1Comme l’explique Karoline Postel-Vinay :
La frontière contemporaine, telle qu’elle sous-tend aujourd’hui la définition des relations internationales, a fini par s’imposer au monde entier vers la deuxième moitié du xixe siècle, en même temps que s’établissait un système international unifié à l’échelle planétaire. Cette universalisation, à défaut d’universalité intrinsèque, de la frontière internationale est l’aboutissement d’un long processus historique, fait d’innombrables négociations locales et régionales et, par ailleurs, sous-tendu par un rapport de forces de plus en plus marqué des plus puissantes nations européennes sur le reste du monde, culminant à la fin du xixe siècle. (Postel-Vinay 2011 : début)
2Parmi ces « innombrables négociations », les plus connues au Japon sont la convention de Kanagawa en 1854 et les traités de l’ère Ansei en 1858. De nombreuses recherches leur ont été consacrées et ont généré une focalisation excessive sur le bouleversement provoqué par l’arrivée du commodore américain Matthew Calbraith Perry (1794-1858) et sur la conclusion des traités. Cette focalisation a longtemps éclipsé les « négociations locales et régionales » avec d’autres autorités proches du shogunat dans les années 1850.
- 1 Par sa situation géographique, le royaume des Ryūkyū voyait déjà circuler de nombreux navires dans (...)
- 2 Durant les années 1840-1850, deux missionnaires protestants anglais ont aussi séjourné aux Ryūkyū. (...)
- 3 Le commodore Perry souhaitait établir un ou plusieurs ports de refuge et d’approvisionnement pour l (...)
- 4 Résidant à Nagasaki tout au long de l’époque d’Edo, les ressortissants des Pays-Bas pouvaient entre (...)
3Au royaume des Ryūkyū, une des périphéries japonaises, la présence permanente des étrangers débuta environ dix ans plus tôt. La fréquence d’accostages des navires occidentaux augmenta considérablement à la suite de la première guerre de l’opium et de l’ouverture au commerce de cinq ports chinois1. Recevant 9 missionnaires (7 Français et 2 Britanniques2) et plus de 70 navires de 1844 à 1859, le royaume finit par nouer des relations avec les États-Unis en 18543, signa une convention avec la France en 1855, puis un traité avec les Pays-Bas en 18594.
4Tributaire de l’Empire chinois depuis la dynastie Ming et vassal du shogunat des Tokugawa via le fief de Satsuma depuis 1609, le royaume des Ryūkyū n’était pas un État souverain au sens strict. Cependant, il se présentait aux pays étrangers comme un pays indépendant ayant des relations diplomatiques uniquement avec la Chine. Cette stratégie de dissimulation fut développée par le royaume à partir de la deuxième moitié du xviie siècle, afin d’établir un système de double allégeance. Les autorités des Ryūkyū créèrent alors des règlements clairs et circonstanciés pour respecter leur obligation de porter secours aux navires en détresse et aux naufragés, tout en contrôlant les informations données aux étrangers (Kishaba 1993 ; Watanabe 2005 ; Kamiya 2006). Ce système était toujours en vigueur au milieu du xixe siècle.
5À la même période, disposant d’une grande puissance industrielle et maritime, l’Angleterre explorait le monde entier à la recherche de matières premières et de nouveaux marchés, développant ainsi ses colonies. Quant à la France, la situation était différente : « les guerre napoléoniennes, l’affaiblissement du pays qui s’ensuit, puis la mobilisation vers l’Algérie des énergies recouvrées ont entraîné la quasi disparition du pavillon français dans cette partie du monde [l’Asie orientale] » (Beillevaire 2022 : 75). Elle ne s’y étendit en effet qu’après la première guerre de l’opium. Souhaitant établir une station navale en mer de Chine, elle s’intéressa aux îles des Ryūkyū après l’échec de la conquête de Basilan aux Philippines. À travers ses liens étroits avec l’Église, la marine française laissait séjourner des religieux chargés d’une « mission civilisatrice » aux Ryūkyū, à compter des années 1840. Face aux conquêtes territoriales américaines et russes dans le Pacifique, la France du Second Empire décida d’envoyer ses navires aux Ryūkyū et obtint la conclusion d’une convention en 1855. Déployant davantage sa puissance militaire en Asie, elle prit part à la seconde guerre de l’opium et entreprit la conquête du Vietnam.
6L’importance de la position du royaume des Ryūkyū durant cette période a déjà été soulignée (Yokoyama 1996) mais cette observation n’a pas été pleinement développée ; Okabe Toshikazu estime que ces traités sont souvent présentés comme marginaux par rapport à ceux qui ont été signés entre le Japon et l’Occident (Okabe 2013 : 16). Néanmoins, il existe un certain nombre d’études traitant de la convention franco-ryūkyū dans d’autres cadres : ceux de la mission chrétienne (Fransisque 1897), de la politique de la France (Uehara 2000 ; Beillevaire 2001), des stratégies du fief de Satsuma ou du shogunat envers le royaume (Ikuta 1992 ; Yokoyama 1996), de la géopolitique du royaume (Yanagihara 2018 ; Uehara 2020) ou encore de la comparaison avec les deux autres traités signés par le royaume des Ryūkyū dans la même décennie (Tinello 2017).
7Aussi, les chercheurs ont principalement lu la convention franco-ryūkyū dans le contexte de l’expansion coloniale de l’Occident et de la crise diplomatique des pays asiatiques. Les rapports de forces en Asie étaient en effet en train de se transformer profondément en raison de l’expansion économique et coloniale des Occidentaux. Cependant, les scientifiques ne se sont pas intéressés à la convention elle-même. Jusqu’à présent, personne n’a établi le déroulement exact des négociations en se fondant à la fois sur les sources ryūkyū et françaises. Encore aujourd’hui, le calcul du nombre total de négociations jusqu’à la conclusion de la convention varie d’une étude à l’autre. Tout au long de celles-ci, les deux pays ont usé de diplomatie afin de protéger leurs intérêts et de rejeter les revendications de l’autre. C’est pourquoi nous souhaitons proposer à travers cet article une analyse détaillée des négociations lors de l’établissement de la convention franco-ryūkyū. Sur quoi la France et le royaume des Ryūkyū fondaient-ils leur diplomatie ? Quels étaient leurs arguments en faveur ou en défaveur de la conclusion de la convention ? Nous répondrons à ces questions en reconstruisant le processus de conclusion de la convention franco-ryūkyū.
