Yoshikawa Lisa, Making History Matter. Kuroita Katsumi and the Construction of Imperial Japan
Yoshikawa Lisa, Making History Matter. Kuroita Katsumi and the Construction of Imperial Japan, Cambridge (MA), Harvard University Asia Center, 2017, 367 p.
Texte intégral
1Cette monographie par Lisa Yoshikawa, de l’université de Yale, retrace le parcours et analyse l’œuvre ainsi que le rôle de l’historien Kuroita Katsumi 黒板勝美 (1874-1946) au sein de l’historiographie japonaise d’avant 1945. Il s’agit de la première synthèse importante en langue occidentale sur l’un des historiens majeurs du Japon impérial. Comparé à ses très nombreux confrères du premier xxe siècle, la particularité de Kuroita est d’avoir été au cœur de plusieurs institutions centrales de l’État japonais et d’avoir proposé un discours relevant de l’« histoire nationale », qui marqua son temps. Le « roman national », dont Jules Michelet est une figure emblématique, consistait à saisir et replacer les faits passés au sein d’un récit linéaire et continu afin d’inventer une « nation » millénaire, et il formait le modèle dominant de l’historiographie dans le monde d’avant 1950. Il affirmait non seulement la continuité d’un « peuple » unique sur un territoire à peu près stable, mais il annexait ainsi l’ensemble des histoires périphériques des populations absorbées au cours du temps par l’État central.
- 1 Rappelons que l’université impériale prit ce nom seulement en 1897, lors de la création de l’univer (...)
2Appuyé sur une bibliographie fort conséquente, l’ouvrage de Yoshikawa est composé de cinq chapitres thématico-chronologiques. Le premier se penche sur la formation de Kuroita entre 1874 et 1896 au Lycée no 5 puis à l’université impériale de Tokyo1. Le deuxième porte sur ses premiers travaux et sa confrontation à l’histoire japonaise (1896-1908). Puis le chapitre trois examine la façon dont Kuroita s’imposa à l’intérieur du champ historien durant la décennie 1908-1918, à la faveur d’un débat public où il fut opposé à l’historien Kita Sadakichi 喜田貞吉 (1871-1939). Le quatrième chapitre (1918-1927) analyse ses principaux ouvrages et activités grosso modo durant l’ère Taishō, en y incluant son rôle en Corée colonisée. Enfin, le dernier chapitre se penche sur son rapport aux institutions et à l’empire, c’est-à-dire, d’une part, la monarchie japonaise, d’autre part les possessions coloniales (1927-1936).
- 2 Sur le Kokushi kōsei kyoku 國史校正局, voir : Souyri Pierre François, « L’histoire à l’époque Meiji : en (...)
3À travers la figure de Kuroita, l’auteure retrace d’abord un état du travail des historiens du milieu de l’ère Meiji (p. 38-57). Cette caractéristique traverse l’ouvrage puisque, si elle traite de Kuroita, Yoshikawa décrit en réalité avec grande précision l’environnement social et universitaire des périodes successivement traitées. Dès 1869, un bureau historiographique national avait été fondé afin de produire des synthèses ordonnées quant aux lignées impériales2. Ce bureau fut ensuite intégré au sein de l’université impériale, pour prendre son nom actuel en 1929 : le Shiryō hensanjo 史料編纂所 ou Institut historiographique. Cette structure démarra dès les années 1870 plusieurs projets de compilations documentaires, puis s’imposa comme standard après 1900. Trois de ses membres éminents des débuts, dont Kume Kunitake 久米邦武 (1839-1931), publièrent en 1890 l’ouvrage Kokushi gan 國史眼 (Regard sur l’histoire nationale), qui fut la première tentative de production d’une histoire japonaise continue et linéarisée. Ce type d’ouvrage, à la croisée des chemins entre annales impériales et historiographie empirique allemande du xixe siècle, devait être dépassé sous l’impulsion de Kuroita avec l’avènement d’« histoires nationales » au sens d’ouvrages-cadres de l’État-nation.
4Kuroita débuta son activité de publication au sein des nouvelles revues historiques, notamment la Shigaku zasshi 史學雜誌 (Revue historique) de la société savante Shigakkai 史學會, fondée en 1889 autour de la nouvelle section Histoire de l’université impériale, où il était alors étudiant. Dès la décennie 1890, le jeune Kuroita réfléchit et produisit nombre d’articles sur les périodisations de l’histoire japonaise et les événements clefs qui permirent les transformations et transitions sociales dans le pays (p. 64-66). Kuroita développa aussi dès cette époque, en 1903, un discours considérant les manuscrits anciens (komonjo 古文書) comme des objets et non uniquement comme des médias porteurs de contenu (p. 67). Cette position fut possible parce qu’il accorda très tôt, parmi les historiens japonais, une attention soutenue aux documents matériels non écrits. C’est parce que Kuroita considérait les corpus mobilisables par l’historien de façon très large qu’il fut, semblablement à Kita Sadakichi, très proche des archéologues japonais dès le début du xxe siècle. C’est pour cette même raison qu’il écrivit au sujet des « sites célèbres » du Japon, contribuant ainsi à leur perception comme tels (p. 73-75). Aussi, Lisa Yoshikawa analyse ses prises de position et innovations par rapport à la génération précédente d’historiens.
