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Itō Masaaki 伊藤昌亮, Enjō shakai o kangaeru : jishuku keisatsu kara kyanseru karuchā made 炎上社会を考える – 自粛警察からキャンセルカルチャーまで (Penser la société du dénigrement : des polices d’auto-contrôle à la cancel culture)

Tokyo, Chūō kōron 中央公論新社, 2022, 221 p.
César Castellvi
p. 389-393
Référence(s) :

Itō Masaaki 伊藤昌亮, Enjō shakai o kangaeru : jishuku keisatsu kara kyanseru karuchā made 炎上社会を考える – 自粛警察からキャンセルカルチャーまで (Penser la société du dénigrement : des polices d’auto-contrôle à la cancel culture), Tokyo, Chūō kōron 中央公論新社, 2022, 221 p.

Texte intégral

  • 1 Voir la définition qu’en donne Yoshino Hiroko dans son travail doctoral consacré au sujet : Yoshino (...)

1Dans ce livre publié en juin 2022, le sociologue Itō Masaaki développe une réflexion sur le phénomène des mouvements (ou campagnes) de dénigrement en ligne, qui marque la société japonaise depuis une quinzaine d’années. Désignés en japonais par l’expression enjō 炎上 (elle-même issue de l’anglais « flaming », littéralement « brasier », et parfois appelés « lynchage en ligne »), les mouvements de dénigrement se constituent à l’encontre d’individus ou de groupes qui en quelques heures peuvent recevoir plusieurs milliers de messages, comprenant critiques et parfois insultes1. Pour Itō, ces campagnes doivent être appréhendées comme des mouvements sociaux où s’affrontent au moins deux idéologies à propos de thématiques faisant débat. Si ce phénomène n’est ni nouveau, ni spécifiquement japonais, l’auteur expose en quoi les campagnes de dénigrement sont révélatrices des transformations politiques, économiques et sociales du Japon depuis le début des années 2000 : la dégradation du marché de l’emploi, l’individualisation des carrières professionnelles et des modes de vie, les revendications de certains groupes comme les minorités sexuelles ou les jeunes, la pandémie de Covid-19 ou encore les effets de l’innovation technologique et la numérisation de l’espace public.

2Le livre est constitué de six chapitres. Les objets d’études retenus pour l’exposé permettent d’avoir un aperçu de la diversité des formes que peuvent prendre ces campagnes. Le premier chapitre est consacré aux « polices d’auto-contrôle » (jishuku keisatsu 自粛警察) qui ont émergé dans les premiers temps de la crise sanitaire de Covid-19. Il s’agit d’individus qui dénonçaient dans la rue ou en ligne les comportements de personnes ne respectant pas les recommandations du gouvernement, tel que le port du masque à l’extérieur ou encore la limitation de fréquentation des restaurants et autres lieux publics. L’auteur rappelle que ces initiatives peuvent s’apparenter aux « groupes de mobilisés » (sōdōin 総動員) chargés de faire régner l’ordre dans les quartiers pendant la seconde guerre mondiale, tout en s’en distinguant dans leur logique de fonctionnement. Pour le sociologue, alors que les sōdōin s’appuyaient sur une logique de solidarité collective (le contrôle de l’individu par le groupe pour le bien de la communauté), le mouvement des « polices d’auto-contrôle » s’inscrit plutôt dans l’idéologie de la « prise de responsabilité personnelle » (jiko sekininron 自己責任論) qui s’est généralisée depuis le début des années 2000, portée par la mise en compétition des citoyens et l’injonction à gérer individuellement les risques de la vie.

  • 2 Cardon Dominique, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
  • 3 Cette notion désigne les cas de jeunes employés se mettant en scène de façon puérile sur leur lieu (...)
  • 4 Mouvement incarné par le hashtag #検察庁法改正案に抗議します.

3Les chapitres 2 et 3 s’intéressent aux cas spécifiques des campagnes de dénigrement en ligne et de l’activisme. Alors que l’activisme en ligne remonte surtout à la naissance des forums anonymes à la fin des années 19902, c’est avec le développement des réseaux sociaux au début des années 2010 que ces campagnes vont commencer à focaliser l’attention. En partant notamment des campagnes de dénigrement contre les « baito tero » バイト・テロ3, Itō montre la connexion qui se crée sur Twitter et Instagram entre une logique de mise en avant de soi et le travail de dénonciation de « nouveaux entrepreneurs de morale » à la recherche de légitimité. La compétition individuelle renforcée par une idéologie néolibérale sous-jacente se confronte à la règle implicite d’autorégulation, une partie des internautes venant jouer le rôle de juge, quitte à faire usage de violence verbale. L’activisme en ligne peut être vu comme la face positive de ces mouvements, notamment à travers « l’hashtag-activisme », cette forme d’action collective qui consiste à établir une interconnexion entre messages par l’intermédiaire d’un mot clé suivi d’un hashtag. En dehors des mouvements #metoo et #blacklivesmatter qui en sont les exemples les plus fameux, le Japon a également connu des phénomènes d’ampleur de ce type, comme lors des contestations en ligne à l’encontre du projet de report de départ à la retraite des procureurs en 2020, preuve que ce genre d’actions peut déboucher sur des décisions politiques importantes4.