8Nous présenterons d’abord l’arrivée des navires français aux Ryūkyū dans les années 1840 et 1850. Ensuite, nous examinerons les négociations sur la convention franco-ryūkyū de 1855 dans l’ordre chronologique. Nous nous référerons principalement à la lettre de Guérin et l’archive du conseil exécutif du royaume des Ryūkyū sur l’arrivée de l’escadre Guérin en 1855, « Futsu-sen sansō raichaku ni tsuki Naha nite no nikki » 仏船三艘来着付而那覇ニ而之日記 (Journal à Naha sur l’arrivée de trois navires français) tiré du Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 琉球王国評定所文書 (Documents du conseil exécutif du royaume des Ryūkyū).
9Par ailleurs, nous faisons la distinction entre « les représentants », qui sont simplement les fonctionnaires chargés des négociations avec la France, et « les autorités » du royaume, qui gouvernent réellement les Ryūkyū.
- 5 Il est rejoint au cours de la même année par un autre missionnaire français, Mathieu Adnet (1813-18 (...)
- 6 Sur la question de l’envoi de la délégation ryūkyū et/ou du traitement des pétitions du royaume adr (...)
10En avril 1844, une corvette française, L’Alcmène, accosta au royaume des Ryūkyū. Le capitaine transmit le souhait du roi de France Louis-Philippe Ier (1773-1850) de conclure un traité d’amitié avec le royaume, déposa un missionnaire français, Théodore Augustin Forcade (1816-1885) présenté comme un interprète pour la négociation à venir et son assistant chinois Augustin Kō (dates inconnues), et annonça l’arrivée prochaine d’une escadre française. En réalité, celle-ci n’accosta qu’en 1846. L’amiral Jean-Baptiste Cécille (1787-1873), qui dirigeait l’escadre, lança aussitôt les négociations en vue de la conclusion du traité avec le royaume. N’ayant obtenu qu’un accord verbal, Cécille récupéra Forcade et déposa un autre missionnaire français, Pierre-Marie Leturdu (1821-1861) amené aux Ryūkyū par La Sabine, avant-garde de l’escadre Cécille5. Du côté du royaume, les autorités envoyaient continuellement leur doléance à la cour chinoise afin de demander l’expulsion des Occidentaux depuis l’arrivée de Forcade6. Donnant la priorité à la sauvegarde des droits acquis en Chine, le gouvernement français souhaita s’abstenir de tout acte qui aurait pu fâcher les autorités chinoises (Wei 1961 : 377). C’est pourquoi une corvette française fut détachée aux Ryūkyū en 1848 afin de récupérer les missionnaires français qui y séjournaient. La présence française aux Ryūkyū s’interrompit ainsi pendant presque sept ans.
11Comme l’explique Éric Seizelet, la France
avait tenté initialement d’imposer un protectorat sur le royaume [à partir de 1844] afin d’y contrecarrer la menace anglo-saxonne, puis d’obtenir de ce dernier les mêmes avantages que ceux qui avaient été concédés aux Américains dans le traité bilatéral du 11 juillet 1854. C’est ainsi que le ministère de la Marine et des Colonies entreprit de convaincre le Quai d’Orsay de l’intérêt pour la France à parvenir à un accord similaire avec le royaume. (Seizelet 2008 : 754)
12À partir de 1854, la France s’intéressa de nouveau au royaume des Ryūkyū pour conclure une convention. Dans une lettre adressée au ministre des Affaires étrangères le 21 juin 1854 à Paris, le ministre de la Marine et des Colonies, Théodore Ducos (1801-1855), explique ainsi :
comme point de relâche et de ravitaillement pour les paquebots qui doivent, dans un avenir rapproché, relier par Honolulu les côtes d’Amérique avec le Céleste Empire et le Japon, ce groupe, comme les îles Lieou-Khieou, a une importance véritable, et, au point de vue de nos établissements en Océanie, de notre commerce en général, il ne peut y avoir qu’un intérêt réel à y former des établissements permanents. C’est dans cette pensée que j’ai donné déjà des instructions au commandant en chef de notre station navale dans les mers de l’Inde et de la Chine, ainsi que je vous en ai informé le 25 janvier de cette année, afin qu’il eût à faire stipuler en faveur de la France des avantages analogues à ceux que le commodore Perry avait su obtenir des chefs des îles Lieu-Khieou. (Cordier 1911 : 15-16)
13Théodore Ducos envoya des instructions à cet effet au chef de la division navale de la Réunion et de l’Indochine, Adolphe Laguerre (1792-1862), instructions menées à bien par Nicolas-François Guérin (1796-1877), successeur de Laguerre (Beillevaire 2001 : 208 ; Roux 2012 : 292). Toutefois, Guérin n’était pas un des plénipotentiaires désignés par le gouvernement français.
14En parallèle, les Missions étrangères de Paris s’intéressèrent de nouveau au Japon : trois prêtres français et un assistant chinois furent envoyés aux Ryūkyū le 11 février 1855. Mais pour la marine française, les démarches ne se déroulèrent pas aussi bien et prirent du retard, comme l’explique Patrick Beillevaire :
À Paris, les ministères des Affaires étrangères et de la Marine suivaient de près les mouvements des marines britannique et américaine. Ayant eu connaissance des avantages concrets déjà obtenus par le commodore Perry aux Ryūkyū, le ministre de la Marine et des Colonies demanda, dès juin 1854, au commandant de la station navale de la mer de Chine d’en obtenir de semblables pour la France. Mais l’entrée en guerre contre la Russie […] mobilisa alors les navires français de la mer de Chine pour la traque des navires russes, du nord du Japon au Kamchatka. Ce n’est donc pas avant novembre 1855 que Nicolas[-François] Guérin, promu contre-amiral, put rassembler une escadre de trois bâtiments, La Virginie, La Sybille et Le Colbert, pour se rendre à Okinawa. (Beillevaire 2013 : 150)
15Ainsi, l’escadre française revint aux Ryūkyū le 6 novembre 1855. Nicolas-François Guérin décida d’engager immédiatement les discussions, fort des comptes-rendus de l’amiral Cécille ainsi que de son expérience personnelle. Il faut ajouter que Guérin s’était déjà rendu au royaume des Ryūkyū en 1846, en tant que capitaine d’une corvette de l’escadre Cécille. L’extrait de la lettre suivante à destination du ministre de la Marine et des Colonies, datée du 6 décembre 1855, témoigne de son séjour antérieur au Ryūkyū et d’un regard très critique sur la situation politique locale :
Un pays vassal à la fois de la Chine et du Japon, une population désarmée après la conquête, tenue dans l’ilotisme le plus complet par une aristocratie hautaine et jalouse, un Roi, fantôme évoqué par elle pour légitimer tous ses actes, le mensonge, la ruse comme politique extérieure envers les Européens dont les prétentions, les idées, dont les besoins mêmes doivent être, et sont en effet, l’objet de la haine et de la terreur, […] tel était en 1846 l’état moral et politique de l’Archipel de Liou-tchou, ou du moins de l’opinion que nous en avions conçue après un séjour de plusieurs mois. Cette opinion, nos relations dernières avec ce peuple ne l’ont en rien modifiée. (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 1)
- 7 Texte original : « Koremade raichaku no setsu dōri » 「是迄来着之節通」 (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo henshū (...)
