- 1 Chez Kant, il existe une différence entre nature « naturante », assez proche d’un état sauvage duqu (...)
1En comparaison d’autres économies tout aussi avancées, le Japon est un pays dont l’aménagement est particulièrement violent – affirmation qui contraste sans doute en apparence avec la minutie et le soin extrême apportés à la nature « naturée1 » des jardins et de certains paysages fameux. Que l’on pense à l’ampleur du processus de destruction et de reconstruction des espaces urbains, à la quantité d’opérations de bétonnage sur les côtes et dans les montagnes, et même, à une autre échelle, à la torsion que font prendre aux végétaux les paysagistes pour produire des jardins aux formes remarquables. Souvent toutefois, cette violence de l’aménagement est excusée par celle de l’histoire et de la nature : pas de destruction-création permanente des espaces urbains sans les puissants séismes et les non moins intenses destructions de guerre dont Hiroshima et Nagasaki sont les symboles martyres ; pas de mur de béton du Tōhoku sans la magnitude extrême du tremblement de terre et du tsunami du 11 mars 2011 ; pas de bétonnage des montagnes sans les glissements de terrain provoqués par les typhons… les exemples de ce régime de justification fallacieux (comme l’a débusqué Augustin Berque dans son chapitre « Le miroir de la nature ») sont quasi-infinis.
2La violence de l’aménagement est ainsi toujours excusée par celle de la nature et de l’histoire du Japon, et la surimposition de celle-ci à celle-là s’apparente à un déni de violence humaine. L’illusion alors générée est responsable, à mon sens, d’une intense production de doubles au réel : ceux de la surréalité, essentiellement investis par les animismes shintoïstes (par décompensation, sans doute, mais aussi possiblement par sublimation, entre autres), et ceux de l’hyper-réalité, massivement capturés par la culture populaire et, plus récemment, par les médias de masse – dont les mangas. Surréel et hyper-réel ayant leurs propres imaginés, imaginaires et symboles, ils sont alors largement mobilisés dans la critique et la déconstruction du régime de justification de la violence de l’aménagement par celle de l’histoire et de la nature afin de mettre au jour le déni de violence humaine – et donc démasquer les ressorts sociaux et la responsabilité fondamentalement humaine dans cette violence. C’est tout le projet, à mon sens, d’un manga dystopique comme Akira que je propose d’analyser en conclusion du dossier de ce numéro 61 d’Ebisu afin de répondre à l’approche théorique du texte de cadrage général, tout en faisant écho à ce qu’a écrit Delphine Vomscheid dans le texte qui précède celui-ci.
3Contrairement à l’utopie de Thomas More (1516), la dystopie n’est pas un non-lieu bien ordonnancé : c’est au contraire un temps alternatif apocalyptique. Or la dystopie porte une critique opérée par la mise en scène cathartique d’une sorte de futur alternatif où le chaos se fait le miroir grossissant des dysfonctionnements de la société d’origine de production de l’œuvre littéraire. Analyser les dystopies permet donc de faire affleurer la critique sous-jacente de la société dans laquelle l’œuvre est produite à travers le retour réflexif qu’en permet son double fictionnel. D’un point de vue méthodologique, il faut donc bien distinguer la fiction de la critique, le signifiant du signifié, le reflet du miroir de la réalité du reflété, l’imaginé imaginaire de l’imaginé non imaginaire (soit le réel perçu). À cela s’ajoute un troisième plan : ce que la fiction produit pour elle-même, et non plus par rapport au réel dont elle porte la critique (ce qui nécessite de distinguer la fiction de la narration).
4Akira est un manga écrit et illustré par Ōtomo Katsuhiro 大友克洋 et publié aux éditions Kōdansha 講談社 entre 1982 et 1990. Il est également adapté en long métrage d’animation en 1988. Il utilise les codes et les références de la sous-culture des gangs de motards, ou bōsōzoku 暴走族, comme toile de fond à une critique forte de la société japonaise des années 1980 (Standish, 1998). L’action se déroule en 2019. Elle succède à une troisième guerre mondiale déclenchée en 1982 – date de parution du manga – marquée par la destruction nucléaire de Tokyo (Fig. 01) – qui n’est pas sans rappeler, symboliquement, celle, réelle, de Hiroshima et de Nagasaki, comme l’a rappelé Delphine Vomscheid dans le texte précédent. En 2019, la capitale reconstruite du Japon se dénomme Néo-Tokyo, nouvelle entité construite dans la baie de Tokyo qui apparaît alors comme le double dystopique du Tokyo « réel » des années 1980.
