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Comptes rendus

Inoue Toshikazu 井上寿一, Sensō chōsa-kai. Maboroshi no seifubunsho o yomitoku 戦争調査会幻の政府文書を読み解く (Le Groupe d’enquête sur la guerre. Une plongée dans de mystérieux documents gouvernementaux)

Tokyo, Kōdansha 講談社, 2017, 259 p.
Arnaud Nanta
p. 379-383
Référence(s) :

Inoue Toshikazu 井上寿一, Sensō chōsa-kai. Maboroshi no seifubunsho o yomitoku 戦争調査会幻の政府文書を読み解く (Le Groupe d’enquête sur la guerre. Une plongée dans de mystérieux documents gouvernementaux), Tokyo, Kōdansha 講談社, 2017, 259 p.

Texte intégral

  • 1 Le seul travail antérieur est : Tomita Keiichirō 冨田圭一郎, « Haisenchokugo no sensōchōsakai ni tsuite  (...)

1Cet ouvrage d’Inoue Toshikazu se penche sur les travaux de la commission gouvernementale appelée « Groupe d’enquête sur la guerre », qui tenta, dès l’immédiat après-guerre, une synthèse concernant les causes et responsabilités dans la guerre de l’Asie et du Pacifique (1937-1945). Né en 1956, l’auteur est le président de l’université Gakushūin, spécialiste en histoire politique et diplomatique japonaise ; il est aussi membre de deux commissions gouvernementales chargées de la gestion des archives japonaises. Son ouvrage traite d’un sujet méconnu1 mais de première importance : le travail mené par l’État japonais dans l’après-guerre afin de retracer le cheminement du pays vers la seconde guerre mondiale en Asie. On considère souvent que l’État japonais n’a jamais fait ce travail critique, se contentant de commanditer quelques études dans les années récentes. Or, la présente étude montre que l’État japonais a porté un regard critique sur la guerre dès l’automne 1945, en amont du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient. Si cette commission échoua finalement dans ses objectifs et fut dissoute fin septembre 1946, cette tentative du Japon, alors encore placé sous la Constitution de 1889, n’en demeure pas moins essentielle. L’ouvrage s’appuie sur les quinze volumes de documentation élaborés par la commission et les minutes de ses réunions, réédités chez Yumani shobō ゆまに書房 (Tokyo) en 2015. L’étude se divise en deux parties de quatre chapitres chacune : la première présente la fondation et l’organisation de la commission, les débats concernant ses objectifs, la question de l’inévitabilité de la guerre, les raisons enfin de l’échec de la commission. La seconde présente les entretiens menés par la commission sur la diplomatie et sur la guerre.

  • 2 Voir Nanta Arnaud, « La décolonisation japonaise (1945-1949) », in Fremigacci Jean, Lefeuvre Daniel (...)

2Après la démission du Premier ministre Higashikuninomiya Naruhiko 東久邇宮稔彦 (1887-1990) en octobre 1945, dans un ultime appel à la repentance nationale (sōzange 総懺悔), Shidehara Kijūrō 幣原喜重郎 (1872-1951) prit la direction du pays jusqu’en mai 1946. Alors que le pays était occupé, placé sous la tutelle du Haut Commandement allié (General Headquarters) et du Conseil allié pour le Japon (Allied Council for Japan) qui rassemblait États-Unis, Union soviétique, République de Chine et Grande-Bretagne, la marge de manœuvre du gouvernement était limitée. Dans les faits, Shidehara œuvra surtout à la révision de la Constitution impériale de 1889 (en fin de compte intégralement rejetée) et, en cumul, à la tête des deux ministères des Démobilisés et des Rapatriés (Fukuinshō 復員省2). Diplomate de premier plan, il avait été ambassadeur aux États-Unis à partir de 1919, représentant plénipotentiaire à la conférence internationale de Washington pour la réduction des armements en 1922, puis ministre des Affaires étrangères de 1924 à 1927 et de 1929 à 1931. Un des visages de la « démocratie de Taishō », il avait quitté le devant de la scène politique avec l’incident de Mandchourie (1931).

  • 3 Takahashi Tetsuya, Morts pour l’empereur. La Question du Yasukuni, Arnaud Nanta (trad.), Paris, Bel (...)

