Navigation – Plan du site

AccueilNuméros53Dossier. 1914-1918, une guerre mo...Introduction

Dossier. 1914-1918, une guerre mondiale ? La perspective japonaise

Introduction

Nicolas Mollard et Arnaud Nanta
p. 7-12

Texte intégral

1L’histoire de la Première Guerre mondiale ne revêt pas le même sens dans le monde européen et dans le monde est-asiatique. C’est en Europe qu’eurent lieu les affrontements, dans leur quasi-totalité. C’est aussi en Europe que se trouvaient les principaux belligérants et les enjeux primordiaux. Dans la dynamique du conflit, l’Asie orientale ne joua qu’un rôle secondaire, d’autant qu’une importante partie de la région (Indochine, Philippines, Corée, Taiwan, Micronésie) était sous le joug colonial des grandes puissances. La situation de la jeune République de Chine, semi-colonisée et en voie de fractionnement, n’était guère meilleure. Hormis le Japon et la Russie, la région ne comptait pas de véritables « acteurs de l’histoire ». En outre, les deux pays étant alliés et combattant tous deux du côté de la France et du Royaume-Uni, il n’y eut guère d’engagements dans la zone Asie-Pacifique en dehors des promptes victoires japonaises sur les positions allemandes. Aussi l’Asie orientale a-t-elle été peu considérée par les historiens. Au mieux a-t-on étudié les effets du conflit sur les populations asiatiques ou, dans le cas du Japon, mesuré sa participation directe.

2Du point de vue européen, celle-ci se limite à une série d’actions désormais bien connues : entrée en guerre rapide aux côtés des Britanniques et des Français, mainmise sur les possessions allemandes en Chine et dans le Pacifique, missions de la Croix-Rouge japonaise en Europe, prêts financiers aux Alliés, livraisons de matériel de guerre, envoi de navires en Méditerranée pour combattre les sous-marins allemands, intervention militaire en Sibérie pour contrer l’instauration du régime bolchevique.

  • 1 On peut citer l’ouvrage récent sur ce thème, dirigé par la Société pour l’histoire militaire : Gunj (...)

3Au Japon-même, la « grande guerre européenne » (Ōshū taisen 歐洲大戰), pour reprendre une formule de l’époque, a longtemps été reléguée au statut d’épiphénomène de l’histoire nationale. Depuis le milieu des années 2000 toutefois, elle suscite un nouvel intérêt. Les chercheurs ont notamment analysé l’influence du conflit sur les hommes politiques japonais ou le haut-commandement militaire1. Ils n’en sont pas moins restés cantonnés à une vision européo-centrée, ou du moins à une approche de l’histoire japonaise qui serait avant tout déterminée par les événements européens, une histoire qui plus est considérée au prisme des combats. Or, l’enjeu n’est pas tant d’entreprendre à propos de l’Asie orientale des études similaires à celles portant sur l’espace européen – où domine un intérêt pour le conflit et ses traumatismes –, que de se replacer au cœur de l’Asie en ouvrant la perspective aux questions politiques, sociales et culturelles. Une telle démarche permet de dépasser la simple « histoire d’un conflit », fut-il mondial, pour faire l’histoire de la période dans la région Asie-Pacifique.

  • 2 Notamment l’importante étude : Naraoka Sōchi 奈良岡聰智, Taika nijūikka-jō yōkyū to wa nani datta no ka (...)
  • 3 Par exemple la synthèse : Yamamuro Shin.ichi 山室信一, Fukugō sensō to sōryokusen no dansō. Nihon ni to (...)
  • 4 Gendai no kiten. Daiichiji sekai taisen 現代の起点 第一次世界大戦 (Le point de départ de l’époque contemporaine (...)
  • 5 L’ouvrage est paru simultanément en anglais et dans sa traduction française : Jay Winter (ed.), The (...)
  • 6 Il existe plusieurs traductions sur d’autres sujets, notamment en anglais : Manchuria Under Japanes (...)

