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Tsurumi Shunsuke et les frontières du pragmatisme, 1945-1960

鶴見俊輔とプラグマティズムの限界 1945−1960年
Tsurumi Shunsuke and the limits of pragmatism, 1945-1960
Michael Lucken
p. 271-294

Résumés

Tsurumi Shunsuke (1922-2015) est surtout connu en français pour ses travaux de sociologie historique et son rôle dans le mouvement des années 1960 contre la guerre du Vietnam. On connaît moins en revanche son œuvre philosophique au début de sa carrière, entre la fin de la seconde guerre mondiale et le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain. Cet article propose de découvrir cette période fondatrice au cours de laquelle il a contribué à introduire le pragmatisme américain au Japon avant d’adopter un ton beaucoup plus critique à son égard, évolution riche d’enseignements tant sur le parcours intellectuel de Tsurumi lui-même que, plus généralement, sur les possibilités et limites d’une appropriation décentrée du pragmatisme.

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Texte intégral

  • 1 Issu d’une famille aisée et de complexion fragile, Tsurumi Shunsuke a connu un parcours académique (...)

1Tsurumi Shunsuke 鶴見俊輔 (1922-2015) a été l’une des principales figures médiatiques du monde intellectuel japonais de la deuxième moitié du xxe siècle. Formé comme philosophe, il a traversé la seconde guerre mondiale dans une résistance obtuse aux valeurs du militarisme ; plus tard, au moment de la guerre du Vietnam, il a été au cœur des manifestations contre l’impérialisme américain. Auteur polygraphe, il a rejeté tous les pouvoirs en place, mais aussi la métaphysique, le beau, sans oublier son père, Tsurumi Yūsuke 鶴見祐輔 (1885-1973), haut fonctionnaire, député et éphémère ministre de la Santé en 1953-1954. S’observe chez lui une forme d’allergie dès qu’émerge une figure d’autorité, qu’elle soit de nature logique, morale ou esthétique. Cette marginalité, qu’il a toujours revendiquée, est un problème topologique d’ordre général. Comment penser et vivre autrement que sur un mode centralisé, sans métropole ni roi, sans pontife ni académie, sans héros ni génie, sans hypostase ni fétiche ? Ces questions que Tsurumi s’est posées lui appartiennent en propre, mais elles sont aussi le reflet d’un contexte plus large, celui de l’effondrement des rêves de domination du Japon sur l’Asie de l’Est et de l’acceptation subséquente d’un nouvel ordre international dans lequel le pays n’occupe plus qu’une place périphérique. C’est dans cette double dimension historique et philosophique que je propose d’explorer la pensée de Tsurumi entre le moment de ses débuts, au lendemain de la guerre, et 1960, date à laquelle il démissionne de son poste à l’université en signe de protestation contre le renouvellement du Traité de sécurité nippo-américain, geste qui entérine sa rupture avec les États-Unis1.

2La période qui nous intéresse est balisée à ses extrémités par deux articles majeurs, « De l’usage apotropaïque des mots » (« Kotoba no omamoriteki shiyōhō ni tsuite » 言葉のお守り的使用法について), publié dans le numéro inaugural de la revue Shisō no kagaku 思想の科学 (Science de la pensée) en mai 1946, et « Le développement des arts » (« Geijutsu no hatten » 芸術の発展, 1960), dans lequel Tsurumi développe son concept d’« art marginal » (genkai geijutsu 限界芸術). L’ensemble des textes qui les relient constitue le cœur de sa période pragmatiste, celle où il présente la tradition intellectuelle anglo-saxonne, tout en essayant parallèlement de trouver une façon juste de répondre aux questions qu’elle lui impose de se poser.

3Le pragmatisme ayant comme horizon la dissolution de la pensée philosophique dans la psychologie et les sciences sociales, il n’est pas surprenant que l’œuvre de Tsurumi soit peu étudiée dans les départements de philosophie. En revanche, elle constitue un repère essentiel pour les sociologues. Tsurumi est l’un des trois auteurs qu’Oguma Eiji 小熊英二 cite le plus dans « Minshu » to « Aikoku » 「民主」と「愛国」 (« Démocratie » et « Patriotisme ») (Oguma 2002). Le livre d’entretiens qu’ils ont publié ensemble en 2004 dessine du reste une forme de filiation (Tsurumi et al 2004). L’œuvre de Tsurumi alimente aussi depuis longtemps les sciences de la communication et des médias. Toutefois, son décès en 2015 et la publication coup sur coup de deux importantes biographies par Murase Manabu 村瀬学 et Kurokawa Sō 黒川創 semblent amener les chercheurs à redécouvrir son héritage sous un angle plus général et donc plus philosophique. Alors que dans les années 1990-2000 la recherche a eu tendance à fractionner sa production en plusieurs champs étanches, les lignes de force de sa pensée réémergent aujourd’hui de manière spectaculaire, alimentant avec vivacité le débat sur les valeurs qui sous-tendent la société japonaise contemporaine (Narita 2021 ; Tanikawa 2022 ; Awatani 2023 ; Takakusagi 2023 ; Terada 2024).

4Sa réflexion sur l’art n’échappe pas à ce mouvement. Pendant longtemps, elle a été considérée de façon distincte du reste de son œuvre et ce n’est que depuis quelques années que les éléments pragmatistes qui la fondent ont été remis en avant (Terada 2016 : 63-64 ; Satō 2022). Le présent article s’inscrit dans le prolongement de ces travaux récents. Toutefois, l’objectif ne sera pas d’expliquer en quoi l’art marginal est une idée pragmatique, il s’agira, en renversant le point de vue, de montrer comment une réflexion d’origine pragmatique sur le centre et la marge unit les trois facettes logique, politique et esthétique de son œuvre. Au-delà, cet article permet de découvrir une dimension peu traitée de l’histoire japonaise contemporaine, en particulier en français où, pour des raisons d’ordre à la fois philosophique et géopolitique, on ne s’est jamais beaucoup intéressé aux relations intellectuelles entre les États-Unis et le Japon. Cependant, s’il entend contribuer à faire mieux connaître cet aspect des échanges transpacifiques, il vise également à proposer une base de comparaison, car les mécanismes et paradoxes qui s’observent au Japon se retrouvent en Europe où la pensée américaine, suivant des canaux en partie différents, s’est massivement diffusée depuis 1945.

I. Pour une science de la pensée

5En mars 1938, à l’âge de quinze ans, Tsurumi Shunsuke est placé en pension aux États-Unis pour s’y perfectionner en anglais. L’année suivante, il entre à l’université de Harvard, où il s’inscrit dans le département de philosophie. Rapidement, il est attiré par le pragmatisme et, en particulier, par l’œuvre de Charles S. Peirce (1839-1914) qu’il découvre par l’intermédiaire de Charles Morris (1903-1979), venu enseigner quelques mois sur place comme professeur invité. Encouragé dans ses efforts par Willard van O. Quine (1908-2000), qui lui sert de référent pédagogique, il assiste également à des conférences de Rudolf Carnap (1891-1970), Bertrand Russell (1872-1970) et Alfred Whitehead (1861-1947). Il lit par ailleurs attentivement Nietzsche (Murase 2016 : 78-98 ; Kurokawa 2018 : 86-132). Il a donc d’emblée été en réaction contre les approches systématiques de la philosophie, et marqué par certains des plus grands noms de la pensée analytique. Cette expérience exceptionnelle explique en partie pourquoi, lorsqu’il est démobilisé en août 1945 après deux ans passés en Indonésie à faire du renseignement pour le compte de la Marine impériale, rien ne lui apparaît plus urgent que de développer un regard critique sur le système discursif dans lequel a baigné son pays pendant la guerre.