- 3 Les différentes éditions de cet ouvrage ont été analysées en détail par Hakoishi Hiroshi 箱石大 du Shi (...)
5Kuroita publia de très nombreux articles et livres durant sa carrière. Ceux-ci sont présentés au fil de l’étude et classés par ordre de parution en fin d’ouvrage (p. 265-307). Mais son nom reste attaché à une œuvre majeure au sein de la théorisation de l’historiographie : Kokushi no kenkyū 國史の研究 (Études en histoire nationale) qu’il publia en 1908. Kuroita était alors rattaché à l’Institut historiographique (alors Shiryō hensan-gakari 史料編纂掛) de l’université impériale de Tokyo. Cet ouvrage connut plusieurs éditions révisées jusqu’à sa version finale de 1931. À la différence des travaux des décennies 1880 et 1890, Kokushi no kenkyū saisissait l’histoire comme le récit d’un peuple distinct (minzoku 民族) occupant une place identifiable et continue au sein de l’histoire mondiale. Il s’agissait maintenant d’histoire nationale. Kuroita considérait cependant les frontières comme un élément fluctuant au fil de l’expansion territoriale d’un État et de ses conquêtes extérieures. Cette histoire devait pouvoir penser les conquêtes coloniales du Japon de Meiji (p. 85-89). Yoshikawa analyse les différentes éditions de l’ouvrage ainsi que le dialogue et les débats qui eurent lieu entre Kuroita et les autres historiens durant les décennies 1910 et 19203.
- 4 On trouvera une analyse détaillée des enjeux de ce débat et des études dont il a fait l’objet dans (...)
6Cette nécessité de linéariser l’histoire de l’Archipel afin que l’État-nation puisse se l’approprier amena Kuroita à trancher en faveur de la continuité lors de divers débats historiographiques concernant des ruptures au sein de l’histoire japonaise, comme en 1911 sur les cours dites Nord et Sud. Ce débat, ayant pour sujet les débuts de la période médiévale de Muromachi (1336-1573), porta sur le schisme qui vit deux empereurs coexister dans le pays entre 1336 et 1392. La commission du ministère de l’Instruction publique chargée de la rédaction des manuels d’histoire d’État avait proposé depuis 1903 – sous l’impulsion de l’historien Kita qui était membre de cette commission – de considérer les deux lignées comme légitimes. Cette décision provoqua un tollé en 1911 parmi les milieux monarchistes qui considéraient que seule la cour de Yoshino (Sud) était légitime. Cette controverse publique éclata dans le contexte du procès de Kōtoku Shūsui 幸徳秋水 (1871-1911), condamné à mort en 1911 pour « haute trahison ». L’intervention de l’empereur mit fin à ce débat historiographique en tranchant en faveur de la cour de Yoshino4. À cette époque, Kuroita revenait de deux années d’un voyage d’étude en Europe et aux États-Unis (1908-1910), grâce à un financement de la fondation Albert Kahn (p. 101-111). Il était membre de la Commission d’État pour la compilation de l’histoire de la Restauration Meiji, de l’Institut historiographique, et en poste (1915) à l’université impériale de Tokyo sur la Chaire d’histoire no 2. Or, non seulement Kuroita faisait-il partie d’une association patriotique qui attaqua Kita, mais il prit aussi position dans la grande presse afin de défendre la position légitimiste en faveur de la cour de Yoshino au moyen de preuves empiriques. Selon lui, il était impossible de défendre la légitimité synchronique des deux empereurs, et, plus encore, « cet incident était crucial en ce qu’il permettait de définir et de justifier le rôle des historiens au sein de l’éducation nationale » (p. 118). Comme le montre Yoshikawa, cette controverse permit à Kuroita d’asseoir sa position, alors qu’il tentait, au fil des versions successives de Kokushi no kenkyū, de réécrire l’histoire du « temps des dieux » (jindai 神代), c’est-à-dire du Japon mythologique (p. 121-132).
- 5 Voir le numéro thématique d’Ebisu. Études japonaises « Patrimonialisation et identités en Asie Orie (...)
- 6 Sur les commissions historiques coloniales, voir : Nanta (2018, op. cit.).
