et récurrente, voire obsédante car stratégique et vitale à plus d’un titre – notamment économique. Peut-être est-ce en raison de l’amalgame fréquent, assumé ou inconscient, entre le pays et sa capitale en termes de représentation vis-à-vis du monde extérieur ?
- 1 C’est particulièrement le cas en matière de développement durable : jusqu’alors, les problématiques (...)
- 2 En France, le projet d’un « Paris parallèle » fut bien réel, bien que sans commanditaire avéré. Il (...)
2Comme d’autres capitales, Tokyo est souvent assimilée au territoire national ou à sa vitrine. Depuis le début du xxie siècle, l’État comme la Métropole de Tokyo ont multiplié et amplifié les politiques et mesures incitatives de tous ordres pour faire de la plus grande ville japonaise une cité exemplaire à l’échelle internationale1. Tokyo représenterait alors l’archipel en matière d’exemplarité urbaine pour le futur, vis-à-vis de l’extérieur, quitte à masquer l’hétérogénéité des situations locales. L’objet de cet article n’est pas d’évaluer la réussite ou l’échec de Tokyo en tant que ville-modèle pour le monde de demain. Il nous semble plus stimulant et instructif d’examiner rétrospectivement la production des concepteurs qui, à des moments précis de l’histoire récente de cette métropole – des années 1950 aux années 2010 –, et en parallèle des politiques publiques, ont cherché à la remodeler pour définir un modèle urbain identifiable. Peu de métropoles reconstruites ont suscité autant de visions dessinées de la part des architectes, créant en quelque sorte un « Tokyo parallèle2 ». Il s’agit ici plus précisément de déterminer quels sont les discours, les figures, les récits ou les imaginaires sur lesquels les architectes japonais s’appuient pour dessiner le futur de la capitale japonaise.
3En 2017, dans sa conférence intitulée « La trajectoire des possibles. La question de la représentation », le philosophe et historien Jean-Marc Besse mettait en tension les notions de scénario et de fiction, dans le cadre des disciplines du projet en urbanisme et paysage (Besse 2020 : 15-28). Dès lors que l’échelle territoriale est abordée en matière de projet – et donc de transformation –, la question de la représentation peut être examinée selon une perspective narrative : « […] la représentation des possibles consiste à élaborer un récit, une narration d’un futur plausible » (Besse 2020 : 25). Dans ce type de démarche, la fiction et le scénario constituent deux modalités distinctes pour élaborer une représentation d’un territoire en devenir. Selon l’auteur, la fiction serait plus ouverte aux possibles tandis que le scénario relèverait d’une quête pour « maîtriser le devenir de cette réalité en maîtrisant et manipulant les différents paramètres qui la composent » (ibid.). En outre, en urbanisme, parce qu’il relève de la manipulation de différents paramètres et hypothèses, le procédé du scénario serait moins propice à l’élaboration et à la diffusion d’une image stabilisée. Non univoques, a contrario de celles produites à l’appui d’une fiction, les représentations figurées résultant du procédé du scénario intègrent en effet l’incertitude comme fondement et sont par conséquent mouvantes et plurielles.
4Dans cet article, nous nous intéressons aux architectes japonais qui, à un moment ou un autre de leur trajectoire professionnelle, travaillent ces très grandes échelles au sein de projets spéculatifs, sur le plan conceptuel, pour le devenir de Tokyo. Les représentations du futur de la capitale qu’ils produisent et diffusent souvent très largement semblent appartenir à l’une ou l’autre de ces modalités (la fiction, le scénario) selon les enjeux et visées du moment, et même parfois aux deux catégories en même temps. À l’inverse, les autorités en charge de la planification urbaine semblent mobiliser la seule logique du scénario – avec des objectifs à atteindre comme, par exemple, celui du zéro carbone en 2050 : soit un futur générique et constamment réajusté au gré d’objectifs normatifs eux-mêmes en évolution.
- 3 Sur l’histoire de l’urbanisme de Tokyo, voir notamment Koshizawa 1991.
5L’examen du corpus des projets de « futurs plausibles » (possibles ?) pour Tokyo, produits par ces architectes, implique nécessairement de s’interroger sur les relations conceptuelles qu’ils entretiennent tant avec le présent qu’avec le passé de Tokyo. En effet, pour projeter un futur, sur quel présent et sur quel passé s’appuyer ? La question se pose de manière intrigante dans le cas de cette métropole aux nombreux cycles de constructions, destructions et reconstructions3. Inversement, que nous disent sur l’image du Tokyo présent ou passé les représentations de ses futurs que les architectes cherchent à projeter au monde extérieur ?
- 4 Cités-jardins, ceintures vertes ou villes nouvelles sont les modèles les plus répandus.
- 5 Sur les projets de reconstruction, voir Hein 2003 : 309-346.
6Dans le Japon contemporain, lorsque de vastes échelles d’aménagement sont appréhendées, force est de constater que peu de modèles théoriques ont été produits ou construits à ce jour par les architectes nippons. À partir de l’ère Meiji (1868-1912), à quelques exceptions près, ce sont en effet principalement des modèles étrangers qui sont appliqués pour les grands projets d’aménagement, qu’ils soient urbains ou territoriaux – avec, certes, des logiques d’adaptations locales4. Après la seconde guerre mondiale, les plans de reconstruction – qu’ils aient partiellement abouti comme à Hiroshima ou Nagoya, ou échoué comme à Tokyo – proposent aussi des formes relativement peu distanciées, au sens où celles-ci reprennent souvent des figures classiques de l’urbanisme occidental comme, par exemple, le grand axe urbain ordonnateur ou encore la ceinture verte qui vise à enrayer l’étalement urbain5.
