Les grandes lignes de développement du pragmatisme
Résumés
Cet article publié pour la première fois en japonais en 1957 est composé de trois temps principaux. Il commence par une histoire de l’introduction du pragmatisme au Japon depuis l’ère Meiji. Il se poursuit par une analyse critique de son évolution aux États-Unis après la seconde guerre mondiale. Il se termine enfin par une réflexion sur la possibilité de son acclimatation au Japon sur un mode populaire et non technocratique.
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Mots-clés :
histoire de la philosophie, pragmatisme, philosophie analytique, impérialisme, technocratie, mouvement pour l’écriture de vieKeywords:
history of philosophy, analytical philosophy, pragmatism, imperialism, technocracy, life-writing movementキーワード:
bunseki tetsugaku 分析哲学, kanryō-ka 官僚化, puragumatizumu プラグマティズム, Seikatsu tsudzurikata undō 生活綴方運動, teikoku shugi 帝国主義, tetsugaku-shi 哲学史Texte intégral
1Note du traducteur :
Ce texte de 1957 est l’un des principaux articles du philosophe et sociologue Tsurumi Shunsuke 鶴見俊輔 (1922-2015) sur le thème du pragmatisme, courant de pensée né aux États-Unis auquel il consacra une grande partie de son énergie pendant les quinze premières années de sa carrière, à une époque profondément marquée par l’occupation américaine. Synthèse de recherches antérieures, il propose une histoire de l’introduction du pragmatisme au Japon depuis l’ère Meiji, une analyse critique de son évolution aux États-Unis et, enfin, une réflexion sur la possibilité de son acclimatation sur un mode populaire et non technocratique. Publié dans un ouvrage de la collection « Iwanami kōza » (Cours Iwanami) intitulé Le peuple et la liberté (Minshū to jiyū), il s’inscrit dans une série en douze volumes sur la « Pensée contemporaine » (Gendai shisō) à laquelle ont contribué, dans un effort commun de clarification, la plupart des intellectuels progressistes de l’époque, de Maruyama Masao 丸山眞男 (1914-1996) à Kuno Osamu 久野収 (1910-1999), en passant par Takeuchi Yoshimi 竹内好 (1910-1977) et Katō Shūichi 加藤周一 (1919-2008).
2Cet article permet en premier lieu de mieux mesurer l’imprégnation du pragmatisme au Japon au cours du xxe siècle et, partant, de comprendre les relations nippo-américaines sur des bases plus profondes qu’on ne les considère fréquemment. Il fournit par ailleurs des éléments très utiles dans une perspective comparatiste : alors qu’en France ce courant venu des États-Unis a continué de pénétrer après la seconde guerre mondiale de façon diffuse mais rarement assumée, la façon dont un intellectuel de premier plan comme Tsurumi s’en empare et s’y confronte témoigne d’une histoire intellectuelle différente, qui ne se résume pas au marxisme et à l’existentialisme. Enfin, les pistes qu’il offre dans la perspective d’une réappropriation démocratique du pragmatisme ouvre directement sur le monde contemporain, la pensée managériale qui en est l’un des avatars ayant imposé ses méthodes et ses valeurs au cœur de nos sociétés.
3Un dernier point que ce texte éclaire concerne plus particulièrement les études japonaises. Il y a maintenant une trentaine d’années que la recherche en français sur le Japon a rompu avec les Nihonjin-ron 日本人論, les discours sur la spécificité des Japonais. Ce mouvement, soutenu par Ebisu et Cipango, a été nécessaire, mais il convient de prendre du recul et de distinguer deux types de Nihonjin-ron. Le premier est véritablement essentialiste, il fait du Japon le creuset d’un Esprit national unique et souvent supérieur. C’est ce qu’on trouve, entre autres, chez Watsuji Tetsurō 和辻哲郎 (1889-1960) lorsqu’il présente les notions de ningen 人間 et d’aidagara 間柄 comme le reflet d’un être-au-monde spécifiquement japonais. En revanche, lorsque Tsurumi affirme ici qu’« il est problématique que tous les outils théoriques soient empruntés aux États-Unis et que la réalité japonaise soit uniquement considérée comme leur champ d’application » ; que « l’objectif est donc de trouver au sein du paysage intellectuel japonais lui-même des dynamiques capables de faire progresser la réflexion théorique » ; qu’il faut essayer de donner à la pensée qui se fait au Japon « des traits qui ne soient pas importés, mais qui soient adaptés au contexte local », il appelle de ses vœux un autre genre de Nihonjin-ron, ancré dans une sociologie et une anthropologie en japonais. Les résultats de ce programme, qu’on trouve notamment chez Minami Hiroshi 南博 (1914-2001), Tada Michitarō 多田道太郎 (1924-2007) et Umesao Tadao 梅棹忠夫 (1920-2010) n’ont sans doute pas complètement répondu aux attentes initiales, et les lignes séparant l’idéalisme nationaliste de Watsuji et l’anarchisme quasi-décolonial de Tsurumi se sont parfois mélangées, mais il est important de comprendre que la caractérisation ethnique et la caractérisation linguistique procèdent de logiques différentes, voire opposées.
- 1 Note du traducteur (plus loin NdT) : Nous suivons ici l’édition des Tsurumi Shunsuke-shū (Œuvres de (...)
4I. Le pragmatisme a émergé en premier lieu comme un art de l’explicitation du sens1. Ses fondateurs y ont vu une façon de réconcilier l’action et la signification ; en soi, cette méthode n’était pas nouvelle, mais ils ont fait en sorte de l’employer de façon plus réfléchie.
5Ce n’est cependant qu’a posteriori que l’usage s’est répandu de désigner de façon générale le produit de cette méthode du nom de pragmatisme. C’est pourquoi il arrive aussi qu’on qualifie de pragmatique tout ce qui a été conçu en référence à cet art de l’explicitation du sens.
- 2 Note de l’auteur (plus loin NdA) : Sur l’histoire du pragmatisme au Japon, se reporter aux deux tra (...)
6Lorsqu’il a pénétré au Japon, le pragmatisme a été essentiellement reçu sous cette deuxième acception2.
- 3 NdA : Motora Yūjirō, « Dyūi no shinrigaku » (La psychologie de Dewey), Rokugō zasshi, 1888 ; Kuwaki (...)
- 4 NdA : Tanaka Ōdō, Tetsujin shugi (Les principes du sage), 1912 ; Ōsugi Sakae, « Rōdō undō to puragu (...)
- 5 NdT : Kihira Tadayoshi (1874-1949), philosophe, professeur à l’université Gakushūin, pionnier des é (...)
7S’il on en croit les recherches d’Uozu Ikuo, le premier texte qui ait présenté au Japon le travail des pragmatistes est « La psychologie de Dewey » (1888) de Motora Yūjirō ; le premier qui ait proposé une critique du pragmatisme est « Du pragmatisme » (1906) de Kuwaki Gen.yoku ; et le premier qui intègre des éléments pragmatiques est « Une lecture de l’article de Kuwaki “Du pragmatisme” » (1906) de Tanaka Ōdō3. Au cours de la période qui fait suite à cette phase initiale, les principales publications parues sur le sujet sont Les principes du sage (1912) de Tanaka Ōdō ; Le mouvement ouvrier et le pragmatisme (1915) d’Ōsugi Sakae ; ou encore L’éducation démocratique (1918) de Tasei Sukeshige4. Comme on peut le voir dans ces monographies – qui comptent parmi les plus anciennes sur la question –, ainsi que dans celles qui leur succèdent, le pragmatisme a été reçu au Japon sous l’angle : 1) d’une science morale privilégiant le résultat (Dewey) ; 2) d’une philosophie sociale fondée sur l’esthétique de vie (Santayana) ; 3) d’une croyance en la pluralité de l’univers (James) ; et enfin, 4) d’une pédagogie reposant sur l’apprentissage en situation (Dewey). On voit bien néanmoins qu’une des particularités du pragmatisme au Japon est de s’être développé comme un courant philosophique fondamentalement opposé au pouvoir : Kihira Tadayoshi et Kuwaki Gen.yoku étaient certes professeurs dans des universités nationales, mais ils n’ont fait que présenter le mouvement, ils ne l’ont pas soutenu ; quant à Tanaka Ōdō, Ōsugi Sakae et Hoashi Riichirō, ils étaient actifs dans des organisations syndicales ou des universités privées5.
- 6 NdA : Parmi les principaux travaux de cette époque, citons : Miki Kiyoshi, « Puragumatizumu to maru (...)
- 7 NdT : Sano Manabu (1892-1953) et Nabeyama Sadachika (1901-1979), figures du mouvement communiste cl (...)
- 8 NdT : Shimizu Ikutarō (1907-1988), sociologue, critique et traducteur des œuvres de J. Dewey, G. Si (...)
- 9 NdT : Alfred Rosenberg, théoricien nazi exécuté à Nuremberg en 1946. La traduction en japonais de s (...)
- 10 NdT : La première traduction en japonais du livre de George H. Mead, Mind, Self, and Society (1934) (...)
8Par la suite, au milieu des années 1920, le pragmatisme a été un temps complètement chassé du cœur des préoccupations du monde intellectuel par le marxisme, mais il a connu un regain d’attention quand ce dernier s’est retrouvé à son tour menacé ; il apparut alors comme un dernier rempart contre le nationalisme6. Ainsi, au cours de cette brève période de trois à quatre ans située entre le renoncement collectif au marxisme opéré par Sano, Nabeyama et consorts [1932] au lendemain de l’intervention militaire en Mandchourie, et la mise en place d’une politique de mobilisation générale de la nation [1938] consécutive à la guerre en Chine, la philosophie sociale de [John] Dewey et de [George H.] Mead a été activement présentée au Japon, avec en toile de fond le New Deal de Roosevelt7. Les principaux pragmatistes de l’époque sont Shimizu Ikutarō, Miki Kiyoshi, Shinmei Masamichi, Daidō Yasujirō, Imada Megumi, Hayase Toshio, Misumi Issei, Nagano Yoshio, Ōshima Masanori, ou encore Ueda Seiji8. Toutefois, bien que ces auteurs aient tenté de jeter les bases d’une résistance progressiste capable de déjouer la répression – comme le montre de façon caractéristique la publication simultanée en 1940, dans une collection intitulée « Le totalitarisme dans le monde », du Mythe du vingtième siècle de Rosenberg9 et de L’esprit, le soi et la société de Mead (trad. Misumi Issei), deux ouvrages qui n’ont pourtant rien à voir l’un avec l’autre10 –, ils ont, pour la plupart d’entre eux, été finalement emportés dans le mouvement de soutien à la politique impériale. Cette réalité est une autre caractéristique dont les pragmatistes, et en particulier au Japon, doivent avoir bien conscience.