3Le Groupe d’enquête sur la guerre était composé de cinq sections : 1) la politique et la diplomatie ; 2) l’armée et la marine ; 3) la dimension financière et économique ; 4) la pensée et la culture ; 5) les sciences et techniques (p. 23, p. 66). Mais seules les discussions des sections 3 et 4 sont connues, tandis que la section 2 ne put débuter ses travaux (p. 87) ; les conclusions des membres des sections 1, 2 et 5 peuvent être appréhendées à travers les minutes des réunions de liaison. Le pilotage de la commission fut confié à des personnes d’horizons variés, ayant en partage de s’être opposées au militarisme durant les décennies 1930 et 1940. Il fallait des profils irréprochables, qui ne risquassent pas d’être arrêtés par les autorités alliées dans le cadre des purges en cours. À sa tête se trouvait Aoki Tokuzō 青木得三 (1885-1968), du courant des fonctionnaires réformateurs d’avant-guerre, qui, alors en poste au ministère des Finances, contribuait aussi à la revue progressiste Kaizō 改造. Évoquons aussi par exemple, dans la 3e section (chapitre 3), Watanabe Tetsuzō 渡辺銕蔵 (1885-1980), professeur à l’université impériale de Tokyo, député en 1936, opposant à l’expansionnisme et à l’alliance avec l’Allemagne nazie, emprisonné en 1944. Ou encore, parmi d’autres exemples, la présence de deux économistes du courant marxiste Rōnō-ha 労農派 c’est-à-dire « Groupe des ouvriers et des paysans » (p. 70), qui avait produit à la fin des années 1920 une histoire critique du capitalisme japonais, puis dénoncé l’impérialisme de Tokyo dans les années 1930. Exceptée la section 2, composée par nécessité d’anciens militaires – issus plutôt de l’État-Major et non du Grand Quartier général –, Inoue montre que le Groupe d’enquête sur la guerre marquait le retour du Japon libéral de la décennie qui suivit la première guerre mondiale, c’est-à-dire le retour en force des élites de la démocratie de Taishō. Enfin, la commission put bénéficier d’un budget important grâce au soutien du ministre des Finances, Ishibashi Tanzan 石橋湛山 (1884-1973). Futur Premier ministre du Parti libéral-démocrate en 1956-1957, Ishibashi est connu pour sa critique virulente des guerres d’agression japonaises et du culte des morts tombés, non pour la patrie, mais « pour la défense de l’empire colonial3 ».

4Dans un contexte où de nombreux documents avaient été brûlés ou dissimulés par l’administration ou l’armée à la mi-août 1945, les collecter constituait l’un des principaux objectifs de la commission (p. 26). Ses travaux connurent par ailleurs d’emblée des difficultés : elle subit non seulement les critiques des médias et des milieux nationalistes, notamment par la voix de Tokutomi Sohō 徳富蘇峰 (1863-1957), mais elle fut aussi regardée avec défiance par les deux représentants britannique et soviétique au Conseil allié pour le Japon, dont les débats internes sont longuement exposés (chapitre 4). Ceux-ci se demandèrent si cette commission ne cherchait pas à « planifier une guerre qui cette fois-ci ne serait pas perdue » par le Japon (p. 109). Aoki Tokuzō réaffirma plusieurs fois le pacifisme du projet : « Quand bien même cette guerre aurait été gagnée, ce fut une guerre d’agression, menée dans le but de dominer l’Orient ; gagnée ou perdue, cette guerre était en soi mauvaise » (p. 79). Malgré un soutien personnel du général MacArthur, le président de la commission se vit contraint d’ordonner sa dissolution à l’été 1946 (p. 115-117).