  • 5 Itō était déjà l’auteur d’une recherche importante sur les néoconservateurs en ligne : Itō Masaaki (...)

4Le chapitre 4 porte sur la question des formes de discriminations à l’encontre des minorités et propose une réflexion plus large sur les visages du néoconservatisme japonais (shin hoshu 新保守)5. D’après l’auteur, les réseaux sociaux sont devenus depuis les années 2010 l’arène d’une bataille autour de trois catégories de discours : les discriminateurs (sabetsu 差別) qui s’attaquent à une communauté, les anti-discriminateurs (han-sabetsu 反差別) progressistes qui critiquent les discriminateurs, et les anti-anti-discriminateurs (han-han-sabetsu 反反差別) qui s’attaquent à leur tour aux progressistes. À l’origine du discours anti-anti-discriminateur, on retrouve souvent des hommes à la marge de la majorité dominante en raison, par exemple, de statuts d’emploi précaires, se sentant lésés de l’attention dont bénéficient les minorités les plus discriminées comme les communautés étrangères vivant au Japon (zainichi 在日) ou les minorités sexuelles. Pour Itō, il s’agit en quelque sorte des « perdants du néolibéralisme » qui cherchent ainsi à exprimer leur sentiment de déclassement.

  • 6 Voir Mainichi shinbun shuzai han 毎日新聞取材班, SNS bōryoku : naze hito wa tokumei no yaiba o furuu no ka (...)
  • 7 L’utilisation du mot « sympathie » est un emprunt à l’économiste Adam Smith qui voyait cette notion (...)
  • 8 Voir Badouard Romain, « Internet et la brutalisation du débat public », La Vie des idées, 6 novembr (...)
  • 9 Voir Tanaka Tatsuo 田中辰雄 et Yamaguchi Shin.ichi 山口真一, Netto enjō no kenkyū ネット炎上の研究 (Études sur les (...)

5Le cas spécifique des discours de haine en ligne (désignés en japonais par le terme heito supīchi ヘイトスピーチ) constitue l’objet principal du chapitre 5. Les conséquences parfois dramatiques de certaines campagnes de dénigrement à l’encontre de personnalités – le suicide en mai 2020 de la catcheuse Kimura Hana est sans doute le cas le plus médiatisé6 – ont poussé les autorités à renforcer un arsenal législatif, en réformant en juin 2022 le Provider Liability Limitation Act (Purobaida sekinin seigen hō プロバイダ責任制限法), l’outil juridique obligeant les plateformes à divulguer l’identité de leurs utilisateurs en cas de demande d’une victime de harcèlement. L’élargissement de l’espace public par le numérique va devenir un terreau favorable aux discours haineux sur certaines plateformes. La possibilité de prendre la parole de façon anonyme qui caractérise le Web démultiplie les risques de campagnes de dénigrement violentes. Au sein de ce que l’auteur appelle un « marché de la sympathie » (kyōkan no shijō 共感の市場)7, l’injonction à la mise en avant de soi demande aux personnalités d’arriver à se faire aimer sans commettre de fautes. C’est lorsque survient une perte de cet équilibre que des fans mécontents peuvent se rassembler et lancer un mouvement de dénigrement à l’encontre d’une personnalité. À ce titre, même si l’anonymat en ligne demeure une valeur ardemment défendue par les partisans de la liberté d’expression8, c’est bien sur les plateformes où l’anonymat est le plus fort que les campagnes de dénigrement haineuses sont les plus présentes, en particulier sur le forum Yahoo Comment et X9.

  • 10 Mesmer Philippe, « Critiqué pour ses propos sexistes, Yoshiro Mori finit par quitter la présidence (...)
  • 11 Pour un état des lieux des débats sur cette notion voir Heinich Nathalie, « Cancel culture (l’impor (...)

6Le sixième et dernier chapitre propose une réflexion sur les actions en ligne associées à la cancel culture, notion que le sociologue définit comme des « mouvements d’accusation de personnalités dont les propos ou les actions passés sont non seulement critiqués mais aussi boycottés, en allant parfois jusqu’à les pousser à la démission » (p. 180). D’origine américaine, cette notion a trouvé un certain écho au Japon, notamment pendant les Jeux olympiques de Tokyo lors de l’affaire des propos sexistes tenus par l’ancien Premier ministre Mori Yoshirō, propos pour lesquels ce dernier a finalement démissionné de son poste de président du comité d’organisation des JO10. Pour Itō, ce type particulier de campagne de dénigrement témoigne aussi du besoin manifesté par des groupes en situation de faiblesse de remettre en cause la position de domination qui continue de leur être imposée. Alors que les méthodes de contestation relevant de la cancel culture donnent lieu à beaucoup de débats11, la position que défend l’auteur est celle d’un « libéralisme tolérant » (kanyō na riberarizumu 寛容のリベラリズム) qui se doit d’affronter les tenants d’un conservatisme traditionnel comme du néolibéralisme économique.