9Avec la fin de la seconde guerre mondiale, et afin de s’adapter à l’armée d’occupation nouvellement arrivée, le pragmatisme a commencé à être étudié dans les départements de philosophie des universités nationales, devenant avec la philosophie analytique et l’existentialisme l’un des trois piliers de la pensée académique. Actuellement, il n’y a plus aucune université nationale où la philosophie soit enseignée de façon ethnocentrique, ce qui témoigne d’un vrai changement.
- 11 NdA : Ōi Tadashi, Gendai tetsugaku (La philosophie contemporaine), Aoki shoten, 1953 ; Yamamoto Har (...)
10En réaction à l’accueil qui a été fait au pragmatisme après-guerre, il existe aujourd’hui un mouvement de rejet, au motif qu’il s’agit d’une philosophie qui sert les intérêts de l’alliance nippo-américaine et de l’impérialisme des États-Unis. C’est principalement du côté des penseurs marxistes que cette critique a émergé11.
- 12 NdA : Maruyama Masao, Kuwabara Takeo, Tsuru Shigeto, Shimizu Ikutarō, Kuno Osamu, Nakaya Ken.ichi o (...)
11Mais il existe aussi un autre mouvement qui vise, non plus à importer tels quels les grands textes américains, comme cela a été fait jusqu’à présent, mais à refonder le pragmatisme sur la base de la situation intellectuelle propre au Japon contemporain12.
12Dans cette perspective volontariste, il est problématique que tous les outils théoriques soient empruntés aux États-Unis et que la réalité japonaise soit uniquement considérée comme leur champ d’application ; l’objectif est donc de trouver au sein du paysage intellectuel japonais lui-même des dynamiques capables de faire progresser la réflexion théorique. Il s’agit également, en recherchant et en repérant dans l’histoire japonaise des filiations intellectuelles qui s’apparentent au pragmatisme, d’essayer de lui donner des traits qui ne soient pas importés, mais qui soient adaptés au contexte local. Nous avons résumé ici les grandes lignes de l’histoire du pragmatisme au Japon, en mettant de côté les éléments de détail ; nous allons à présent examiner sur ces fondements trois questions qui posent problème de façon urgente au sein du pragmatisme aujourd’hui : comment le pragmatisme est-il en train d’être mis au service du pouvoir ? quelles sont ses caractéristiques en tant qu’outil de l’impérialisme ? comment le reconnecter à la pensée des masses ?
13Réfléchir à ces trois points me paraît important non seulement pour le pragmatisme au Japon, mais également pour trouver un moyen de sortir de la situation de blocage que ce courant de pensée connaît actuellement de façon générale.
14II. Avant d’examiner ces différentes questions, il est nécessaire de revenir sur le pragmatisme tel qu’il s’est développé jusqu’à récemment.
15Le pragmatisme consiste à l’origine en une méthode pour faire en sorte que le sens qu’on donne aux choses soit en accord avec les faits. Prenons par exemple le cas d’un homme politique qui aurait toujours à la bouche le mot « patriotisme » [aikoku]. En examinant ses actes passés et présents, et en prenant des exemples concrets de la manière dont il a utilisé ce mot à propos de telle ou telle action, on arrive à comprendre la signification qu’il lui donne.
16Toute personne partageant la sagesse populaire connaît d’instinct cet art de l’explicitation du sens. Le pragmatisme part de positions liées au sens commun qu’il tente d’élargir de façon méthodique, se distinguant radicalement en cela de la plupart des autres systèmes philosophiques qui, eux, s’appuient sur des postulats complètement opposés au sens commun.
17Toutefois, bien qu’il s’agisse de comprendre les significations en les ajustant aux faits, il faut distinguer deux cas de figure. Le premier consiste à saisir le « référent » – ce que désigne une idée donnée, ou, pour le dire autrement, à comprendre quel genre d’action correspond dans les faits à quelle idée. Il s’agit donc de connaître : les conditions dans lesquelles une idée peut être considérée comme juste ; les actions à entreprendre à cette fin ; et les résultats à en attendre. « Le Japon est un pays indépendant » ou « La restauration de Meiji est une révolution démocratique bourgeoise » sont autant d’affirmations qui agitent le débat intellectuel japonais d’aujourd’hui et dont il importe de saisir à quoi elles renvoient sur le plan factuel. Le deuxième cas de figure consiste à saisir le « message » – le rôle que joue une idée donnée, autrement dit, comprendre quel genre d’action effectuent ceux qui profèrent une idée. Il faut donc distinguer : 1) le fait de comprendre les actions qui démontrent une idée ; 2) le fait de comprendre la manière dont une idée est utilisée.
- 13 NdT : L’« illustration du kokutai », en japonais « kokutai no meichō ». Illustration est ici à pren (...)
18Il ne sera pas possible de proposer ici une série d’exemples pour étayer ce point, mais prenons le cas de la notion de kokutai [la nation comme ensemble mythique unissant le peuple et l’empereur]. Quand bien même on aurait du mal à voir à quoi peut correspondre dans les faits des mots d’ordre comme l’« illustration du kokutai » ou la « sauvegarde du kokutai », nul ne peut comprendre l’histoire contemporaine du Japon entre 1935 et 1945, ni choisir en pleine connaissance de cause le chemin de société qui en découle, sans avoir une vision claire de la tendance massive qui existait alors d’utiliser des expressions comprenant le mot kokutai, et de ce qui était visé à travers elles13. À vrai dire, j’ai connu avant-guerre parmi les étudiants que je fréquentais des gens qui pensaient de façon rationnelle et qui considéraient que parler de l’« esprit japonais » ou du « kokutai » n’avait aucun sens (c’est-à-dire que les conditions de preuves n’étaient pas réunies). Mais bien qu’ils n’aient pas abdiqué, qu’ils aient conservé un regard rationnel sur l’évolution de l’histoire japonaise au cours des dix ans qui ont suivi, ils ont traversé la période en se désintéressant complètement des problèmes contemporains. Cet état d’esprit s’applique aussi plus généralement au monde intellectuel japonais : la majorité de ceux qui ont maintenu un cap rationaliste sans se laisser emporter par la vague de l’époque ont, comme prix à payer de leur constance, perdu le contact avec le Japon contemporain. Ce qui les intéressait était de savoir si les choses étaient vraies ou fausses, justes ou non, pas la façon dont on peut manipuler les idées. Mais à l’inverse, ceux qui s’intéressaient à la manipulation des idées ne s’intéressaient pas à la vérité. Les savants, critiques et penseurs japonais me semblent pouvoir être répartis ainsi en deux catégories ; et c’est cette parfaite dichotomie qui a entraîné l’asséchement de la vie intellectuelle. Car si une chose est claire, c’est qu’il est tout autant nécessaire de se préoccuper des conditions de preuves des idées que de leurs modalités d’emploi. Or le pragmatisme a ceci de particulier qu’il pousse à prendre en compte les deux.
- 14 NdT : Sur ce mouvement, voir Louis Menand, The Metaphysical Club: A Story of Ideas in America, New (...)
- 15 NdA : Mead est avec Peirce le penseur le plus original et le plus systématique de l’histoire du pra (...)
19Mais revenons à notre sujet principal. Le pragmatisme a proposé une méthode pour refléter et saisir fermement le sens des idées au regard des faits, soit : 1) pour prouver la conformité de l’idée au fait ; soit 2) pour employer l’idée conformément à sa destination. Il a démontré que les idées sont une stylisation de la sagesse des différentes sociétés qui se sont succédé à travers les siècles. Si l’on voulait obtenir un panorama de la pensée contemporaine en adéquation avec le programme pragmatique, il faudrait que, dans chaque domaine d’activité, les leaders d’action réunissent des informations analytiques sur les conditions de preuve et les modalités d’emploi des idées qui les concernent (ce qui peut expliquer pourquoi le pragmatisme séduit si peu nos étudiants ; mais également qu’une fois la trentaine passée, ils deviennent eux aussi, bon gré mal gré, des sortes de pragmatistes). En revanche, si le pragmatisme fournit un dispositif annexe qui approfondit la cohérence globale des données, il ne lui appartient pas de concevoir un système plus général. Observant le monde avec les yeux grand ouverts, il vise fondamentalement une meilleure intégration de la pluralité des regards, pas leur unification. Les premiers pragmatistes ont du reste beaucoup insisté sur cet aspect qui s’est cristallisé dans l’idée de « relativité objective » proposée par Francis Ellingwood Abbot, l’un des membres du Metaphysical Club14. Plusieurs contributions importantes à ce point se trouvent dans les œuvres de [William] James, [Oliver W.] Holmes, [George] Santayana, [Ferdinand C.S.] Schiller, [Max C.] Otto ou encore Mead. Ce dernier en particulier lui a accordé une place spéciale, puisqu’il en a fait le pivot de sa théorie de prise de rôles (role-taking theory)15.
20Penchons-nous sur les années 1870 à 1945 au cours desquelles furent actifs les pionniers du pragmatisme. Bien que l’on découpe cette période initiale en trois phases – une première qui va de 1870 à 1899, une deuxième, de 1900 à 1929, et une troisième, de 1930 à 1945 –, et qu’à chacune correspond une figure centrale différente, il est également possible de considérer l’ensemble d’un seul tenant, dans la mesure où des penseurs comme Mead, Dewey, Schiller ou encore Santayana ont vécu d’un bout à l’autre et produit tout au long des œuvres majeures.
21C’est surtout avec la fin de la seconde guerre mondiale qu’un grand changement est apparu ; en particulier depuis la guerre de Corée quelque chose de nouveau s’est sédimenté qui devrait demeurer pour longtemps à l’avenir comme une marque de la pensée américaine. Ses répercussions sont claires, notamment sur le pragmatisme. Dans l’histoire de la philosophie américaine, le terme pragmatisme a connu initialement un engouement entre 1898, date de la conférence de James « Conceptions philosophiques et résultats pratiques », et la mort de ce dernier en 1910. Plusieurs explorations nouvelles se sont ensuite succédé dans la même veine : elles ont pour nom l’« humanisme » chez Schiller, l’« instrumentalisme » chez Dewey, le « comportementalisme » chez [John B.] Watson, l’« opérationnisme » chez [Percy W.] Bridgman, l’« empirisme logique » chez [Charles W.] Morris, l’« humanisme scientifique » chez Otto, le « comportementalisme social » chez Mead, le « pragmatisme radical » chez Quine. Le pragmatisme au sens restreint a ainsi disparu à la veille de la première guerre mondiale, tandis que tous les courants auxquels il avait donné naissance s’affirmaient comme le vocabulaire commun du monde intellectuel. Pour les Américains d’aujourd’hui, le pragmatisme évoque les années 1910, il est passé de mode à l’instar des maillots de bain qui arrivaient aux genoux ; l’idée qu’il soit à l’avant-garde de la pensée contemporaine, sur un pied d’égalité avec le « marxisme » et l’« existentialisme », comme il l’est au Japon depuis 1945, paraîtrait étrange. Dans l’esprit d’un étudiant américain, le marxisme est une doctrine dépassée, le pragmatisme également, bien qu’un tout petit peu moins, quant à l’« existentialisme », il a beau être neuf, il est vu comme irrationnel et ne peut donc pas être considéré comme un courant digne de ce nom. À ses yeux, tout ce qui se termine par « -isme » n’est pas très sérieux, seul importe un mode de pensée « scientifique » ou « rationnel ».