- 6 Le projet est officiellement crédité : « Université de Tokyo Laboratoire de recherche Tange » Tōdai (...)
- 7 Voir par exemple la présentation détaillée et critique, publiée dès 1964, par le grand historien de (...)
- 8 Largement publié au début de l’année 1961 dans les principales revues d’architecture japonaises, Sh (...)
7Il faut attendre la fin des années 1950 et notamment le projet intitulé « Plan pour Tokyo 1960 » (Tokyo keikaku 1960 東京計画1960) de l’architecte Tange Kenzō 丹下健三 (1913-2005) et son équipe6 pour qu’un modèle, présenté comme typiquement japonais, soit reconnu comme innovant par le milieu professionnel et les critiques, puis les historiens de l’urbanisme7. Publié dès 1961 dans et en couverture de The Japan Architect8, une revue professionnelle japonaise traduite en anglais, ce projet est rapidement et largement diffusé hors des frontières de l’archipel (Fig. 01).
Fig. 01. Couverture de la revue The Japan Architect, « A Plan for Tokyo, 1960 – Toward a Structural Reorganization », n° 4, avril 1961.
8Il est élaboré dans le contexte d’une forte croissance démographique, économique et industrielle, ainsi que dans une double perspective à l’horizon de 1964 : l’accueil des Jeux olympiques dans la capitale d’une part, la mise en service de la première ligne de shinkansen (ligne Tōkaidō entre Tokyo et Osaka) d’autre part. Ce projet s’appuie en particulier sur les infrastructures de transport et la mobilité en tant que système et mode d’organisation de la métropole, selon un principe d’extension linéaire traversant la baie. Tange présente son projet comme une alternative critique au schéma de croissance radioconcentrique (subie) des villes européennes d’une part, et à la planification de villes nouvelles satellites d’autre part ; le premier correspondant à une culture et une histoire urbaines étrangères à celles du Japon, la seconde incarnant selon lui l’urbanisme technocratique prédominant dans l’archipel à cette période.
- 9 Métaboliste pour la branche japonaise. Voir à ce sujet l’anthologie critique du courant mégastructu (...)
9Ce projet n’est pas spécifique au Japon des années 1950-1960 : ses auteurs s’inscrivent en effet dans la mouvance internationale d’une production qualifiée de « mégastructuraliste9 ». Mais, en limitant généralement leur intervention en terme d’emprise, les protagonistes japonais de cette approche ne cherchent pas systématiquement à couvrir ou à maîtriser l’ensemble du territoire, à l’inverse des propositions isotopiques de la plupart de leurs homologues européens ou nord-américains. Ils installent le plus souvent, à partir de l’existant, un fragment urbain d’une autre nature. Il ne s’agit donc pas de remodeler l’existant mais de proposer un nouveau modèle urbain pour Tokyo, parallèle, tant aux niveaux conceptuel, morphologique que géographique, juxtaposé au territoire urbanisé hérité. Cette prise de distance vis-à-vis d’une maîtrise de l’existant, tout comme le choix exclusif d’une création ex nihilo, interrogent.
- 10 Kawazoe Noboru, « Metabolism 1960-2001: The Experiment of the 21st Century / メタボリズム1960-2001 ―21世紀へ (...)
10Ces projets extraterritoriaux se multiplient, en particulier pour la capitale nipponne. Projeter le futur de Tokyo est un exercice récurrent auquel s’attèlent certains architectes japonais – souvent parmi les plus connus, c’est-à-dire dont le rayonnement est international ou en voie de l’être – depuis que la question métropolitaine a émergé dans ce pays, au début du xxe siècle. L’exercice devient frénétique une fois la reconstruction achevée – ou considérée comme telle par les autorités –, celle-ci étant jugée insatisfaisante par de nombreux architectes indépendants, comme une occasion perdue pour projeter un futur urbain propre au Japon. Kawazoe Noboru 川添登 (1926-2015), un important critique d’architecture, est l’un de leurs porte-paroles : « Nevertheless, at that time, I could hardly see any hope for the future. After the end of the war, the architects’ dreams of rebuilding the cities up from the ruin and moor all fell apart […]10 ».
11Le plus souvent sans commanditaire mais en prise avec l’actualité de la planification urbaine et territoriale, les projets de ces architectes formalisent des réflexions et des hypothèses pour l’avenir de la capitale du Japon. Leurs propositions s’inscrivent dans un processus de communication qui est aussi bien orienté vers le Japon que vers l’extérieur. Ces architectes s’adressent tant aux autorités décisionnaires de l’archipel qu’aux milieux professionnels internationaux. D’une part, ils cherchent souvent à critiquer la reconstruction et la planification de la métropole-région capitale, sous la forme de contre-propositions comme autant de signaux forts destinés à la bureaucratie locale de l’urbanisme. D’autre part, ils tentent de faire la promotion de leurs idées à l’étranger. Les supports de publication de ces projets sont sur ce point révélateurs : revues professionnelles, bilingues ou étrangères notamment, en sont de puissants véhicules hors des frontières.
