1Professeure en sciences du langage à l’université Paris Nanterre, Chantal Claudel livre ici une étude comparative des formes linguistiques de la politesse en contextes électroniques français et japonais. Son étude porte sur 202 courriels français et 209 courriels japonais récoltés entre 2000 et 2010. Cette correspondance a été générée par un total de 160 locuteurs. L’ouvrage traite des points de rencontre ou de divergence observés dans les pratiques des scripteurs japonophones et francophones dans le cadre de la communication médiée par ordinateur, l’outil garantissant selon l’autrice une rédaction plus élaborée que celle des SMS ou des courriels tapés sur smartphone. À noter que seules les dispositions dyadiques (un destinataire par émetteur) ont été retenues.
2Le premier chapitre de l’ouvrage interroge la notion de politesse et avance une définition de ses principales acceptions ainsi qu’un historique des concepts véhiculés par cette notion au sein des communautés linguistiques française et japonaise. Ce chapitre reprend notamment la distinction instaurée par Leech (1983) entre la politesse de premier ordre qui répond aux attentes du corps social, la « civilité », et la politesse de second ordre qui témoigne, elle, des stratégies développées par le locuteur individuel. Cette dernière est désignée « politesse » avec un p en italique par l’autrice. À titre d’exemple, l’autrice explique que le recours au vouvoiement ou au tutoiement en français, ainsi que les phénomènes de langue attribués à la notion de tatemae 建前 en japonais, répondent à des considérations de cet ordre. Le chapitre 2 fait état de la littérature linguistique concernant cette notion et aborde d’abord différents appareils théoriques, puis le cadre de référence finalement choisi pour l’analyse, à savoir le modèle socio-constructiviste de Cook (Cook 2011) où c’est la dynamique interactionnelle qui explique, ou non, le recours aux formules et tournures de politesse. La politesse renvoyant pour l’autrice à des « comportements situés », les pratiques des cyber-scripteurs sont à considérer à l’aune de leurs caractéristiques sociologiques dans le cadre particulier de leur communauté linguistique. Le chapitre 3 est consacré à la méthodologie, principalement aux éléments constitutifs du corpus et aux défis posés par l’analyse comparative de ce genre particulier d’écrit. Les chapitres 4 et 5 présentent les analyses menées sur les rituels d’ouverture et de fermeture, c’est-à-dire : les formules de politesse relevées dans les première et dernière parties du texte d’un courrier électronique. Le chapitre 6 est consacré à l’analyse de deux actes de parole spécifiques, l’excuse et le remerciement, pour rendre plus précisément compte de leurs spécificités culturelles.
3L’analyse des données recueillies se fait à travers quatre grilles de lecture complémentaires. La première de ces grilles prend en compte les caractéristiques sociologiques retenues pour la classification des différents courriels composant le corpus. Il s’agit de l’âge des scripteurs (ex : les moins de 25 ans) et du type de relation qui les unit. L’autrice distingue en effet cinq catégories de relations interpersonnelles selon que les scripteurs sont : membres d’une même famille, des amis, de simples camarades, des collègues de travail, ou des personnes entrant en contact pour des raisons pédagogiques, comme un étudiant et son professeur par exemple. Ces facteurs définissent la « relation interlocutoire » qui existe entre le locuteur (émetteur du message) et l’allocutaire (le destinataire) et qui rend compte notamment de l’ensemble des savoirs connus ou supposés connus par l’un et l’autre des interlocuteurs. Ils témoignent également du niveau de formalité attendu dans la rédaction du courriel. L’autrice questionne de plus les éventuels influences ou héritages d’autres médias de communication, tels que la lettre ou la conversation téléphonique, dans la sélection des formules et tournures de politesse employées. Elle se pose par ailleurs la question de savoir si ces choix découlent de stratégies de politesse personnelles (i.e. la politesse) ou sont simplement dictés par des normes sociales (i.e. la civilité). Elle distingue enfin les pratiques scripturales observées à la fois chez l’une et l’autre des communautés considérées des pratiques qui leur sont plus spécifiques, les unes pouvant s’expliquer selon l’autrice par le besoin universel de préserver l’harmonie au sein du groupe social, ou de bons rapports entre interlocuteurs, les autres par le respect privilégié de certaines valeurs telles que l’image de soi – et l’évitement du sentiment de honte ou d’embarras – ou la conscience de l’interdépendance des individus, comme c’est le cas chez les Japonais. Cette interprétation nous semble toutefois quelque peu réductrice. En effet, l’autrice généralise, selon nous, l’adhésion à ces différentes valeurs à l’ensemble de la communauté linguistique japonaise. Ce biais culturaliste a été souligné du reste par Sarangi dans sa critique de nombreuses études menées en pragmatique interculturelle (1995, 24). Pour cet auteur, il s’explique en partie par une méconnaissance des réalités impliquées dans le terme « culture ». L’analyse des comportements individuels des cyber-scripteurs japonais devrait ainsi tenir compte des particularités idiosyncrasiques des sujets concernés, ou des éventuelles variations sociolectales ou dialectales par exemple (Hofstede, 1991, 10).
