Pelletier Philippe, L’Empire des yakuza. Pègre et nationalisme au Japon
Pelletier Philippe, L’Empire des yakuza. Pègre et nationalisme au Japon, Paris, Éditions Le Cavalier Bleu, 2021, 291 p. dont 31 p. d’annexes.
Texte intégral
- 1 David Kaplan & Alec Dubro, Yakuza, la mafia japonaise, 1986 ; trad. fr. : Arles, Éditions Picquier, (...)
1Dans son ouvrage L’Empire des yakuza, Philippe Pelletier, géographe et professeur à l’université Lyon 2, se penche sur le gokudō 極道, la « voie extrême », euphémisme par lequel se désignent les membres de la pègre japonaise. La figure du yakuza constitue l’un des éléments de l’imaginaire sur le Japon, qui a souvent été abordé dans les travaux en langues occidentales au travers d’approches anthropologiques dont l’effet était de satisfaire une certaine fascination esthétique. L’ouvrage de Philippe Pelletier développe pour sa part une approche historienne critique vis-à-vis du culturalisme ou de l’exotisme, avec pour objectif d’éclairer les liens entre la pègre et le milieu politique au Japon. Le livre lui-même est un ouvrage de synthèse, qui s’appuie sur l’historiographie de ces différentes questions – pègre, extrême-droite, économie parallèle – de langues anglaise et japonaise, à laquelle s’ajoutent des rapports de police ainsi que des articles de la presse japonaise. Il se situe à la suite des études de David Kaplan et Alec Dubro, de Peter Hill, de Miyazaki Manabu 宮崎学 ou d’Eiko Siniawer1.
2Le livre est composé de sept chapitres. Le premier, « Lierre et losange nippon », revient sur la violence au Japon et interroge l’origine sociale ou communautaire des yakuza. Le deuxième, « Du jeu d’argent au jeu politique » montre comment se construit, à la fin du xixe siècle, une relation associant pègre, extrême-droite nationaliste ou asiatiste et milieu politique. Cette question constitue le pilier central de l’ouvrage. Le troisième, « Yakuza, asiatisme, fascisme et guerre », à propos de la première moitié du xxe siècle, analyse la figure de Kodama Yoshio 児玉誉士夫 (1911-1984) – « l’une des grandes figures d’extrême-droite connectée aux yakuza » (p. 110) –, et l’organisation d’extrême-droite Kokusuikai 国粋会, en contexte colonial et de guerre. Le quatrième, « L’empire se recompose », se penche sur la reconstitution des milieux mafieux après 1945, autour de Kodama et de Sasakawa Ryōichi 笹川良一 (1899-1995). Le cinquième, « La pègre, de la “haute croissance” à la “bulle” », analyse les liens entre pègre, extrême-droite et Parti libéral- démocrate (qui fut au pouvoir de façon continue de 1955 à 1993) jusqu’à la décennie 1990. Le sixième, « La loi anti-gang et ses limites », traite de l’évolution juridique depuis la décennie 1990. Enfin, le septième chapitre, « Les connexions politiques du xxie siècle », interroge les espaces occupés par les « ennemis » nord-coréens et chinois.
3L’ouvrage propose une approche historique intégrée, associant analyse de la pègre et de l’extrême-droite au Japon. Car pour l’auteur, il s’agit là de la même question. Si comme dans le cas italien, la question de la pègre au Japon relève du parasitage de l’économie, ou de l’économie parallèle, dans le cas japonais, elle constitue aussi une question politique. Dès lors, il s’agit de se demander comment ces organisations parasites du système ont fait jeu commun avec lui, et quelle est l’intensité de leur relation.
- 2 Voir la thèse de doctorat par Grégoire Sastre, à laquelle l’auteur se reporte : Le phénomène des ag (...)
