Guthmann Thierry, Nippon kaigi ou la vitalité du nationalisme politique japonais dans le Japon contemporain
Guthmann Thierry, Nippon kaigi ou la vitalité du nationalisme politique japonais dans le Japon contemporain, Paris, Les Indes savantes, 2021, 231 p. Version anglaise traduite par Arthur Stockwin : Nippon Kaigi: Political National in Contemporary Japan, Routledge, Oxon & New York, 2024, 208 p.
Texte intégral
- 1 Thierry Guthmann a aussi publié : Shintō et politique dans le Japon contemporain, Paris, L’Harmatta (...)
- 2 Abe fut Premier ministre en 2006-2007, puis de 2012 à 2020.
- 3 Les quelques différences avec la version originale en français sont : une préface du directeur de c (...)
- 4 On peut citer : Sugano Tamotsu 菅野完, Nippon kaigi no kenkyū 日本会議の研究 (Recherches sur le Nippon kaigi) (...)
1Cet ouvrage de Thierry Guthmann, docteur en sciences politiques, professeur à l’université de Mie au Japon et spécialiste du nationalisme dans le Japon contemporain1, concerne l’organisation d’extrême-droite Nippon kaigi 日本会議. Son nom anglais officiel est Japan Conference, qui peut être traduit en français par Assemblée du Japon. L’auteur préfère utiliser le nom japonais dans son ouvrage (p. 7 note 1). Cette organisation, fondée en 1997, a bénéficié d’un éclairage médiatique et universitaire important quand il a été dévoilé qu’au moins douze personnes sur les vingt composant le troisième gouvernement d’Abe Shinzō 安倍晋三 (1954-2022), en 2015, en étaient membres2. Elle aurait compté à cette date quelque 38 000 adhérents (p. 34). Cet ouvrage étudie donc un problème tout à fait central concernant le monde politique japonais. Il vient d’être traduit et publié en 2024 en anglais3. L’auteur s’appuie sur une importante bibliographie en japonais et anglais, ainsi que sur des entretiens qu’il a lui-même conduits (p. 215-225). Le résultat en est à la fois une synthèse des nombreux travaux publiés depuis 2016 – cinq ouvrages en japonais sont parus cette année-là4 –, mais aussi une analyse précise de l’organisation et de la place qu’elle occupe au Japon.
2Le Nippon kaigi a des origines remontant aux mouvements anti-gauche dans le contexte des événements étudiants de 1968 (p. 30), notamment l’organisation Nippon o mamoru kai 日本を守る会 (Réunion pour la protection du Japon) fondée en 1974 par Taniguchi Masaharu 谷口雅春 (1893-1985), et l’organisation Nippon o mamoru kokumin kaigi 日本を守る国民会議 (Assemblée citoyenne pour la protection du Japon) fondée en 1981 sur un projet de 1978 d’Ishida Kazuto 石田和外 (1903-1979). Les deux fusionnèrent pour devenir le Nippon kaigi au printemps 1997, dans un contexte de refondation conservatrice de la droite japonaise après la perte du pouvoir entre 1993 et 1996. Cette période particulière vit en effet les députés du Parti libéral-démocrate s’organiser afin de « réexaminer » l’histoire de la guerre de l’Asie et du Pacifique (1937-1945), ce qui déboucha en 1997 sur la création de l’organisation révisionniste Société pour la rédaction de nouveaux manuels d’histoire (Atarashii rekishi kyōkasho o tsukuru kai 新しい歴史教科書をつくる会) et du Nippon kaigi. En arrière-plan, le Nippon kaigi bénéficie d’un important soutien des organisations nationales japonaises du shintō, que l’on évoquera plus bas.