  • 2 On notera que Tsurumi situe son groupe dans le prolongement de la revue Sekai bunka 世界文化 (Culture d (...)

6Pour mener à bien cette entreprise, il lance au printemps 1946 un cercle de réflexion, l’Institut pour une Science de la pensée (Shisō no kagaku kenkyūkai 思想の科学研究会), qui comprend à sa fondation six autres membres : sa sœur, la sociologue Tsurumi Kazuko 鶴見和子 (1918-2006), dont il est resté proche toute sa vie, l’historien de la pensée Maruyama Masao 丸山眞男 (1914-1996), l’historienne Takeda Kiyoko 武田清子 (1917-2018), l’économiste Tsuru Shigeto 都留重人 (1912-2006), et enfin Taketani Mitsuo 武谷三男 (1911-2000) et Watanabe Satoshi 渡辺慧 (1910-1993), deux physiciens intervenant également dans le débat philosophique2. Cet institut, qui s’est depuis transformé mais n’a pas disparu, possédait à l’origine deux missions principales : la publication d’une revue éponyme, Shisō no kagaku, et la réalisation d’enquêtes de terrain visant à obtenir une compréhension scientifique de la pensée des gens ordinaires, travail qui a évolué au début des années 1950 vers l’animation de cercles populaires (sākuru サークル) sur des sujets thématiques, comme la place des femmes dans la société, l’amélioration de la vie quotidienne, la responsabilité des élites dans la guerre ou encore la réforme de l’éducation (Bronson 2016 : 96-122).

7L’Institut pour une science de la pensée repose, pour citer Tsurumi Kazuko, sur « la prise de conscience que la philosophie n’existe pas indépendamment des autres sciences ». Elle poursuit : « L’objectif est d’établir la philosophie comme méthodologie des sciences naturelles, comme méthodologie des sciences sociales, voire comme méthodologie scientifique entendue comme fusion des sciences naturelles et sociales » (Tsurumi 1949 : 214). La philosophie ne doit plus constituer un monde à part, mais fournir la « synthèse des différentes sciences » (Tsurumi 1949 : 215). Ce qui suppose qu’elle fonctionne sur un mode collaboratif et interdisciplinaire, d’autant que la maîtrise de toutes les connaissances dépasse désormais largement les facultés individuelles. C’est à ce programme que s’attelle en premier lieu l’Institut. Toutefois, comme la philosophie a aussi été assujettie à la division du travail, qu’elle est devenue une activité salariée dominée par des fonctionnaires, le philosophe doit également chercher à s’affranchir des carcans institutionnels qui pèsent sur sa propre activité. Permettre aux intellectuels et aux philosophes en particulier d’être simultanément des électrons libres et des médiateurs, des hors-la-loi et des fédérateurs, qui sauront « transmettre le flambeau de la philosophie au commun des mortels (aux non-philosophes) », constitue l’objectif de l’Institut dont les activités sont financées pour l’essentiel sur des fonds personnels (Tsurumi 1991 : 258).

  • 3 Notons qu’il existe une traduction abrégée de ce texte en anglais (Daniels 1956 : 514-533).
  • 4 Tsurumi relève six facteurs qui accentuent l’usage magique et irréfléchi des mots au Japon : 1) la (...)

8« De l’utilisation apotropaïque des mots » a valeur de manifeste. Dans ce texte sorti en mai 1946, quelques mois après le début de l’occupation américaine, Tsurumi Shunsuke souligne la confusion courante entre des énoncés factuels, de type « 1+1=2 », et ce qu’il appelle des « pseudo-assertions » (giji shuchō 疑似主張), à savoir non seulement les slogans comme « Beiei wa kichiku da 米英は鬼畜だ », « Les Anglo-Saxons sont des monstres », qui sont des énoncés sans contenu véritable, mais également tous les mots vagues et abstraits qu’on utilise au quotidien, « comme “essence nationale”, “japonais”, “voie impériale” » (« kokutai », « nihonteki », « kōdō » nado 「國體」、「日本的」、「皇道」など) ou alors, « aux États-Unis et ailleurs, “chrétien”, “spirituel”, “démocratie”, etc. » (Beikoku nado ni oite wa, « kirisutokyō-teki », « seishinteki », « minshushugi » nado 米国などに於ては「基督教的」、「精神的」、「民主主義」等) (Tsurumi 1946 : 16)3. Le détournement des mots en ornements magiques dénués de sens est une caractéristique qui traverse l’histoire humaine, observe-t-il, mais il lui semble particulièrement fréquent dans le cas du Japon, notamment à cause de l’utilisation des kanjis4. Ce postulat amène Tsurumi à proposer plusieurs pistes de réforme. Outre une « transformation des conditions sociales », point qu’il considère fondamental, mais ne développe pas, il suggère d’une part une modification « formelle » de l’écriture du japonais – limitation des caractères chinois, généralisation des syllabaires simplifiés (kana) ou adoption des caractères latins –, d’autre part une réforme « systémique » de l’enseignement de la langue à l’école qui passerait par « la définition d’un petit nombre de termes que les gens ont l’habitude d’utiliser au quotidien et dont ils peuvent saisir le sens en le rattachant directement à une expérience, avec lesquels ils pourront ensuite s’exprimer sur n’importe quelle affaire et interpréter les textes les plus difficiles qui soient » (Tsurumi 1946 : 24).

  • 5 Le premier emploi de l’expression Jūgonen sensō (guerre de Quinze ans) par Tsurumi date de 1956 (Ma (...)

9Élucidation des problèmes, insistance sur les questions sémantiques, pédagogie fondée sur une adaptation progressive à l’environnement, on retrouve dans ce texte plusieurs des caractéristiques des auteurs qui l’ont marqué au cours de ses études, à commencer par John Dewey et Charles Morris. Partant du constat que nombre des concepts utilisés dans les sciences humaines et sociales ont été vidés de leur sens par le jargon médiatique, Tsurumi développe une pensée où la création lexicale occupe une place importante. Au milieu des années 1950, il propose par exemple de qualifier la période 1931-1945 de « guerre de Quinze ans » (Jūgonen sensō 十五年戦争). Alors que les historiens ne parvenaient pas à synthétiser les événements qui venaient de se produire, que ni les expressions occidentales, comme « seconde guerre mondiale » (Dainiji sekai taisen 第二次世界大戦) et « guerre du Pacifique » (Taiheiyō sensō 太平洋戦争), ni les dénominations d’époque, comme « incidents de Chine » (Shina jihen 支那事変) et « guerre de la Grande Asie de l’Est » (Daitōa sensō 大東亜戦争), n’étaient satisfaisantes – les premières parce qu’elles ne rendaient pas compte de l’enchainement des événements en Asie, les secondes parce qu’elles perpétuaient la logique impériale –, Tsurumi propose de prendre du recul et de rebaptiser toute la période de manière factuelle et compréhensible par tous5. Plusieurs expressions de son cru ont ainsi marqué l’époque et certaines sont entrées dans le langage courant. Citons « omamori kotoba お守り言葉 », les « mots-amulettes », et « genkai geijutsu », l’« art marginal », notions déjà aperçues et sur lesquelles nous reviendrons.