- 8 Ces archives, Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo, étaient conservées au conseil exécutif du royaume des Ry (...)
16Du côté du royaume, en raison de l’augmentation des mouvements de navires dans la région, un ensemble de mesures à appliquer variablement selon des situations fut défini. Ainsi, dès l’arrivée de l’escadre Guérin, le gouvernement des Ryūkyū envoya des fonctionnaires chargés d’obtenir des précisions sur les circonstances de son arrivée ainsi que le nombre exact des membres d’équipage « comme pour toutes les arrivées précédentes [de navires étrangers]7 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 108). Le 7 novembre, au lendemain de son arrivée, Guérin envoya un officier chargé de déclarer son intention de conclure une convention mais également de transmettre un avertissement au gouvernement des Ryūkyū. Dans les archives conservées du royaume des Ryūkyū8, dans le château de Shuri, cette scène est décrite ainsi :
- 9 Le port d’Unten 運天 ou port Melville (nom donné par les cartographes français) se trouve à Nakijin 今 (...)
- 10 Texte original : « Sennen Unten-tsu e teitoku watarare sōrōsetsu ha subete no yōji hentō enin itash (...)
[Un officier] dit : la dernière fois que l’amiral [Guérin] est arrivé [avec l’escadre Cécille] au port d’Unten9 [en 1846], [le gouvernement du royaume] a longtemps reporté la réponse de toutes les affaires et c’est regrettable. Si bien que, cette fois-ci, lorsque l’on vous soumettra une demande, [vous] ne [devrez] pas répondre tardivement. Également, [nous allons] rencontrer les mandarins s’occupant de la politique des Ryūkyū et discuter des affaires avec eux10. (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 113)
17En effet, en 1846, les représentants du royaume avaient tenté d’échapper aux demandes des étrangers en reportant indéfiniment leur réponse. Ayant été témoin de cette stratégie, Guérin déclara préalablement qu’il la connaissait et qu’elle n’aurait pas prise sur lui.
- 11 Cf. ROHM, vol. 11 : 117.
- 12 Terme original enregistré par le royaume : Wakō kōeki no mōshitate 「和好交易之申立」, ROHM, vol. 11 : 117. (...)
18Du côté du royaume, les autorités se préparèrent également à la négociation avec la France. Le 8 novembre, un interprète consulta un missionnaire anglais séjournant aux Ryūkyū pour sonder les véritables intentions de l’escadre française. Le Britannique, n’en sachant pas plus, supposa que l’escadre Guérin était venue pour conclure une convention11. Le même jour, Guérin remit un document destiné au Premier ministre du royaume mentionnant une « déclaration d’amitié et de commerce12 » et le gouvernement des Ryūkyū envoya ses fonctionnaires auprès des Français pour leur communiquer la date et le lieu de la négociation.
- 13 Cf. ROHM, vol. 11 : 117. L’école de Wakasamachi (Wakasamachi gakkōsho 若狭町学校所) servait à la fois d’é (...)
- 14 En Chine, le terme takushi 度支 correspondait aux travaux liés aux finances et nous supposons que le (...)
- 15 Cf. ROHM, vol. 11 : 120.
19Le 10 novembre 1855, la première négociation entre les représentants du royaume des Ryūkyū et ceux de la France se tint comme prévu à l’école de Wakasamachi13. Du côté de la France, Guérin amena 13 officiers, 2 missionnaires français qui séjournaient alors aux Ryūkyū, 2 matelots et 3 Chinois, soit 21 personnes au total. Quant au royaume, les chroniques indiquent la présence du Premier ministre (sōri-kan 総理官), de deux gouverneurs (fusei-kan 布政官), de deux aides-gouverneurs (takushi-kan 度支官14), d’un gouverneur local (chihō-kan 地方官), d’un fonctionnaire et d’un interprète15. Comme l’explique clairement Patrick Beillevaire, « il faut savoir que les vrais responsables du royaume [sessei 摂政 (le régent) et sanshikan 三司官 (les trois membres du Conseil d’État)] ne se montraient jamais aux visiteurs occidentaux. Des hommes de paille, d’un rang comparable [avec les trois membres du Conseil d’État], se substituaient à eux en se présentant sous un pseudonyme (gimei 偽名) chinois et avec un titre fictif » (Beillevaire 2013 : 142) tels que premier ministre, gouverneur, aide-gouverneur ou gouverneur local. Selon Dana Masayuki, ces fonctions fictives étaient créées par le gouvernement des Ryūkyū pour accueillir les étrangers, notamment les Occidentaux. N’existant d’abord que durant l’accostage des navires étrangers, ces fonctions sont devenues permanentes à partir de l’arrivée de L’Alcmène et du séjour de Forcade (Dana 1998 : 6). Ces représentants du royaume servaient simplement d’intermédiaires entre les autorités des Ryūkyū et Guérin.
20Tout d’abord, Guérin sollicita une audience auprès du roi des Ryūkyū. Les représentants du royaume répondirent :
- 16 Texte original : « Kokuō ha takokujin taimen ainarazu nanika mōshide no kotogoto kanjin yori tentat (...)
