Rekishi hyōron 歴史評論 (Historical Journal ), numéro thématique « Nikkan jōyaku gojū nen » 日韓条約50年 (Cinquante ans depuis le traité nippo-coréen)
Rekishi hyōron 歴史評論 (Historical Journal ), numéro thématique « Nikkan jōyaku gojū nen » 日韓条約50年 (Cinquante ans depuis le traité nippo-coréen), 788, décembre 2015
Texte intégral
1Après la décolonisation japonaise et l’indépendance coréenne en 1945 – la seule indépendance accordée parmi les anciennes colonies japonaises, les autres territoires étant absorbés par l’U.R.S.S., la République de Chine et les États-Unis –, se posa la question de la normalisation des relations diplomatiques entre la péninsule et l’archipel. Cette question se compliqua par la constitution de deux États concurrents en 1948, au Sud et au Nord, tandis que débutait la guerre froide. Les autorités japonaises, dorénavant dans le camp américain, choisirent la nouvelle République de Corée comme partenaire, avec lequel fut conclu le Traité fondamental de 1965. Celui-ci permit la normalisation des relations diplomatiques entre Japon et Corée du Sud, considérée comme la seule détentrice légale de la souveraineté pour l’ensemble de la péninsule coréenne.
- 1 Cet accord est loin d’être soutenu par l’ensemble du Parti libéral démocrate. Dès janvier 2016, un (...)
2Ce traité fut négocié à l’époque du régime autoritaire de Yi Sŭngman 李承晩, dans les années cinquante, puis il fut signé et mis en œuvre par le régime militaire du général Pak Chŏnghŭi 朴正熙. Conclu entre les seuls dirigeants, malgré l’opposition des deux populations, il marquait l’aboutissement d’un processus complexe, débuté en 1951 après la ratification du traité de San Francisco. Le traité de 1965 évacua plutôt qu’il ne régla les questions gênantes, qui réapparurent à la faveur de la démocratisation après 1987 : notamment la rétrocession du patrimoine spolié lors de la colonisation (objet de listes précises établies par l’Office national sud-coréen de gestion du patrimoine) ; les « femmes de réconfort aux armées » (censément réglée en décembre 2015 par l’accord entre la présidente Pak Kŭnhye 朴槿恵, fille du général, et le Premier ministre Abe Shinzō 安倍晋三)1 ; ou encore les indemnités pour les avoirs spoliés et pour la domination coloniale (censément réglée de façon définitive par l’octroi de 800 millions de dollars du Japon à la Corée du Sud, sous diverses formes, en 1965).
- 2 Yi Wŏndŏk 李元德 & Kimiya Tadashi 木宮正史 (dir.), Nikkan kankei shi 1965-2015 日韓関係史 1965-2015 (Histoire d (...)
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3La revue Rekishi hyōron, organe de la Rekishi kagaku kyōgikai 歴史科学協議会, ou Association of Historical Science, propose dans ce numéro un panorama problématisé du processus qui a conduit à la normalisation des relations diplomatiques entre les deux pays, ainsi que des principaux problèmes qui persistent. Cette publication s’inscrit dans une vague d’ouvrages touchant au Traité fondamental de 1965 ou à l’histoire des relations nippo-coréennes depuis la décolonisation, parmi lesquels on peut citer la volumineuse série publiée en 2015 sous la direction de Yi Wŏndŏk et de Kimiya Tadashi aux presses de l’université de Tokyo2. Il n’existe jusqu’à nos jours qu’une seule synthèse compacte de l’histoire des négociations en vue du traité de 1965, par l’historien Takasaki Sōji3, ce qui rend la présente publication d’autant plus précieuse.
4Ce numéro thématique comprend cinq contributions : un historique des négociations et un panorama historiographique, par Yoshizawa Fumitoshi 吉澤文寿 (université de Niigata) ; un historique du problème de la rétrocession du patrimoine, par Ryu Mina 柳美那 (Institute of Japanese Studies, Kookmin university, Corée du Sud) ; une contribution sur le statut des Coréens irradiés en 1945, doubles victimes de la colonisation et des bombardements atomiques, par Ōta Osamu 太田修 (université Dōshisha) ; une contribution portant sur la situation depuis 1945 des Coréens résidant au Japon, par Tonomura Masaru 外村大 (université de Tokyo) ; un historique de la question des demandes d’indemnisation pour les avoirs spoliés et de compensation pour la domination coloniale, par Kim Changrok 金昌禄 (Kyungpook university, Corée du Sud). Ces contributions présentent les nouveaux résultats de l’historiographie obtenus grâce à l’ouverture en 1998 (Corée du Sud) et en 2001 (Japon) des archives relatives aux négociations en vue des différents traités signés en 1965.