  • 12 Voir Lee Misook 李美淑 (dir.), Iine! botan o osu maeni : jendā kara miru netto kūkan to media いいね!ボタンを (...)

7Cet essai articule habilement étude empirique et réflexion théorique, en essayant de comprendre sans parti pris des mouvements sociaux divers, qu’ils soient de mouvance progressiste ou conservatrice. On aurait apprécié que l’analyse traite davantage le rôle joué par les médias institutionnels, sans lesquels la plupart des mouvements de dénigrement passeraient largement inaperçus du grand public. Pourtant, la médiatisation par la télévision de certaines campagnes contribue parfois à renforcer ces dernières en les faisant connaître à un public qui vient par la suite nourrir les rangs des offenseurs12. Ce livre n’en constitue pas moins une très bonne introduction au phénomène des campagnes de dénigrement dans le contexte japonais. Sa force est de mettre en relation des affaires trop souvent médiatisées sous l’angle du fait divers, afin de montrer la façon dont elles trouvent leurs racines dans les transformations de la société japonaise depuis les vingt dernières années.

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Notes

1 Voir la définition qu’en donne Yoshino Hiroko dans son travail doctoral consacré au sujet : Yoshino Hiroko, Netto enjō o umidasu media kankyō to enjō sankasha no tokuchō kenkyū ネット炎上を生み出すメディア環境と炎上参加者の特徴研究 (Étude sur l’environnement médiatique et les participants aux campagnes de dénigrement en ligne), thèse de doctorat, université Chūō, 2018.

2 Cardon Dominique, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.

3 Cette notion désigne les cas de jeunes employés se mettant en scène de façon puérile sur leur lieu de travail en diffusant les photos ou les vidéos prises sur les réseaux sociaux.

4 Mouvement incarné par le hashtag #検察庁法改正案に抗議します.

5 Itō était déjà l’auteur d’une recherche importante sur les néoconservateurs en ligne : Itō Masaaki 伊藤昌亮, Netto uyoku no rekishishakaigaku : andāgurando heisei shi 1990-2000 nendai ネット右派の歴史社会学 – アンダーグランド平成史 1990-2000年代 (Sociohistoire des conservateurs en ligne : une histoire underground de l’ère Heisei 1990-2000), Tokyo, Seikyūsha 青弓社, 2019.

6 Voir Mainichi shinbun shuzai han 毎日新聞取材班, SNS bōryoku : naze hito wa tokumei no yaiba o furuu no ka SNS暴力 – なぜ人は匿名の刃をふるうのか, Tokyo, Mainichi shinbun shuppan 毎日新聞出版, 2020.

7 L’utilisation du mot « sympathie » est un emprunt à l’économiste Adam Smith qui voyait cette notion comme la capacité d’une personne à se mettre à la place d’une autre.

8 Voir Badouard Romain, « Internet et la brutalisation du débat public », La Vie des idées, 6 novembre 2018.

9 Voir Tanaka Tatsuo 田中辰雄 et Yamaguchi Shin.ichi 山口真一, Netto enjō no kenkyū ネット炎上の研究 (Études sur les mouvements de dénigrement en ligne), Tokyo, Keisō shobō 勁草書房, 2016.

10 Mesmer Philippe, « Critiqué pour ses propos sexistes, Yoshiro Mori finit par quitter la présidence du comité d’organisation des JO de Tokyo », Le Monde, 11 février 2021.

11 Pour un état des lieux des débats sur cette notion voir Heinich Nathalie, « Cancel culture (l’importation d’une politique) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, 2021.

12 Voir Lee Misook 李美淑 (dir.), Iine! botan o osu maeni : jendā kara miru netto kūkan to media いいね!ボタンを押す前に :ジェンダーから見るネット空間とメディア (Avant de « liker » : les médias et l’espace numérique vus du genre), Tokyo, Aki Shobō 亜紀書房, 2023).

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Pour citer cet article

Référence papier

César Castellvi, « Itō Masaaki 伊藤昌亮, Enjō shakai o kangaeru : jishuku keisatsu kara kyanseru karuchā made 炎上社会を考える – 自粛警察からキャンセルカルチャーまで (Penser la société du dénigrement : des polices d’auto-contrôle à la cancel culture) »Ebisu, 61 | 2024, 389-393.

Référence électronique

César Castellvi, « Itō Masaaki 伊藤昌亮, Enjō shakai o kangaeru : jishuku keisatsu kara kyanseru karuchā made 炎上社会を考える – 自粛警察からキャンセルカルチャーまで (Penser la société du dénigrement : des polices d’auto-contrôle à la cancel culture) »Ebisu [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 25 décembre 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/10528 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1313z

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Auteur

César Castellvi

Maître de conférences à l’université Paris Cité

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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