3Le propos débute par une introduction cadrant le contexte japonais concernant les débats autour des questions religieuses, scolaires et la place d’internet au sein des mouvements d’extrême-droite. L’ouvrage se décompose en six chapitres. Le premier présente les thématiques portées par les courants conservateurs et d’extrême-droite au Japon de 1945 à 2000. Le deuxième dresse un historique du Nippon kaigi puis en analyse la structure et les ressorts. Le troisième analyse les thématiques, « concepts » et objectifs du Nippon kaigi, ainsi que son projet de révisionnisme historique voire de négationnisme. Le quatrième chapitre tente de mesurer l’impact réel de son action de lobbying ainsi que sa surface en nombre de députés. Le cinquième chapitre analyse le poids des organisations religieuses shintō au sein du Nippon kaigi. Enfin, le dernier chapitre tente un bilan quant à l’état présent de la société japonaise et la place qu’y occupent le nationalisme et le Nippon kaigi.
- 5 Voir : Takahashi Tetsuya 高橋哲哉, Morts pour l’empereur. La question du Yasukuni, Paris, Les Belles Le (...)
4L’organisation Nippon kaigi n’a pas élaboré, après 1997, de nouvelles thématiques, mais elle s’est appropriée des idées et projets antérieurs qu’avaient portés des organisations préexistantes ou le Parti libéral-démocrate. L’objet du premier chapitre est d’éclairer l’histoire de ces thématiques, tandis que le chapitre 4 se penche sur la façon dont le Nippon kaigi les a reformulées pour les faire siennes. L’auteur revient ici sur différents combats qui rythmèrent les campagnes conservatrices après 1945. Ceux-ci sont notamment le rétablissement du jour commémoratif de la fondation du Japon par l’empereur mythique Jinmu (date fixée en -660), qui avait été établi en 1872 puis abrogé en 1948 ; le retour à une datation en ères impériales au sein de l’administration ; les projets de renationalisation du sanctuaire Yasukuni – institution nationale de commémoration des morts à la guerre privatisée sous l’occupation –, projets qui échouèrent pour inconstitutionnalité ; les campagnes pour pousser le Premier ministre à rendre de façon officielle des hommages aux morts auprès du Yasukuni5 ; la commission parlementaire pour le « réexamen de l’histoire » (1993-1995) ; ou encore l’officialisation de l’hymne national et du drapeau (1999). Après 1997, le Nippon kaigi « reprendra naturellement à son compte l’ensemble de ces thèmes historiques » (p. 24). Son projet général étant un retour à l’ordre d’avant 1945 (p. 9-10).
5Le chapitre 2 retrace l’histoire et décrit la structure du Nippon kaigi. Thierry Guthmann revient sur la nouvelle religion Seichō no ie 生長の家 de Taniguchi Masaharu, qui remonte à 1930 et qui servit de premier pont entre organisations religieuses et mouvements politiques (p. 27). L’auteur décrit notamment la transformation, après-guerre, de ce mouvement religieux en mouvement politique, la fédération des étudiants d’extrême-droite contre les étudiants de gauche dans le contexte de 1968, et les importants liens cultivés avec le sanctuaire Meiji (qui commémore depuis 1920 l’empereur Meiji et l’impératrice Shōken) d’une part, et avec la Jinja honchō 神社本庁 ou Association nationale des sanctuaires shintō d’autre part. Ces deux organisations occupent une place centrale au sein du Nippon kaigi. Les relations réciproques entre les trois, et leur évolution dans le temps, sont résumées dans le tableau 1 (p. 34). À côté de cette structure de base, plus d’une centaine d’organisations nationalistes, hétéroclites, sont liées au Nippon kaigi ; elles participent aussi à divers degrés à son administration, autour de la figure de Kabashima Yūzō 椛島有三 (né en 1945) (p. 35-37). Néanmoins, la culture du secret propre à Nippon kaigi entrave une compréhension précise de son mode de gouvernance ou de son budget. La construction d’un réseau local d’organisations subalternes, ou encore les pressions directes sur les politiques, sont néanmoins certaines (p. 43-44), comme l’ouvrage de Sugano (2016) l’avait déjà montré.
- 6 Voir : Kasahara Tokushi 笠原十九司, Le massacre de Nankin, Paris, Hémisphères, 2024, préface par Christi (...)