10Toutefois le terme le plus intéressant sur le plan philosophique est un néologisme que Tsurumi fabrique à partir de l’anglais discommunication. En anglais, le mot désigne à l’origine une sanction pénale consistant à interdire à quelqu’un d’avoir quelque échange que ce soit avec ses concitoyens et, par extension, toute situation de mise à l’écart d’une personne par un groupe. Mais Tsurumi lui donne sous la forme disukomyunikēshon ディスコミュニケーション une valeur sémiologique :

Il faut comprendre la communication comme quelque chose qui possède un double caractère, la communication et la discommunication. On ne peut pas se contenter d’analyser la communication sans prendre en compte la part de sens qui n’est pas passée dans la communication, écrit-il (Tsurumi 1952 : 142-143).

11La disukomyunikēshon devient l’envers de la komyunikēshon コミュニケーション, terme qui vient lui aussi de l’anglais, mais qui correspond alors uniquement au sens fonctionnel et abstrait du mot. Concrètement, dit Tsurumi en substance, c’est quand le traducteur ne réussit pas à rendre le style d’un auteur ; quand des gens qui ont des intérêts convergents n’arrivent pas à se comprendre parce qu’ils viennent de milieux différents ; quand l’individu, engoncé dans des normes sociales, ne parvient pas à exprimer ce qu’il a à dire (Tsurumi 1952 : 161).

12Ce concept apparaît en 1952 au sein d’un ouvrage collectif sur Dewey. Dans son article, Tsurumi reproche au philosophe et pédagogue américain une forme d’angélisme, mais aussi de confondre la communication avec l’« uniformisation des habitudes » (shūkan no dōitsuka 習慣の同一化) (Tsurumi 1952 : 163-165). « La philosophie de Dewey à force de célébrer la communication, a maudit, rabaissé et finalement ignoré la discommunication », ajoute-t-il (Tsurumi 1952 : 162). Il est de fait extrêmement intéressant que cette acception n’ait pas émergé en anglais avant qu’elle ne soit proposée en japonais. Il y a cependant une raison qui explique pourquoi ni Dewey ni aucun des philosophes pragmatistes n’a introduit ce concept qui leur tendait les bras : parce qu’il implique que tout acte de communication contient en lui-même sa contradiction, autrement dit, parce qu’il introduit une dialectique. Or la dialectique est rejetée par les pragmatistes américains dans la mesure où elle suppose un lieu (que ce soit dans une logique matérialiste ou idéaliste) où se produit la scission. La conception fonctionnelle de la conscience développée par William James (1842-1910) le leur rend inutile. Communiquer n’est pas communiquer vraiment – c’est-à-dire entretenir la possibilité d’un commun par-delà les cahots inévitables de la discussion, ce à quoi aspire Tsurumi quand il valorise par exemple le manzai 漫才 ou duo comique (Takakusagi 2023 : 257) –, mais communiquer efficacement, obtenir dans le réel la validation des faits de parole (James 1907 : 201).

13Tsurumi connaît bien sûr ce postulat fondamental du pragmatisme. Mais le réel justement lui enjoint de réintroduire une dialectique, et même de lui donner une valeur centrale, puisqu’il définit le moment de passage de la communication à la discommunication comme « le plus important mécanisme de la pensée humaine » (Tsurumi 1952 : 163). Son expérience personnelle de l’Amérique l’a en effet amené à réaliser que le pragmatisme n’est pas pure transaction, qu’il n’échappe pas à la logique de territoire, qu’il fonctionne lui aussi sur des topos : des mots qui ont un périmètre d’emploi ; une langue qui l’incarne ; des problèmes et des expériences qui restent toujours situés. Or si la communication suppose une topologie, on peut en dresser la carte, lui donner un centre et des frontières, en distinguer des parties qui s’opposent mécaniquement, autrement dit l’analyser de façon dialectique. Sans parler du fait que, comme nous allons l’aborder à présent, dans toute situation de communication, la production-réception du langage est polarisée parce que le langage est toujours social, et donc soumis à des rapports de force.

II. Pragmatisme américain ou pragmatisme tout court ?

14Voyons à présent comment Tsurumi gère la tension qui existe entre le pragmatisme entendu historiquement, comme émanation de la culture anglo-saxonne et américaine en particulier, et le pragmatisme entendu théoriquement, comme mode de pensée universalisable. Dans le contexte de l’occupation du Japon par les forces alliées (1945-1952), il s’agit bien entendu d’une question éthique fondamentale qui possède des implications politiques directes.

15Tsurumi était, comme on l’a dit, anglophone et diplômé de Harvard ; son père avait de surcroît joué avant la guerre un rôle actif dans l’Institut des Relations sur le Pacifique (IPR) et connaissait beaucoup de monde aux États-Unis ; il n’est donc pas surprenant que les services du gouvernement militaire de MacArthur (plus loin SCAP) l’aient approché au cours de l’Occupation pour voir comment ils pouvaient travailler avec lui. Il existe ainsi de nombreuses traces d’échanges avec des officiers et universitaires américains, jusque tard dans les années 1950. Pourtant, quand il évoque après-coup ses liens avec eux, le philosophe japonais met surtout en avant sa défiance à leur égard : « Je n’ai pas voulu collaborer. J’ai simplement eu avec eux des conversations privées, car je savais qu’il y avait parmi les forces d’occupation des jeunes gens brillants qui étaient venus avec beaucoup d’idéaux en tête. […] J’ai refusé toutes leurs demandes de collaboration », explique-t-il ainsi à Oguma Eiji en 2004 (Tsurumi et al. 2004 : 137-138).

16Cette image d’un Tsurumi Shunsuke inflexible, préférant sa liberté aux sirènes de l’Amérique, s’est enracinée dans les années 1960 quand il est devenu l’une des figures de l’opposition à la guerre au Vietnam. Toutefois, quand on se concentre sur la période qui nous occupe, les choses paraissent moins nettes. Commençons par les éléments qui étayent l’idée d’un rejet de la collaboration, d’une « lutte contre l’Amérique » (Amerika to no tatakai アメリカとの戦い), ainsi qu’il le revendique (Tsurumi et al. 2004 : 136). Le premier témoignage de résistance avancé par Tsurumi concerne les demandes qui lui auraient été faites par la Civil Information and Education section (CIE) du SCAP de promouvoir la romanisation de l’écriture du japonais, demandes auxquelles il n’aurait pas donné suite (Tsurumi et al. 2004 : 138). Si Tsurumi a bien échangé au sujet de la simplification du japonais avec Robert K. Hall (1912-1981) et Abraham M. Halpern (1914-1985), les deux officiers successivement en charge de la politique linguistique au sein de la CIE, les comptes rendus américains de ces discussions ne font état d’aucune sollicitation de cet ordre (CIE Conference Reports 1947, 1948, 1948b). Il s’en dégage par contre le sentiment d’une grande convergence de vues sur la limitation des sinogrammes et la diffusion des concepts occidentaux :

Le groupe de M. Tsurumi, note Halpern, a pour objectif de développer une terminologie pour les sciences sociales qui soit, autant que possible, compréhensible à l’oral. […] Ce groupe prévoit de se concentrer sur les termes scientifiques nés en Occident depuis que les contacts ont été coupés. […] M. Tsurumi regrette vivement que l’emploi dans l’enseignement d’une méthode fondée sur la discussion orale soit impossible tant que le vocabulaire actuel, qui est compréhensible uniquement visuellement, continue d’être en usage (CIE Conference Reports 1948).