5La seconde moitié de l’ouvrage consiste en une tentative de synthèse à partir des données compilées par le Groupe d’enquête sur la guerre et des entretiens qu’il a menés. Le chapitre 5 porte sur les origines de la guerre. Le chapitre 6, sur la politique intérieure et étrangère du Japon autour de l’incident de Mandchourie. Le chapitre 7, sur le cheminement du Japon entre la guerre totale contre la République de Chine (1937) et Pearl Harbor (1941). Enfin le chapitre 8, sur la réalité des champs de bataille. Les débats rapportés dans le chapitre 5 attirent évidemment l’attention. Inoue souligne des différences de position entre les participants : pour certains, la guerre avait des causes structurelles (structure sociale héritée de Meiji, indépendance du pouvoir militaire) ; pour d’autres, qui défendaient le Japon de Meiji, il s’agissait davantage de dysfonctionnements constitutionnels à partir de la fin des années 1920. Quant à Shidehara, il invoquait l’influence de la sortie de guerre en 1918, tant sur l’économie qu’auprès des militaires face à la réduction annoncée des budgets (p. 133-136). Dans ses chapitres 6 et 7, l’ouvrage présente des entretiens réalisés auprès de figures clefs de la politique des décennies 1930 et 1940, par exemple lors des critiques dont fut l’objet le Traité naval de Londres sur la réduction des armements en 1930, ou concernant la planification économique du temps de guerre. Les débats rapportés dans ces deux chapitres montrent le manque de recul des membres du Groupe d’enquête sur la guerre : ils étaient à la recherche d’un événement de rupture, un moment qui aurait été le « vrai » déclencheur du conflit. Puis, une fois la guerre sino-japonaise débutée, ils essayaient de déterminer pourquoi l’État japonais fut incapable d’enrayer le conflit (p. 180-181), puis affronta les États-Unis. Pour cette commission, le tournant politique du second gouvernement Konoe (1940-1941) et l’occupation du Sud de l’Indochine française constituaient l’origine de la guerre du Pacifique (p. 191-195). Si ces débats révèlent une grande clairvoyance sur de nombreux points, on se demande cependant si la vraie question n’était pas plutôt de déterminer les causes profondes qui firent converger tous les événements dans une même direction à partir de la fin de la décennie 1920, sous la pression de l’armée (comme d’ailleurs le pensait Shidehara), et non de rechercher la cause immédiate du conflit. Par ailleurs, les analyses proposées par Inoue se limitent souvent à confronter les vues de la commission et les résultats de l’historiographie récente, alors qu’une analyse plus fine des acteurs dans leur contexte eût sans doute été préférable.

6En conclusion, l’ouvrage d’Inoue constitue une précieuse contribution de synthèse sur cette commission gouvernementale tout à fait centrale qui se pencha sur la spirale de la guerre. Il vient éclairer un pan méconnu du Japon d’après-guerre et du traitement officiel des responsabilités de guerre. Malgré les limites des travaux alors réalisés, ceux-ci n’en demeurent pas moins fondamentaux, ne serait-ce qu’à titre de tentative. Notons enfin que, malgré la dissolution de la commission, ces travaux furent poursuivis par la Fondation Shidehara pour la paix, ainsi que par le successeur de Shidehara au poste de Premier ministre, Yoshida Shigeru 吉田茂 (1878-1967), qui avait été ambassadeur à Londres de 1936 à 1938 et, bien que partisan d’une ligne dure vis-à-vis de la Chine dans les années 1930, avait été hostile à un affrontement avec les États-Unis et le Royaume-Uni. En 1951, celui-ci commanda au service politique du ministère des Affaires étrangères une étude similaire, ce qui aboutit au rapport Nihon gaikō no kago 日本外交の過誤 (Les errements de la politique étrangère japonaise). Ce texte de cinquante pages est lui aussi remonté à la surface récemment, en 2003, lorsque le ministère l’a rendu public, ce qui prouve que la documentation sur la seconde guerre mondiale est encore bien loin d’être épuisée.

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Notes

1 Le seul travail antérieur est : Tomita Keiichirō 冨田圭一郎, « Haisenchokugo no sensōchōsakai ni tsuite » 敗戦直後の戦争調査会について (À propos du Groupe d’enquête sur la guerre durant l’immédiat après-guerre), Refarensu レファレンス, 2013-1 : 85-108.

2 Voir Nanta Arnaud, « La décolonisation japonaise (1945-1949) », in Fremigacci Jean, Lefeuvre Daniel & Michel Marc (dir.), Démontages d’empires, Paris, Riveneuve éditions, 2013, p. 257-283.

3 Takahashi Tetsuya, Morts pour l’empereur. La Question du Yasukuni, Arnaud Nanta (trad.), Paris, Belles Lettres, 2012, conclusion ; Souyri Pierre François (dir.), Japon colonial, 1880-1930. Les Voix de la dissension, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

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Pour citer cet article

Référence papier

Arnaud Nanta, « Inoue Toshikazu 井上寿一, Sensō chōsa-kai. Maboroshi no seifubunsho o yomitoku 戦争調査会幻の政府文書を読み解く (Le Groupe d’enquête sur la guerre. Une plongée dans de mystérieux documents gouvernementaux) »Ebisu, 56 | 2019, 379-383.

Référence électronique

Arnaud Nanta, « Inoue Toshikazu 井上寿一, Sensō chōsa-kai. Maboroshi no seifubunsho o yomitoku 戦争調査会幻の政府文書を読み解く (Le Groupe d’enquête sur la guerre. Une plongée dans de mystérieux documents gouvernementaux) »Ebisu [En ligne], 56 | 2019, mis en ligne le 24 décembre 2019, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/4497 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebisu.4497

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Auteur

Arnaud Nanta

Directeur de recherche au CNRS (IAO)

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