4À l’approche de la commémoration du centenaire, outre les traductions et les synthèses concernant l’Europe, des travaux renouvelant des questions classiques mais toujours essentielles pour l’Asie ont vu le jour au Japon, par exemple à propos des tensions sino-japonaises2 ou de l’histoire politique japonaise entre 1914 et 19183. Et, surtout, de réels efforts pluridisciplinaires ont été déployés en vue de décentrer la recherche à la fois par rapport à l’Europe et au fait militaire. Yamamuro Shin.ichi, l’un des meilleurs spécialistes de l’État de Mandchourie (Mandchoukouo) et du Japon d’avant 1945, a ainsi constitué à partir de 2006 un groupe de travail à l’Institute for Research in Humanities de l’université de Kyoto, afin d’étudier de manière compréhensive les questions politiques et culturelles en Europe, aux États-Unis et en Asie orientale et méridionale durant la Première Guerre mondiale. En 2014, les résultats de ces recherches ont été réunis en quatre volumes, dans le but de présenter « une réflexion sur le caractère mondial du conflit, avec une attention particulière accordée à l’expérience de la Grande Guerre pour l’Asie et pour le monde colonial4 ». L’ambition totalisante de cette synthèse sans précédent dépasse de loin celle de la trilogie dirigée par Jay Winter qui paraissait au même moment5. Mais ces travaux de Yamamuro ne sont guère connus en dehors du Japon6, et la somme de Winter n’intègre qu’accessoirement le point de vue asiatique. L’écart entre les deux historiographies reste à combler.

  • 7 « La commémoration des morts à la guerre en France et au Japon », Maison franco-japonaise, 1er octo (...)

5C’est avec cet objectif que le présent dossier se propose d’éclairer quelques-uns des enjeux politiques et stratégiques, mais aussi sociaux, économiques ou intellectuels de la Première Guerre mondiale saisie comme un événement de portée globale pour l’Asie orientale. Il a été conçu suite au débat organisé en 2014 à la Maison franco-japonaise entre l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau et le philosophe Takahashi Tetsuya7. Nous avons tenu à accueillir, outre les contributions de chercheurs français, les travaux des principaux spécialistes, américain et japonais, dont les articles ont été traduits.

6Dans l’article de tête, Yamamuro Shin.ichi analyse les discours d’époque pour restituer les multiples manières dont la Première Guerre mondiale fut perçue au Japon, en Chine et en Corée colonisée, ainsi que les différentes conclusions qui furent tirées de ce flagrant échec du modèle occidental de civilisation. S’ouvrirent alors à ces peuples différentes options pour la reconstruction d’un nouvel ordre mondial (renaissance nationale, démocratie à l’américaine, communisme soviétique), dans lequel les penseurs et décideurs asiatiques voulaient avoir leur mot à dire. Car telle est bien la thèse de ce travail : remettre en cause l’idée que la modernité en Asie serait née du choc avec l’impérialisme occidental au xixe siècle ou que la chute du Japon impérial marquerait l’avènement de l’époque contemporaine. Ce serait plutôt autour de la Première Guerre mondiale que se situe le point de basculement dans une nouvelle ère, où l’Asie orientale devient son propre sujet en cherchant à participer à la construction d’un monde véritablement globalisé, fait de représentations multipolaires et non plus d’une projection européo-centrée.

7Michel Vié, en spécialiste de l’histoire politique et militaire, examine trois aspects du rôle du Japon dans la Première Guerre mondiale : les motivations de son entrée en guerre, les tentatives pour étendre sa mainmise sur la Chine et ses réactions face à la belligérance des États-Unis et à la révolution russe. En analysant en détail les mécanismes de l’État japonais entre le début de l’ère Taishō (1912) et la conférence de Washington (1921), il montre comment les cabinets successifs ont adapté leurs politiques extérieures parfois contradictoires à l’évolution du conflit et s’interroge sur leurs objectifs stratégiques.

  • 8 Frederick R. Dickinson, War and National Reinvention. Japan in the Great War, 1914-1919, Cambridge (...)