Fig. 01. Destruction nucléaire de Tokyo au début de la fiction du manga Akira.
Source : Akira, tome 1, 1982. © Kōdansha.
Tableau 1 : Classification des éléments supportant la critique des processus et des déséquilibres du Tokyo des années 1980 par leur exagération dans le Néo-Tokyo de la dystopie.
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Les effets de structure
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Les processus
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Exagération par le gigantisme (architectural ou urbanistique)
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– La marchandisation des espaces commerciaux (les sakariba 盛り場) = Fig. 04
– La sanctuarisation du lieu d’impact de la bombe nucléaire (référence à Hiroshima)
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– La verticalisation du bâti = Fig. 02
– La concentration spatiale des investissements immobiliers (clusters de tours) = Fig. 03
– L’urbanisation de la Baie de Tokyo = Fig. 05
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Exagération par accentuation des fractures socio-spatiales
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La marginalisation spatiale des groupes indésirables ou de l’informel
La polarisation socio-spatiale de la ville
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Le déclin des shōtengai 商店街 (rues commerçantes) de la ville basse
La paupérisation des couches populaires et l’hyper-concentration des richesses
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Source : l’auteur, 2024.
5Dans le manga, Néo-Tokyo est une mégapole tentaculaire très inégalitaire, scindée entre une ville verticalisée ultra-riche et une ville basse dans un état très avancé de délabrement et d’effondrement de l’ordre social : alors que la forme duale de la ville symbolise son régime d’aménagement autoritaire et inégalitaire, les arrière-plans urbains suggèrent la polarisation économique extrême de la société « néo-tokyoïte ». Si l’on compare les grandes caractéristiques du Néo-Tokyo fictionnel du manga et celles du Tokyo réel des années 1980, on observe de fortes similitudes marquées par une critique qui passe par le même biais dystopique : celui de l’exagération, la plupart du temps sous la forme du gigantisme (surtout architectural ou urbanistique), parfois sous la forme d’une accentuation des dynamiques (comme la polarisation sociale ou la paupérisation), que synthétise le tableau 1 et qu’illustrent les figures 2 à 5.
Fig. 02 : L’irruption de la grande hauteur à Tokyo (Shinjuku, à gauche) et Néo-Tokyo (centre de la ville réservé aux élites, à droite).
On notera le recours à la contre-plongée dans l’animé pour accentuer l’impression d’immensité et d’écrasement.
Source : cliché de l’auteur pris en 2010 à gauche, extrait de l’animé à droite. © TMS Entertainment Co.
Fig. 03 : Les effets clusters de la verticalité aménagée à Tokyo (Shinjuku, à gauche) et Néo-Tokyo (centre de la ville réservée aux élites, à droite).
Source : cliché de l’auteur pris en 2010 à gauche, planche du manga à droite. © Kōdansha.
Fig. 04 : L’hyper-marchandisation des paysages urbains des quartiers commerciaux type sakariba (Shibuya à gauche, Néo-Tokyo à droite).
Source : cliché de l’auteur pris en 2012 à gauche, planche du manga à droite. © Kōdansha.
Fig. 05 : L’urbanisation de la Baie de Tokyo.
Source : Google maps à gauche, capture d’écran faite en 2024, manga à droite. Montage de l’auteur. © Kōdansha.
6Dans la construction de la dystopie de Néo-Tokyo et la critique du Tokyo des années 1980, l’urbain et ses caractéristiques hors normes que sont son hyper-verticalisation et l’urbanisation quasi-complète de la Baie de Tokyo ne sont pas simplement des toiles de fond servant de support à la fiction : ce sont des éléments à part entière de la critique. Par une transformation physique de l’urbanisme et de l’architecture, c’est-à-dire des paysages autant que de la forme de la ville, c’est l’avènement d’un nouveau régime urbain qui est alors suggéré et, au-delà, les mutations des régimes capitalistique (économie) et politique préexistants. Le « néo » de Néo-Tokyo ne renvoie pas seulement à la strate matérielle d’une ville reconstruite après sa destruction atomique (fiction), mais aussi à sa strate immatérielle, c’est-à-dire son fonctionnement et son gouvernement qui relèvent d’un nouveau régime urbain, lui-même issu d’une mutation radicale des logiques de pouvoir, tant politique qu’économique, dont on trouve les fondements dans le Tokyo réel des années 1980 (critique dystopique) : néo-libéralisation et « financiarisation » de l’urbain, qui se traduisent par la verticalisation du bâti. La strate matérielle du Néo-Tokyo est alors le signifiant des bouleversements qu’a connu, dans la fiction, le régime de production de l’aménagement, qui en est le signifié, et renvoie lui-même aux bouleversements socio-politiques et économiques dont le régime de production de l’aménagement est issu – le tout se passant dans la fiction comme ce qu’il se passe dans le monde réel, où la strate matérielle révèle elle aussi le régime d’aménagement de Tokyo, qui nous informe sur les transformations socio-politiques et économiques du Japon des années 1980.