5Yoshizawa ouvre ce numéro par une présentation du processus qui a conduit à la normalisation des relations diplomatiques entre les deux pays, sur impulsion américaine, et parce que le Japon souhaitait s’inscrire dans le camp anti-communiste (p. 7). Ce même contexte avait vu un rapprochement dès 1954 avec la République de Chine, repliée à Taiwan, avec pour arrière-plan la guerre de Corée et l’engagement américain croissant au Viêtnam. Les négociations avec la Corée du Sud furent marquées par plusieurs ruptures, comme en 1953 après la « déclaration Kubota » lorsque le représentant japonais Kubota Kan.ichirō 久保田貫一郎 souligna les aspects positifs de la colonisation (p. 7-8). Mais le retour de personnels dirigeants d’avant 1945, Kishi Nobusuke 岸信介 (en poste en Manchourie) et Pak (ancien officier de l’armée impériale), aida à la reprise des discussions. Yoshizawa dresse enfin un utile état de la recherche aujourd’hui dans les deux pays.
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- 5 Zaisan oyobi seikyūken ni kan suru mondai no kaiketsu narabi ni keizai kyōryoku ni kan suru Nihon-k (...)
6Arrêtons-nous, parmi les autres questions ici traitées, sur la rétrocession du patrimoine spolié et les demandes de réparation. En 1965, deux accords parallèles furent signés lors de la ratification du Traité fondamental normalisant les relations diplomatiques : un Accord relatif au patrimoine et à la collaboration culturelle entre l’État du Japon et la République de Corée4, et un Accord relatif à la résolution du problème des avoirs et au droit de revendication ainsi qu’à la collaboration économique entre l’État du Japon et la République de Corée5.
7La question du patrimoine est traitée dans une éclairante synthèse par Ryu Mina, spécialiste des relations nippo-coréennes et de l’histoire de la colonisation. Saisissant la question à son origine, cette contribution ramène d’abord le lecteur au moment de transition entre les institutions de la période japonaise et celles du gouvernement provisoire de Corée. Elle évoque notamment la figure d’Arimitsu Kyōichi 有光教一, archéologue et conservateur en chef du Musée du gouvernement général de Corée en 1945, qui resta en Corée sur demande américaine jusqu’en juin 1946. Celui-ci regrettait l’absence de personnel coréen qualifié (car les Japonais n’en avaient pas formé) afin d’assumer les fonctions de gestion et de protection du patrimoine. Lors de son départ, Arimitsu soutint comme successeur à la tête du musée l’archéologue Kim Jaewŏn 金載元, formé à Munich dans les années trente et qui devint le premier directeur du nouveau Musée national de Corée (p. 22-23, p. 30-31).
- 6 Hatada Takashi 旗田巍, « Nikkan jōyaku to Chōsen bunkazai henkan mondai » 日韓条約と朝鮮文化財返還問題 (Le Traité ni (...)
- 7 Kaya est associé à une « présence japonaise », peu claire, au sud de la péninsule durant la période (...)