- 16 NdA : Pour les raisons évoquées ici, il est compliqué de donner en quelques titres une bibliographi (...)
22Cette sensibilité ne se limite pas aux étudiants, elle se retrouve dans le monde intellectuel chez tous les scientifiques, penseurs et critiques qui s’inscrivent dans le prolongement du pragmatisme, et qui tendent à se focaliser de plus en plus sur des analyses ponctuelles liées au sens et aux signes, tandis qu’ils rejettent résolument la question des idéologies et des soi-disant grands problèmes. La technicisation de la philosophie qui s’est opérée dans le sillage du pragmatisme est, il faut bien l’admettre, très poussée, et elle a produit de nombreux résultats tout à fait remarquables. Le niveau de spécialisation et la capacité analytique des penseurs actuels, comme [Ernest] Nagel, [Suzanne] Langer, George Boas, Charles W. Morris, [Abraham] Kaplan, Kenneth Burke, [Harold] Lasswell, Margaret Mead, Norbert Wiener, Charles L. Stevenson, Willard van Quine, Morton White, sont bien plus avancés que ceux de Peirce, James, Holmes, Abbot, Royce, Santayana, [Hugo] Münsterberg, Dewey, Mead, [Alfred] Whitehead et toute l’ancienne génération dorée de la philosophie américaine. Le pragmatisme est actuellement en train de se réinventer pour devenir une assemblée de spécialistes de l’analyse communicationnelle capable de répondre à la demande d’un siècle dirigé par des experts en communication. Mais si cette technicisation de la pensée par le biais de l’analyse communicationnelle marque bien un progrès, dans le même temps trois fonctionnalités ont été perdues, à savoir : fournir une critique de l’orientation du pouvoir, comme ont pu le faire James, Abbot et Holmes à leur époque ; fournir une réponse aux problèmes généraux de la société ; fournir une réponse aux difficultés spécifiques que rencontrent les individus16.
23III. Depuis la seconde guerre mondiale, le pragmatisme japonais fait face pour la première fois à une situation extrêmement similaire à celle de son équivalent américain.
24Mais là où il y a encore un point de divergence, c’est que le pragmatisme américain se concentre sur la production constante de nouveaux théorèmes, tandis que le pragmatisme japonais se concentre sur l’interprétation et l’évaluation de ces mêmes théorèmes. S’agissant de tout le reste, on peut considérer que c’est à peu près du pareil au même.
25Le premier point commun réside dans le basculement du pragmatisme au service du pouvoir. En effet, si l’on regarde bien le contexte d’apparition du pragmatisme, on voit bien qu’aux États-Unis comme au Japon, celui-ci a pris son essor parce qu’il était une force qui critiquait les certitudes de la pensée officielle en exigeant que celles-ci soient rapportées aux faits. Or, par bien des aspects, le pragmatisme est aujourd’hui lui-même devenu une forme de pensée officielle. Sur les deux rives du Pacifique, se manifeste en réalité un pragmatisme rigide, ce qui entre en contradiction avec sa nature intime.
26De même, les apports de la sémiologie et de l’étude des réflexes conditionnés ont rendu la sémantique excessivement pointilleuse, tandis que la cybernétique et les calculateurs fournissent désormais des moyens pour analyser mécaniquement le sens, alors que celui-ci ne pouvait être pensé jusqu’alors qu’au cas par cas. Cette technicisation des recherches sur la sémantique a transformé les universitaires en ouvriers spécialisés enfermés dans leurs laboratoires, les coupant du vaste champ d’investigation qui était celui des philosophes jusqu’au début du xxe siècle.
- 17 NdA : Hasegawa Nyozekan, « Shisō no shinka to taika » (Progrès et recul de la pensée), Shisō, mars (...)
- 18 NdT : En anglais dans le texte.
- 19 NdT : Allusion à Ludwig Wittgenstein (1889-1951) et au concept de Sprachspiel (jeu de langage) que (...)
27Hasegawa Nyozekan17, un partisan de longue date du pragmatisme au Japon, a des mots durs contre l’orientation actuelle du mouvement américain. Dans son article « Progrès et recul de la pensée », il écrit : « Demandons aux savants japonais et américains actuels quel texte du behaviorisme fait autorité entre tous, ils répondront d’une seule voix qu’il s’agit de The Philosophy of the Act (1938) de G.H. Mead. Mais si ce livre intègre les apports de la sociologie et de la psychologie, il se présente enrobé dans toute une phraséologie compliquée issue de l’allemand, et transforme la philosophie de l’action en philosophie du langage. Il est de toute évidence le fruit d’une “odious complacency”18, comme l’a dit quelqu’un, et marque un recul de la pensée américaine. […] La philosophie américaine se caractérise aujourd’hui par des exercices de langage alors même qu’on attendrait précisément d’elle qu’elle les réfute. Elle qui montrait si bien comment il est impensable d’accéder à la connaissance uniquement avec des mots, ne s’intéresse hélas plus qu’à eux. Et quand tel auteur écrit que la “philosophie est un jeu de langage”19, ce n’est pas pour s’en plaindre qu’il le dit, mais pour s’en faire l’avocat ! Ce n’est pas là le signe d’un progrès de la pensée américaine, mais d’un recul ». Bien que Mead soit un penseur tout à fait remarquable, le jugement porté ici sur le pragmatisme actuel est juste. D’ailleurs, le fait que cet article n’ait suscité jusqu’à présent aucune réaction au Japon de la part des spécialistes est un signe que la jeune génération a adopté la position américaine et ne se pose pas la moindre question quant au virage technologique pris par la philosophie pragmatique.
28Cette évolution vers une conception de plus en plus technique de la sémantique a pour conséquence d’enfermer les philosophes dans les campus universitaires et de les éloigner du grand public, ce qui est une situation nettement différente de celle qu’ont connue James et Dewey à leur époque. Mais surtout, les disciplines, dans le contexte de guerre froide qui fait suite à la seconde guerre mondiale, ont été progressivement réorganisées et mises en relation étroite avec différents organismes militaires et étatiques. Toutes les recherches sur le signe qui ont été promues récemment ne relèvent plus d’une « science des politiques publiques », mais du « pilotage des politiques publiques », comme on dit aujourd’hui, elles servent de plus en plus aux pouvoirs en place à saisir et contrôler la psychologie du peuple, mais elles servent de moins en moins aux citoyens qui auraient un avis contraire et voudraient faire connaître ou organiser leur résistance. Le même genre de tendance devrait continuer à se diffuser au Japon, du moins tant que le pragmatisme américain y pénétrera sans que sa finalité soit repensée.
- 20 NdT : Chen Yuanhui (1913-1995), pédagogue chinois, membre du PCC et professeur à l’université norma (...)
- 21 NdT : Les affaires Lochner et Coppage sont deux procès ayant opposé des employeurs à un État de l’U (...)
- 22 NdT : Robert M. La Follette (1855-1925) a refondé en 1924 le Parti progressiste en vue de l’électio (...)
- 23 NdA : J’ai déjà écrit sur ces questions dans La philosophie américaine [Amerika tetsugaku], je ne r (...)
29Le deuxième point commun est la transformation du pragmatisme en une idéologie impérialiste. Cet aspect a déjà été souligné par [Maurice] Cornforth, [Howard] Selsam, Harry Wells, Chen Yuanhui, Shibata Shingo, Yamamoto Haruyoshi et Ōi Tadashi20. Même si j’ai des réserves quant à leurs arguments, il me semble qu’on peut se mettre d’accord sur les conclusions auxquelles ils parviennent. Personnellement, je ne souscris pas à l’idée que le pragmatisme et l’impérialisme américain étant nés simultanément, le premier doive son développement au fait qu’il fournit une philosophie au second. Il s’agit là d’une interprétation dévoyée tant de l’histoire de l’Amérique que de celle du pragmatisme. Les bases du pragmatisme ont été jetées entre les années 1860, date des premières notes laissées par Chauncey Wright, Peirce, James et Holmes, et 1878, date de la première définition du mouvement, autrement dit à une époque de consolidation populaire de la République fédérale des États-Unis d’Amérique à la suite de la guerre de Sécession. N’oublions pas qu’à chaque fois qu’il l’a pu, James a clairement exprimé son opposition à la politique impérialiste de son pays, dont la guerre hispano-américaine de 1898 marque le commencement ; qu’en 1905, lors de l’affaire Lochner, puis en 1915, lors de l’affaire Coppage21, Holmes fut le premier des juristes à élever la voix contre l’oppression du mouvement ouvrier par les patrons ; que Dewey et Otto ont soutenu activement [Robert] La Follette22 en 1924 lorsque ce dernier a fondé le Parti progressiste et s’est lancé dans l’élection présidentielle face aux deux grands partis23.