6Deux éléments peuvent être mis en avant au sein de la démonstration de l’ouvrage. Tout d’abord, l’idée que la nébuleuse que constitue l’extrême-droite japonaise, si elle est hétéroclite, est néanmoins unifiée sur le plan idéologique (chapitre 3). Ensuite, l’idée que l’influence du Nippon kaigi sur le gouvernement et l’État japonais est surestimée (chapitre 4). Le chapitre 3, le plus gros de l’ouvrage, passe en revue et décrit les éléments constitutifs de cette idéologie, cristallisée autour du Nippon kaigi : le culte de l’empereur dont il s’agit de préserver à tout prix l’institution et la tradition ; le souhait d’un retour à une image « positive » du Japon c’est-à-dire une critique du « masochisme » issu du procès de Tokyo (1946-1948) et de l’idéologie de la gauche ; une critique du verdict « truqué » du procès de Tokyo lui-même ; une insistance sur le rôle positif de la colonisation japonaise à Taiwan (1895-1945) et en Corée (1905-1945) et le souhait d’en finir avec la « repentance » (p. 121-125) ; une négation des crimes commis durant la guerre de l’Asie et du Pacifique (1937-1945), notamment le massacre de Nankin (décembre 1937 à mars 1938)6, la question des « femmes de réconfort » aux armées, et les suicides forcés lors de la bataille d’Okinawa (printemps 1945). La conclusion qui en émane est claire : selon le Nippon kaigi, « il n’y a pas de criminels de guerre vénérés au sanctuaire Yasukuni » (p. 83). L’auteur rappelle aussi la place occupée par le musée de la guerre Yūshūkan 遊就館 du sanctuaire Yasukuni dans ce révisionnisme historique (p. 75) et l’importance du projet d’éducation patriotique au sein de l’action du Nippon kaigi (chapitres 3 et 4). Plus globalement, le Nippon kaigi souhaite revenir à l’ordre d’avant-guerre, c’est-à-dire à la constitution impériale de 1889 et à une pleine autonomie militaire. À l’appui de son analyse, Thierry Guthmann synthétise les résultats de nombreuses études, et utilise la revue-organe du Nippon kaigi Nippon no ibuki 日本の息吹 (Le souffle du Japon), qu’il a étudiée en détail, ainsi que les interviews de représentants locaux du Nippon kaigi qu’il a menées.
7Le chapitre 4 tente de démêler « fantasmes et réalités » (p. 107). Selon l’auteur, nombre de députés affiliés à l’Amicale parlementaire du Nippon kaigi « paraissent animés par une certaine dose d’opportunisme politique ». Néanmoins, il précise que le projet de révision constitutionnelle présenté en 2012 par le Parti libéral-démocrate « révèle l’existence d’une influence importante exercée par les organisations nationalistes » (ibid.). Le projet de réforme constitutionnelle du Nippon kaigi (2014) est analysé en détail. Sans surprise, celui-ci met l’accent sur l’empereur, sur le shintō d’État, sur l’armée et sur la famille. La question serait donc de déterminer si le Parti libéral-démocrate est proche idéologiquement du Nippon kaigi, ou s’il s’agit du résultat d’actions de lobbying de ce dernier. Ce chapitre démontre en tous les cas la forte proximité idéologique et personnelle entre l’organisation et Abe Shinzō, « champion de la droite nationaliste », depuis la décennie 1990 (p. 131-138).