12Au-delà de stratégies implicites de mise en visibilité de leurs personnalités et écoles de pensée sur la société, la ville et l’architecture, notre hypothèse est que cette pratique de contre-projets serait le prétexte ou l’opportunité de donner une image (une représentation) de Tokyo au monde. Une telle hypothèse suppose que Tokyo ne possède pas d’image a priori ou ne renvoie à l’extérieur de l’archipel aucune image claire ou évidente, au sens d’archétypale, comme cela est admis pour Paris, Barcelone ou New York par exemple : des métropoles profondément marquées par un urbanisme structurant et pérenne, mais qui furent exemptes de destructions massives au xxe siècle. En 1991, autre période de transformations importantes et rapides de la métropole, les propos critiques de l’architecte Hikosaka Yutaka 彦坂裕 (né en 1952) résument parfaitement la situation :
- 11 Hikosaka Yutaka 彦坂裕, « Tokyo 1940-2000. The Death of the “City” and the End of “Theories of Tokyo” (...)
[…] Tokyo est advenue à travers la destruction des quartiers anciens, sans référence interne ni structure sublimée. En conséquence, tous ces espaces urbains sont soit des « espaces issus de l’étalement urbain », soit des « espaces en chantier » […]11.
13Ainsi, chez ces concepteurs, il y aurait amalgame entre « image » et « futur » de Tokyo ; l’image de Tokyo se définissant ou advenant uniquement dans une vision de son futur. Autrement dit, c’est à l’occasion d’une réflexion ou d’un projet sur le futur de Tokyo que son image est fabriquée in extenso. En résumé, il y aurait une synchronie entre « image » et « futur » de Tokyo dans la mesure où c’est le (projet du) futur de Tokyo qui crée une image de cette ville qui n’en posséderait pas a priori.
- 12 Dossier « Nihon no toshi purojekuto 54 » 日本の都市プロジェクト54 (54 projets de ville au Japon), Kenchiku bun (...)
- 13 Hanshin 阪神 désigne la conurbation Osaka-Kōbe.
14En octobre 1995, la revue d’architecture Kenchiku bunka 建築文化 publie une rétrospective des principaux projets de villes dessinés par des architectes japonais entre 1957 et 199512. Les dates de cette rétrospective correspondent à deux moments clés du contexte de transformation « forcée » des villes de l’archipel. La première borne marque l’achèvement de la période de reconstruction post-conflit mondial. La seconde est celle du grand séisme du Hanshin-Awaji13, survenu en janvier 1995, qui ouvre sur d’autres impératifs de reconstruction et motive cet inventaire. La sélection rassemble une cinquantaine de projets dont l’échelle dépasse celle de l’objet architectural, qu’elle soit proprement urbaine (du quartier à la métropole) ou (méga) architecturale dès lors qu’il s’agit de très grands bâtiments aux programmes mixtes. Peu diffusées voire méconnues pour certaines d’entre elles – a contrario des projets architecturaux de la plupart de leurs auteurs –, ces propositions forment un panorama qui atteste d’une dynamique de réflexion et de production en réponse aux problématiques urbaines de cette période telles que la croissance démographique, le logement de masse, l’industrialisation, l’augmentation des flux de circulation et la hausse du coût du foncier jusqu’au tournant des années 1990.
- 14 Si l’on comptabilise les 54 projets par décennie, la période des années 1960 est de loin la plus pr (...)
15Parmi les 54 projets présentés par la revue, moins d’une dizaine est (partiellement) réalisée : ce sont généralement des opérations publiques du type villes nouvelles (nyūtaun ニュータウン) ou grands ensembles de logements collectifs (danchi 団地), datées des années 1960. La majorité des propositions qui sont restées à l’état de spéculation conceptuelle, soit les fictions qui nous intéressent plus particulièrement ici, relèvent de démarches prospectives ou clairement utopiques. Leur classement chronologique permet d’identifier les moments les plus féconds14. Surtout, il fait apparaître les moments clés de cette période où les architectes s’intéressent au futur de la ville japonaise en se focalisant sur Tokyo : un tiers des projets présentés sont explicitement situés à Tokyo tandis que d’autres, de dimension théorique, le sous-entendent ; à l’inverse, Osaka ne bénéficie pas d’une telle représentation alors que les enjeux urbains de cette autre métropole portuaire sont pourtant similaires. La neutralité du classement chronologique proposé par la revue permet de dépasser le découpage habituel en mouvements architecturaux ou écoles de pensée supposés étanches. D’autres types de classement, de nature discursive, sont nécessaires pour révéler des familles ou des typologies de projets qui dépasseraient les bornes temporelles d’une période donnée. Pour ce corpus de projets relatifs à Tokyo, nous proposons un classement qui associe une localisation géographique et une figure architecturale ou urbaine, soit une image située ; cette association d’un site et d’une figure permettant de déceler si une image particulière se dégage par sa récurrence dans la durée ou par sa disparition.
- 15 Voir Tiry-Ono 2018, en particulier le chapitre 3.2 : « Tokyo, un laboratoire architectural de la co (...)
- 16 Cette trilogie est en partie partagée par Funo Shūji 布野修司 dans son article « Portrait diffracté de (...)
- 17 Pour un inventaire critique des projets d’îles urbaines artificielles au Japon, voir Pernice 2009 : (...)