7À cet égard, la destruction atomique fictionnelle de 1982 survenue dans le manga est hautement symbolique : elle représenterait le début du gouvernement néolibéral de Nakasone Yasuhiro, le 27 novembre 1982, et ses conséquences sur la transformation radicale des régimes urbains des métropoles japonaises, en particulier de Tokyo, mais pas uniquement. L’adéquation entre la date retenue dans la fiction pour la destruction de Tokyo (1982), le début de la publication de l’œuvre (1982), et l’avènement du gouvernement de Nakasone (1982), qui se situent sur trois ordres différents, est un ressort significatif de la correspondance que l’auteur en fait pour fonder sa critique. La destruction nucléaire revêt alors, dans le manga, une triple symbolique et actualise une triple utilité : l’utilité politique de l’avertissement que l’auteur fait des effets destructeurs des politiques annoncées du gouvernement Nakasone ; l’utilité du point de vue de la fiction du refus que fait l’auteur d’un Tokyo néo-libéral qu’il détruit symboliquement dans l’œuvre ; l’utilité du point de vue de la narration d’une bifurcation liminaire entre le réel et la fiction : en ce sens, la violence est alors l’acte nécessaire à la création du double, la narration ayant besoin de détruire le réel pour pouvoir advenir. La violence est ainsi la condition de genèse du double, qui est lui aussi dédoublé entre la fiction par laquelle est signifiée la critique et la narration par laquelle est mise en récit la fiction. La bombe nucléaire est par conséquent autant le symbole d’une violence nécessaire à la création diégétique du double qu’est la fiction, que celui de la critique du réel que ce double véhicule.
- 2 Ernst Bloch la définit comme la conscience utopique qui cherche à donner au dépassement du monde ré (...)
8Telle qu’énoncée jusqu’ici, la critique dystopique mise au jour dans le manga Akira ne saurait se suffire d’une simple reproduction, déformée dans la fiction, du rapport entre imaginé, imaginaire et symbolique observable dans le Japon réel. Il lui manque un plan intermédiaire : celui qu’Ernst Bloch appelle les « utopies concrètes », qui elles aussi reproduisent, ou dédoublent, l’imaginé, l’imaginaire et le symbolique du réel, mais dans un rapport à ce même réel bien différent des utopies originaires. Ernst Bloch définit ce qu’il appelle une utopie concrète dans Das Prinzip Hoffnung (1954, traduit en français sous le titre de Le principe espérance, 1976). Si le terme est oxymorique, il s’oppose au principe de l’utopie généralement admis dont la critique stigmatise l’irréalisme foncier (impossibilité de réalisation dans le monde réel) et le fort potentiel totalitaire. Pour Ernst Bloch, l’utopie se veut l’aboutissement d’un basculement dans l’imaginaire entendu comme antithèse d’un réel saturé, sans horizon, n’offrant aucune ouverture ou potentiel de bifurcation ni même de transformation. En un mot, l’utopie intervient lorsque le réel devient concrètement et matériellement indépassable. Or, refusant cette passivité et ce fatalisme, Ernst Bloch pose l’utopie concrète comme « conscience anticipante2 » inscrite dans la matérialité et la potentialité du monde réel. Son imaginaire n’est pas chimérique, mais peut être réalisé : si l’utopie se présente comme une fuite dans l’imaginaire, l’utopie concrète incorpore un véritable projet de transformation matérielle de l’existant qui trouve dans le réel les conditions et les possibilités d’un accomplissement effectif.