8La question religieuse, autrement dit la place du shintō et du projet de retour au shintō d’État, c’est-à-dire au culte de l’empereur, est traitée dans le chapitre 5. Thierry Guthmann prend quelque distance avec les travaux d’Aoki (2016), selon lequel « les forces vives du lobby nationaliste seraient essentiellement religieuses ». Mais l’auteur estime que si les sanctuaires shintō constituent « la colonne vertébrale » de l’organisation, celle-ci ne peut cependant être réduite à cet aspect (p. 145 et 148). La question se complique en effet en raison de la présence importante des nouvelles religions sous la bannière du Nippon kaigi, dont le tableau 2 résume l’historique (p. 153). Par ailleurs, certains mouvements telle la nouvelle religion Kōfuku no kagaku 幸福の科学 (La science du bonheur), qui a les mêmes positions que le Nippon kaigi, ne lui sont pourtant pas liés (p. 10-11). L’ouvrage présente ici d’intéressantes interviews avec des membres de mouvements – bouddhistes, chrétiens, shintō – dont les liens à l’organisation sont avérés (p. 154-163). Les réponses obtenues, concernant l’histoire japonaise, les différences hommes/femmes, ou encore l’idée d’unité sous l’empereur, viennent conforter l’image ultraconservatrice du propos. Enfin, le dernier chapitre se penche sur la vision nationaliste du monde dans le cas japonais, autour des idées de « dette de l’individu » par rapport à l’État, d’identité nationale ethnique, ou de nostalgie pour la constitution de 1889. Si le pragmatisme des dirigeants semble souvent primer sur le nationalisme, même chez Abe, l’auteur estime dans un même temps que le « nationalisme gouvernemental » est « entré dans les mœurs » (p. 212-213).
9Cet ouvrage au carrefour entre étude politique et sociologie des mouvements politiques et religieux, mais relevant aussi de l’histoire contemporaine, offre une synthèse analytique et critique de l’ensemble des travaux japonais publiés au sujet du Nippon kaigi. La première vague d’ouvrages en 2016 avait pu produire des conclusions trop générales sur l’organisation et la structure de ce lobby, ouvrages que Thierry Guthmann prend le temps d’évaluer finement afin d’en estimer les qualités et les faiblesses. La grande connaissance du corpus des travaux publiés, ainsi que des données primaires émanant de l’organisation, ou encore les interviews menées, permettent ensemble de produire un ouvrage fourni, souvent dense, et extrêmement utile, à propos d’une organisation dont tout indique qu’elle est là pour durer.
Notes
1 Thierry Guthmann a aussi publié : Shintō et politique dans le Japon contemporain, Paris, L’Harmattan, 2010 et Précis de politique japonaise, Paris, L’Harmattan, 2011.
2 Abe fut Premier ministre en 2006-2007, puis de 2012 à 2020.
3 Les quelques différences avec la version originale en français sont : une préface du directeur de collection, la présentation des références utilisées en fin de chapitre, et un passage concernant l’ambassade du Japon en France (p. 210) qui a été modifié afin d’évoquer celle au Royaume-Uni (p. 191 de l’édition anglaise).
4 On peut citer : Sugano Tamotsu 菅野完, Nippon kaigi no kenkyū 日本会議の研究 (Recherches sur le Nippon kaigi), Tokyo, Fusōsha 扶桑社, 2016 ; Aoki Osamu 青木理, Nippon kaigi no shōtai (La nature véritable du Nippon kaigi), Tokyo, Heibonsha 平凡社, 2016 ; Tawara Yoshifumi 俵義文, Nippon kaigi no zenbō 日本会議の全貌 (Tout sur le Nippon kaigi), Tokyo, Kadensha 花伝社, 2016.
5 Voir : Takahashi Tetsuya 高橋哲哉, Morts pour l’empereur. La question du Yasukuni, Paris, Les Belles Lettres, 2012 ; Arnaud Nanta, « Les courants révisionnistes et leurs soutiens au Japon depuis 1945 », Témoigner, Fondation Auschwitz, 2020, 131, p. 83-95 ; https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/temoigner/9414.
6 Voir : Kasahara Tokushi 笠原十九司, Le massacre de Nankin, Paris, Hémisphères, 2024, préface par Christian Ingrao
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Référence papier
Arnaud Nanta, « Guthmann Thierry, Nippon kaigi ou la vitalité du nationalisme politique japonais dans le Japon contemporain », Ebisu, 61 | 2024, 411-416.
Référence électronique
Arnaud Nanta, « Guthmann Thierry, Nippon kaigi ou la vitalité du nationalisme politique japonais dans le Japon contemporain », Ebisu [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 25 décembre 2024, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/10558 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/13142
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