16À partir du milieu des années 1950, pour de nombreux architectes, le futur de Tokyo se situe principalement au sein de trois types d’espaces potentiellement exploitables : la baie, les quartiers de gare15, l’aérien ou le souterrain16. Pléthore de projets d’extension de la capitale sur la baie tournent le dos à l’existant pour s’intéresser au potentiel de ce territoire littoral et maritime appréhendé comme un espace à construire, dans la continuité des terre-pleins artificiels aménagés à partir de l’époque d’Edo17. Les architectes pionniers sont Kikutake Kiyonori, qui présente en 1958 ses premiers projets situés dans la baie tels que « La ville en forme de tours » (Tōjō toshi 搭状都市) et « Marine City » (Kaijō toshi 海上都市) ; Ōtaka Masato 大高正人 (1923-2010), avec sa proposition de « Ville maritime dans la baie de Tokyo » (Tōkyōwan kaijō toshi-an 東京湾海上都市案) en 1959 (Fig. 02 et 03) ; puis Tange avec son projet de 1961 présenté plus haut. En plan, ces projets d’urbanisation de la baie oscillent entre un système de terre-pleins linéaires accueillant de nouvelles activités industrielles, qui épouse la périphérie côtière, et la création d’une vaste île habitée positionnée dans la partie centrale de la baie.
Fig. 02. Plan de la proposition urbaine sur la baie de Tokyo, Ōtaka Masato, 1959.
1. Ceinture industrielle (kōgyō chitai 工業地帯).
2. Ceinture résidentielle (jūtaku chitai 住宅地帯).
3. Centre d’affaires, commercial, culturel et de loisirs (gyōmu shōgyō bunka goraku sentā 業務商業文化娯楽センター).
4. Port (minato 港).
5. Aérodrome (hikōjō 飛行場).
Fig. 03. Plan d’un quartier, Ōtaka Masato, 1959.
Source : Kenchiku bunka, n° 148, février 1959, p. 41 et 40.
- 18 Les deux projets sont largement présentés dans The Japan Architect: International edition of Shinke (...)
17Durant près de trois décennies, cette figure de l’île domine les imaginaires des architectes japonais qui (y) explorent un futur possible pour Tokyo. Tange actualise en 1986 son « Plan pour Tokyo » (aussi dénommé « Zone spéciale Tokyo Bay City » / Tōkyōwan tokubetsu-shi 東京湾特別市) (Fig. 04 et 05), tandis que le Group 2025 (Guruppu 2025 グループ2025), constitué autour de Kurokawa Kishō, livre en 1987 une autre version à l’horizon 2025 (Fig. 06)18.
Fig. 04. Vue aérienne du projet « Tokyo Bay City » dans son ensemble, complété des projets à l’étude dans la ville constituée au même moment (seule la mairie est livrée), Tange Kenzō, 1986.
1. Mairie de la Métropole de Tokyo, Shinjuku (Tōkyōtochōsha, Shinjuku 東京都庁舎、新宿) .
2. Siège social de l’université des Nations Unies, Shibuya (Kokuren daigaku honbu shisetsu 国連大学本部施設、渋谷).
3. La ville neuve côtière de Tokyo (Tōkyōto no rinkai shintoshi 東京都の臨海新都市).
4. Projet du réaménagement de Shiodome (Shiodome saikaihatsu keikaku 汐留再開発計画).
5. Plan du nouveau centre secondaire de Kawanote (Kawanote shintoshin kōsō 川の手新都心構想).
6. Projet du réaménagement de la gare de Tokyo, Marunouchi (Tōkyō eki saikaihatsu keikaku, Marunouchi 東京駅再開発計画、丸の内).
7. Projet du réaménagement de Roppongi (Roppongi saikaihatsu keikaku 六本木再開発計画).
Fig. 05. Vue aérienne de la maquette du projet « Tokyo Bay City » depuis le sud (l’aéroport Haneda est au premier plan), Tange Kenzō, 1986.
Source : Process: Architecture, hors-série « Kenzo Tange. 40 ans d’urbanisme et d’architecture », juin 1987, p. 78 et 79.
Fig. 06. Couverture de la revue The Japan Architect: International edition of Shinkenchiku, « Tokyo Transformation », n° 367-368, novembre-décembre 1987.
18Tramée orthogonalement de canaux et protégée par une ceinture verte, l’île urbaine de leur projet « Tokyo 2025 » (Tōkyō 2025 keikaku 東京2025計画) abrite un ensemble de tours résidentielles destinées à absorber le surplus de population de la capitale (Fig. 07).
Fig. 07. Présentation par la revue Kenchiku bunka du projet élaboré en 1987 pour Tokyo par le Group 2025.
1. Tunnel de logistique en grande profondeur (Daishindo chikabutsuryū tonneru 大深度地下物流トンネル).
NB : cette image est hors cadre.
2. Composition (Haichi 配置).
3. Plan de la nouvelle île (Nījima puran 新島プラン) .
4. Structure de base du canal circulaire (Kanjō unga no kihon kōzō 環状運河の基本構造)
Source : Kenchiku bunka, vol. 50, n° 588, octobre 1995, p. 45.
- 19 Sur la planification et l’urbanisation opérationnelle de la baie, voir la thèse du géographe Rémi S (...)
- 20 Le « Neo Tōkyō puran » ou « Shin Tōkyō » 新東京 (1959) est une proposition de la Japan Housing Corpora (...)
19Dès 1958, c’est à nouveau à partir d’une proposition du pionnier Kikutake qu’émerge, dans la plupart des projets pour le futur de Tokyo, une autre figure, celle de la tour de grande hauteur ou gratte-ciel. Cette deuxième figure, indissociable ou consubstantielle de nombreux projets localisés dans la baie, dominera aussi les imaginaires de ces mêmes concepteurs jusqu’à la fin du xxe siècle, soit jusqu’au moment de leur réalisation en nombre par la puissance publique et la promotion privée19. L’aménagement de sols artificiels (jinkō jiban 人工地盤) ou la verticalisation des grandes villes de l’archipel alimentent un discours et un programme récurrents de la part des autorités au tournant des années 1960-1970 en réponse à l’étalement urbain incontrôlable. Ceux-ci se résument dans le vocabulaire employé vis-à-vis de l’intérieur comme de l’extérieur : construire un « Neo Tokyo » (ネオトウキョウ) ou un nouveau Japon20.