Le roi ne rencontre pas les étrangers. Originellement, le règlement [des Ryūkyū stipule que] les fonctionnaires [du royaume] transmettent ce que [les étrangers] ont exprimé [à l’égard du roi des Ryūkyū]. Lorsque l’escadre de Cécille est arrivée au port d’Unten il y a dix ans […], vous avez fait la même demande. [Nous] vous avions donné la [même] raison et vous aviez compris. Alors, si [vous] avez des choses à dire, c’est à nous qu’il [vous] faut les dire16. (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 120)
- 17 Pour dissimuler les relations nippo-ryūkyū, les autorités du royaume ont inventé une île dépendante (...)
21Renonçant à obtenir une audience, Guérin entra dans le vif du sujet : il déclara que Napoléon III (1808-1873) lui avait donné l’ordre de se rendre au royaume des Ryūkyū afin de nouer des liens avec ce dernier. Les représentants du royaume rejetèrent cette proposition en arguant de la pauvreté du pays et de sa dépendance envers la Chine et l’île Tokara17 :
- 18 Texte original : « Shōkoku taikoku tono yakujō nantomo ōjigataku mottomo sanbutsu toboshiku kin gin (...)
Ce petit pays [le royaume des Ryūkyū] ne peut pas se prêter [à la demande de conclure] une convention avec un grand pays [la France]. À l’évidence, nous produisons peu, nous n’avons ni or ni argent ni cuivre ni fer. [Lorsque nous y envoyons une ambassade,] nous constituons un tribut pour la Chine en recourant exclusivement à l’aide des habitants d’une île tributaire du Japon, Tokara. Lors de mauvaises récoltes, nous survivons en demandant également [à l’île de Tokara] de nous prêter du riz, des céréales et toutes autres choses. C’est pourquoi, si nous devions conclure une convention avec [la France] et les autres [pays étrangers], [cela] déplairait aux habitants de cette île [Tokara]. Si cette situation advenait, nous ne pourrions brusquement plus faire nos affaires, et ce petit pays inhospitalier ne tiendrait plus18. (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 120)
- 19 Texte original : « Furansu-gawa ni jūnen mae to hotondo onaji koto o shuchō shita »「フランス側に一〇年前とほとんど (...)
- 20 Forcade a assisté aux réunions entre Cécille et les représentants du royaume en tant qu’interprète (...)
22Cette politique du « petit pays et “inhospitalier” (sic) » consistait pour le royaume à s’exclure lui-même du jeu du commerce international en faisant preuve d’une extrême humilité auprès des étrangers dans le but de les inciter à ne pas rester sur son sol. Cet argument fut une constante de la diplomatie des Ryūkyū, comme le remarque Marco Tinello. Comparant les discours du royaume entre 1844 et 1855, il conclut que les autorités des Ryūkyū « ont donné au côté français quasiment les mêmes raisons que dix ans auparavant19 » (Tinello 2017 : 72). À savoir : 1) le pays est petit ; 2) il n’a pas de ressources naturelles ; 3) le royaume des Ryūkyū est dépendant de la Chine et de l’île Tokara. Tinello n’a pas abordé l’entretien franco-ryūkyū de 1846 auquel Guérin a assisté aux côtés de Cécille, mais nous confirmons que les représentants ont décliné la proposition française pour les motifs précités (Ishin shiryō hensan kai 1938 : 634-635)20. Si les autorités des Ryūkyū ont maintenu cette stratégie, c’est parce qu’elle portait jusqu’alors toujours ses fruits. Pour preuve, la France n’a pu réaliser ni de traité d’amitié, ni d’ouverture du royaume, ni de relations diplomatiques ou commerciales durant les années 1840.
- 21 Texte original : « Konotokoro ha aishiriori sōrō » 「此所者相知居候」, ROHM, vol. 11 : 121.
23Toutefois, les négociations de l’an 1855 prirent une autre tournure. Les arguments avancés par les représentants du royaume ne parvinrent pas à déstabiliser Guérin, qui répondit simplement : « Je connais votre situation21» (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 121). Ayant déjà entendu les mêmes excuses en 1846, il prévoyait la réponse du royaume en préparant les négociations :
- 22 Cette lettre de Guérin a été reproduite par Patrick Beillevaire en 2002 (Ryūkyū Studies since 1854: (...)
Je m’attendais d’ailleurs aux principales objections qui m’ont été faites : « Liou-tchou ne désire aucun commerce, c’est un trop pauvre royaume pour s’allier avec un empire aussi puissant que la France. Liou-tchou dépend de la Chine et du Japon et ne peut, en conséquence, faire aucun traité sans l’autorisation de ces deux empires. (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 1)22
24Il ne retira donc pas sa demande. Il annonça au contraire que le détail de la convention serait communiqué plus tard. D’un commun accord, la séance de négociation suivante fut fixée deux jours plus tard au même endroit.
25Le 12 novembre, Guérin se rendit aux négociations accompagné de trois officiers, 99 soldats (dont 64 armés de baïonnettes), un matelot, trois Chinois et deux missionnaires français (soit 109 personnes au total). Guérin décrivit lui-même son cortège comme suit :
Accompagné d’une garde d’honneur composée de détachements des trois navires, je traversais les faubourgs de Toumahi [Tomari] et de la ville de Nafa [Naha] musique en tête, avec le drapeau […]. (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 2)
26Cécille organisa également un défilé lors des négociations du traité avec les Ryūkyū en 1846 :
- 23 Cécille Jean-Baptiste Thomas Médée 1846 « Lettre du contre-amiral Cécille au ministre de la Marine (...)
je descendis [aux Ryūkyū], accompagné de commandants, de quelques officiers de chaque bâtiment et des interprètes. […] Nous partîmes précédés d’un détachement de cinquante hommes sans armes, drapeau déployé, tambours et clairons en tête. (Cécille 1846, cité dans Beillevaire 2000 : 7)23
27En 1855, Guérin reproduisit la même mise en scène que Cécille mais avec un cortège armé et plus nombreux. Selon lui : « Avec un tel gouvernement, le succès de toute négociation repose sur la persévérance, sur l’idée qu’il a conçue de la puissance guerrière de l’Europe » (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 1).
- 24 Cf. ROHM, vol. 11 : 124. Les archives japonaises ne permettent pas de saisir avec certitude de qui (...)
- 25 Texte original : « Shōkoku taikoku tono yakujō no imi kyūni nanibun to kangaegataki nitsuki shinchū (...)
- 26 Texte original : « Futsu-koku teitoku Wakasamachi-gakkōsho e mairi kajō aiwatashi sōrōsetsu kajō no (...)