17On observera par ailleurs que Tsurumi avait lui-même émis l’idée de la romanisation du japonais et que, s’il n’est pas allé jusqu’à écrire en caractères latins, il a fait le choix dans sa revue d’un alignement horizontal des textes (yokogaki 横書き), ce qui était clairement en phase avec la standardisation voulue par les Américains.

  • 6 Tsurumi a séjourné au Mexique en 1972, puis au Canada, en 1979-1980, à l’invitation de l’université (...)
  • 7 Cette demande de visa aurait été bloquée par le consulat des États-Unis à Kobe en raison de la sign (...)

18Le second signe de résistance tient au fait qu’il n’est jamais retourné aux États-Unis6. Compte tenu de son parcours, il s’agit d’un acte fort qui témoigne d’un souci d’indépendance. Mais une part de frustration explique aussi sa position. En effet, lorsqu’en 1951 il reçoit pour la première fois une invitation à se rendre aux États-Unis, en l’occurrence à l’université de Stanford, il l’accepte bien volontiers avant d’entreprendre toutes les démarches administratives, et c’est le rejet de sa demande de visa par le consulat des États-Unis de Kobe qui bloque son départ7. Bien qu’il ait repoussé par la suite les autres invitations qui lui ont été transmises, son inclinaison première le portait à retourner aux États-Unis.

  • 8 Herbert Passin, responsable de la Public Opinion and Sociological Research Unit (puis Division) au (...)
  • 9 John Goheen, spécialiste de Thomas d’Aquin et de la philosophie antique, a été l’une des chevilles (...)

19Voyons à présent les nombreux éléments qui parlent d’une coopération avec les Américains. D’abord les liens humains. Tsurumi a régulièrement rencontré des militaires et des agents civils travaillant au sein du SCAP. Il mentionne Hall et Halpern, mais, comme on le voit à travers les archives du SCAP et de la fondation Rockefeller, il faut au minimum ajouter Herbert Passin (1916-2003), Theodore Cohen (1918-1983) et Thomas Blakemore (1915-1994)8. De 1946 au début des années 1950, Tsurumi est manifestement considéré comme un « contact » par les services d’information et de renseignement américains. Il est vu avec un peu de méfiance en raison de ses liens avec des intellectuels communistes (à commencer par sa sœur), mais le jugement porté sur lui reste positif : il est « du bon côté » (in the clear) (Fahs 1951 : 96). Tsurumi a également des échanges avec des universitaires de passage dans l’Archipel : Philip Selznick (1919-2010), sociologue connu pour sa théorie des organisations qui séjourne quelques mois au Japon comme analyste pour l’armée avant de retourner aux États-Unis en 1946 ; Edwin Reischauer (1910-1990) qu’il connaissait du temps de ses études à Harvard et qu’il revoit à Kyoto en 1948 ; ou encore le philosophe John Goheen (1904-1994) qu’il rencontre en 1950 à propos d’un possible séjour à Stanford et avec lequel il reste en contact pendant toute la décennie9. Enfin, il y a les entretiens avec Charles B. Fahs (1908-1980), politiste et japonologue qui dirige le département des Humanités de la fondation Rockefeller.

  • 10 Kuraishi Takeshirō 倉石武四郎 (1897-1975), spécialiste de la langue chinoise contemporaine, il prépare à (...)

20La première rencontre entre les deux hommes date du 3 mai 1950. Fahs rapporte à cette occasion que Tsurumi lui « a recommandé le professeur Kuraishi de l’université de Tokyo pour son travail sur la langue contemporaine chinoise, y compris la question de la romanisation », ainsi qu’Umesao Tadao 梅棹忠夫 (1920-2010) « qui a des idées passionnantes et mène des recherches expérimentales sur l’écologie humaine » (Fahs 1950 : 50)10. Ils se revoient en février 1951, à l’occasion d’une réunion sur un projet de recherche sur le langage pour laquelle Tsurumi « est monté depuis Kyoto » (Fahs 1951 : 96). Puis, de nouveau, en 1952, ils ont des discussions approfondies, non seulement sur les activités de l’Institut pour une Science de la pensée, mais sur la sémantique et les orientations récentes du monde philosophique japonais (Fahs 1952 : 45-47). À cette occasion, Tsurumi formule une nouvelle fois des recommandations, en l’occurrence en faveur de Takeda Hiromichi 武田弘道 (1919-1984), pionnier de la philosophie analytique, et Tada Michitarō 多田道太郎 (1924-2007) qu’il présente comme « le seul au Japon travaillant sur une “esthétique positive” » (Fahs 1952 ; 47).

21L’impression laissée par Tsurumi sur le directeur de programme américain est extrêmement favorable. Parmi tous les Japonais que Fahs a rencontrés, c’est l’un de ceux au sujet desquels il s’exprime de la façon la plus élogieuse. Le présentant comme un disciple de Charles Morris (Fahs 1950 : 50, 54 ; Fahs 1952 : 45), il écrit : « Il est difficile de ne pas avoir le sentiment que Tsurumi est brillant, sincère, et qu’il représente un courant nouveau dont la philosophie japonaise a le plus grand besoin » (Fahs 1952 : 47). Ou encore, à une autre occasion : « Il est celui qui connaît le mieux l’École d’Oxford et tente le plus d’utiliser des méthodes analytiques avec un langage quotidien » (Fahs 1957 : 48). Il ressort sans ambiguïté du journal de Fahs que Tsurumi était ouvert à la rencontre avec les officiels américains, qu’il a sollicité des fonds pour son groupe et sa revue, qu’il était prêt à collaborer à des projets de recherche, qu’il donnait des noms de personnes à suivre et, éventuellement, à inviter et, plus généralement, qu’il était soucieux de donner une bonne image. On a vu des opposants plus farouches.

22La convergence se prolonge du côté des idées et des valeurs. Les trois principaux acteurs de la politique de « réorientation de la pensée japonaise » menée par les États-Unis au Japon après 1945 (Government Section 1949 : 38), à savoir la CIE, les fondations privées (Rockefeller, puis Ford, principalement) et les grandes universités américaines possédaient une vision en partie commune des réformes nécessaires dans le domaine philosophique : remplacer l’idéalisme et le marxisme par des approches méthodiques et « éprouvées scientifiquement », à commencer par le pragmatisme, la philosophie analytique et la philosophie comparée des religions. S’ils ont échoué à éliminer l’idéalisme allemand, le marxisme, la phénoménologie et tout ce qui correspondait à leurs yeux à des embrasements de l’imagination, le volet promotionnel de leur entreprise a rencontré un succès incontestable : entre 1945 et 1960, on peut recenser une cinquantaine d’ouvrages en japonais dédié au pragmatisme en général et à ses grandes figures, à commencer par Dewey dont quasiment toute l’œuvre a été traduite, voire retraduite au cours de cette période.