30Néanmoins, ceci étant dit, on doit reconnaître que, dès sa naissance, le pragmatisme a eu en lui de façon latente une tendance à devenir une pensée impérialiste. Car d’emblée il a eu comme spécificité de ne prendre que très peu en considération les problèmes économiques. Parmi les premiers pragmatistes, James est celui qui a manifesté le plus clairement un intérêt pour le socialisme, et sans doute faut-il y voir l’influence de son père Henry James Sr. qui était déjà marqué par une sorte de socialisme religieux ; mais s’il a souvent abordé les questions de la classe ouvrière, du socialisme et de l’impérialisme, il l’a toujours fait d’un point de vue moral. Le même angle mort se dessine chez Dewey et Mead. Ce qui, comme l’a bien noté Santayana autrefois, n’est pas sans lien avec le fait que ces auteurs s’inscrivent dans la lignée du puritanisme des fondateurs de l’Amérique dont ils sont les héritiers. Alors certes les puritains possédaient sans doute le sens de l’épargne et de la modération, mais ils n’avaient pas les armes pour le mettre en avant et débattre en toute conscience sur la place publique du fait que les facteurs économiques sont la force motrice de l’humanité. Toute l’histoire intellectuelle américaine jusqu’à Mead, Dewey, James, [Walt] Whitman, [Henri D.] Thoreau, [Ralph W.] Emerson, mais aussi Bronson Alcott et Henry James Sr., qui ont participé très tôt à des expériences communautaires utopiques, est traversée par un courant bien particulier du socialisme, qui part toujours du principe de la pluralité des opinions, qui est tourné vers l’avenir, et qui valorise l’individu et la créativité. Il y a beaucoup de bonnes choses dans ces différents points qui ont été négligés par le socialisme européen continental tel qu’il a été structuré par le marxisme sur les fondements de l’idéalisme allemand. Mais cela s’est accompagné dans le même temps d’un aveuglement spécifique à l’égard des stades de développement de l’histoire mondiale et des forces économiques comme moteurs de l’histoire indépendants de la volonté des individus. C’est la raison pour laquelle non seulement la première génération de pragmatistes, mais également la suivante jusqu’à aujourd’hui au milieu du xxe siècle n’ont jamais bien compris le caractère impérialiste de la puissance économique américaine. Ils ont du mal à réaliser que, d’un point de vue fonctionnel, le changement de la trajectoire de leur pays au sein de l’histoire mondiale entraîne avec lui un changement dans l’état d’esprit de chacun des individus qui le compose. En Grande-Bretagne ou au Japon, il était comparativement plus simple de prendre conscience de l’impérialisme (ne serait-ce que pour l’approuver), dans la mesure où l’État avait lui-même donné comme mission à la nation de construire un empire. En revanche, pour les citoyens américains, l’impérialisme a toujours été considéré comme quelque chose qui leur était un peu étranger. Quand on lit les comptes rendus des débats des philosophes contemporains, on voit qu’ils ont de la peine à comprendre que, quoi qu’ils disent, le sens de leurs paroles dans le monde d’aujourd’hui est au bout du compte perçu comme faisant partie intégrante du système impérialiste des États-Unis. Le sens que véhicule le pragmatisme américain actuel n’est pas celui qui lui est donné au départ, mais celui qui lui est donné in fine par la situation géopolitique. Son caractère impérialiste ne provient pas du fait qu’il soutiendrait activement ou ferait la promotion d’une politique d’expansion, mais de son incapacité à comprendre les principes de l’impérialisme et à s’y opposer explicitement.
- 24 NdT : Kishi Nobusuke (1896-1987) a été nommé Premier ministre en février 1957, quelques mois avant (...)
- 25 NdA : Voir Fukuda Tsuneari, Heiwa-ron ni tai suru gimon (Des doutes quant aux discours sur la paix) (...)
31Une configuration similaire pourrait se retrouver à l’avenir au Japon. Une évolution du pragmatisme japonais vers l’impérialisme n’aurait pas besoin d’embrasser l’idéologie nationaliste que visent à restaurer le gouvernement et les dirigeants du parti actuellement au pouvoir, il lui suffirait d’apporter sa collaboration passive aux politiques déjà mises en œuvre par l’État tout en évacuant l’existence de ce dernier de son champ de réflexion24. Pour le dire sous un angle différent, c’est ce à quoi aboutirait une sémantique qui prendrait l’habitude de se focaliser uniquement sur une compréhension étroite et de circonstance des allocutions ministérielles et des articles des quotidiens, sans chercher à en interpréter le sens dans le cadre beaucoup plus large du monde ou de l’histoire. « Des doutes sur l’orientation des discours sur la paix », l’article de Fukuda Tsuneari qui a fait débat lors de sa publication en 1954, annonce ce genre de pragmatisme25.
- 26 NdT : Chakkari fujin to Ukkari fujin (Madame la Prévoyante et Madame l’Insouciante) est un radio-fe (...)
32Le troisième problème commun concerne la massification du pragmatisme. L’orientation bureaucratique et impérialiste du pragmatisme réclame la diffusion au sein du peuple d’un mode de pensée qui la soutienne et la renforce, conformément à ses intérêts. La figure de l’homme calculateur et son mode de vie, qui apparaissent dans toutes les formes de communication de masse, donnent une bonne idée de ce pragmatisme populaire. Avec des œuvres comme Madame la prévoyante et Madame l’insouciante, Les cadres de troisième classe et Monsieur Hope, il constitue, notamment depuis le début de la guerre de Corée, l’un des principaux courants du roman de gare, du radio-feuilleton et du cinéma26.
33Toutefois, le pragmatisme populaire ne saurait se résumer à ce programme, à cette nouvelle mise en ordre des masses par les puissants.
34IV. Le service du pouvoir, l’impérialisme et la massification ne constituent pas les seuls chemins qui s’offrent au pragmatisme : ses origines, comme on l’a vu plus haut dans les sections I et II, le montrent clairement. Le pragmatisme n’accorde pas beaucoup de poids au concept de nécessité. Au regard de l’histoire intellectuelle, il est impossible de croire que chaque courant de pensée posséderait un seul chemin tout tracé. Peut-être faut-il donc que nous nous emparions du pragmatisme, que nous essayions autant que possible de le faire vivre, et qu’en nous appuyant sur ses valeurs et son histoire, nous nous demandions dans quels domaines concrets il est le plus probant, et dans quel cadre et par quels moyens il a été utilisé de la façon la plus pertinente ?
35Dans les pages précédentes, j’ai insisté sur les insuffisances et les dangers du pragmatisme, je voudrais à présent prendre la direction opposée et mettre en évidence ses potentialités.
- 27 NdT : Fukuzawa Yukichi (1835-1901), écrivain, traducteur, journaliste et pédagogue, il est considér (...)
- 28 NdT : Umesao Tadao (1920-2010), ethnologue et anthropologue, professeur à l’université de Kyoto, il (...)
361) Lors de son implantation au Japon, le pragmatisme, comme je l’ai déjà expliqué, n’a pas été repris par la science officielle, au contraire, il a été utilisé par des forces et à des fins opposées au pouvoir. Il s’agissait d’un mouvement profondément enraciné, en cela bien différent du phénomène qui s’est développé rapidement depuis la fin de la guerre. Pour s’en faire une idée, pensons à cette manière de rédiger leurs éditoriaux qu’avaient Tanaka Ōdō, et avant lui Fukuzawa Yukichi qui lui a servi de modèle, mais aussi Hasegawa Nyozekan, Miki Kiyoshi, Shimizu Ikutarō et toute cette lignée d’auteurs tournés vers l’actualité qui ont donné ses lettres de noblesse au journalisme27. Le travail de l’éditorialiste consiste à déterminer rapidement le sens des événements quotidiens, et il est tout à fait significatif que parmi les penseurs d’aujourd’hui plusieurs intellectuels proches du pragmatisme pratiquent le genre, comme auteurs mais aussi comme éditeurs. C’est le cas de Kuwabara Takeo, Minami Hiroshi, Tsuru Shigeto, Kuno Osamu, Miyagi Otoya, Umesao Tadao, entre autres28. Si l’on cherche une référence pour le pragmatisme au Japon, elle se trouve selon toute vraisemblance dans cette veine qui a donné naissance à plusieurs générations de commentateurs avisés de l’actualité. Il y a là une continuité depuis Fukuzawa qu’il a fallu du temps pour bien voir, mais qui est réelle. Le passage de témoin n’a jamais cessé. L’esprit d’observation manque cependant de quelque chose quand on l’oppose à l’esprit de système, ce qui vient du fait que le pragmatisme est par essence porté par une volonté de donner du sens à des éléments épars et pluriels, ce qui est l’une de ses faiblesses. Savoir donner du sens en un temps bref à une chanson ou à un débat parlementaire dont on n’a entendu que des bribes est le talent spécifique des esprits pragmatiques ; mais ce talent portant ses fruits à travers les organes de presse, il a aussi pour effet collatéral de s’aligner assez étroitement sur leurs intérêts financiers. Par ce biais, le pragmatisme entendu comme méthode et le pragmatisme entendu comme idéologie ou philosophie sociale se retrouvent de nouveau liés. C’est pourquoi il faut aller désormais vers un pragmatisme qui ne soit pas aligné sur les mass media. Ces derniers ne sont pas les seuls qui aient besoin de compétences pour analyser l’actualité. À une époque comme la nôtre où il est une nécessité pour chacun de comprendre ce qui se passe, toute organisation, aussi petite soit-elle, en a, elle aussi, besoin. Il serait souhaitable que se développent désormais des modes de pensée pragmatiques dans toutes les petites structures d’information, dans les coopératives et les écoles. Nous devons effectuer à cet égard un travail de réflexion critique.
- 29 NdA : Cet aspect apparaît de manière particulièrement dense dans Manières de voir, manières de pens (...)
372) Le pragmatisme consiste fondamentalement en un regard technologique porté de façon large sur les questions sociales et éthiques. Analyser systématiquement les conditions de preuve et les modalités d’emploi des propositions qui sont émises, puis en définir le sens, est quelque chose d’impossible à réussir sans mobiliser les savoirs et les compétences des professionnels à la pointe de leur époque. Or, depuis l’ère Meiji jusqu’à nos jours, le mode de pensée de ces professionnels a surtout été de nature pragmatique, en particulier s’agissant des ingénieurs travaillant dans l’industrie. S’il y a un pragmatisme japonais, il est aussi à chercher là. Quand on regarde bien, c’est en fait un trait qu’on retrouve fréquemment même chez ceux qui étaient impliqués dans le militarisme (comme en témoigne par exemple le livre d’Ayukawa Yoshisuke, Manières de voir, manières de penser, 1937)29. Mais l’emprise du système impérial a empêché ce type de pensée de se développer pleinement. Entre la fin du xixe siècle et les années 1930, nombre d’ingénieurs formés par les armées ou issus des facultés de sciences et de génie civil ont été façonnés quant à leur manière de voir la vie et la société par l’idéologie impériale, et ils n’ont pas été en mesure de soumettre méthodiquement cette dernière à l’examen de leur esprit. C’est là une situation qui diffère de ce qu’on trouve dans l’histoire intellectuelle européenne où la pensée technologique a lancé des assauts répétés dans toutes les directions sans exception, y compris contre ce qui relevait historiquement des prérogatives du christianisme (on notera ceci dit que face au christianisme et à ses traditions, elle a pris le parti de les transformer et non de les abattre). En l’espace d’un siècle à peine, une lutte opiniâtre a été menée par les premiers membres du Metaphysical Club (Wright, [John] Fiske, Abbot, Peirce, James, Holmes…), suivis en cela par Dewey, Mead et Otto qui ont repris leur combat. Mais au Japon, à aucun moment jusqu’à la fin de la guerre du Pacifique, la pensée technique n’a ainsi ferraillé contre l’idéologie impériale.
- 30 NdA : Voir Umesao Tadao, « Amachuā shisōka sengen » (Manifeste du penseur amateur), Shisō no kagaku(...)
38Avec la défaite, il est enfin devenu possible de critiquer cette dernière. Et s’est mis en place un socle à partir duquel le pragmatisme peut se développer et devenir le mode de pensée général des praticiens [gijutsusha]. Un parfait exemple s’observe dans les travaux d’Umesao Tadao30. On y trouve la préfiguration de ce que pourrait être un pragmatisme japonais nourri par les hommes de l’art.