- 27 Cf. ROHM, vol. 11 : 131.
28Lors de la deuxième négociation, un ou deux missionnaires français qui séjournaient alors aux Ryūkyū présentèrent le contenu de la convention en langue des Ryūkyū24. Les représentants du royaume demandèrent un délai de quatre ou cinq jours avant de répondre car : « [notre] petit pays ne peut pas statuer immédiatement sur la convention avec [votre] grand pays. Si bien que nous restons embarrassés25 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 124). Cependant, le rendez-vous suivant fut fixé deux jours plus tard. Selon les archives Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo, « lorsque l’amiral français [Guérin] arriva à l’école de Wakasamachi et qu’il transmit la convention, [il] dit [aux représentants du royaume] que [ces derniers] pouvaient énoncer les clauses acceptables et non-acceptables26 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 131). Le même jour, un des capitaines de l’escadre française invita deux interprètes du royaume et les rassura au sujet de la convention27.
29Le 14 novembre, le Premier ministre, deux gouverneurs, un fonctionnaire et trois interprètes du royaume se rendirent à bord de La Virginie comme convenu, et donnèrent une réponse négative :
- 28 Texte original : « Futsu-koku sen torai no setsusetsu kōyū narabini maki mizu ryōshoku nado ha zuib (...)
Lors de l’arrivée de navires français, [nous] donnerons autant que possible du bois, de l’eau, de la nourriture et ce que [les Français] souhaiteront. Cependant, il n’est pas possible [pour le royaume des Ryūkyū] de se prêter au commerce ainsi que d’autoriser l’achat ou la location de terrains et de maisons [aux Ryūkyū] pour le séjour de consuls et de commerçants [français]28. (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 127)
- 29 L’envoyé portant cette nouvelle notification n’était pas encore parvenu au royaume lors des négocia (...)
30Depuis l’arrivée de Forcade, le gouvernement des Ryūkyū refusait la location et l’achat de maisons. De surcroît, il devait éviter la construction de comptoirs étrangers conformément aux nouvelles instructions données par le fief de Satsuma en 1855 (Uehara 2020 : 233-237)29. Aussi, il lui était impossible d’accepter une clause qui entraînerait une résidence permanente des étrangers.
- 30 Texte original : « Sendatte aiwatashi kajōgaki ha teitoku shozon o motte mōshitasshi sōrōgi niteha (...)
31Contrairement à ce qu’il avait annoncé la veille, Guérin expliqua ce jour-là : « concernant la convention que [j’ai] transmise précédemment, je ne [vous] l’ai pas présentée de mon propre chef [mais] je [vous] l’ai transmise à la suite d’un ordre impérial français. Pour cette raison, aucune clause ne pourra être ajoutée ou supprimée30 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 128). Au début des négociations, Guerin avait sûrement adopté une attitude indulgente afin de faciliter la discussion. Cependant, il est revenu sur ce qu’il avait dit dès que les fonctionnaires du royaume ont exprimé la suppression des clauses. Comme mentionné précédemment, Guérin n’était pas nommé comme envoyé officiel. Empruntant le nom d’empereur français, il avait sans doute tenté de mettre en valeur sa parole et de soumettre les fonctionnaires à sa volonté.
32En insistant encore sur leur situation de petit pays nécessiteux, les représentants du royaume refusèrent de signer la convention. Toutefois, ne tenant aucun compte du discours du royaume, Guérin répondit :
- 31 Texte original : « Kin gin tetsu korenaki sōrahaba onozukara Futsu-koku no shōsen mo yōyōtoha hikit (...)
S’il n’y a ni or ni argent ni fer [aux Ryūkyū], naturellement, les navires marchands français se retireront petit à petit. […] concernant la vente de terrains [aux Ryūkyū], […] il faut absolument que l’achat soit possible. Si [le royaume des Ryūkyū] n’accepte pas cette demande, [la France] va envoyer des bâtiments de guerre pour que cela se réalise31. (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 128)
33En réalité, Guérin dissimulait le fond de sa pensée pour tenter de convaincre les représentants des Ryūkyū :
Je ne pense point, Monsieur le Ministre, que des négociants français viennent jamais s’établir dans ces îles et y tenter des spéculations commerciales qui, cependant, pourraient devenir très importantes dans le cas où le Japon consentirait à recevoir, sous le pavillon liou-tchouan, les marchandises françaises déposées à Nafa, devenant ainsi l’entrepôt commercial de ces contrées. (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 2)
34Prenant l’initiative des négociations, Guérin essayait d’intimider le royaume en brandissant la menace de l’arrivée des navires français aux Ryūkyū. Cette méthode était déjà utilisée par les missionnaires français ayant séjourné dans les années 1840. Durant les négociations sur la convention américano-ryūkyū, Perry avait également fait allusion à l’arrivée de nouveaux navires occidentaux (Uehara 2020 : 211). La menace de Guérin n’eut donc aucun effet sur les représentants du royaume des Ryūkyū habitués à ce type de propos.
35Les représentants du royaume ne se laissèrent donc pas persuader par les arguments et les menaces verbales de Guérin. La séance de négociations suivante fut fixée à trois jours plus tard, le 17 novembre.
36Mais dès le lendemain, deux interprètes du royaume allèrent voir un capitaine de l’escadre pour lui demander pourquoi aucune modification des clauses n’était possible, et solliciter une intervention en leur faveur auprès de Guérin. Tout en promettant de communiquer leur souhait à son supérieur, le capitaine tenta d’apaiser ce différend sur la convention. Il expliqua :
- 32 Texte original : « Ryūkyū Nihon ha A-koku Ro-koku yori hanahada nozomi nite torikuwadaterubeku kore (...)
Les États-Unis et la Russie tentent de prendre les Ryūkyū et le Japon par la force. L’empereur français a envoyé l’amiral [Guérin] conclure la convention uniquement pour contrarier le pouvoir de ces deux pays. Ce pays [les Ryūkyū] n’a donc pas besoin de s’inquiéter32. (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 132)
37Ce jour-là, les interprètes obtinrent donc des informations très précieuses sur la politique française vis-à-vis des Ryūkyū.
- 33 Texte original : « Futsu-koku teitoku yori sashidashioki sōrō jōgaki saiō okotowari no tame » 「仏国提督 (...)
- 34 Texte original : « A-koku e no kajō yoriha aiomoku sōrō » 「亜国江之ケ条より者相重候」, ROHM, vol. 11 : 133.