8On ne pouvait envisager ce numéro sans donner la parole à Frederick R. Dickinson, considéré outre-Atlantique comme le spécialiste de la Première Guerre mondiale au Japon8. Il revient ici sur la relation bilatérale entre le Japon et les États-Unis, qui émergèrent comme les grands gagnants du conflit en ayant acquis une stature politique et économique sans précédent. Son ambition est de nuancer l’historiographie dominante qui a longtemps surévalué les tensions dans cette relation, parce qu’elle cherchait surtout à expliquer les enchaînements qui allaient fatalement aboutir à la confrontation armée de 1941. Sans nier la réalité de ces tensions, Dickinson focalise son attention sur l’interdépendance croissante des deux économies et les nouvelles synergies qui formeront, après 1918, la base d’un nouvel ordre mondial en déplaçant le centre de gravité géopolitique vers la région Asie-Pacifique.

9Pierre-François Souyri se penche sur un aspect relevant a priori davantage de la politique intérieure : les émeutes qui suivirent la flambée du prix du riz en 1918. Mais le caractère domestique de l’événement n’est pas sans lien avec les conséquences de la guerre sur le Japon. Souyri resitue ainsi la chronologie des désordres dans le contexte de tensions grandissantes liées au formidable essor de l’activité industrielle durant la Première Guerre mondiale et à une montée de l’agitation sociale au lendemain de la révolution russe. Au-delà de débordements plus ou moins spontanés qui rappellent les jacqueries de l’ancien régime, ces émeutes sont en réalité le fait d’un mouvement social issu d’une crise du capitalisme moderne, qui préfigure les aspirations socialistes des années 1920.

10Le texte de Nakayama Hiroaki apporte enfin un éclairage sur un aspect méconnu du conflit dans l’historiographie du Japon : sa médiatisation. La grande presse s’était développée depuis presque un demi-siècle déjà et avait tissé des liens avec les agences internationales. À l’ère d’une information mondialisée, elle joua un rôle central dans les mutations de la conscience du monde (celles-là mêmes que décrit Yamamuro) en nourrissant un sentiment de proximité avec les enjeux d’un conflit éloigné. L’approche originale de Nakayama, à la croisée de l’histoire des médias et de la critique littéraire, réussit le pari de faire à la fois la lumière sur les envoyés spéciaux japonais dépêchés en Europe dès le début du conflit et le lien avec un style journalistique et littéraire qui mêle l’approche subjective au goût du sensationnel. De ce singulier mélange naquirent des reportages de terrain sérialisés qui eurent la faveur du grand public et contribuèrent à façonner une certaine image d’une « guerre juste » menée au nom de la civilisation.

  • 9 Voir par exemple : Wakabayashi Masahiro 若林正丈, Taiwan kōnichi undō-shi kenkyū 台湾抗日運動史研究 (Histoire de (...)

11D’autres problématiques importantes de la période 14-18 n’ont pu être traitées dans ce numéro. La question coloniale en particulier. L’historien de la région Asie-Pacifique se doit d’étudier l’intégralité de la mosaïque coloniale en regard de l'histoire des métropoles. Dans le cas du Japon, rappelons-le, son territoire couvrait, au seuil de la guerre : Taiwan, la Corée, le Liaodong et le Sud de Sakhaline. On ne peut limiter le champ d’investigation à la seule métropole. C’est par exemple durant la guerre que se firent jour à Taiwan des revendications en faveur de l’élargissement des droits (qui conduisirent après-guerre à une demande de transformation en dominion) ou que débuta le grand projet urbanistique qui allait faire de Séoul le grand Keijō colonial de l’entre-deux-guerres9. Ces événements participent tout autant de la transformation du monde durant cette période.

12La Première Guerre mondiale représenta un bouleversement d’une ampleur inédite, qui toucha pleinement l’Asie orientale, pour des raisons intrinsèques à la guerre elle-même, mais aussi en relation avec les diverses dynamiques inhérentes aux modernités nationales et à la logique des droits individuels qui en dérive. Ces dynamiques s’étaient peu à peu imposées au sein des milieux intellectuels et militants au Japon, en Chine et en Corée depuis le dernier tiers du xixe siècle. Elles furent souvent bien moins liées au fait militaire que cela avait pu être le cas sur les terrains européens. D’où la nécessité de remettre en avant une région qui avait été soustraite à la réflexion sur 14-18 parce que l’on estimait que, pour cette période, ce qui n’était pas combat ne faisait pas histoire.