20La combinaison de ces deux figures, l’île et la tour, soit la ville verticale circonscrite, renvoie inévitablement au modèle urbain de Manhattan, parangon de la modernité occidentale capitaliste. Au cours du second xxe siècle, au moins trois projets usent délibérément et explicitement de ce modèle pour fabriquer le futur et donc une (nouvelle) image de Tokyo, sur la base de programmes et sites très différents. En 1961, Kikutake dessine au cœur de la baie une vaste île artificielle tramée aux proportions proches de celles de l’île de Manhattan, destinée à accueillir des activités industrielles (Fig. 08).
Fig. 08. Plan de la proposition urbaine sur la baie de Tokyo, Kikutake Kiyonori, 1961.
Source : 文化庁、国立近現代建築資料館 / National Archives of Modern Architecture, Agency for Cultural Affairs, 「建築のこころ。アーカイブにみる菊竹清訓」 / The Spirit of Architecture. Kiyonori Kikutake in Architectural Archives, catalogue de l’exposition éponyme, Tokyo, 2014, p. 27.
- 21 Cité par Koolhaas & Obrist 2001 : 134.
- 22 Voir notamment son ouvrage Tōkyō no kūkan jinruigaku 東京の空間人類学 paru en 1985 et traduit en anglais di (...)
21Installée sur une structure flottante, l’île est censée encaisser les variations du niveau de la mer en cas de catastrophe naturelle. L’architecte décline le principe à plus petite échelle pour le vaste quartier de Kōtō (au nord, dans la ville basse entre les rivières Sumida et Ara) et pour celui de Shinagawa (au sud-est), deux territoires côtiers habités, particulièrement exposés en cas d’inondation. Pour la partie située en ville basse, ce projet intitulé « Tokyo Bay Project 1961 » (Tōkyō wan keikaku 1961 東京湾計画1961) associe des tours d’habitations à un damier de canaux et de jetées surélevées, ces deux derniers systèmes en référence à Venise21. La négation des canaux d’Edo par la modernisation du xxe siècle nécessiterait-elle d’utiliser ce détour par l’image archétypale de la célèbre cité lacustre pour tenter de les réhabiliter ? Les travaux académiques de l’architecte et historien Jinnai Hidenobu 陣内秀信 (né en 1947), professeur au Département d’architecture de l’université Hosei à Tokyo, confortent cette idée : fort de ses recherches sur les villes italiennes et Venise en particulier, il opère au début des années 1980 une relecture culturelle d’Edo du point de vue de son image construite par l’eau22.
22Avec sa combinaison de deux archétypes urbains a priori antinomiques, le « Tokyo Bay Project 1961 » rompt avec les images univoques d’une modernité exclusivement technophile et extraterritoriale des projets utopiques des grands architectes japonais pour la capitale. L’influence de ce projet, mêlée à celle des travaux de Jinnai, est repérable jusqu’à la fin des années 1980. Dans les propositions de l’architecte Ojima Toshio 尾島俊雄 (né en 1937), professeur au Département d’architecture de l’université Waseda, la figure de l’île est assumée comme une réplique du modèle manhattanien mais adapté à l’histoire urbaine et au contexte locaux. En 1984, son projet « Shitamachi Manhattan Project » (Shitamachi manhattan kōsō 下町マンハッタン構想) pour l’arrondissement de Kōtō (Kōtō-ku 江東区) se présente comme un quartier hybride qui mixe typologie bâtie héritée d’Edo (maisons de ville machiya 町家 et petits entrepôts kura 倉) et typologie du gratte-ciel new-yorkais. Le bâti de type pré-moderne, horizontal, est aligné de part et d’autre des canaux remis en eau tandis que les tours d’habitations sont reliées entre elles par un réseau de passerelles piétonnes qui assure une circulation a minima en cas de forte crue (Fig. 09 et 10).
Fig. 09. Vue de la maquette du projet « Shitamachi Manhattan », Ojima Toshio, 1984.
Source : Process: Architecture, n° 99, novembre 1991, p. 67.
Fig. 10. Coupe partielle sur le projet « Shitamachi Manhattan », Ojima Toshio, 1984.
Source : Process: Architecture, n° 99, novembre 1991, p. 64.
23Le nom du projet est une association décomplexée de deux paysages ou modèles urbains (Shitamachi / la ville basse d’un côté, Manhattan de l’autre) a priori incompatibles, voire contradictoires. Néanmoins, la rencontre de ces deux paysages urbains contrastés n’est-elle pas une préfiguration sinon une intuition du Tokyo du xxie siècle tel qu’il se réalise sous nos yeux aujourd’hui ?
- 23 C’est l’époque des Tōkyō-ron 東京論 et de l’Edotique décrits par Augustin Berque dans plusieurs de ses (...)