38Le 16 novembre, le gouvernement du royaume envoya son plénipotentiaire auprès des Français « pour décliner de nouveau la convention présentée par l’amiral français33 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 133), et tenter d’arranger la situation avant la prochaine négociation. À ce stade, les représentants ne déployèrent plus leur stratégie d’humilité (l’image du petit pays pauvre et inhospitalier). Ils transmirent aux Français un document dans lequel étaient écrites les clauses acceptables pour le royaume. Ils déclarèrent que celles-ci « étaient plus importantes que les clauses [conclues avec] les États-Unis34 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 133), et prièrent Guérin de les accepter. Ce dernier répondit qu’il allait l’étudier en détail et en discuter le lendemain. Il est à préciser que cette discussion inopinée eut lieu à l’initiative du gouvernement des Ryūkyū.
- 35 Texte original : « Kinō aiwatasare sōrō kajōsho ha Futsu-koku kōmei no kajō to sogo itashi sōrō ni (...)
- 36 Cf. ROHM vol. 11 : 139.
- 37 Texte original : « Ryūkyū ha Chūgoku Nihon no chihō nite mo korenaku […] »「琉球者中国・日本之地方ニ而も無之 […] 」, (...)
- 38 Concernant la question des Ryūkyū abordée lors de l’entrevue entre le shogunat des Tokugawa et le c (...)
39Lors de la quatrième négociation, Guérin se rendit à l’école de Wakasamachi avec un cortège de 247 hommes (dont 202 armés) pour « bien leur montrer qu’un traité avec la France leur était, dans la situation actuelle, et surtout dans l’avenir, un gage de sécurité et d’indépendance » (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 2). Dès le début de l’entrevue, Guérin annonça : « les clauses qui [m’]ont été transmises hier [par les envoyés des Ryūkyū] ne correspondent pas à celles de l’empereur français. Si bien que […] [le royaume des Ryūkyū] doit nécessairement signer la convention ordonnée par l’empereur français35 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 138). Toutefois, les représentants restèrent inflexibles dans leur revendication, à savoir la suppression de la clause relative à l’achat de terrain. La négociation ayant atteint ce point, les envoyés des Ryūkyū mirent en avant leurs relations de vassalité et expliquèrent qu’il leur était impossible de répondre à Guérin sans instruction de la Chine et de Tokara36. Or, Guérin répliqua : « les Ryūkyū ne sont une région ni de la Chine ni du Japon37 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 139). Son raisonnement était le suivant38 :
Le refus de la cour d’Yedo [Edo 江戸] de traiter avec le commodore Perry au nom de Liou-tchou, pays vassal du Japon, aussi bien que des renseignements précis sur la situation réelle de Liou-tchou vis-à-vis de Pékin, me permettait de décliner ce […] prétexte. (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 2)
- 39 Texte original : « Konohi kanjin made nite aitotonowazu sōrahaba jikani kokuō gotaidan no ue kettei (...)
40Finalement, Guérin accorda encore quatre jours aux représentants du royaume, mais prévint : « si vous ne parvenez pas à trouver un accord [d’ici là], [j’]irai directement m’entretenir avec le roi [des Ryūkyū] pour décider [du contenu de la convention]39 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 139).
- 40 Texte original : « Shizen makaride mōsazu sōrahaba Shuri e makarinobori mimai itashi moshi aitasshi (...)
41Deux jours plus tard, le 19 novembre, le gouvernement du royaume envoya une nouvelle fois ses fonctionnaires auprès de Guérin. En mettant l’accent sur les relations avec la Chine et l’île Tokara, les envoyés des Ryūkyū implorèrent l’amiral de renoncer à la convention telle que la France la souhaitait et de reporter la prochaine négociation en raison de l’état de santé de certains représentants, dont un interprète du royaume qui parlait le français. Guérin ne leur accorda pas de délai et les menaça : « Si [vous] ne venez pas, [j’]irai à Shuri et [vous] rendrai visite. Si [je] ne parviens pas [à mon objectif], [je] pénétrerai directement dans le château, [je] rencontrerai le roi et [nous] conclurons la convention40 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 143).
- 41 Texte original : « Kaesugaesu tangan mōshiire sōrōdomo ikari no kishō ha sukoshimo aimie mōsazarita (...)
- 42 Texte original : « Moppara odoshi no tame » 「専威し之為」, ROHM, vol. 11 : 146.
42D’après les sources du royaume, « bien que [les représentants du royaume aient] répété leurs supplications, [Guérin] ne semblait pas exprimer de la colère41 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 144) durant cette séance. Toutefois, l’amiral envoya deux canons à terre le lendemain, soit la veille de la cinquième entrevue. Ayant déjà vécu cette situation lors des négociations avec Perry, le gouvernement des Ryūkyū comprit qu’« il s’agissait clairement d’intimidation42 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 146).
43Le 21 novembre, 241 hommes dont 177 armés se présentèrent à l’école de Wakasamachi. Après quelques salutations protocolaires, Guérin exigea la signature de la convention, comme les fois précédentes. Cette fois-ci, les représentants des Ryūkyū modifièrent leur stratégie :
- 43 Texte original : « Ichidō kiza nite sendatte konokata yori aiwatashioki sōrō kajōsho dōri nite sōra (...)
Tout le monde s’agenouille et [les représentants] supplient sincèrement [Guérin] : il est possible de signer les clauses que nous avons transmises précédemment. Cependant, il est très difficile d’accepter les vôtres […]43. (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 215)
- 44 Texte original : « Kanokuni kōtei rakuchaku itasazu sadamete heisen sashitsukawashi konokuni o uchi (...)
- 45 Ce monastère était alors le lieu de résidence accordé aux missionnaires français par les autorités (...)
- 46 Texte original : « Katte shidai kariyado itasase sōrōgi ha ōjigataki koto sōrōma taisenchū nanika r (...)