  • 11 Voir les numéros d’ETC. A Review of General Semantics, vol. 7, n° 2, hiver 1950 – vol. 11, n° 4, ét (...)

23Tsurumi Shunsuke fut l’un des principaux acteurs de ce mouvement. Dans les années qui suivent la fin de la guerre, il écrit des articles sur Charles Peirce, William James, George H. Mead, George Santayana, mais aussi sur les origines du pragmatisme, sa place au sein de la philosophie, ses développements au Japon, autant d’essais qu’il compile et reprend sous forme de livres : La philosophie américaine : comment comprendre et développer le pragmatisme ? en 1950 ; Le pragmatisme, en 1955 ; Que pouvons-nous apprendre de la pensée américaine ? en 1958 ; ou encore Introduction au pragmatisme, en 1959. Il participe également, comme on l’a dit, à un recueil sur Dewey en 1952 et co-dirige une volumineuse Histoire de la pensée américaine en 1950-1951 (Tsuru et al. 1950-1951). En dehors du Japon, il apparaît entre 1950 et 1954 comme le correspondant asiatique de la revue de sémantique générale ETC. A Review of General Semantics, fondée à Chicago en 1943 sous l’impulsion d’Alfred Korzybski (1879-1950) et dirigée par Samuel Ichiye Hayakawa (1906-1992)11. Bien qu’il ait su conserver un esprit critique, Tsurumi apparaît comme l’un des principaux passeurs du pragmatisme américain dans l’Archipel, dont il contribue à faire connaître les grands noms et dont il épouse les postulats sur le faillibilisme – l’erreur comme ce qui donne son sens à la vérité –, la nécessité de penser expérimentalement, l’importance de la coordination des intellectuels et des agents sociaux.

24Le rapport de Tsurumi à l’Amérique est donc ambigu. D’une part, on observe chez lui des formes de résistance à l’Occupation, à l’anglais, au caractère impérialiste des États-Unis ; de l’autre, il a maintenu au cours de cette période des liens privilégiés avec tout un ensemble d’interlocuteurs et joué un rôle important dans la diffusion de l’histoire intellectuelle américaine au Japon. Ce positionnement contradictoire s’exprime du reste régulièrement au sein de ses textes. Dans un article de 1950 sur la radio, il critique ainsi frontalement un système médiatique américain qui « fait tout pour attraper les hommes dans les mailles de ses filets », qui exerce sur le peuple une pression pire que jadis les Bourbons et les Romanovs (Tsurumi 1999 : 132). Mais un peu plus loin, il fait l’éloge de l’ouverture et de la tolérance de certains auteurs qui perpétuent la « bonne tradition de l’Amérique » (Tsurumi 1999 : 135). À la violence du capitalisme étendant partout son empire, s’opposent des citoyens éduqués qui parviennent à rédimer l’histoire. Comme il le résume dans un texte signé en nom collectif :

Être avalés sans rien dire à l’intérieur de la pensée américaine ne nous paraît pas la bonne voie. Mais encore faut-il avoir conscience que, pour lui opposer une résistance, il faut la connaître. (Shisō no kagaku kenkyūkai 1952 : 3)

25Avec du recul, il est évident que ces tensions dépassent le cas de Tsurumi et parlent des difficultés inhérentes à un usage décentré de la pensée pragmatique. Comment résoudre le problème topologique qui veut que le pragmatisme suppose des solutions locales, mais que, dans le même temps, en raison du soutien que lui apportent alors les autorités américaines, il ait du mal à se déprendre de ses origines ? À première vue, un mode de pensée qui cherche à résoudre des problèmes circonscrits en faisant appel à des méthodes et à l’expérimentation paraît bien adapté à un monde en réseau, pluriel et changeant, démocratique et respectueux des différences. Mais, dans les faits, le pragmatisme a autant de mal que le cosmopolitisme kantien et le marxisme soviétique à faire oublier d’où il vient. Que ce soit sur le plan linguistique, historique ou géographique, le caractère situé des hommes, des maisons d’édition, des institutions universitaires qui le portent rabat constamment la généralité du mode de pensée qu’il promeut sur les intérêts particuliers qui l’incarnent. Car, contrairement à ce que dit la maxime, l’idiot n’est pas si bête qui regarde le doigt plutôt que la lune.

III. La valeur de la marge

26Après avoir examiné la production conceptuelle de Tsurumi, puis étudié sa relation à l’Amérique, il nous faut aborder la question de l’art qui, parce qu’elle montre comment il concevait la question de la pratique, permet de tirer des leçons d’ordre général sur le rapport du pragmatisme à l’espace. La réflexion de Tsurumi sur l’art et les médias, telle qu’elle se déploie dans son œuvre entre 1946 et 1960, est traversée par deux forces concurrentes. La première est de nature oppositionnelle. On l’a vu, il y a chez le philosophe une méfiance à l’égard des mots abstraits. La notion de « beau » (bi 美) n’échappe pas à cette règle, elle est même l’une de celles dont il se défie le plus. Dans son article sur l’utilisation apotropaïque des mots, elle possède une connotation systématiquement péjorative. Elle est associée au caprice (biteki shumi 美的趣味), à la préciosité (biji bibun 美辞美文), à l’arbitraire (biteki riyū 美的理由) ; elle jouxte le magique (engi no yoi 縁起のよい) et le confus (uyamuya 有耶無耶 ; wakaranaku nari 分らなくなり) (Tsurumi 1946 : 16, 20-21). Idem lorsqu’il parle du « maniérisme » (mannerizumu マンネリズム) des musiques patriotiques ou des mots d’ordre du pouvoir qui « ont un éclat trop intense » (kōbō ga amari kyōretsu de 光芒が余り強烈で) pour signifier quoi que ce soit de rationnel (Tsurumi 1946 : 23). Chaque fois qu’il utilise des termes ou des expressions qui relèvent du champ esthétique, c’est pour dénoncer des significations fantaisistes, obscures ou trompeuses. Dans le même ordre d’idées, il n’écrit quasiment rien à cette époque sur les « beaux-arts » (bijutsu 美術) ni sur la « science du beau » (bigaku 美学), autrement dit l’esthétique en japonais.

27Ce rejet des valeurs esthétiques est le pendant de sa critique pragmatique du concept. Elle reflète l’influence de Charles Morris qui, au moment même où Tsurumi suivait ses cours à Harvard, dessinait les contours d’une sémiotique de l’art réduisant la production artistique à des fonctions, des signes et des codes (Morris 1939). Cette méfiance à l’égard des « œuvres » va s’estomper avec le temps, mais jamais complètement disparaître. Toutefois, Tsurumi n’était pas en position de développer une théorie générale quand il s’agissait pour lui et ses proches d’utiliser les apports de la pensée américaine pour mettre à distance l’idéalisme mortifère des années de guerre. Il l’exprime bien lorsqu’il dit que la question qui doit être posée à la méthode pragmatique n’est pas de l’ordre de la vérification scientifique, mais de la mise en œuvre pratique : « L’objectif, c’est à quoi est-ce que celle-ci peut nous servir, une fois appliquée à la réalité du Japon, qui est celle qui nous entoure » (Shisō no kagaku kenkyūkai 1952 : 4). S’il convient de regarder le réel, une réflexion sur ce que fabriquent les hommes devient indispensable. Sa réflexion sur l’« art marginal » est l’une des réponses à ce questionnement.

28Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, Tsurumi était, comme on l’a vu, sceptique face à l’optimisme communicationnel de Dewey. Mais, comme il le reconnaît, sa position a évolué au cours des années 1950 (Satō 2022 : 107-108). Sa lecture de L’Art comme expérience de Dewey, traduit en japonais en 1952, y a certainement contribué. Cet ouvrage essentiel, qui transforme l’art en un questionnement démocratique sur le faire – faire surgir, faire avec, faire pour – ouvre sur une critique de « l’Art » entendu comme ce qui figure dans les musées et possède « une aura faite d’un mélange de crainte respectueuse et d’irréalité » (Dewey 1934 : 6). Aux œuvres de création reconnues, « qui paraissent exsangues au commun des mortels », Dewey oppose le « cinéma, la musique jazz, la bande dessinée » et toutes les formes d’art populaires qu’il propose de réévaluer pour mieux les orienter dans une direction positive pour les individus et la société tout entière (Dewey 1934 : 5-6).

29Par bien des aspects, Tsurumi a suivi le chemin tracé par Dewey. Il a d’abord écrit sur les comics américains (1949), la radio (1950), le cinéma (1952), puis les manzai (1952), les karuta カルタ (1953), l’ikebana 生け花 (1953), le rakugo 落語 (1958), avant de s’intéresser dans les années 1960 au manga, genre dans lequel il voit une forme de synthèse des arts industriels et des traditions populaires. Le nom donné par Tsurumi à cette théorie de la communication artistique, dont l’essor tout azimut des mangas apparaîtra après-coup comme la validation, sont les « arts marginaux » ou genkai geijutsu.

  • 12 « Les manières d’être sont idiosyncrasiques, uniques, enfouies dans la contingence des choses. Elle (...)
  • 13 Cet article comme ceux portant sur la radio et les arts populaires sont repris en 1967 dans un livr (...)
  • 14 Sur la question, abondamment discutée, des liens entre l’expérience esthétique en général et l’expé (...)

30L’expression genkai geijutsu apparaît chez Tsurumi dans un débat intitulé « La culture et la sensibilité des masses » (« Bunka to taishū no kokoro » 文化と大衆のこころ) auquel il participe fin 1955. Il la réutilise en 1958 dans un article où il en propose une première définition12. Ce n’est toutefois qu’en 1960 dans « Le développement des arts » qu’il en assied la conceptualisation13. Dans ses tréfonds, dit-il en reprenant Dewey et, plus encore, Morris, l’art est un signe qui parle d’une « expérience directe de la valeur » (chokusetsu kachiteki keiken 直接価値的経験), au sens où « l’expérience possède intrinsèquement de la valeur » (sore jishin ni oite kachi no aru keiken それ自身において価値のある経験). Sous cet angle, l’art est présent dans toute activité humaine, à commencer par l’alimentation (Tsurumi 1999 : 10)14. Toutefois, poursuit-il, l’art est généralement perçu comme une expérience infiniment plus solennelle et restreinte. Il s’est donc opéré un divorce entre deux conceptions de l’esthétique, l’une renvoyant au quotidien, l’autre à l’exceptionnel. De plus, une troisième catégorie a émergé au cours du temps, et particulièrement depuis le xixe siècle, qui imite l’art entendu comme activité supérieure. Il s’agit des « arts de masse » (taishū geijutsu 大衆芸術) qui ont une dimension industrielle et sont destinés au peuple (Tsurumi 1999 : 14). L’expérience directe de la valeur a donc non seulement disparu pour les élites, qui ne ressentent d’émotion esthétique que dans des situations codifiées, mais également pour le peuple qui, par le biais de l’industrie du cinéma de divertissement, se voit imposer le même rapport contraint à la valeur et « se retrouve à avoir du mal à participer à l’“art” » (Terada 2016 : 65). De là, découle la nécessité de revitaliser tout ce qui, dans l’esthétique, échappe à ces deux catégories centrales. L’art marginal est le nom donné par Tsurumi aux actions, formes et objets qui, situés à la lisière de ce qui relève ordinairement du jugement esthétique, continuent de véhiculer une expérience directe de la valeur. Il poursuit :

L’art marginal s’est perpétué depuis les fresques d’Altamira il y a cinq mille ans jusqu’à nos jours quasiment sans qu’il connaisse de progression. Il est la part primitive qui demeure encore en vie dans la civilisation du xxe siècle. La division entre les beaux-arts et les arts de masse qui a connu une accélération brutale à l’aube du xxe siècle avec l’essor de l’ère de la communication semble avoir attribué un nouveau rôle à l’art marginal en le plaçant dans une situation nouvelle alors qu’il était resté dans un état de stagnation pendant cinq mille ans sans changement ou presque.

Quand on réfléchit à l’évolution des arts, il y a fondamentalement deux façons de considérer l’art marginal. Premièrement, d’un point de vue phylogénétique, on peut penser que l’art a pris naissance dans le jeu, lequel précède largement l’entrée de l’humanité dans l’histoire, et que la première forme d’art apparue sur Terre a été l’art marginal qui avait en lui la force d’engendrer les beaux-arts et les arts de masse.

Deuxièmement, d’un point de vue ontogénétique, la façon dont nous, les humains, abordons l’art aujourd’hui commence également par les différents genres d’art marginal, comme les chapeaux en papier plié, les cerfs-volants, les toupies ou encore les sujets en sucre colorés des magasins de confiseries. (Tsurumi 1999 : 15-16)

  • 15 Parmi les auteurs qui ont marqué sa réflexion sur l’art marginal, Tsurumi cite, dans l’ordre : Anan (...)

31Ce passage possède une forte tonalité rousseauiste. Bien que Tsurumi ne mentionne pas le philosophe genevois parmi les auteurs qui l’ont marqué dans sa réflexion, l’idée d’une créativité primordiale qui se serait transmise à travers l’histoire et qui s’exprimerait en particulier dans le monde du jeu et de l’enfance se rattache à l’auteur de l’Émile15. Or ce rapprochement a des fondements historiques. Kuwabara Takeo 桑原武夫 (1904-1988), avec lequel Tsurumi a longuement travaillé, est l’un des traducteurs du Contrat social en japonais et Tsurumi lui-même a publié en 1951 un « Commentaire sur Rousseau » qui, pour Terada Masaya 寺田征也, « porte en germe son traité sur “L’art marginal” » (Terada 2016 : 69). Vu sous cet angle, l’« art marginal » est par bien des aspects l’équivalent de la « pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss qui publie son livre éponyme la même année où il prononce sa grande conférence sur Rousseau (1962). Signe de cette convergence, Tsurumi reprendra à plusieurs reprises à Lévi-Strauss le terme « bricolage » (burikorāju ブリコラージュ) (Miyagi 2014 : 222-223).