24Paradoxalement, c’est en pleine bulle foncière que ce projet hybride émerge. Est-ce le signe d’une rupture avec les projets hérités des figures tutélaires des années 1960 (Tange, etc.) ? Il signalerait surtout, chez les architectes nippons, une période de transition où l’existant et son héritage sont reconnus23 et mis en « cohabitation » avec un modèle importé (ici, le gratte-ciel), tout en répondant à des enjeux environnementaux (gestion des niveaux terrestre et maritime, mise hors d’eau, etc.). Ojima est certes un architecte technophile. Son projet pour le Kōtō-ku intègre des systèmes de distribution de chaleur et de refroidissement des bâtiments, de gestion des crues ou décrues au niveau des canaux, etc. Pour autant, se référant aux représentations picturales d’Edo, son objectif premier est sans ambiguïté la quête d’une image pour Tokyo au xxe siècle, en particulier dans le contexte d’internationalisation (kokusaika 国際化) qui est en marche à l’époque (Fig. 11) :
Fig. 11. Couverture de la revue Process: Architecture, n° 99 : « Imageable Tokyo: Projects by Toshio Ojima / 東京を開く。尾島俊雄の構想 (イメージ) », novembre 1991.
- 24 Extrait de l’éditorial du numéro spécial de la revue japonaise Process: Architecture qui lui est co (...)
Edo, au moins au xviiie siècle, était le monde de l’ukiyo-e, et il est maintenant reconnu historiquement que c’était une belle ville. Au contraire, bien que le Tokyo du xxe siècle ait eu la vitalité d’une civilisation émergente, elle est devenue une ville avec trop peu de saveur culturelle pour être qualifiée de ville mondiale24.
25Enfin en 1987, le Group 2025 mentionné plus haut reprend explicitement la combinaison de ces deux archétypes (structure urbaine de la ville basse régie par une trame de canaux d’une part, tours résidentielles d’autre part), en ajoutant celui de la ceinture verte, pour son projet d’île habitée dans la baie (Fig. 07).
- 25 Voir par exemple dans l’étude la plus récente, les références, au tournant des années 1950-1960, au (...)
26La relecture de ces projets à la lumière des références explicites à deux modèles historiques antinomiques (Venise/Edo et Manhattan), les combinant même parfois, remet en question l’analyse exclusivement technophil(ist)e – tenace – opérée par la plupart des examinateurs ou critiques extérieurs. Dans la plupart des analyses historiques consacrées aux projets à grande échelle produits par les architectes métabolistes ou leurs héritiers directs, c’est l’inventivité formelle promise et permise par les nouvelles technologies qui est mise en avant pour justifier les audaces constructives d’extensions urbaines de Tokyo sur l’eau25. Convoquer simultanément ces deux modèles historiques, alliant ainsi des figures culturelles pré-modernes et modernes, révèle des intentions bien plus complexes que la seule invention d’un devenir futuriste pour Tokyo.
- 26 Le modèle de la ville compacte est prôné avec vigueur par le gouvernement japonais tandis que le pl (...)
- 27 Voir en particulier : Languillon-Aussel Raphaël, « Verticalisation des quartiers d’affaires et matu (...)
27À partir de la politique de dérégulation des années Koizumi 小泉 (2001-2006), qui assouplit les règles de construction, c’est au secteur privé qu’est confiée la réalisation de la ville verticale au cœur de la capitale26. Tokyo a quitté l’âge ingrat de l’adolescence pour devenir une ville « mature27 ». La génération des architectes portés par les années de Haute Croissance disparaît peu à peu. La génération suivante, née juste après la guerre, cherche à mobiliser des références internes, propres à la culture urbaine du Japon et en particulier de l’époque d’Edo, dans une période de dynamisme socio-économique ralenti. Dans ce double contexte, quelle nouvelle image est fabriquée et pour quel futur de la capitale ?
- 28 C’est le cas par exemple des travaux déjà cités de Jinnai Hidenobu sur l’histoire des espaces urbai (...)
- 29 Yamamoto Riken a terminé ses études à l’université de Tokyo, auprès de Hara Hiroshi 原広司 (né en 1936 (...)
- 30 Ohno Hidetoshi assure la direction de son propre laboratoire à partir de 1988, après avoir été l’as (...)
28Au tournant des années 2000, soit environ un demi-siècle après les premières fictions architecturales pour le futur de la métropole de Tokyo, certains de ces architectes portent une attention à l’existant, son bâti et ses espaces urbains hérités en tant que substance matérielle et conceptuelle, pour construire des scénarios – et non plus seulement des fictions – pour le futur de la capitale japonaise. Avant ce tournant du début du xxe siècle, l’intérêt des architectes pour le Tokyo hérité n’était pas absent mais le « déjà là » ne constituait pas une matière de projet à part entière28. C’est ce glissement de référentiel, voire ce changement de posture et de paradigme dans la pensée de la métropole de demain, qui émerge à travers des travaux emblématiques d’architectes qui mènent une réflexion à grande échelle tels que Yamamoto Riken29 山本理顕 (né en 1945) et Ohno Hidetoshi30 大野秀敏 (né en 1949).
- 31 L’enseignement reçu par ces deux architectes a indéniablement joué un rôle important dans la constr (...)
29Ce qui les relie l’un et l’autre, et les distingue radicalement de la génération précédente, est une conception de la grande échelle selon une approche inverse de celle de leurs aînés. Elle consiste à penser la métropole à partir des plus petits éléments constitutifs ou structurants de Tokyo / Edo. Motif générateur de projets, il s’agit de la cellule d’habitation pour le premier, des micro-vides ou espaces ouverts linéaires (voies étroites de natures diverses telles que : venelles roji 路地, escaliers kaidan 階段, rivières kawa 川, canaux unga 運河, etc.) pour le second31. Reconnaissance mais aussi manipulations de ces motifs architecturaux et urbains hérités constituent des principes de conception communs à ces deux architectes dans le cadre de leurs propositions pour le Tokyo de demain. Également sans commanditaires, leurs travaux poursuivent ainsi la fabrique d’un « Tokyo parallèle », à partir de ressources culturelles intrinsèques qui permettraient de rendre visible son image.