7Enfin, Kuroita eut une place centrale sur le plan institutionnel et commémoratif (avec ses ouvrages sur le prince Shōtoku ou sur Minamoto no Yoshitsune [p. 150-162], ou au niveau de l’empire [p. 234-242]). Si cet aspect de son activité est notamment présenté dans les chapitres 4 et 5, il traverse en réalité l’ensemble du livre. Kuroita eut ainsi un rôle moteur au sein de l’Association pour la conservation des sites historiques, des lieux célèbres et des monuments naturels à partir de 1911, organisation où il côtoya d’autres célèbres figures de l’époque tels l’architecte Itō Chūta 伊東忠太 (1867-1954), l’anthropologue Tsuboi Shōgorō 坪井正五郎 (1863-1913) ou l’historien de l’art Sekino Tadashi 關野貞 (1868-1935), dans le but d’améliorer la loi de Conservation des anciens sanctuaires et temples de 1897 (p. 132-149)5. Il y proposa de nouveaux classements, plus larges, des sites et lieux à protéger, tout en travaillant sur les manuscrits anciens. Par ailleurs, son rôle dirigeant au sein de la Commission pour la compilation de l’histoire de la Corée, fondée en 1922 à Keijō (Seoul), ainsi que le poids des méthodes du Shiryō hensanjo sur celle-ci, constituent une question d’importance regardant les transferts impériaux de savoirs de la métropole vers sa colonie (p. 162-172)6. Yoshikawa analyse aussi la façon dont Kuroita réussit à placer son « armée d’étudiants » (dont un Coréen), renforçant son influence institutionnelle au Japon et dans ses possessions extérieures (p. 210-212).
8Fondé sur une grande connaissance des sources primaires et des travaux d’historiens japonais, l’ouvrage de Lisa Yoshikawa constitue une somme passionnante sur la figure de Kuroita et le monde universitaire au sein duquel il évolua. On ne saurait présenter ici l’ensemble des épisodes, activités et publications de cet historien, qui agit aussi pour la promotion de l’esperanto ou dirigea la première édition de la série Iwanami en histoire du Japon en 1933-1935 (p. 219). Cette étude très riche est fort loin de se cantonner à l’histoire universitaire mais, au contraire, se penche largement sur la portée sociale et les implications politiques des savants d’avant 1945, tout en exposant avec détail la constitution de leurs réseaux nationaux ou transnationaux (tels les échanges de Kuroita avec l’EFEO en Indochine [p. 201-204]). L’auteure adopte une approche globale, afin de situer au sein de l’historiographie mondiale de son temps un historien persuadé que les savoirs pouvaient concourir à la puissance nationale, à l’ère des empires.
Notes
1 Rappelons que l’université impériale prit ce nom seulement en 1897, lors de la création de l’université impériale de Kyoto.
2 Sur le Kokushi kōsei kyoku 國史校正局, voir : Souyri Pierre François, « L’histoire à l’époque Meiji : enjeux de domination, contrôle du passé, résistances », Ebisu. Études japonaises, 2010, 44 (La modernisation du Japon revisitée. Que reste-t-il de l’approche moderniste ?), p. 33-47 : https://www.persee.fr/doc/ebisu_1340-3656_2010_num_44_1_1777.
3 Les différentes éditions de cet ouvrage ont été analysées en détail par Hakoishi Hiroshi 箱石大 du Shiryō hensanjo. Voir Nanta Arnaud, « L’historiographie coloniale à Taiwan et en Corée du temps de l’empire japonais », Politika, 2018 : https://politika.io/fr/notice/lhistoriographie-coloniale-a-taiwan-coree-du-temps-lempire-japonais-18901940-i.
4 On trouvera une analyse détaillée des enjeux de ce débat et des études dont il a fait l’objet dans le numéro thématique « Nanboku chō seijun mondai 100 nen » 南北朝正閏問題100年 (Le centenaire de la question de la légitimité des cours Nord et Sud) de la revue Rekishi hyōron 歴史評論, 2011, 740.
5 Voir le numéro thématique d’Ebisu. Études japonaises « Patrimonialisation et identités en Asie Orientale », 2015, 52 : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/1569.
6 Sur les commissions historiques coloniales, voir : Nanta (2018, op. cit.).
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Référence papier
Arnaud Nanta, « Yoshikawa Lisa, Making History Matter. Kuroita Katsumi and the Construction of Imperial Japan », Ebisu, 57 | 2020, 471-475.
Référence électronique
Arnaud Nanta, « Yoshikawa Lisa, Making History Matter. Kuroita Katsumi and the Construction of Imperial Japan », Ebisu [En ligne], 57 | 2020, mis en ligne le 20 décembre 2020, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/5491 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebisu.5491
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