8Le contenu de l’accord parallèle de 1965 portant sur le patrimoine pose différents problèmes, présentés par Ryu, et déjà soulignés par l’historien Hatada Takashi au moment de la signature6. La difficulté centrale de cet accord censé régler la question des spoliations est qu’il n’a porté ni sur celles-ci, ni sur des rétrocessions, et que ces dernières restent très imparfaites. Le gouvernement japonais, sous le feu des critiques au Japon depuis les négociations secrètes conduites par Kishi avec Séoul sur ce sujet en 1958 (p. 25-26), se limita en 1965 à rétrocéder des biens sous sa possession directe, sans remettre en question les collections muséales telle celle du Musée national de Tokyo, ancien Musée impérial, qui avait obtenu un tiers des objets découverts lors des fouilles archéologiques financées par la Japan Society for the Promotion of Science (JSPS) et le ministère du Palais aux sites associés à Kaya 伽耶 (p. 27)7. Étant opposé à la reconnaissance d’une quelconque « domination coloniale », le Japon amena la Corée du Sud à accepter l’idée qu’il s’agissait de quasi cadeaux, en imposant la formule « hikiwatashi » 引渡し (« livraison ») pour qualifier l’opération de retour des objets, à la place du mot « rétrocession » (henkan 返還), non employé. Enfin, Ryu souligne, comme Hatada avant elle, la dimension problématique de rétrocessions limitées à l’unique Corée du Sud, qui devient ainsi dépositaire du patrimoine rétrocédé (ou d’un éventuel droit de revendication) pour l’ensemble la péninsule, c’est-à-dire aussi pour les objets provenant de territoires appartenant à l’actuelle République populaire démocratique de Corée, au nord (p. 21).
- 8 Kankoku no tai Nichi seikyūken yōkō 韓国の対日請求権要綱.
9Le processus et les négociations ayant mené à l’Accord relatif à la résolution du problème des avoirs et au droit de revendication, exposés par Kim Changrok, montrent de semblables décalages entre la Corée du Sud et le Japon. En effet, malgré son intitulé, cet accord visait surtout à mettre fin à tout droit de réclamation coréen, tandis que la Corée du Sud représentait, ici aussi, l’ensemble de la péninsule. Par cet accord, le régime militaire de Pak Chŏnghŭi accepta une clause précisant les « Grandes lignes des revendications coréennes vis-à-vis du Japon8 », qui rendit impossible toute demande concernant les avoirs coréens en métaux précieux, en liquidités, en contrats d’assurance, en bons du trésor japonais, en yen japonais, entre autres, qui avaient été transférés vers le Japon via la Banque coloniale de Corée (Chōsen ginkō 朝鮮銀行), ainsi que concernant les salaires impayés aux personnes réquisitionnées dans l’effort de guerre (à la suite de la loi de 1938 de mobilisation générale et celle de 1939 sur la réquisition). L’argument exposé dans l’article 1er de ce second accord parallèle mit en avant l’idée que le Japon donnait sans contrepartie des biens et produits du travail des Japonais, laissés dans la péninsule, d’une valeur équivalente à 300 millions de dollars, somme qui devait suffire à contenter lesdites demandes. Et aussi, comme dans le cas du patrimoine, qu’il ne s’agissait pas de réparations mais d’une sorte de cadeau « pour fêter le démarrage d’un nouveau pays » (atarashii kuni no shuppatsu o iwau 新しい国の出発を祝う), comme l’expliqua au cours des négociations le ministre des Affaires étrangères japonais Shiina Etsusaburō 椎名悦三郎, celui-là même qui signa l’accord de normalisation des relations diplomatiques (p. 62, p. 73). Autrement dit, malgré des accords, rien n’était reconnu concernant les faits précédant août 1945.
- 9 Sur cette question, voir notre contribution : A. Nanta, « Les débats au xxe siècle sur la légalité (...)
10Kim Changrok note enfin que le gouvernement sud-coréen était obligé de considérer la domination coloniale comme « légale », malgré sa position inverse sur ce point9, car, sinon, le statut-même des avoirs réclamés (les comptes bancaires, etc.) deviendrait lui aussi illégal et ceux-ci ne pourraient, par définition, pas être l’objet de demandes de paiement (p. 63-64). De même, Kim note que pour pouvoir exiger le paiement des salaires des personnes réquisitionnées, il fallait que la Corée reconnaisse la légalité dudit processus de réquisition, et donc admette qu’il ne s’agissait pas de réquisitions forcées. Notons que le gouvernement sud-coréen fut désavoué sur ce point en 2012 par le Tribunal de grande instance de la République de Corée (p. 65).
11Ce numéro, dont on ne peut présenter ici tous les riches détails, fait écho à de nombreux ouvrages concernant les relations entre la Corée du Sud et le Japon depuis 1948. Il présente de façon synthétique ce pan de l’histoire contemporaine et du temps présent qui s’inscrit à la fois dans le « postcolonial » tout en constituant une clé centrale pour la bonne compréhension de l’histoire récente de l’Asie de l’Est. Cette publication rassemblant chercheurs japonais et sud-coréens fait aussi œuvre utile sur le plan historiographique, largement exposé, et permet de saisir les points de débat aussi bien que les éléments ayant rapproché les deux pays, de la guerre froide à nos jours.