- 32 Les travaux de recherche autour du projet Fiber City sont d’abord publiés sous la forme d’un ouvrag (...)
30Il faut donc attendre le début des années 2000 pour qu’une proposition à grande échelle émerge, qui s’affranchit des figures autonomes de l’île et de la tour. Elle est aussi abondamment relayée dans les médias spécialisés, au Japon et à l’étranger (Fig. 12)32.
Fig. 12. Couverture de la revue The Japan Architect, n° 63, numéro spécial Tokyo 2050 Fiber City, automne 2006.
- 33 Tōkyō daigaku Ohno Hidetoshi kenkyūshitsu 東京大学大野秀敏研究室.
- 34 Ce projet s’inscrit néanmoins dans une double filiation dans la mesure où il reprend le principe de (...)
31Avec leur projet « Fiber City Tokyo 2050 » (Faibā shiti Tōkyō 2050 ファイバーシティ東京2050), Ohno Hidetoshi et son équipe33 puisent leur motivation dans d’autres problématiques non moins marquées : la décroissance urbaine, le vieillissement de la population, le développement durable, la sobriété énergétique. Deux principes majeurs résument ce projet théorique régi, comme son ancêtre de 1960, par une articulation entre forme et mobilité urbaines. Il s’agit, d’une part, de réduire la densité bâtie par la mise en réseau d’une multitude de (micro) « vides linéaires » – d’où le terme « fibre34 » – à l’intérieur du tissu urbain existant, et d’autre part, de l’augmenter de manière contenue le long des nombreuses infrastructures ferroviaires dont la capitale est dotée ; les terrains ainsi dédensifiés pouvant bénéficier d’une végétalisation massive, bienfaisante à différents titres. L’image produite en plan est pourtant aussi frappante que celle de ses prédécesseurs : figée à un état donné, on ne peut y lire la variabilité du scénario mais il s’en dégage une figure réticulée de natures et échelles diverses (Fig. 13).
Fig. 13. Vue d’ensemble du projet « Tokyo 2050 Fiber City », Ohno Hidetoshi, 2004.
Source : The Japan Architect, numéro spécial « Tokyo 2050 Fiber City », n° 63, automne 2006, p. 7.
- 35 Shinkenchiku, n° 6, 2006, p. 19.
- 36 Centrés sur les motifs terrestres cette fois (réseau viaire) des deux capitales, ces travaux font r (...)
32Ohno voit dans ce motif de la ligne (sen 線) un élément structurant des villes et des villages pré-modernes, qui imprègne encore le tissu urbain contemporain de Tokyo. Il l’énonce de façon très explicite : « On peut affirmer que les villes japonaises avaient un caractère linéaire »35. Là aussi, des travaux académiques antérieurs importants ont contribué à modifier le rapport des architectes à l’héritage d’Edo en livrant une lecture fine de ses structures spatiales et de ses motifs urbains, géographiques ou paysagers. Dirigés par l’architecte et professeur Maki Fumihiko au sein de son laboratoire du Département d’architecture de l’université de Tokyo, et pourtant publiés et largement diffusés dès 1980, l’appropriation de ces analyses par le milieu des architectes concepteurs dans le cadre de projets alternatifs pour Tokyo n’est pas immédiate non plus36.
- 37 Ces travaux sont regroupés dans un ouvrage éponyme sous sa direction, paru à Tokyo aux éditions Lix (...)
33Chez Yamamoto, le motif clé provient directement d’une relecture de l’espace urbain habité pré-moderne où habitat et activités sont regroupés dans la même unité bâtie (machiya = maison ie 家 = magasin mise 店 + chambre à coucher nema 寝間) : soit un modèle limitant les déplacements et source de vie sociale locale, opposé de celui de l’après-guerre et ses quartiers exclusivement résidentiels. Son projet de « Local Community Area (LCA) » (Chiiki shakai-ken 地域社会圏37) ou « sphère communautaire locale » qu’il dessine avec son équipe au début des années 2010, compte environ 500 habitants. La répartition, la taille et l’organisation des parties publiques et privées, individuelles ou collectives, opèrent la mécanique d’assemblage des unités (Fig. 14).
Fig. 14. Principe de répartition des espaces individuels et collectifs dans la LCA, Yamamoto Riken, 2012.
© Riken Yamamoto & Field Shop.
34L’ensemble compose un paysage urbain horizontal, irrigué d’un fin réseau de circulation dédié aux mobilités douces, une forme de « village urbain » contemporain (Fig. 15, 16 et 17).
Fig. 15, 16 et 17. Coupe, maquette et vue locale du projet « LCA », Yamamoto Riken, 2012.
© Riken Yamamoto & Field Shop
- 38 Publié en 2003 dans et en couverture de The Japan Architect, le projet « Fiber City Tokyo 2050 » es (...)
- 39 À titre d’exemples : l’ouvrage de l’écrivain Ishikawa Eisuke 石川英輔, Ō-Edo ekorojī jijō 大江戸えころじー事情 (C (...)