13L’articulation de ces différents plans – global, macro-régional, national ou colonial – reste un défi redoutable pour l’historien soucieux de décloisonner le monde. Mais l’aperçu des problématiques présentées dans ce numéro aura au moins le mérite de suggérer que la période 14-18 correspond à un tournant majeur pour l’Asie orientale dans son interaction avec le monde contemporain – pour peu que l’on prenne de la distance avec la chronologie des engagements militaires.

Haut de page

Notes

1 On peut citer l’ouvrage récent sur ce thème, dirigé par la Société pour l’histoire militaire : Gunjishi kenkyūkai 軍事史研究会 (dir.), Daiichiji sekai taisen to sono eikyō 第一次世界大戦とその影響 (Les répercussions de la Première Guerre mondiale au Japon), Tokyo, Kinseisha 錦正社, 2015 ; ou en amont : Kurosawa Fumitaka 黒沢文貴, Taisenkan-ki no Nihon rikugun 大戦間期の日本陸軍 (L’armée japonaise durant l’entre-deux-guerres), Tokyo, Misuzu shobō みすず書房, 2000.

2 Notamment l’importante étude : Naraoka Sōchi 奈良岡聰智, Taika nijūikka-jō yōkyū to wa nani datta no ka 対華二十一ヵ条要求とは何だったのか (Que furent les Vingt-et-une demandes à la Chine ?), Nagoya, Nagoya daigaku shuppankai 名古屋大学出版会, 2015.

3 Par exemple la synthèse : Yamamuro Shin.ichi 山室信一, Fukugō sensō to sōryokusen no dansō. Nihon ni totte no daiichiji sekai taisen 複合戦争と総力戦の断層日本にとっての第一次世界大戦 (Aspects de la guerre complexe et de la guerre totale. La Première Guerre mondiale pour le Japon), Tokyo, Jinbun shoin 人文書院, 2011.

4 Gendai no kiten. Daiichiji sekai taisen 現代の起点 第一次世界大戦 (Le point de départ de l’époque contemporaine. La Première Guerre mondiale), Tokyo, Iwanami shoten 岩波書店, 4 vol., 2014. On cite ici le texte de présentation de la série.

5 L’ouvrage est paru simultanément en anglais et dans sa traduction française : Jay Winter (ed.), The Cambridge History of the First World War, 3 vol., Cambridge, Cambridge University Press, 2014. ; Jay Winter (dir.), La Première Guerre mondiale, 3 vol., Paris, Fayard, 2013-2014.

6 Il existe plusieurs traductions sur d’autres sujets, notamment en anglais : Manchuria Under Japanese Dominion, trad. Joshua A. Fogel, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006.

7 « La commémoration des morts à la guerre en France et au Japon », Maison franco-japonaise, 1er octobre 2014 (https://www.youtube.com/watch?v=nVxdbeb8NLY ; dernière consultation le 29 nov. 2016).

8 Frederick R. Dickinson, War and National Reinvention. Japan in the Great War, 1914-1919, Cambridge and London, Harvard University Asia Center, 1999 ; World War I and the Triumph of a New Japan, 1919-1930, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

9 Voir par exemple : Wakabayashi Masahiro 若林正丈, Taiwan kōnichi undō-shi kenkyū 台湾抗日運動史研究 (Histoire des mouvements de résistance à Taiwan), éd. augmentée, Tokyo, Kenbun shuppan 研文出版, 2003 ; Mizuno Naoki 水野直樹 et al., « “Keijō toshi kōsō-zu” ni kansuru kenkyū » 「京城都市構想図」に関する研究 (Étude du Plan d’urbanisme de Keijō), Nihon kenchiku gakkai keikaku-kei ronbunshū 日本建築学会計画系論文集 (Journal of Architecture, Planning and Environmental Engineering), Nihon kenchiku gakkai 日本建築学会 (Société japonaise d’architecture), 2013, vol. 78 (687), p. 1179-1186.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Mollard et Arnaud Nanta, « Introduction »Ebisu, 53 | 2016, 7-12.

Référence électronique

Nicolas Mollard et Arnaud Nanta, « Introduction »Ebisu [En ligne], 53 | 2016, mis en ligne le 10 décembre 2016, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/1819 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebisu.1819

Haut de page

Auteurs

Nicolas Mollard

Articles du même auteur

Arnaud Nanta

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search