Notes
1 Cet accord est loin d’être soutenu par l’ensemble du Parti libéral démocrate. Dès janvier 2016, un député affirmait que les « femmes de réconfort » étaient des prostituées, provoquant l’ire du Premier ministre Abe, tandis que l’historien Yoshimi Yoshiaki 吉見義明, spécialiste de la question, était accusé par des organisations d’extrême-droite d’avoir falsifié des documents dans son ouvrage Jūgun ianfu 従軍慰安婦 (Tokyo, Iwanami 岩波, 1995 ; traduction anglaise : Comfort Women, New York, Columbia Univ. Press, 2002), ce qui a conduit à un procès en diffamation. Notons que Rekishi hyōron a publié en août 2015 un numéro thématique sur la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui incluait un état de la recherche sur la question des « femmes de réconfort aux armées ». Rekishi hyōron 歴史評論, août 2015, 784, numéro thématique « Nihon no haisen kara nanajū nen » 日本の敗戦から七十年 (Soixante-dix ans depuis la défaite japonaise).
2 Yi Wŏndŏk 李元德 & Kimiya Tadashi 木宮正史 (dir.), Nikkan kankei shi 1965-2015 日韓関係史 1965-2015 (Histoire des relations entre le Japon et la Corée du Sud 1965-2015), 3 vol., Tokyo, Tōkyō daigaku shuppankai 東京大学出版会, 2015.
3 Takasaki Sōji 高崎宗司, Kenshō: Nikkan kaidan 検証 日韓会談 (Enquête : les négociations nippo-coréennes [en vue du traité de 1965]), Tokyo, Iwanami, 1996.
4 Bunkazai oyobi bunka kyōryoku ni kan suru Nihon-koku to Daikan minkoku to no aida no kyōtei 文化財及び文化協力に関する日本国と大韓民国との間の協定.
5 Zaisan oyobi seikyūken ni kan suru mondai no kaiketsu narabi ni keizai kyōryoku ni kan suru Nihon-koku to Daikan minkoku to no aida no kyōtei 財産及び請求権に関する問題の解決並びに経済協力に関する日本国と大韓民国との間の協定.
6 Hatada Takashi 旗田巍, « Nikkan jōyaku to Chōsen bunkazai henkan mondai » 日韓条約と朝鮮文化財返還問題 (Le Traité nippo-coréen et le problème de la rétrocession du patrimoine), Rekishigaku kenkyū 歴史学研究, 1965 (304). Voir aussi l’ouvrage récent : Arai Shin.ichi 荒井信一, Koroniarizumu to bunkazai. Kindai Nihon to Chōsen kara kangaeru コロニアリズムと文化財―近代日本と朝鮮から考える (Le patrimoine face à la colonisation. Les cas du Japon et de la Corée), Tokyo, Iwanami, 2012.
7 Kaya est associé à une « présence japonaise », peu claire, au sud de la péninsule durant la période des trois royaumes coréens (Samguk sidae 三国時代).
8 Kankoku no tai Nichi seikyūken yōkō 韓国の対日請求権要綱.
9 Sur cette question, voir notre contribution : A. Nanta, « Les débats au xxe siècle sur la légalité de l’annexion de la Corée : histoire et légitimité », Cipango, 2012 (19) : 75-110. http://cipango.revues.org/1676
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Référence papier
Arnaud Nanta, « Rekishi hyōron 歴史評論 (Historical Journal ), numéro thématique « Nikkan jōyaku gojū nen » 日韓条約50年 (Cinquante ans depuis le traité nippo-coréen) », Ebisu, 53 | 2016, 300-306.
Référence électronique
Arnaud Nanta, « Rekishi hyōron 歴史評論 (Historical Journal ), numéro thématique « Nikkan jōyaku gojū nen » 日韓条約50年 (Cinquante ans depuis le traité nippo-coréen) », Ebisu [En ligne], 53 | 2016, mis en ligne le 10 décembre 2016, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/1948 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebisu.1948
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