4Ainsi, lorsque les rituels d’ouverture mobilisent des stratégies de routine destinées à assurer le maintien de l’harmonie entre scripteurs, ils participent du phénomène de civilité. On apprend d’ailleurs à la lecture de cet ouvrage que ces types de formules sont plus fréquentes au sein de la communauté linguistique japonaise, notamment parce que des formules spécifiques ayant trait aux salutations saisonnières ou aux requêtes sur la santé du destinataire y sont perçues comme des éléments incontournables de la prise de contact. La jeunesse des scripteurs et/ou le caractère intime de la relation qu’ils entretiennent avec le destinataire peuvent cependant engendrer certaines variations stylistiques renvoyant au domaine de la politesse. C’est ce qui explique chez les scripteurs japonais de moins de 25 ans la présence de nombreux phénomènes emprunts d’oralité, concernant notamment les appellatifs, voire une combinaison des régimes sémiotiques avec le recours aux emoji 絵文字 ou aux kaomoji 顔文字.
5Ces tendances se confirment par l’examen des rituels de clôture. Les demandes de bienveillance (yoroshiku onegaishimasu よろしくお願いします), les demandes de prendre soin de sa santé ou les encouragements (ganbatte kudasai 頑張ってください) sont ainsi, selon l’autrice, des actes votifs spécifiques au japonais qui ne trouvent pas de stricte équivalence en français. Là encore cependant, on pourrait arguer du fait que ces formules constituent avant tout des « scripts culturels » au sens de Wierzbicka (1994 : 19). Ce sont des mots et des structures clefs qui renseignent sur une culture donnée, sans toutefois la définir ou la caractériser parfaitement par ailleurs. L’autrice distingue de plus à ce sujet les vœux situationnels des vœux interactionnels. Les premiers dépendent du contexte de l’échange et répondent à des considérations de civilité. Ils soulignent la grande importance attribuée à l’empathie ou au lien d’interdépendance des individus au sein de la société japonaise. Les seconds sont propres à la relation interlocutoire des scripteurs et rendent ainsi compte de la distance psycho-affective les séparant sur l’axe horizontal dans l’appareil théorique de Brown et Levinson (1978). On peut ainsi les comparer aux relâchements stylistiques typiquement français faisant référence aux « bises » et « bisous » fréquemment employés en formules de fin de courriel.
6Si les remerciements sont des actes de parole dans lesquels on peut observer de nombreux points de rencontre entre les pratiques scripturales japonaises et françaises, notamment à travers le très fréquent recours aux formulations performatives telles que « je vous remercie » (arigatō ありがとう), les excuses sont deux fois plus présentes dans la correspondance japonaise. Cet écart quantitatif est dû selon l’autrice à une spécificité culturelle japonaise : la mise en exergue de l’état émotionnel du scripteur japonais. Par cet acte de parole, le locuteur japonais insiste avant tout sur la honte ou l’embarras qu’il ressent en tant que débiteur de l’allocutaire. A contrario, l’excuse française est un acte de parole qui a avant tout pour cible l’allocutaire, soit : la victime du FTA, Face Threatening Act, que le locuteur a commis et que l’excuse entend justement corriger. Et inversement, cette distinction opératoire permet de surcroît d’expliquer que le sumimasen すみません japonais puisse se traduire dans certains contextes par un remerciement en français. Devant le déséquilibre inhérent à la relation débiteur-créditeur qui aura fait ressentir au locuteur japonais un sentiment de honte ou d’embarras et, partant, la nécessité de s’excuser, le locuteur français préférera privilégier la gratitude ou la reconnaissance qu’il aura ressentie en tant que bénéficiaire des largesses de l’allocutaire.
- 1 Variable dont seules les « catégories relationnelles » familiale et amicale rendent compte dans ce (...)
7Les analyses de Chantal Claudel, dont nous n’avons pu ici, faute de place, rendre compte de manière exhaustive donnent ainsi lieu, de par les grilles de lecture choisies par l’autrice, à des interprétations assez fines et convaincantes qui susciteront sans nul doute l’intérêt des lecteurs férus de questions interculturelles, pour peu qu’ils aient conscience du biais culturaliste caractérisant certains passages. Comme en témoignent nos précédentes remarques en effet, nous aurions souhaité que l’autrice fasse parfois preuve de plus de circonspection dans ses analyses. Nous émettons ainsi quelques réserves concernant certains de leurs fondements épistémologiques. On pourrait par exemple questionner la valeur opératoire des concepts honne 本音 et tatemae 建前. Si les tableaux récapitulatifs des tournures et formules de politesse recensées donnent bien un aperçu révélateur des pratiques scripturales des communautés linguistiques considérées, on regrettera peut-être également que la taille restreinte du corpus concernant certaines pratiques, limite du reste reconnue par l’autrice, n’ait pas rendu possibles des analyses quantitatives plus poussées, notamment au moyen de l’outil statistique. Celles-ci auraient pu par exemple prendre en compte certaines variables, comme celle du sexe ou de l’âge du locuteur (critère particulièrement déterminant au Japon) ou du degré d’intimité caractérisant sa relation avec l’allocutaire1, permettant ainsi à l’autrice d’infirmer ou de confirmer certaines de ses hypothèses.