44Puis, les envoyés des Ryūkyū demandèrent à Guérin de communiquer à l’empereur des Français ce qu’ils venaient de lui expliquer. Or, Guérin répliqua : « l’empereur français n’acceptera pas et enverra un/des navire(s) de guerre pour réprimer ce pays44 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 151). Les représentants des Ryūkyū ne reculèrent pas devant cette menace verbale et continuèrent à supplier à genoux. Ne trouvant pas de point d’accord, Guérin céda et proposa de sceller la convention modifiée par le royaume. Remarquant que la tournure des phrases fut modifiée pour que les Français puissent librement louer des logements, les représentants du royaume protestèrent : « il n’est pas possible d’accepter que [les Français] séjournent à leur guise [aux Ryūkyū]. Si [vous] êtes obligés de descendre et de rester à terre durant l’accostage, [nous pouvons vous] loger au monastère d’Amiku45 pendant cette période46 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 152). De son côté, Guérin rapporta ainsi cette scène :
Le point le plus sérieusement contesté a été l’article 2. Les négociateurs de Liou-tchou ne voulaient admettre ni vente, ni location, ni même concession temporaire d’immeubles, objectant qu’elles entraîneraient la résidence. C’était tout refuser. Je rappelai l’exemple des Américains, celui des Anglais. Depuis neuf ans, des familles de missionnaires protestants anglais vivent à Liou-tchou. Les Américains, les Anglais ont pris de force, me répondait-on. ― La France peut en faire autant, mais elle aime mieux n’agir que par la justice. Malgré l’approbation qui avait accueilli ces dernières paroles, elles n’amenaient aucun changement. Les négociateurs liou-tchouans persistaient dans leur refus. ― Vous voulez donc être forcés, leur dis-je alors d’un air menaçant, eh bien vous le serez : ― Ces paroles, les gestes qui les accompagnaient, eurent l’effet que j’attendais d’eux. Un mouvement s’était fait dans les hommes de garde à la porte de la cour qui pouvaient nous voir et qui m’avaient entendu. Sûrs d’avoir lassé ma patience et convaincus que je ne fléchirai point, les Mandarins consentirent et le traité fut signé. (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 2)
- 47 Un seul affrontement est à noter lors des funérailles du roi des Ryūkyū en 1847 : les missionnaires (...)
- 48 Texte original : « Ranbō no shiyō nitsuiteha itasubekuyō korenaku » 「乱妨之仕様ニ付而者可致様無之」, ROHM, vol. 11 (...)
45Rappelons qu’« avec le Second Empire, porté par une conjoncture économique favorable entraînant un fort développement industriel, l’expansion coloniale s’inscrit dans une politique d’intervention tous azimuts par un régime avide de gloire militaire et d’hégémonie en Europe » (Bensacq-Tixier 2008 : 66). Entrée en Asie par la voie évangélique, la France prenait alors pour prétexte les persécutions et la protection des religieux afin de justifier ses interventions militaires. Comme l’explique Michel Vié, « la Chine et le Japon ont été gravement menacés. Mais la première, par sa masse, le second, par sa tradition militaire et sa marginalité économique, excluaient, dès l’origine, les formes aggravées du colonialisme occidental qui se manifestèrent en Asie du Sud et du Sud-Est. Vu les distances […], les puissances occidentales n’avaient nullement les moyens d’entreprendre des guerres de conquêtes » (Vié 2009 : 101-102). Cependant, en prétendant la protection des missionnaires catholiques, la France entrait également en guerres ou en conflits armés en Asie de l’Est. À la grande différence de ses pays voisins, le royaume des Ryūkyū était le seul qui n’a ni persécuté ni ôté la vie aux missionnaires. Les autorités du royaume ne leur ont presque jamais porté atteinte depuis le début du séjour des Français47. Manquant d’une cause légitime pour employer la force, la France ne pouvait trouver de prétexte pour exercer l’intervention militaire aux Ryūkyū comme elle a pu le faire au Vietnam ou en Corée par exemple (Roux 2012). Ainsi, comme le rapportèrent les représentants du royaume : « [Guérin et ses subordonnés] n’ont pas commis de violences [contre les représentants des Ryūkyū]48 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 153). D’ailleurs, Guérin présenta ses excuses pour son mode d’action en quittant le lieu de négociation :
- 49 Texte original : « Kajōgaki sōsō in oshi aiwatashi sōrahaba kyō no furumai ha itasazu hazu sōrōtoko (...)
Si [vous (les représentants des Ryūkyū)] aviez rapidement signé la convention, je ne me serais pas comporté comme je l’ai fait aujourd’hui. Cependant, comme [vous] n’acceptiez pas [la convention], j’ai commencé [la démonstration militaire, mais] j’ai manqué de courtoisie49. (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 153)
- 50 Texte original : « Nanikata o ronzuru koto naku chi o kari ya o kari sōrōgi chihōkan e mōshide sōra (...)
46Durant cette séance, le côté français retira le passage controversé de la 2e clause à la demande des représentants du royaume. Dans la version finale de la convention, cette clause fut formulée comme suit : « [les Français peuvent] louer du terrain et une/des maisons où ils le souhaitent. [Si les Français] en font la demande aux gouverneurs locaux, ces derniers ordonneront de [les leur] faire louer50 » (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 153). Guérin admit certains amendements des Ryūkyū, mais estima qu’« à part la vente d’immeubles à des Français, [la convention] n’avait subi presque aucune modification » (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 2).
47Bien que signée par les deux parties, la convention conclue le 21 novembre 1855 ne fut en réalité que provisoire. En effet, des annotations furent inscrites dans les marges et le côté français souhaita les mettre au propre. Le 24 novembre 1855, les représentants du royaume et Guérin se virent de nouveau et signèrent la convention définitive à l’école de Wakasamachi.
48Le même jour, un des capitaines de l’escadre Guérin se rendit également à l’école de Wakasamachi et posa la question suivante à un interprète des Ryūkyū :
- 51 Texte original : « Senjitsu teitoku Wakasamachi kōkan nite sōrikan fuseikan aiai no migiri atonoza (...)
La dernière fois que Guérin a rencontré le Premier ministre et le gouverneur au bâtiment public de Wakasamachi, il semble qu’un haut fonctionnaire était dans une salle arrière et que [les représentants des Ryūkyū] discutaient de toutes les choses avec lui. Qui est ce fonctionnaire51 ? (Ryūkyū ōkoku hyōjōsho monjo 1995 : 160-161)
49Cette interrogation ne vint pas de nulle part, car Guérin avait remarqué cette présence singulière durant son séjour :
Pendant toutes les négociations, bien que les négociateurs fussent véritablement les plus hauts dignitaires du Royaume, rien n’a été consenti qu’après avoir été approuvé par un personnage caché dans une chambre voisine et qui dirigeait réellement les volontés des négociateurs liou-tchouans. Quelle était donc cette autorité mystérieuse ? (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 2)
- 52 Toutefois, il semble que le gouvernement des Ryūkyū ne leur rapportait pas tout ce qui se passait, (...)