35Critiques et politiques, les scénarios respectifs de ces deux architectes nourrissent le débat sur les méthodes locales de transformation et plaident plus largement pour un urbanisme de régulation au Japon, à l’opposé des pratiques amnésiques et normatives de démolition-reconstruction en vigueur. L’un et l’autre œuvrent aussi à faire connaître leurs propositions bien au-delà de l’archipel38. Surtout, ici, ils puisent dans les valeurs spatiales et structurelles intrinsèques d’Edo et Tokyo pour (r)animer une autre image de la capitale, cette fois à l’appui de figures architecturales et urbaines que l’on pourrait qualifier de capital urbain commun, au sens culturel du terme, pour un futur plausible, acceptable sinon appropriable, de la métropole. Pour autant, rien de nostalgique ici ni de leçons à tirer d’un Edo idéalisé comme c’est le cas parfois dans le contexte actuel d’inquiétude ou de branding écologique39. Dans ces projets, le caractère hétéroclite et fragmenté de l’image de Tokyo est assumé ; ils corroborent l’appréciation de Jinnai Hidenobu quant à l’impossibilité inhérente à Tokyo de projeter une image unique :
- 40 Le terme « village » est ici employé pour signifier le quartier. Entretien paru dans Architecture a (...)
Tokyo fait partie de ces villes difficiles à définir en un tout. Les grandes et petites villes, les bourgs et les villages qui composent la métropole de Tokyo, ont chacun une image différente. Mais aucune de ces images ne représente l’ensemble de Tokyo40.
36À partir de la reconstruction post-conflit, il est possible de distinguer trois grandes périodes significatives pour la conception et la diffusion de projets théoriques pour Tokyo émanant d’architectes japonais. Tout d’abord, de la fin des années 1950 jusqu’aux Jeux olympiques de 1964, l’enjeu majeur de la décentralisation de la capitale suscite une production massive de projets extraterritoriaux qui véhiculent l’image d’un futur entièrement nouveau et univoque. Ensuite, du milieu des années 1980 au début des années 1990, soit la période dite « de la bulle », le pari de la décongestion urbaine voit émerger d’autres propositions mêlant références externes et internes, locales et internationales. C’est la promesse d’un futur hybride et ouvert sur le monde pour Tokyo. Enfin, au début du xxie siècle, en parallèle de la politique de l’Urban Renaissance puis à la suite de la triple catastrophe du Tōhoku (2011), la question centrale de la (dé)densification du bâti couplée à celle des risques conduit les architectes à puiser dans les qualités discrètes de la métropole pour en révéler une image ancrée mais plurielle, voire intemporelle.
37Intuitivement, la question du futur de la métropole de Tokyo aurait pu apparaître davantage prioritaire ou urgente aux yeux des architectes japonais lors de moments clés, en particulier de crises, qu’elles soient nationales, locales ou extraterritoriales, qui mettent à mal le récit vitaliste du moteur de la nation. Nous avons vu que ce n’est pas systématique : bien au contraire, une période d’euphorie économique telle que les années 1980 livre aussi son lot de propositions ou projections pour le Tokyo de demain. Puis, davantage motivés par l’émergence des villes mondiales, ces projets cristallisent d’autant plus le besoin de construire un récit original qui relève encore de la fiction.
38D’autres enjeux, aigus, aujourd’hui partagés à l’échelle planétaire par la plupart des grandes métropoles, tels que la prise en compte dans l’aménagement urbain du dérèglement climatique et ses conséquences environnementales, ont déplacé les priorités. Pour les architectes nés après-guerre, l’écologie urbaine41 de Tokyo permet notamment de construire un nouveau récit. Fouiller ses ressources spatiales cachées ou marginalisées par la modernité, détermine autant de potentiels pour écrire le futur de la capitale japonaise et offre l’opportunité de (re)construire une image familière localement, singulière mais partageable au-delà des frontières. Le scénario d’une cohabitation de figures globales/mondiales (la ville verticale) et locales (le village urbain) dessine une voie nouvelle pour la mise en œuvre d’un futur – cette fois bien réel – de Tokyo et la fabrique du modèle urbain original et exemplaire tant désiré par les autorités comme par les architectes. Paradoxalement, avec le projet « ESG pour la baie de Tokyo » publié en 202142, la Métropole réactive la fiction architecturale pour développer le laboratoire d’une ville modèle du xxie siècle au Japon, à l’appui d’un récit écologique technophile mondialisé. Poursuivant ainsi l’amalgame entre la capitale et l’archipel, au risque de brouiller davantage l’image de Tokyo…
39Au fil du temps et de ces projets, il apparaît que les modalités de la fiction et du scénario sont de moins en moins étanches, que le recours à l’une plutôt qu’à l’autre n’est plus aujourd’hui l’apanage d’une seule catégorie d’acteurs : concepteurs ou décideurs. Les moments où l’usage de la fiction par les architectes est prédominant sont en revanche synchrones des grandes problématiques urbaines de la capitale où des choix majeurs d’aménagement sont en jeu, avec à la clé la diffusion potentielle d’un modèle métropolitain réévalué. L’histoire de la « trajectoire des possibles » du futur de Tokyo à l’échelle de la période considérée – les années 1950-2010 – rend compte de la part de ces architectes d’une dynamique critique et prospective au regard des transformations urbaines à l’œuvre dans la capitale. Inaptes à construire une image identifiable de Tokyo, celles-ci les poussent à mobiliser un appareil figuratif démonstratif et à organiser sa circulation hors des frontières.
40Si leurs représentations figurées du futur possible de Tokyo définissent aujourd’hui une image originale, au sens d’empreinte de caractéristiques fondatrices, et donc davantage identifiable par les locaux, elles n’en fournissent pas pour autant une image stabilisée et univoque pour l’extérieur. L’ensemble de ces représentations parallèles ne joue alors pas seulement un rôle narratif dans la construction de l’image de la capitale japonaise : il révèle aussi plus globalement l’apport des architectes au renouveau des modèles théoriques d’aménagement à grande échelle au Japon.