32Ce qui est important dans la perspective qui est la nôtre est que, dans la pensée de Tsurumi, comme chez Rousseau et Lévi-Strauss, quelque chose qui était au cœur de l’activité humaine s’est progressivement retrouvé aux marges de la civilisation, de la culture et de la société. Cette part désormais subsidiaire et dépréciée doit donc être ramenée vers le centre afin de redonner leur sens et leur nécessité aux pratiques établies de l’art et, en particulier, aux arts de masse. Or ce mouvement ne se retrouve pas chez Dewey. Dans L’Art comme expérience, le philosophe américain s’intéresse pourtant lui aussi aux frontières de l’art. Mais ces espaces liminaux sont des espaces à conquérir. Une « révolution », dit-il, s’est produite entre la fin du xviiie siècle et la fin du xixe qui a bouleversé la manière dont est conçue l’activité artistique. Désormais, « l’impulsion à aller au-delà de toutes les limites établies extérieurement est inhérent à la nature même du travail de l’artiste. Il est une caractéristique propre de l’esprit créatif de tendre vers et de saisir toute chose qui l’incite à en extraire la valeur, devenant la matière d’une nouvelle expérience » (Dewey 1934 : 189).

33Leur façon de se représenter spatialement l’activité créatrice est comme inversée. Ce qui s’exprime concrètement dans l’organisation de leurs textes respectifs. Alors que Dewey a choisi de reproduire la Victoire de Samothrace en frontispice de L’Art comme expérience, qu’il part de la tradition classique (le Parthénon, Athènes) pour montrer ensuite l’unité de l’expérience artistique et l’intérêt de formes plastiques minorées, qu’il défend l’idée qu’une nouvelle « philosophie universelle » (catholic philosophy) peut permettre d’« apprécier la sculpture nègre comme la sculpture grecque » (Dewey 1934 : 252), les premières œuvres que mentionne Tsurumi dans « Le développement des arts » sont les chansons à la radio (Tsurumi 1999 : 13). Dewey part d’un noyau déjà constitué dont il essaie de casser la gangue afin de le rendre plus homogène avec le reste des productions humaines. Le mouvement est à la fois rétrospectif et unifiant. Tsurumi compte sur des formes dont le caractère populaire a préservé la nature originelle afin de développer le périmètre d’une expérience immédiate du monde. La logique est à la fois prospective et liminale, il s’agit de reprendre de l’espace au centre, sans pour autant s’y fondre. Dewey réunit la marge et le centre ; Tsurumi déploie la marge au détriment du centre. Les auteurs qu’il met en avant reflètent tous ce positionnement initial : Yanagi Sōetsu 柳宗悦 (1889-1961) et son mouvement des arts populaires (mingei 民藝) ; Yanagita Kunio 柳田國男 (1875-1962) et son travail sur le folklore ; Miyazawa Kenji 宮沢賢治 (1896-1933) et sa poésie pastorale sont trois figures d’intellectuels dont les objets, l’ancrage territorial et même la langue ont quelque chose d’intrinsèquement périphérique, qui sont difficilement récupérables par les autorités nationales et encore moins miscibles dans une histoire mondiale occidentalo-centrée.

34Dans ces ouvrages, Dewey et Tsurumi sont pragmatiques aussi dans le sens où leur pensée se déploie sur la base des circonstances réelles, dans une interaction directe avec le contexte qui était le leur. Le premier tire son livre d’une série de conférences données à l’université de Harvard, là où commencent à se presser les savants du monde entier alors que l’Amérique s’affirme comme la plus grande puissance mondiale. Dans sa façon de choisir ses objets (l’art grec, la peinture de la Renaissance italienne, la peinture française du xixe siècle, la céramique mexicaine, l’art scythe, la sculpture africaine, la peinture rupestre, le jazz, le cinéma, la chanson populaire, etc.), comme dans sa façon d’utiliser les concepts sans les historiciser (l’expérience, l’imagination, etc.), sa pensée se déploie à l’échelle de la planète. Pour reprendre l’une de ses nombreuses métaphores ouvrières, si le philosophe est à l’image du charpentier qui adapte ses outils et ses plans à la réalité du terrain qui lui est assigné, l’espace que Dewey prend en compte dans ses calculs et réflexions est d’une ampleur colossale. La « situation particulière qui lui fait face » tend à se confondre avec celle de l’humanité tout entière (Dewey 1976 : 364). Tsurumi se trouve, lui, dans une position bien différente. Les cercles qu’il anime et dont il fait la promotion occupent une place périphérique dans un pays qui, lui-même, n’occupe plus qu’une place périphérique. L’espace qu’il prend en considération est infiniment plus réduit que celui de Dewey. Si c’était une maison, ce serait une petite baraque en bois avec du linge de corps qui sèche, une poupée en chiffons par terre sur les nattes, un poste de radio rafistolé dans un coin et une photographie du grand-père accrochée sur le linteau. C’est à cette échelle modeste que s’applique son pragmatisme : des territoires marginaux qui, précisément parce que cette position ne leur donne pas accès à l’efficacité, ne peuvent extraire de leur conscience le besoin de dire non.

35Dans un monde hétérogène où cohabitent riches et pauvres, vainqueurs et vaincus, il paraît difficile d’envisager une généralisation du pragmatisme dans sa version américaine. Parce que les situations considérées ne sont pas étanches, personne ne peut traiter les problèmes qu’il rencontre de façon autonome et spécifique. Au contraire, les situations dont se préoccupent les puissants empiètent sur celles auxquelles font face les petits. Les ouvertures de focales étant différentes et les moyens de communication, dissymétriques, le champ d’expérimentation des uns mord sur celui des autres. Le pragmatisme a donc non seulement tendance à aller dans le sens du plus fort, ce que l’on savait déjà, mais il finit de surcroît par polariser les positions, recréant contre son gré un mouvement dialectique. Ou pour le dire en détournant la parabole de Dewey, deux charpentiers à qui auraient été allouées des parcelles qui se chevauchent ne pourront pas réaliser chacun leur projet. Une négociation devra avoir lieu et le mieux armé l’emportera. Il faudrait être une souris pour trouver un coin sur ce terrain et y construire son nid sans que personne ne s’en rende compte. Le souci des situations produit paradoxalement une polarisation du centre et de la marge. C’est aussi cela que Tsurumi semble avoir compris au cours des manifestations de 1960 quand apparaît soudain chez lui le besoin d’établir un rapport de force direct avec les États-Unis.

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Unoda Shōya 宇野田尚哉 (dir.) 2016
« Sākuru no jidai » o yomu : sengo bunka undō kenkyū e no shōtai 「サークルの時代」を読む―戦後文化運動研究への招待 (Relire l’« époque des cercles » : une invitation à l’étude des mouvements culturels d’après-guerre), Tokyo, Kage shobō 影書房.