- 3 Broca ajoute : « La philosophie blochienne offre donc une possibilité de dépassement du reproche d’ (...)
- 4 Il est particulièrement intéressant de voir que Tange Kenzō intervient dans presque toutes les caté (...)
9Ainsi, l’utopie concrète se définit comme « un processus ancré dans la texture même d’un monde en devenir, et cherchant à réaliser les tendances particulières dont il est porteur3 » (Broca 2012 : 14). Or, le Japon moderne est un grand producteur d’utopies concrètes, que les arts et la littérature reprennent dans leurs propres productions – et leurs propres doubles du Japon réel et de sa critique. Une partie de la construction dystopique du manga Akira repose ainsi sur une série d’utopies concrètes célèbres formalisées au Japon et partiellement réalisées et dont rendent compte dans leur texte respectif Corinne Tiry-Ono et Delphine Vomscheid. On en retient ici quatre : le projet non réalisé de Jeux olympiques de Tokyo 1940 partiellement repris dans celui des Jeux de 1964 ; le projet réalisé de reconstruction par Tange Kenzō du centre de Hiroshima après sa destruction atomique (Fig. 06) ; le projet non réalisé par Tange Kenzō4 d’urbanisation de la Baie de Tokyo, qui a toutefois connu une forme d’urbanisation plus tardive (Fig. 07) ; et enfin, le projet non réalisé par Mitsubishi Jisho de verticalisation extrême du quartier de Marunouchi, appelé alors « projet Manhattan », qui a été partiellement réalisé dans la verticalisation du quartier dans les années 2000 et 2010 (Fig. 08). Le fait que la plupart de ces utopies concrètes nippones soient associées de près ou de loin à des épisodes d’intense violence est particulièrement significatif des liens particuliers entre aménagement et violence au Japon – la violence ultime étant le bombardement atomique de Hiroshima.
Fig. 06. Site sanctuarisé de l’explosion de la bombe nucléaire à Hiroshima.
Cliché de l’auteur pris le 1er septembre 2023.
Fig. 07. Carte de l’urbanisation de la baie de Tokyo par Tange Kenzō produite en 1960.
Source : Kawasumi Akio, 1960.
Fig. 08. Esquisse du plan Manhattan de Marunouchi.
Source : Plan de réaménagement de Marunouchi (Marunouchi saikaihatsu keikaku 丸の内再開発計画), Mitsubishi Jisho, 1988.
10Le tableau 2 synthétise cinq grandes caractéristiques communes au Tokyo réel des années 1980, aux utopies concrètes japonaises des années 1930 à 1980, au Tokyo de la dystopie du manga Akira et au Tokyo réel des années 2010 (période justement considérée dans la fiction d’Akira pour parler des années 1980). Ces cinq caractéristiques sont la verticalisation du tissu urbain, l’urbanisation de la Baie de Tokyo, la surconcentration du capital dans les centres et sous-centres métropolitains, l’événementiel olympique et la destruction nucléaire.
Tableau 2 : Les fils directeurs et les relations entre utopies concrètes japonaises, réalisations urbaines à Tokyo et fiction dystopique dans le manga Akira.
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La dystopie
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L’utopie concrète
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La réalité du Tokyo des années 1980 (production d’Akira)
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La réalité du Tokyo des années 2010 (époque de la fiction)
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La verticalisation
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Gigantisme des tours et effet cluster de la verticalité
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Projet Manhattan de Mitsubishi Jisho en 1988 à Marunouchi
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Aménagement verticalisé de Shinjuku dans les années 1970-1980
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Renaissance urbaine et verticalisation du centre de Tokyo
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Urbanisation de la Baie de Tokyo
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Disparition de la Baie sous les aménagements urbains (comblement quasi-total)
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Projet moderne de Tange Kenzō en 1964 d’urbanisation partielle de la Baie reprenant les idées du mouvement métaboliste
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Lancement de l’aménagement de terre-pleins dans la Baie, mais sur-dimensionnement du projet
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Urbanisation de la Baie par opportunité puis par effet olympique : multiplication des tours résidentielles
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Centralité et sur-concentration des richesses
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Ville haute verticalisée où se concentrent les élites dirigeantes de Néo-Tokyo
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Le paradigme émergent de la ville globale
Aménagement de Shinjuku dans les années 1970-1980
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Le plan pour un Tokyo polycentrique du gouvernement métropolitain en 1986 avec ses six sous-centres et son vice-centre
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Le zonage spécial de la renaissance urbaine ciblant les centralités de Tokyo
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L’olympisme
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Tokyo 2020 et l’aménagement du site où la bombe nucléaire avait explosé en 1982
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Tokyo 1940 et son projet non réalisé en raison de la guerre
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Tokyo 1964 et ses aménagements modernistes.