50S’il y avait « un personnage caché […] qui dirigeait réellement les volontés des négociateurs liou-tchouans », il s’agissait probablement des officiers du fief de Satsuma envoyés au royaume. Après la conquête des Ryūkyū en 1609, le fief de Satsuma y avait établi son bureau régional en 1628 et y envoyait ses officiers afin de gérer les affaires publiques et de contrôler notamment le commerce extérieur. Depuis l’arrivée de L’Alcmène en 1844, les autorités du royaume rapportaient les faits et gestes des étrangers aux officiers de Satsuma basés aux Ryūkyū et se concertaient avec eux pour prendre des mesures adaptées à la situation52. Ces pratiques n’avaient pas changé lors de l’arrivée de l’escadre Guérin en 1855 : le gouvernement du royaume établit un compte rendu de chaque négociation avec Guérin, qu’il communiqua aux officiers de Satsuma. À notre connaissance, aucune archive ne confirme la présence des officiers de Satsuma lors des négociations. Toutefois, en se fondant sur les archives de la ville de Naha, Dana Masayuki déduit que les véritables autorités des Ryūkyū ont assisté à la 5e négociation (Dana 1998 : 31).
- 53 Cf. ROHM, vol. 11 : 160-161.
51Étant obligé d’échanger la convention définitive ce jour-là, Guérin a sans doute dépêché ce capitaine afin de connaître les dessous du fonctionnement politique du royaume. À la question du capitaine, l’interprète répondit que le Premier ministre était le plus haut rang du royaume et que les représentants des Ryūkyū avaient sûrement consulté des personnes maîtrisant la langue chinoise pour ne pas se tromper sur le sens de la convention. Le capitaine trouva cependant cette explication peu convaincante53. Ayant suffisamment de connaissances sur le royaume des Ryūkyū, Guérin ne s’est pas laissé circonvenir par ses artifices. Dans sa missive au ministre de la Marine et des Colonies, il exprima ainsi son opinion sur le régime politique local :
Je présume, Monsieur le Ministre, que Liou-tchou n’est qu’une province japonaise régie par un proconsul envoyé d’Yedo, et que cette personne, dont la volonté toute puissante courbe les plus hautes têtes dans le Royaume, a été le seul adversaire réel du traité que j’avais à conclure. Le Roi n’est qu’un enfant, et il est certain que l’ambassadeur chinois n’est consulté que pour la forme et qu’il n’a nulle influence dans les affaires du Royaume. (Guérin 1855, cité dans Beillevaire 2002 : 1)
- 54 Un envoyé spécial du journal L’Illustration mentionne également dans son article : « Un conseil de (...)
52À travers son expérience aux Ryūkyū, Guérin parvint à discerner le pouvoir des Japonais sur le royaume en 1855 sans toutefois pouvoir évidemment discerner que ce pouvoir est exercé par le fief de Satsuma, et non par Edo54. Une faille est donc apparue dans la politique de dissimulation des relations nippo-ryūkyū. Toutefois, Guérin ne pouvait pas découvrir les relations discrètes mais effectives du royaume des Ryūkyū avec le fief de Satsuma. Pour Guérin, la conclusion de la convention passait sans aucun doute avant tout et il ne tenta pas d’approfondir ce sujet davantage.
- 55 Certains chercheurs mentionnent la discussion du 16 novembre mais aucun ne tient compte de celle du (...)
53La convention franco-ryūkyū fut ainsi conclue après six séances de négociations officielles (les 10, 12, 14, 17, 21 et 24 novembre 1855) et deux entrevues non officielles (les 16 et 19 novembre 185555).
54L’amiral Guérin, chargé des négociations pour le Second Empire, prépara sa stratégie en tirant avantageusement parti des connaissances acquises lors de sa première visite aux Ryūkyū en 1846. Il anticipa les arguments de ses interlocuteurs et sut répondre à chacune de leurs objections. Il leur imposa également le rythme soutenu des pourparlers (tous les deux, trois ou quatre jours), afin de les empêcher de se ménager une porte de sortie. De plus, il employa la « diplomatie de la canonnière » qu’il pensait utile pour faire avancer les négociations en sa faveur. Cependant, cette stratégie n’eut pas le succès espéré.
55Pour le royaume des Ryūkyū, la discussion avec les Occidentaux était devenue un travail journalier et la situation se tendait régulièrement entre les fonctionnaires du royaume et les étrangers depuis que Forcade et Augustin Kō avaient commencé à séjourner sur l’île en 1844. De surcroît, les autorités des Ryūkyū avaient conclu une convention avec les États-Unis en 1854 et étaient également informées de la signature du traité entre ces derniers et le shogunat des Tokugawa. Connaissant ce contexte, elles ont certainement déduit dès l’arrivée de Guérin que la France avait pour objectif l’établissement d’une convention avec le royaume. Toutefois, bien que la convention américano-ryūkyū n’ait été en réalité qu’une sorte de ratification de la situation de facto du royaume (Shimooka 2023), celle proposée par Guérin comprenait au départ la vente de propriétés. Comme le montre l’archive du conseil exécutif du royaume des Ryūkyū, « Futsu-sen sansō raichaku ni tsuki Naha nite no nikki », la convention franco-ryūkyū était donc irrecevable en l’état et le gouvernement des Ryūkyū insista beaucoup pour supprimer cette clause. En mettant en valeur ses expériences accumulées depuis les années 1840, les autorités du royaume envoyèrent leurs fonctionnaires auprès des Français en dehors des pourparlers officiels afin de les convaincre d’accepter son retrait.
56Au fil des négociations, la France et le royaume des Ryūkyū usèrent du même artifice, qui consiste à invoquer une autorité plus forte que soi-même afin de faire progresser la discussion ou d’obtenir des concessions de l’autre. Aussi, il était question de trouver un accommodement tout en assurant les intérêts de chacun.
57Jusqu’à présent, la convention franco-ryūkyū était considérée comme un traité inégal. Certes, elle fut conclue à la suite de la manifestation militaire française. Cependant, elle ne fut pas arbitrairement imposée par Guérin. Elle était le fruit de la diplomatie minutieuse et persévérante dont la substance consistait à établir des compromis.