- 31 NdA : Voir Shisō no kagaku kenkyūkai (dir.), Yume to omokage (Rêves et réminiscences), Chūō kōron-s (...)
393) Un autre phénomène qui appartient également principalement à l’après-guerre est la propagation de méthodes pragmatiques dans l’analyse et l’évaluation des arts de masse31. Ce mouvement est différent des travaux inspirés par la science de la décision de l’école de Lasswell aux États-Unis. Les enquêtes menées sous la direction de Minami Hiroshi au sujet des loisirs de masse ne servent pas uniquement les intérêts des entreprises de divertissement, elles sont aussi une manière d’analyser les mentalités : à travers les réponses que les gens fournissent sur les loisirs qu’ils aiment ou n’aiment pas, est mise en évidence la part encore latente des aspirations populaires. Les recherches à paraître de Kuwabara Takeo sur Miyamoto Musashi ont également ouvert un champ nouveau dans la mesure où elles font de l’analyse des réactions des lecteurs de littérature populaire une question digne d’attention.
- 32 NdA : L’« interprétant » traduit le japonais tokiguchi. Celui qui remplace les signes reçus du mond (...)
- 33 NdT : Katō Hidetoshi (né en 1930), sociologue et critique formé aux États-Unis. En 1959, il publie (...)
40Dans la même veine, ce qui se dégage du livre de Satō Tadao, Le cinéma japonais, mérite qu’on s’y arrête. Ce travail critique ne repose pas sur l’interprétation par l’auteur des goûts des spectateurs, mais sur l’analyse des réactions laissées par les spectateurs eux-mêmes. À travers la parole singulière d’individus porteurs d’histoires de vie aussi diverses qu’elles sont nombreuses (l’interprétant), on y voit clairement comment les différentes œuvres sont comprises et l’écart qui existe avec les projets initiaux32. Ce livre, si l’on en croit l’analyse qu’en fait Katō Hidetoshi, constitue une grande percée et ouvre de nombreuses pistes pour les travaux à venir33. Si l’on accumule les exemples, l’analyse de ce que les spectateurs disent eux-mêmes des œuvres dessine le chemin d’une nouvelle résistologie [teikōgaku]. Non, les mass media n’entraînent pas uniquement les masses à devenir passives !
41Afin que tous ces travaux ne se résument pas à des critiques sporadiques, il convient d’élaborer une méthodologie qui colle beaucoup plus étroitement aux situations réelles que ce qu’on a imaginé jusqu’à présent. Le pragmatisme japonais, s’il veut répondre à ce programme, doit réviser sa sémantique, son analyse des usages et sa conception de l’ambiguïté. Il faut rechercher dans l’analyse des arts populaires le moyen de définir ce qui est ambivalent en saisissant la nature propre de cette ambivalence, sans la décomposer ou la réduire de force à des éléments clairs et nets. Dans cette perspective, l’analyse sémantique du pragmatisme est plus beaucoup utile que la logique classique ou que la critique des idéologies du marxisme.
42Ce chemin n’étant encore qu’à peine ouvert, il est nécessaire qu’apparaissent des analystes qui connaissent bien les différents genres d’art populaire au Japon.
- 34 NdT : Le Mouvement pour l’écriture de vie, en japonais Seikatsu tsuzurikata undō, est apparu dans l (...)
- 35 NdT : Ashida Enosuke (1873-1951), pédagogue, il est dans les années 1910 le premier et principal pr (...)
434) La voie qui a été la mieux défrichée au Japon dans une orientation pragmatique est celle que trace le Mouvement pour l’écriture de vie34. Le travail des différents théoriciens et acteurs qui sont apparus au fil du temps sur la route de ce mouvement, comme Ashida Enosuke, Suzuki Miekichi, Sasaoka Tadayoshi, Nomura Yoshibē, Kokubun Ichitarō, Muchaku Seikyō, possède chaque fois une originalité et une maturité pédagogiques spécifiques35. À l’inverse des membres du Metaphysical Club aux États-Unis qui ont développé la sémantique pragmatique avec une nouvelle approche de la lecture des livres philosophiques, les promoteurs du mouvement japonais ont, eux, mis en avant l’enregistrement par écrit du quotidien. Les apports et les lacunes de ces différentes méthodes semblent rester propres à chacun, respectivement.
44Dans le Mouvement pour l’écriture de vie, l’accent est mis sur le traitement de l’emploi des mots (ou des idées), en revanche le traitement des conditions de preuve occupe une place secondaire.
45La question qu’il faut se poser à l’avenir est sans doute comment introduire dans la pédagogie du mouvement une théorie de la vérification, sinon de la preuve. Si, considérant que les idées peuvent être divisées en deux catégories, celles qui ont été prouvées vraies et celles qui ont été prouvées fausses, nous devions introduire cette théorie comme quelque chose qui a déjà été clairement démontré par la science, ce serait sans doute vécu comme une contrainte qui briserait le pragmatisme exploratoire que possède jusqu’à présent le mouvement. Je recommanderais plutôt de séparer le savoir obtenu de tiers et le savoir obtenu d’expériences propres, et d’introduire une méthode de vérification progressive dans chacun des deux cas. En outre, si l’on ne se contentait pas d’une seule rédaction, mais que l’on faisait reprendre les mêmes sujets après que deux ans, trois ans, voire dix ans se sont écoulés, on obtiendrait un modèle de preuve ou du moins de vérification extrêmement naturel pour un mouvement de ce type. On trouve déjà cette méthode dans Wakashio, la revue d’un groupe de Nagoya, mais j’aimerais bien que cette expérience soit systématisée après avoir été mise en œuvre par des groupes pour adultes ou par des enseignants à l’école primaire. Cette question si difficile à traiter par le monde philosophique qu’est celle de la vérification par accumulation de l’expérience pourrait devenir plus simple à résoudre à partir de la théorie de l’écriture de vie.
46L’écriture de vie comprend en vérité beaucoup de genres connexes. Il faudrait ainsi réfléchir à l’avenir à la manière dont s’articulent toutes ces différentes pratiques que sont les récits biographiques, comme ceux que publient les revues Jinsei techō et Ashi, les contributions des abonnés à des rubriques du type « Un moment qui vous a marqué », les notes éparses [rakugaki], la correspondance, les questions des lecteurs aux experts des journaux ou encore les chroniques populaires qu’on trouve dans les pages « Vie quotidienne ».
47Si des revues comme Jinsei techō et Ashi, spécialisées dans les récits biographiques, paraissent sur le déclin quand on pense au succès qu’elles ont rencontré voici quelques années, la faute en revient au fait que les textes proposés n’étant ni compilés ni organisés de façon méthodique, les lecteurs ont eu le sentiment de voir toujours revenir les mêmes choses et de n’avoir plus rien à en apprendre. À bien des égards, cette faiblesse touche l’ensemble du Mouvement pour l’écriture de vie, il faut donc essayer de la surmonter. Il serait ainsi nécessaire que voient le jour un peu partout dans le pays des sortes de Centres d’enregistrement, qui rassembleraient en des lieux donnés tous les écrits fragmentaires (quelque chose de cet ordre devrait se concrétiser prochainement pour les publications associatives, le projet de créer un pôle spécialisé au sein de la bibliothèque de l’Université Nihon étant bien avancé). On aurait de plus besoin à l’avenir d’un cadre de référence croisé des textes réunis dans tel ou tel endroit, ainsi que de spécialistes du référencement croisé.
48La seule fenêtre que nous ayons sur l’histoire des mentalités populaires de l’Angleterre au temps de la Glorieuse Révolution (xviie siècle) est le journal de Samuel Pepys (1633-1703). Pour l’histoire antique et médiévale, on ne peut que déplorer que les indices de ce type soient quasiment inexistants. Mais, pour la période contemporaine, il ne tient qu’à notre détermination de pouvoir écrire une histoire complètement nouvelle et de pouvoir ainsi traiter les idées. Néanmoins, il faudrait pour cela que nous n’ayons pas uniquement à notre disposition des sources sporadiques, et qu’apparaissent des techniques nouvelles permettant de croiser les références à volonté. C’est là quelque chose qu’on est en droit d’attendre du Mouvement pour l’écriture de vie.
49Les questions aux experts, qui formalisent une logique d’enquête fondée sur des problèmes concrets, est un genre qui possède une grande proximité avec le pragmatisme, en ce sens qu’il s’agit d’une accumulation d’esquisses de situations problématiques variées. Récemment, on a commencé à réunir et classer ces matériaux, ce qui, là encore, devrait être fructueux à terme. À travers des cas réels montrant non seulement comment les questions ont été formulées, mais aussi comment elles ont été traitées et comment elles ont évolué, il s’agit de dépasser l’aspect journalistique du phénomène pour obtenir des chroniques populaires. Lorsqu’un cadre aura été mis en place pour un référencement croisé de tous ces documents, alors une éthique à la fois pragmatique et japonaise aura-t-elle sans doute vu le jour.
- 36 NdT : Matsunaga Tō (1887-1968), avocat, industriel et homme politique conservateur, il est ministre (...)
50Récemment, le ministre de l’Éducation Matsunaga [Tō] a appelé au retour des cours de morale à l’école, mais qui peut croire que ce soit une bonne chose pour la liberté humaine que soit imposée par l’État la manière dont il faille vivre36? Et, quand bien même voudrait-on ressusciter les cours de morale, mieux vaudrait alors mettre les enfants face à des exemples qui montrent comment se sont comportés les gens devant des problèmes donnés, et qu’ils réfléchissent ainsi par eux-mêmes à la façon dont ils veulent vivre. Savoir qu’il existe des gens qui ont rencontré le même genre de difficultés que nous et qu’ils les ont résolues de telle ou telle manière, non seulement n’est pas contraignant, mais fournit une occasion de mieux comprendre les conséquences de nos propres choix.
51Vu sous cet angle large, le Mouvement pour l’écriture de vie possède une importance considérable, il forme un nouveau réseau en lien avec tout le système éducatif et philosophique, et constitue peut-être l’apport le plus important du pragmatisme dans le Japon contemporain.
- 37 NdA : Sur l’histoire du Mouvement pour l’écriture de vie se reporter au livre très détaillé d’Imai (...)
52Le fait que ce mouvement, dans toutes les régions, soit principalement animé par des enseignants du primaire concourt à couper le lien avec les élites pragmatiques qui sont en train de prendre le pouvoir tant aux États-Unis qu’au Japon, et doit permettre de nous ancrer profondément dans la réalité des problèmes qui se posent au pays aujourd’hui37.
- 38 NdA : Voir Ichii Saburō, « Benshō-hō to kigō ronrigaku to no taiketsu » (Une confrontation de la di (...)
- 39 NdT : Voir Ueyama Shunpei, « Mondai kaiketsu no ronri » (La logique de résolution de problème), in (...)