Yoshimi Shun.ya 吉見俊哉 2012
Amerika no koekata : Kazuko, Shunsuke, Yoshiyuki no teikō to ekkyō アメリカの越え方―和子・俊輔・良行の抵抗と越境 (Dépasser l’Amérique : résistance et transfrontalité chez [Tsurumi] Kazuko, Shunsuke et Yoshiyuki), Tokyo, Kōbundō 弘文堂.

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Notes

1 Issu d’une famille aisée et de complexion fragile, Tsurumi Shunsuke a connu un parcours académique haché : maître de conférences (jokyōju) à l’université de Kyoto de 1949 à 1952, puis à l’université de Technologie de Tokyo (Tōkyō kōgyō daigaku) de 1954 à 1960, il est professeur à l’université Dōshisha de 1961 à 1970.

2 On notera que Tsurumi situe son groupe dans le prolongement de la revue Sekai bunka 世界文化 (Culture du monde), lancée à Kyoto en 1935 autour du philosophe Nakai Masakazu 中井正一 (1900-1951) (Tsurumi et al 2004 : 160).

3 Notons qu’il existe une traduction abrégée de ce texte en anglais (Daniels 1956 : 514-533).

4 Tsurumi relève six facteurs qui accentuent l’usage magique et irréfléchi des mots au Japon : 1) la rémanence du féodalisme qui favorise la soumission aux idées des plus puissants ; 2) la pauvreté qui conduit à la concentration des ressources intellectuelles et permet à un petit nombre de manipuler les esprits ; 3) l’imprégnation des maximes chinoises qui, du fait de leur prestige, font constamment office d’arguments d’autorité ; 4) le système impérial moderne qui est la principale source des slogans inculqués à la population ; 5) les caractères chinois dont les auteurs utilisent par snobisme les formes les plus compliquées, si bien que « ce qu’ils écrivent devient incompréhensible pour les masses » ; 6) enfin, une situation géographique qui condamne les Japonais à se sentir toujours culturellement en retard et, conséquemment, à reprendre sans recul les idées en provenance de l’étranger (Tsurumi 1946 : 20-21).

5 Le premier emploi de l’expression Jūgonen sensō (guerre de Quinze ans) par Tsurumi date de 1956 (Matsunuma 2013 : 40-41).

6 Tsurumi a séjourné au Mexique en 1972, puis au Canada, en 1979-1980, à l’invitation de l’université McGill. Sur place à Montréal, Tsurumi donne un cours en anglais à la base de ses deux livres, An Intellectual History of Wartime Japan, 1931-1945 et A Cultural History of Postwar Japan, 1945-1980 (Tsurumi 1986 ; Tsurumi 1987), qui sont traduits ultérieurement en japonais.

7 Cette demande de visa aurait été bloquée par le consulat des États-Unis à Kobe en raison de la signature par Tsurumi d’une pétition en faveur d’une exposition sur les conséquences de la bombe atomique (Kurokawa 2018 : 236-238). Cet épisode doit encore être confirmé par la production des documents américains afférents.

8 Herbert Passin, responsable de la Public Opinion and Sociological Research Unit (puis Division) au sein de la CIE, SCAP, entre 1947 et 1951. Theodore Cohen, responsable de la Labor Division au sein de la Economic and Scientific Section, SCAP, de 1946 à 1950. Thomas Blakemore, juriste, actif au sein de la Legislation and Justice Division, Legal Section, SCAP, de 1946 à 1949.

9 John Goheen, spécialiste de Thomas d’Aquin et de la philosophie antique, a été l’une des chevilles ouvrières de l’American Studies Seminar, important forum de discussion entre les intellectuels américains et japonais qui s’est tenu à l’université de Tokyo entre 1950 et 1959 et auquel Tsurumi s’est joint à plusieurs reprises. Les archives de Goheen, déposées à l’université de Stanford (Green Library), font état d’un dernier échange avec Tsurumi en 1959.

10 Kuraishi Takeshirō 倉石武四郎 (1897-1975), spécialiste de la langue chinoise contemporaine, il prépare à l’époque un premier livre sur la romanisation du chinois (Iwanami shoten, 1953) ; Umesao Tadao, ethnologue, spécialiste de l’Asie centrale, il était aussi espérantiste et militait alors pour la romanisation du japonais.

11 Voir les numéros d’ETC. A Review of General Semantics, vol. 7, n° 2, hiver 1950 – vol. 11, n° 4, été 1954.

12 « Les manières d’être sont idiosyncrasiques, uniques, enfouies dans la contingence des choses. Elles sont comme ces verres en carton qu’on jette au quotidien après les avoir utilisés une seule fois. Ce genre de phénomènes qui, tout en participant de la vie courante, possède une dimension artistique, je propose de le qualifier d’art marginal : il est nécessaire que toutes les formes d’art actuelles (les beaux-arts, les arts de masse) se renouvellent au contact de l’ensemble des arts marginaux » (Tsurumi 1999 : 257-258).

13 Cet article comme ceux portant sur la radio et les arts populaires sont repris en 1967 dans un livre intitulé Genkai geijutsu-ron 限界芸術論 (L’art marginal, éd. Keisō shobō), dont la réédition par Chikuma shobō en 1999 sert aujourd’hui de référence.

14 Sur la question, abondamment discutée, des liens entre l’expérience esthétique en général et l’expérience artistique en particulier, de Dewey, voir le chapitre « The Act of Expression » dans Art as Experience (Dewey 1934 : 79-81) ; Morris y ajoute une réflexion sur la question de la valeur (Morris 1939 : 131-150 ; Morris 1963 : 109-111).

15 Parmi les auteurs qui ont marqué sa réflexion sur l’art marginal, Tsurumi cite, dans l’ordre : Ananda Coomaraswamy, Charles S. Peirce, William James, George H. Mead, John Dewey, Havelock Ellis, Rabindranath Tagore, Herbert Read, Eric Gill (Tsurumi 1999 : 446).

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Pour citer cet article

Référence papier

Michael Lucken, « Tsurumi Shunsuke et les frontières du pragmatisme, 1945-1960 »Ebisu, 61 | 2024, 271-294.

Référence électronique

Michael Lucken, « Tsurumi Shunsuke et les frontières du pragmatisme, 1945-1960 »Ebisu [En ligne], 61 | 2024, mis en ligne le 25 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebisu/10144 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1313t

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Auteur

Michael Lucken

ミカエル・リュケン

Michael Lucken est professeur au département d’Études japonaises de l’Inalco (Paris). Il a publié, entre autres, Les Japonais et la guerre, 1937-1952 (Fayard, 2013) ; Nakai Masakazu. Naissance de la théorie critique au Japon (Presses du réel, 2016) ; Le Japon grec. Culture et possession (Gallimard, 2019).

ミカエル・リュケンはイナルコ(パリ)日本学科教授。著書に『日本人と戦争 1937-1952年』(Fayard、2013年)、『中井正一 : 日本における批評理論の誕生』(Presses du réel、2016年)、『ギリシア的日本 : 文化と占有』(Gallimard、2019年)などがある。

Michael Lucken is Professor in the Department of Japanese Studies at Inalco (Paris). His publications include Nakai Masakazu. Naissance de la théorie critique au Japon (Presses du réel, 2016); The Japanese and the War, 1937-1952 (Columbia Univ. Press, 2017); Le Japon grec. Culture et possession (Gallimard, 2019).

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