4La pègre dont il est ici question s’est constituée en même temps que l’État-nation, c’est-à-dire au moment où se mettait en place un État unitaire et une nation unifiée, à la fin du xixe siècle. Il n’existe pas ou peu de lien entre les formes de banditisme d’ancien régime et la pègre qui s’est structurée durant l’ère Meiji (1868-1912). Philippe Pelletier se méfie des linéarités faciles, tout en précisant que les « bandits » et marginaux étudiés par Eric Hobsbawm pour l’Europe occidentale ne penchaient pas du côté de la contestation dans le cas japonais (p. 23-27). Cette même période vit la constitution de l’organisation Genyōsha 玄洋社, qui est « à l’origine du rôle politique des yakuza modernes » (p. 29 ; p. 65-73). Cette structure, bien connue2, eut un rôle central au tournant du xxe siècle dans la construction de l’ultra-nationalisme et du courant dit panasiatique, qui souhaitait que le Japon « guide » le reste de l’Asie. Parmi ses membres les plus éminents, outre les fondateurs, on retrouve le ministre Hirota Kōki 廣田弘毅 (1878-1948), qui fut condamné à mort lors du procès de Tokyo. La pègre assuma dès cette période une fonction de briseurs des mouvements sociaux, voire de perturbateurs d’élections (p. 74). La question de l’origine sociale ou communautaire de cette pègre moderne amène à se pencher sur la place que vont y occuper, aux côtés du prolétariat japonais, les parias burakumin 部落民, puis les Coréens du Japon, issus de l’immigration du travail, durant la période coloniale (p. 40-44). La pègre constituait un lieu d’asile, au Japon, pour ces populations. Enfin, au niveau de sa dynamique d’expansion territoriale, une sorte de proto-modèle constitué dans la région de Kyūshū s’est ensuite répandu vers les centres portuaires et industriels (p. 79-82), pour occuper aujourd’hui les régions du Kantō, du Chūbu, du Kansai et du nord de Kyūshū (p. 248).
5Mais si le tournant du xxe siècle vit la fondation de la pègre japonaise moderne, c’est l’après première guerre mondiale qui vit réellement sa politisation, c’est-à-dire son rapprochement avec les milieux politiques conservateurs, avec la fondation de la Kokusuikai en 1919. Cette organisation dépend depuis 2005 du gang Yamaguchi-gumi 山口組, le plus important au Japon. Si certains tentèrent de s’organiser à la gauche du spectre politique, ces tentatives furent balayées par la montée du militarisme dans les années 1930 (p. 98), qui permit à la Kokusaikai de consolider « le système japonais dans toutes ses composantes sous l’ombrelle du paternalisme impérial » (p. 100). Malgré des actions violentes contre les syndicats, la loi restait clémente. L’auteur tente cependant de dépasser ce constat d’une convergence des intérêts, pour proposer la thèse d’une superposition entre organisations mafieuses et organisations d’extrême-droite purement politiques, telle la Ketsumeidan 血盟団 (« Ligue du sang »), possible grâce à la marche vers la guerre et la création en 1932 du Manchukuo (État de Mandchourie).
6L’ouvrage en vient alors à un autre pan central de sa démonstration, qui concerne l’origine des groupes mafieux d’après-guerre dans la guerre elle-même. À commencer par le Manchukuo, dominé par une alliance entre pègre et hauts responsables politiques et militaires (p. 109). Ce point, extrêmement important pour le propos de l’ouvrage, mériterait une démonstration plus appuyée, notamment concernant les liens entre Kishi Nobusuke 岸信介 (1896-1987) et le trafic de drogue en Mandchourie puis en Chine du Nord. De là, l’auteur se penche sur le personnage central qu’est Kodama, proche de la Genyōsha, de l’armée japonaise, ainsi que de Sasakawa, qui était son bras droit. Kodama fut, pour ces raisons, repéré par la CIA (p. 113, note 156). Après la défaite, Kishi, Kodama, Sasakawa et d’autres furent emprisonnés en attente d’un jugement, pour être finalement relâchés. « Avec eux, une nouvelle histoire s’ouvre pour les yakuza » (p. 119). La remarque vaut aussi pour les organisations qui, interdites en 1946, retrouvent pour certaines droit de cité avec l’arrivée du Parti libéral-démocrate en 1955 (p. 131-132, p. 147-152).
- 3 Le terme raciste sangokujin 三国人, employé à partir de l’après-guerre à l’encontre des voisins est-as (...)
7L’après-guerre vit l’apparition d’une nouvelle violence autour des groupes dits gurentai 紅蓮隊, tandis que s’installait un racisme post-colonial typique vis-à-vis des anciennes colonies ou de la Chine populaire. Mais si la xénophobie occupe une certaine place après-guerre, la composition communautaire de la pègre japonaise fait que celle-ci n’a pas toujours suivi automatiquement l’extrême-droite sur ce point (p. 230-236)3. Kodama, proche tant du pouvoir politique japonais qu’américain, incarna le retour à l’avant de la scène du « carré infernal : droite, extrême-droite, monde des affaires et pègre » (p. 139). De son côté, Sasakawa développa les jeux d’argent avec les courses légales (hippiques, cyclistes, automobiles), parallèlement aux paris illégaux (notamment les courses de hors-bords) (p. 140). Un développement conséquent est consacré à Sasakawa, des années d’activisme avant-guerre et des années de guerre, jusqu’à la fondation de son « empire » à partir de la décennie 1950. Sasakawa aurait eu un rôle important dans le financement du Parti libéral-démocrate en 1955, avec des fonds pillés durant la guerre (p. 155). Pour qu’aujourd’hui, la fondation à son nom s’investisse dans le champ de l’humanitaire afin de redorer son image (p. 259), façon Le Parrain 3. En vain.