535) Un phénomène encore tout récent qui n’a débuté que depuis quelques années est la tentative d’Ichii Saburō, Ueyama Shunpei et d’autres de réunir la dialectique et la logique formelle. Il s’agit d’essayer de saisir ensemble la logique formelle, d’Aristote à Russell, et la logique dialectique, de Hegel à Marx, la pensée exploratoire du pragmatisme servant de pont pour assurer le lien entre les deux38. Pour un développement détaillé sur ce point, je renvoie aux articles d’Ueyama et d’Ichii au sein du présent volume, je note toutefois que les contraintes idéologiques de la pensée américaine actuelle font qu’il est difficile de faire valoir les acquis du pragmatisme de cette manière39.
- 40 NdA : Bien qu’il n’existe pas d’accord idéologique parfait sur ce que doit être le Mouvement pour l (...)
54L’objectif collectif n’est certainement pas d’engendrer des fidèles du pragmatisme (au sens d’une pensée d’origine américaine). Il ne s’agit pas non plus de donner naissance à un courant autonome qui serait le «pragmatisme japonais». Car quand on regarde la situation intellectuelle du Japon, il y a déjà beaucoup à faire simplement en ayant recours à des méthodes pragmatiques40.
55V. Nous avons vu l’émergence et le développement du pragmatisme aux États-Unis, son introduction au Japon, puis son essor sous des formes acclimatées.
56Compris comme méthode, le pragmatisme n’est rien d’autre que l’art de saisir le sens des choses en les rapportant à des preuves et à des usages. On peut y avoir recours de façon plus ou moins radicale, ainsi que pour un profit varié. C’est pourquoi il se dégage plusieurs pragmatismes (au sens d’écoles de pensée) qui se rejoignent dans ce qu’ils résultent de l’emploi de cette méthode.
57Toutefois, si l’on continue d’avoir recours à la méthode pragmatique, on arrivera sans doute toujours à obtenir une compréhension des choses sous des formes plus nettes, et cela quels que soient les intérêts au service desquels elle est mise.
58Les différents systèmes de pensée répondent à des intérêts différents, pourtant en devenant plus pragmatiques, ils pourraient ainsi parvenir à compenser les situations enkystées, les flottements de sens et l’absence de compréhension de l’autre auxquels chacun d’entre eux est enclin. Si l’on veut que le pragmatisme ait vraiment une action à l’heure actuelle, il doit : pénétrer au sein de chaque système de pensée et le faire sortir de sa zone de confort ; le préparer à réagir à une opposition en constante évolution ; et préparer également les oppositions à comprendre en détail comment un système de pensée différent du leur donne sens à telle réalité donnée. Grâce à notre action sur la réalité quotidienne, grâce à un travail de pragmatisation, doit pouvoir s’éclairer le chemin d’un dialogue entre les systèmes de pensée. La trajectoire du pragmatisme au Japon est celle de la création d’un espace de discussion entre divers courants, elle ne vise pas à l’établissement d’un mouvement unique. Elle a sa propre signification, qui n’est pas la même que celle du pragmatisme américain actuel, et possède un certain nombre d’atouts qu’il serait difficile de remplacer par le marxisme tel qu’il s’est développé en Union soviétique.
Notes
1 Note du traducteur (plus loin NdT) : Nous suivons ici l’édition des Tsurumi Shunsuke-shū (Œuvres de Tsurumi Shunsuke), vol. 1, Tokyo, Chikuma shobō, 1991, p. 279-303. Première publication du texte : Tsurumi Shunsuke, « Puragumatizumu no hattatsu gaisetsu » (Les grandes lignes de développement du pragmatisme), Minshū to jiyū (Le peuple et la liberté), coll. « Iwanami kōza : Gendai shisō », vol. 6, Tokyo, Iwanami shoten, 1957.
2 Note de l’auteur (plus loin NdA) : Sur l’histoire du pragmatisme au Japon, se reporter aux deux travaux suivants : Yamamoto Haruyoshi, Puragumatizumu (Le pragmatisme), Aoki shoten, 1957 ; et Uozu Ikuo, « Nihon ni okeru puragumatizumu : kaisetsu oyobi bunken » (Le pragmatisme au Japon : explications et références), Shisō, mai 1956. Pour mes propres commentaires sur le sujet, voir les trois articles suivants : « Puragumatizumu to Nihon » (Le pragmatisme et le Japon), in Amerika tetsugaku (La philosophie américaine), Sekai hyōron-sha, 1950 ; « Setchūshugi no tetsugaku toshite no puragumatizumu no hōhō » (La méthode du pragmatisme : une philosophie du compromis), Shisō, mai 1956 ; avec Kuno Osamu, « Nihon no puragumatizumu : seikatsu tsuzurikata undō » (Le pragmatisme au Japon : le Mouvement des récits de vie), in Kuno Osamu et Tsurumi Shunsuke, Gendai Nihon no shisō (La pensée du Japon contemporain), Iwanami shoten, 1956. Le présent essai s’inscrit dans le prolongement de ces trois articles.
3 NdA : Motora Yūjirō, « Dyūi no shinrigaku » (La psychologie de Dewey), Rokugō zasshi, 1888 ; Kuwaki Gen.yoku, « Puragumatizumu ni tsuite » (Au sujet du pragmatisme), Tetsugaku zasshi, janvier-février 1906 ; Tanaka Kiichi [Ōdō], « Kuwaki hakase no “Puragumatizumu ni tsuite” o yomu » (Une lecture de l’article de Kuwaki « Au sujet du pragmatisme »), Tetsugaku zasshi, juin-octobre 1906. NdT : Motora Yūjirō (1858-1912), professeur à l’université de Tokyo, formé aux États-Unis comme philosophe, il est l’un des fondateurs de la psychologie japonaise ; Kuwaki Gen.yoku (1874-1946), philosophe, professeur à l’université de Tokyo et spécialiste de philosophie allemande de la culture ; Tanaka Ōdō (ou Tanaka Kiichi, 1868-1932), philosophe et pionnier des études sur le pragmatisme au Japon, il est formé à l’université de Chicago, avant d’être nommé professeur à l’université de Waseda ; Uozu Ikuo (né en 1931), philosophe, professeur à l’université de Kumamoto et spécialiste du pragmatisme.
4 NdA : Tanaka Ōdō, Tetsujin shugi (Les principes du sage), 1912 ; Ōsugi Sakae, « Rōdō undō to puragumatizumu » (Le mouvement ouvrier et le pragmatisme), 1915 ; Tasei Sukeshige, Minshushugi no kyōiku (L’éducation démocratique), 1918. NdT : Ōsugi Sakae (1885-1923), journaliste et militant anarchiste, assassiné par la police en 1923. Son texte « Rōdō undō to puragumatizumu » est paru dans la revue Kindai shisō, en octobre 1915. Tasei Sukeshige (1886-1954), traducteur et spécialiste de sociologie de l’éducation.
5 NdT : Kihira Tadayoshi (1874-1949), philosophe, professeur à l’université Gakushūin, pionnier des études hégélienne au Japon ; Hoashi Riichirō (1881-1963), philosophe formé aux États-Unis, professeur à l’université de Waseda, spécialiste du libéralisme et du pragmatisme américain. Concernant les autres auteurs, voir notes supra.
6 NdA : Parmi les principaux travaux de cette époque, citons : Miki Kiyoshi, « Puragumatizumu to marukishizumu no tetsugaku » (Les philosophies pragmatiste et marxiste), Shisō, décembre 1927 [Tsurumi donne par erreur 1937] ; Shinmei Masamichi, Shimizu Ikutarō, Daidō Yasujirō, Imada Megumi et Sakata Tokuo, « Jitsuyōshugi » (Pragmatisme), in Nijusseiki shisō (La pensée du vingtième siècle), vol. 1, Kawade shobō, 1938 (cet ouvrage comprend les premières véritables introductions à James, Dewey, Schiller, Vaihinger et Mach) ; Shimizu Ikutarō, Gendai Amerika no rinri shisō, coll. « Kōza : Rinrigaku » (Cours : L’éthique), vol. 12, Iwanami shoten, 1941.
7 NdT : Sano Manabu (1892-1953) et Nabeyama Sadachika (1901-1979), figures du mouvement communiste clandestin japonais, arrêtés en 1929. Une tribune est publiée en juin 1933 en leur nom annonçant leur rejet du communisme et leur adhésion nouvelle à un socialisme spécifiquement national. Cet épisode s’accompagne d’une vague de retournements parmi les militants communistes incarcérés.
8 NdT : Shimizu Ikutarō (1907-1988), sociologue, critique et traducteur des œuvres de J. Dewey, G. Simmel et M. Weber ; Miki Kiyoshi (1897-1945), philosophe de l’école de Kyoto, figure de la pensée marxienne avant-guerre, décède en prison en 1945 ; Shinmei Masamichi (1898-1984), sociologue, contribue par ses nombreux ouvrages au développement de la sociologie japonaise ; Daidō Yasujirō (1903-1987), sociologue, il joue un rôle important dans l’introduction au Japon de la sociologie américaine ; Imada Megumi (1894-1970), psychologue et philosophe, il contribue à la présentation au Japon de la psychologie de W. James ; Hayase Toshio (1903-1984), sociologue spécialiste des États-Unis ; Misumi Issei (1894-1979), psychologue, spécialiste du behaviorisme et traducteur de G. H. Mead ; Nagano Yoshio (1894-1967), philosophe et pédagogue, pionnier des études sur J. Dewey ; Ōshima Masanori (1880-1947), philosophe et pédagogue, spécialiste de l’empirisme britannique ; Ueda Seiji (1902-1963), spécialiste de Dewey, il joue un rôle important après-guerre dans le développement de la philosophie analytique.
9 NdT : Alfred Rosenberg, théoricien nazi exécuté à Nuremberg en 1946. La traduction en japonais de son livre Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts (Le mythe du vingtième siècle, 1930) est paru en 1938 aux éditions Mikasa shobō dans une traduction de Marukawa Hitoo.
10 NdT : La première traduction en japonais du livre de George H. Mead, Mind, Self, and Society (1934), date de 1941 (éd. Hakuyō-sha) et a pour titre Kōdōshugi shinrigaku (Psychologie behavioriste). En japonais, Tsurumi donne pour nom de la collection « Zentaishugi riron taikei » (Les théories du totalitarisme) au lieu de « Sekai zentaishugi taikei » (Le totalitarisme dans le monde).
11 NdA : Ōi Tadashi, Gendai tetsugaku (La philosophie contemporaine), Aoki shoten, 1953 ; Yamamoto Haruyoshi, Puragumatizumu (Le pragmatisme), Aoki shoten, 1957 ; Abe Kōzō, Gendai no shisō (La pensée de notre époque), Kawade shobō, coll. « Kawade shinsho », 1956 ; Shibata Shingo, Kōdōshugi no hihan (Critique de l’empirisme), Shakai rōdō kenkyū, 1956 ; Shibata Shingo, « Chishikijin no Amerika shisō-zō » (La pensée américaine vue par les intellectuels), Shakai rōdō kenkyū, 1956 ; Shibata Shingo, « Taishū shakai-ron he no gimon » (Des doutes au sujet du débat sur la société de masse), Chūō kōron, mai 1957 ; Kōnfōsu [Maurice Cornforth], Tetsugaku no yōgo (En défense de la philosophie), trad. Hanada Keisuke, Iwanami shoten, 1953 ; Chen Yuanhui et al., Puragumatizumu hihan (Critique du pragmatisme), trad. Shiba Hiroshi, Ōtsuki shoten, 1955 ; Harī Ueruzu [Harry Wells], Puragumatizumu (Le pragmatisme), trad. Yamada Hideyo et Osada Gorō, Riron-sha, 1956. Un peu plus ancien, mais comportant une présentation encore plus fine des enjeux, citons : Kozai Yoshishige, Gendai tetsugaku (La philosophie contemporaine), Kawade shobō, coll. Kawade bunko », 1955 (première édition 1937).
12 NdA : Maruyama Masao, Kuwabara Takeo, Tsuru Shigeto, Shimizu Ikutarō, Kuno Osamu, Nakaya Ken.ichi ont tous rédigé des billets d’actualité dans lesquels ils ont, à diverses occasions, pris position comme pragmatistes. Mentionnons également Minami Hiroshi, Miyagi Otoya, Hayashi Kentarō et Miyake Seiki. Nombreux sont ceux qui, sous l’étiquette du pragmatisme, ont adopté une logique philosophique de résultat pour s’exprimer de façon large au sujet de problèmes contemporains et qui, bien qu’ils n’aient pas de formation philosophique, ont pris ainsi du recul par rapport à leur domaine de spécialité propre. Il s’agit là d’une configuration qui rappelle ce qui s’est passé aux États-Unis au moment où a émergé le pragmatisme, mais qu’on ne retrouve plus du tout actuellement. NdT : Maruyama Masao (1914-1996), historien et politologue, figure majeure du monde intellectuel après 1945 et Tsuru Shigeto (1912-2006), économiste formé aux États-Unis, font partie des fondateurs de l’Institut pour une science de la pensée (Shisō no kagaku kenkyūkai) lancé par Tsurumi en 1946. Kuno Osamu (1910-1999), philosophe et critique, les rejoint peu de temps après. Kuwabara Takeo (1904-1988), spécialiste de littérature française, professeur à l’université de Kyoto ; Minami Hiroshi (1914-2001), spécialiste de psychologie sociale formé aux États-Unis, professeur à l’université de Hitotsubashi ; Miyagi Otoya (1908-2005), psychiatre et psychologue, professeur à l’université de Technologie de Tokyo, participent tous étroitement au mouvement et à la revue éponyme Shisō no kagaku (1946-). L’ensemble de ce groupe se retrouve dans une pensée de gauche, comprenant en plus d’une ouverture pragmatiste, une dimension marxiste, mais non alignée sur les positions du PCJ. Les autres auteurs mentionnés sont Shimizu Ikutarō (voir supra) ; Nakaya Ken.ichi (1910-1987), historien des États-Unis, professeur à l’université de Tokyo ; Hayashi Kentarō (1913-2004), historien, spécialiste de l’Allemagne moderne, professeur à l’université de Tokyo ; Miyake Seiki (1896-1966), journaliste et essayiste, spécialiste des questions économiques.
13 NdT : L’« illustration du kokutai », en japonais « kokutai no meichō ». Illustration est ici à prendre dans son sens originel de rendre illustre, éclairer.
14 NdT : Sur ce mouvement, voir Louis Menand, The Metaphysical Club: A Story of Ideas in America, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 2002 ; et Frank X. Ryan et al. (ed.), The Real Metaphysical Club: The Philosophers, Their Debates, and Selected Writings from 1870 to 1885, Albany, SUNY, 2019.
15 NdA : Mead est avec Peirce le penseur le plus original et le plus systématique de l’histoire du pragmatisme, mais comme il n’existe pas en japonais de traduction vraiment aboutie, ni même d’ouvrage de présentation, voici les titres de ses œuvres principales : G.H. Mead, Mind, Self and Society, 1934 ; Movements of Thought in the 19th Century, 1936 ; The Philosophy of the Present, 1932 ; The Philosophy of the Act, 1938. Les autres auteurs (James, Dewey, Santayana, [Josiah] Royce, Holmes) ayant été traduits et présentés, je ne donne que leur nom, il s’agit toutefois de penseurs extrêmement importants qu’à bien des égards il serait très profitable de relire aujourd’hui. Pour Peirce, se reporter au travail d’Ueyama Shunpei. NdT : Voir Ueyama Shunpei, « Pāsu no rekishikan : puragumatizumu shikan no kakuronteki kenkyū » (La vision de l’histoire de Peirce : une étude texte par texte de la vision de l’histoire du pragmatisme), Shisō, mai 1952, p. 429-441.
16 NdA : Pour les raisons évoquées ici, il est compliqué de donner en quelques titres une bibliographie des ouvrages de référence du pragmatisme américain aujourd’hui. Les actes du colloque suivant rendent compte de façon très juste de la situation actuelle : Lyman Bryson, Louis Finkelstein, R. M. MacIver, Richard McKeon (dir.), Symbols and Values: An Initial Study. Thirteenth symposium of the Conference on Science, Philosophy and Religion, Harper and Brother, 1954. Ce volume est à mes yeux le meilleur livre pour connaître le pragmatisme aujourd’hui. Pour une description parfaitement up to date des pragmatistes américains actifs de nos jours et des textes les plus récents, voir : Fukukama Tatsuo, « Tetsugaku-kai no dōkō (2) – Saikin no puragumatizumu » (Les orientations du monde de la philosophie [2] – Le pragmatisme récent), Shisō, août 1957.
17 NdA : Hasegawa Nyozekan, « Shisō no shinka to taika » (Progrès et recul de la pensée), Shisō, mars 1957, [p. 65-66]. NdT : Hasegawa Nyozekan (1875-1969), journaliste et essayiste, il fut l’une des grandes voix de la démocratie libérale des années 1920-1930.
18 NdT : En anglais dans le texte.
19 NdT : Allusion à Ludwig Wittgenstein (1889-1951) et au concept de Sprachspiel (jeu de langage) que le penseur austro-britannique met à l’épreuve dans ses Investigations philosophiques (1953).
20 NdT : Chen Yuanhui (1913-1995), pédagogue chinois, membre du PCC et professeur à l’université normale du Nord-Est (NENU) ; Shibata Shingo (1930-2001), philosophe et sociologue marxiste, professeur à l’université Hōsei, puis à l’université de Hiroshima ; Yamamoto Haruyoshi (1925-2017), philosophe et historien marxiste de la pensée sociale, professeur à l’université des Sciences économiques d’Osaka ; Ōi Tadashi (1912-1991), philosophe marxiste, professeur à l’université Meiji.
21 NdT : Les affaires Lochner et Coppage sont deux procès ayant opposé des employeurs à un État de l’Union au sujet du droit du travail. Dans les deux cas, le procès s’est terminé devant la Cour suprême et Oliver W. Holmes, qui y exerça de 1902 à 1932, a rédigé un jugement favorable aux employés.
22 NdT : Robert M. La Follette (1855-1925) a refondé en 1924 le Parti progressiste en vue de l’élection présidentielle américaine. Connu pour ses positions isolationnistes, il a mené sa campagne en dénonçant l’impérialisme des États-Unis en Amérique du Sud.
23 NdA : J’ai déjà écrit sur ces questions dans La philosophie américaine [Amerika tetsugaku], je ne reviendrai donc pas dessus en détail ici. Des auteurs comme [Harry K.] Wells et Shibata Shingo n’ont pas seulement déformé à dessein le pragmatisme, mais leur insistance à le dépeindre sous l’angle de l’impérialisme a desservi leur propre pensée qui n’en a tiré aucun profit. Il serait souhaitable que les marxistes, ne serait-ce que pour acquérir une compréhension plus solide du marxisme, lisent les sources pragmatistes avec un esprit différent de celui qui a prévalu jusqu’à présent : dans les mille six cents pages en deux volumes de la correspondance que Holmes et [Harold] Laski ont entretenue entre 1916 et 1935, on voit très clairement que le parcours de ce dernier a été profondément influencé par son ami juriste, et cela même au cours de sa période dite marxiste. Concernant la correspondance de Holmes et Laski, voir : Mark DeWolfe Howe (dir.), Holmes–Laski Letters. The Correspondence of Mr. Justice Holmes and Harold J. Laski, 1916-1935, Cambridge, Harvard University Press, 1953.
Sur la vision pragmatique du droit et de la politique, il y a beaucoup à apprendre des travaux de Taguchi Fukuji et Saitō Makoto, mais je n’ai pas pu les exploiter ici. Il va de soi qu’il faudrait se pencher sur tout le courant dont font partie Holmes, [Benjamin] Cardozo, [Roscoe] Pound, Wallace, [Walter] Lippmann et [Arthur F.] Bentley, mais je n’ai pas la place de développer. NdT : Taguchi Fukuji (1931-2022), spécialiste de science politique. Ses premiers travaux, marqués par le marxisme, ont porté sur la pensée américaine, notamment Dewey. Voir Taguchi Fukuji, « “Taishakai” no keisei to seiji riron » (Formation de la « Grande Société » et théorie politique), Shisō, n° 389, novembre 1956. Saitō Makoto (1921-2008), professeur de relations internationales à l’université de Tokyo, spécialiste des États-Unis, il contribue à l’ouvrage dans lequel ce texte de Tsurumi est initialement paru avec un article intitulé « Minshushugi no fūdoka » (L’acclimatation de la démocratie).
24 NdT : Kishi Nobusuke (1896-1987) a été nommé Premier ministre en février 1957, quelques mois avant la parution de ce texte.
25 NdA : Voir Fukuda Tsuneari, Heiwa-ron ni tai suru gimon (Des doutes quant aux discours sur la paix), Bungei shunjū shinsha, 1955. Ce livre contient beaucoup d’éléments pertinents, du moins lorsqu’il critique la manie des progressistes de lier toutes les petites affaires qui nous environnent au « capitalisme », à l’« impérialisme » ou au « développement de l’histoire mondiale ». L’idée selon laquelle il ne faut pas associer n’importe comment des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, sans tenir compte des faits et sans se soucier de fournir des éléments pour en juger, me semble juste. Il n’en reste pas moins qu’il faut penser dans un cadre large. NdT : Fukuda Tsuneari (1912-1994), critique littéraire, traducteur de Shakespeare, Oscar Wilde, T.S. Eliot, Ernest Hemingway, D. H. Lawrence, il fut l’une des grandes voix de l’intelligentsia conservatrice des années d’après-guerre. L’article cité dans le corps du texte, « Heiwa-ron no susumekata ni tsuite no gimon » (Des doutes sur l’orientation des discours sur la paix), est paru pour la première fois en décembre 1954 dans la revue Chūō kōron. Il a été repris l’année suivante dans le livre susmentionné.