- 4 Tanaka avait dû démissionner fin 1974 après que fut révélée une prise illégale d’intérêts dans la v (...)
8La période d’idylle entre le pouvoir et la mafia, autour de Kishi devenu Premier ministre (1958-1960), arriva à son terme au milieu de la décennie 1960. L’ouvrage décrit aussi le développement de la prostitution clandestine après la loi d’interdiction de 1956, la perturbation des assemblées générales d’entreprise, la spéculation sur la valeur des terrains durant la bulle économique, ou encore le rôle de Kodama dans le scandale Lockheed en 1976, qui vit l’arrestation de l’ancien Premier ministre Tanaka Kakuei 田中角栄 (1918-1993)4. Mais c’est le recul du Parti libéral-démocrate à partir des élections sénatoriales de 1989 qui semble avoir motivé le vote de la loi anti-mafia de 1991 (p. 204-206). Ses effets restent néanmoins sujet à caution, car le yakuza moderne s’est transformé en « Goldman Sachs avec des flingues » (p. 209-210, p. 212). Il faudrait ainsi parler de diffraction pour saisir l’évolution de la pègre qui, depuis la décennie 1990, a multiplié les couvertures afin de dissimuler ses nouvelles activités, ou bien a basculé dans la clandestinité.
- 5 On pourra compléter avec : A. Nanta, « Les courants révisionnistes et leurs soutiens au Japon depui (...)
9En conclusion, cet ouvrage passionnant de Philippe Pelletier constitue une excellente synthèse sur la pègre japonaise de la fin du xixe siècle à nos jours, qui sait associer histoire de la mafia et de ses activités – sans oublier la période de guerre – avec histoire de l’extrême-droite sur la même période. Si l’on aurait apprécié des démonstrations plus pointues concernant les personnages « sulfureux » évoqués dans l’ouvrage, le livre arrive de façon certaine à produire un panorama sachant associer description de détail et analyse macro de l’évolution de ces organisations et de leurs liens après-guerre avec le Parti libéral-démocrate au sein du « carré infernal »5.
Notes
1 David Kaplan & Alec Dubro, Yakuza, la mafia japonaise, 1986 ; trad. fr. : Arles, Éditions Picquier, 2001. Peter Hill, The Japanese mafia, Oxford University Press, 2003. Miyazaki Manabu 宮崎学, Yakuza to Nihon, kindai no burai ヤクザと日本 ― 近代の無頼 (Les yakuza et le Japon, les voyous de la modernité), Tokyo, Chikuma shobō 筑摩書房, 2008. Eiko Siniawer, Ruffians, yakuza, nationalism, Cornell University Press, 2008.
2 Voir la thèse de doctorat par Grégoire Sastre, à laquelle l’auteur se reporte : Le phénomène des agents d’influence japonais en Asie (1880-1915), université Paris-Diderot, 2016.
3 Le terme raciste sangokujin 三国人, employé à partir de l’après-guerre à l’encontre des voisins est-asiatiques, devrait plutôt être traduit par « gens de pays de troisième ordre » ou « gens du tiers-monde ». Sur l’organisation xénophobe Zaitokukai 在特会, décrite au chapitre 7 à propos des années après 2000, on peut se reporter à Yasuda Kōichi 安田浩一, Netto to aikoku ネットと愛国 (Internet et patriotisme), Tokyo, Kōdansha, 2012. Voir ma recension dans Ebisu. Études japonaises : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/1247.
4 Tanaka avait dû démissionner fin 1974 après que fut révélée une prise illégale d’intérêts dans la vente de terrains à l’État japonais.
5 On pourra compléter avec : A. Nanta, « Les courants révisionnistes et leurs soutiens au Japon depuis 1945 », Témoigner, 2020, 131 ; https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/temoigner/9414.
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Référence papier
Arnaud Nanta, « Pelletier Philippe, L’Empire des yakuza. Pègre et nationalisme au Japon », Ebisu, 60 | 2023, 341-345.
Référence électronique
Arnaud Nanta, « Pelletier Philippe, L’Empire des yakuza. Pègre et nationalisme au Japon », Ebisu [En ligne], 60 | 2023, mis en ligne le 20 février 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/8954 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebisu.8954
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