26 NdT : Chakkari fujin to Ukkari fujin (Madame la Prévoyante et Madame l’Insouciante) est un radio-feuilleton populaire diffusé de 1951 à 1964 sur Radio Tokyo. Un film produit par la Shin-Tōhō et réalisé par Watanabe Kunio (1899-1981) est sorti parallèlement en avril 1952. Santō jūyaku (Les cadres de troisième classe) désigne une trilogie de films sortis de façon très rapprochée en 1952 et 1953. Tirés d’un roman éponyme de Genji Keita (1912-1985), ils mettent en scène les péripéties de salariés devenus chefs d’entreprise. Hōpu-san. Sararīman tora no maki (Monsieur Hope. Le carnet secret d’un employé de bureau) est un film produit par la Tōhō et dirigé par Yamamoto Kajirō (1902-1974).
27 NdT : Fukuzawa Yukichi (1835-1901), écrivain, traducteur, journaliste et pédagogue, il est considéré comme l’une des figures fondatrices du Japon moderne. Concernant les autres auteurs, voir notes supra.
28 NdT : Umesao Tadao (1920-2010), ethnologue et anthropologue, professeur à l’université de Kyoto, il défend une vision écologique de l’essor des civilisations. En français, voir Umesao Tadao, Le Japon à l’ère planétaire, Paris, Publications orientalistes de France, 1983. Concernant les autres auteurs, voir notes supra.
29 NdA : Cet aspect apparaît de manière particulièrement dense dans Manières de voir, manières de penser d’Ayukawa Yoshisuke, mais on peut identifier au-delà tout un courant marqué par un pragmatisme philosophiquement construit, notamment dans les textes d’Ishibashi Tanzan et Miyake Seiki (sous l’influence de Tanaka Ōdō), Ikeda Shigeaki (qui connaissait bien l’œuvre de James) ou encore Fukai Eigo (qui critique la métaphysique en s’appuyant sur l’empirisme anglais). En suivant les contours du pragmatisme du monde économique et des élites depuis l’ère Meiji, on peut trouver quelque chose de très japonais, qui jouxte le bon sens de l’homme de la rue. Je ne donne ici que quelques exemples, mais on ne peut que souhaiter que ce travail à l’avenir se poursuive. Concernant Fukai Eigo, je dois ces informations à Emori Minosuke. NdT : Ayukawa Yoshisuke (1880-1967), entrepreneur et homme politique japonais, il fonde le groupe Nissan en 1928 et joue un rôle important dans la mise en place de l’économie de guerre. L’ouvrage cité, Mono no mikata kangaekata (Manières de voir, manières de penser), paraît en 1937 aux éditions Jitsugyō no Nihon-sha.
30 NdA : Voir Umesao Tadao, « Amachuā shisōka sengen » (Manifeste du penseur amateur), Shisō no kagaku, mai 1954 ; Umesao Tadao, Mogōru-zoku tanken-ki (À la recherche des Mongols), Iwanami shoten, coll. « Iwanami shinsho », 1956 ; Umesao Tadao, « Bunmei no seitai shikan josetsu » (Introduction à une vision écologique de l’histoire des civilisations), Chūō kōron, février 1957 ; Umesao Tadao, « Kurobe kyōkoku » (Les gorges de Kurobe), Sōgō, août 1957.
31 NdA : Voir Shisō no kagaku kenkyūkai (dir.), Yume to omokage (Rêves et réminiscences), Chūō kōron-sha, 1950 ; Minami Hiroshi, Nihonjin no goraku (Les divertissements des Japonais), Kawade shobō, coll. « Kawade shinsho », 1954 ; Minami Hiroshi, Nihonjin no shinri (La psychologie des Japonais), Iwanami shoten, coll. « Iwanami shinsho », 1953 ; Satō Tadao, Nihon no eiga (Le cinéma japonais), San.ichi shobō, 1955 ; Kuwabara Takeo et al., « Taishū shōsetsu kenkyū no hitotsu no kokoromi » (Recherches sur le roman populaire : une tentative), Shisō, août 1951 ; Kuwabara Takeo et al., « Shōsetsu Miyamoto Musashi ni okeru kannen kōzō » (Les structures idéationnelles dans le roman Miyamoto Musashi), Shisō, janvier 1953.
32 NdA : L’« interprétant » traduit le japonais tokiguchi. Celui qui remplace les signes reçus du monde extérieur par sa propre inclinaison à l’action. Désigne l’inclinaison à l’action du spectateur entendu comme producteur de sens. NdT : Tsurumi reprend ici la terminologie de Peirce. Se reporter à Charles Hartshorne et Paul Weiss (dir.), Collected Papers of Charles Sanders Peirce, vol. I et II., Cambridge, The Belknap Press, 1960.
33 NdT : Katō Hidetoshi (né en 1930), sociologue et critique formé aux États-Unis. En 1959, il publie un commentaire élogieux de ce livre dans la revue fondée par Tsurumi : Katō Hidetoshi, « Satō Tadao no hōhō : Satō Tadao “Hadaka no Nihonjin” » (La méthode de Satō Tadao : « Les Japonais mis à nu »), Shisō no kagaku, avril 1959. Tsurumi se réfère vraisemblablement ici à une version orale ou préliminaire de cet article.
34 NdT : Le Mouvement pour l’écriture de vie, en japonais Seikatsu tsuzurikata undō, est apparu dans les années 1910 et a connu son apogée entre 1930 et 1960 environ. L’idée générale du mouvement, qui s’est développé à la fois dans le milieu scolaire et le milieu associatif, était d’encourager les enfants et les adultes à s’exprimer simplement sur des événements qui concernent leur communauté. Il s’agissait donc bien plus de chroniques personnelles de la vie locale que de journaux intimes. L’objectif était que chacun prenne confiance dans ses capacités d’expression, développe une conscience critique, et contribue ainsi à l’émancipation populaire. Contrairement aux espoirs de Tsurumi, jamais le mouvement ne s’est vraiment structuré. Bien que la pratique se rencontre encore souvent, la connaissance du mouvement et même l’expression « seikatsu tsuzurikata » se sont largement perdues. En français, voir la thèse de Kawarabayashi Akiko, L’« écriture de la vie » (seikatsu tsuzurikata), une pédagogie du réalisme dans l’expression de soi au cœur de l’institution scolaire japonaise (1912-2012), Inalco, 2014.
35 NdT : Ashida Enosuke (1873-1951), pédagogue, il est dans les années 1910 le premier et principal promoteur d’une pédagogie fondée sur la composition personnelle (appelée alors zuii sendai, aujourd’hui jiyū sakubun), par opposition à la composition d’après sujet imposé. Suzuki Miekichi (1882-1936), écrivain, pionnier de la littérature pour la jeunesse et fondateur en 1918 de la revue Akai tori (L’oiseau rouge, 1918-1936). Sasaoka Tadayoshi (1897-1937), enseignant et pédagogue, fondateur de la revue Tsuzurikata seikatsu (La vie en rédactions, 1929-1937) qui marque les véritables débuts du Mouvement pour l’écriture de vie. Nomura Yoshibē (1896-1986), enseignant et pédagogue, il contribue à la publication de Tsuzurikata seikatsu avant-guerre et poursuit l’action du mouvement après 1945. Kokubun Ichitarō (1911-1985), enseignant et auteur pour la jeunesse, il est l’un des piliers du mouvement après-guerre. Muchaku Seikyō (1927-2023), enseignant, pédagogue et moine zen, très actif dans le mouvement après 1945.
36 NdT : Matsunaga Tō (1887-1968), avocat, industriel et homme politique conservateur, il est ministre de l’Éducation dans le premier gouvernement Kishi de juillet 1957 à juin 1958.
37 NdA : Sur l’histoire du Mouvement pour l’écriture de vie se reporter au livre très détaillé d’Imai Takajirō et Mineji Mitsushige, Sakubun kyōiku (L’enseignement de la composition écrite), Tōyōkan shuppansha, 1957 ; pour un éclairage sous un angle différent, voir Mori Nobuzō, Kaisō no Ashida Enosuke (Souvenirs d’Ashida Enosuke), Jissen-sha, 1957. Concernant les questions aux experts, voir Shisō no kagaku kenkyūkai (dir.), Minoue sōdan (Les questions des lecteurs aux experts), Kawade shobō, coll. « Kawade shinsho », 1956.. Et concernant les chroniques de vie, voir Shisō no kagaku kenkyūkai (dir.), Minshū no za (La place du peuple), Kawade shobō, coll. « Kawade shinsho », 1955.
38 NdA : Voir Ichii Saburō, « Benshō-hō to kigō ronrigaku to no taiketsu » (Une confrontation de la dialectique et de la sémiologie), Shisō, décembre 1954-janvier 1955 ; Ueyama Shunpei, « Puragumatizumu ronrigaku no hihanteki bunseki » (Une analyse critique de la logique du pragmatisme), Shisō, mai 1956 ; Ueyama Shunpei, « Rekishi to komyunikēshon » (Histoire et communication), Shisō, mai 1957. NdT : Ichii Saburō (1922-1989), philosophe et traducteur, formé en Angleterre, il a longtemps été proche de Tsurumi ; Ueyama Shunpei (1921-2012), philosophe, professeur à l’université de Kyoto.
39 NdT : Voir Ueyama Shunpei, « Mondai kaiketsu no ronri » (La logique de résolution de problème), in Minshū to jiyū (Le peuple et la liberté), op. cit., p. 285-314, et Ichii Saburō, « Bunseki tetsugaku » (La philosophie analytique), in Minshū to jiyū (Le peuple et la liberté), op. cit., p. 315-356.
40 NdA : Bien qu’il n’existe pas d’accord idéologique parfait sur ce que doit être le Mouvement pour la paix né après-guerre, à travers le Heiwa mondai kondankai [Forum sur le problème de la paix], et avec Shimizu Ikutarō et Kuno Osamu pour chevilles ouvrières, s’est mise en place une forme d’organisation pragmatique autour d’un consensus établi uniquement autour de la question pacifiste. Ce point n’a pas été développé ici. On y retrouve la méthode pragmatique qui consiste à essayer de faire coïncider le sens donné par chacun avec le principe de fond.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Shunsuke Tsurumi, « Les grandes lignes de développement du pragmatisme », Ebisu, 61 | 2024, 295-324.
Référence électronique
Shunsuke Tsurumi, « Les grandes lignes de développement du pragmatisme », Ebisu [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 25 décembre 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/10209 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1313u
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