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L’aménagement des Jeux olympiques et paralympiques de 2020
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La destruction nucléaire
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Destruction de Tokyo en 1982
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Plan de reconstruction de Hiroshima par Tange Kenzō
Amibe urbaine et ordre caché par Ashihara en 1986
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Destruction de Hiroshima en 1945
Destruction de Tokyo par une intense spéculation foncière dans les années 1980
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Les effets d’aubaine des politiques d’encouragement du capital post-Fukushima à Tokyo : attribution des JO et renforcement de la politique de renaissance urbaine
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Source : l’auteur.
- 5 Mitsubishi Jisho est la plus grande et la plus prestigieuse entreprise immobilière du Japon. Elle p (...)
- 6 Soit un rapport de 1 à 2 000 entre la surface du foncier et la surface de plancher construite. Pour (...)
11Si on ne peut pas ici analyser l’ensemble de ces cinq catégories, arrêtons-nous sur deux d’entre elles : la verticalisation du bâti et la reconstruction de Hiroshima. Concernant la première, les années 1980, qui sont celles de production de l’œuvre Akira, constituent une première période de construction à grande échelle de tours de grande hauteur. La rupture symbolique, technique, psychologique de la grande hauteur explique sa place centrale dans la critique dystopique du manga. Elle a donné lieu à de nombreux plans d’aménagement parfois concurrentiels entre eux, dont le plus emblématique est certainement celui dit « Manhattan » formalisé par Mitsubishi Jisho5 en 1986. Ce dernier avait pour objectif de construire à Marunouchi une soixantaine de tours de plus de 200 mètres de haut, avec un coefficient d’occupation du sol (COS) de 2 0006 (Shima et al. 2007). Il poursuivait deux buts affichés : concurrencer l’offre de bureaux dans les autres quartiers centraux issus du polycentrisme naissant des années 1980 ; répondre à la saturation de l’offre du quartier central des affaires de Tokyo (le quartier Ōtemachi-Marunouchi-Yūrakuchō), en raison d’une absence de lots disponibles, tous les terrains ayant été aménagés lors de la phase de modernisation des années 1960‑1970.
12Néanmoins, ce plan avait un objectif non formulé mais premier dans l’ordre des priorités de Mitsubishi Jisho : il devait saturer le marché de l’immobilier de bureau en surfaces nouvelles de qualité pour tuer dans l’œuf le projet qu’avait le Gouvernement Métropolitain de Tokyo d’aménager un sous-centre sur le front de mer, à Odaiba, sur les terre-pleins bâtis dans la baie. En ce sens, la référence à Manhattan est double : au niveau urbanistique, elle fait référence au paradigme new-yorkais de la verticalité concentrée en clusters ; au niveau géopolitique, elle fait référence au programme de recherche nucléaire étasunien ayant conduit à la destruction de Hiroshima et Nagasaki. En ce sens, le plan Manhattan de Mitsubishi Jisho visait à détruire de façon agressive le plan du Gouvernement Métropolitain dans une guerre immobilière larvée pour le contrôle des actifs de bureau de la ville, alors en cours de globalisation, qu’est le Tokyo des années 1980. C’est là une partie du symbole prémonitoire de la destruction nucléaire du Tokyo dystopique de 1982 que confirme le plan Manhattan de Mitsubishi Jisho : dit autrement, une approche capitalistique de l’urbain ne peut que conduire à faire de la métropole le théâtre violent et cruel d’un affrontement entre grands groupes capitalistiques qui sont prêts à utiliser l’aménagement de l’espace comme une arme pour détruire l’espace des concurrents dans un rapport qui mêle la conception marxiste du capital, schumpétérienne de la concurrence (destruction créatrice) et machiavélienne du pouvoir. Dans cette critique, on peut noter que les symboliques utilisées dans la dystopie relèvent d’un assemblage post-moderne de symboliques prises des utopies concrètes qui sont elles-mêmes des assemblages de symboliques puisées dans l’expérience et la connaissance du réel. La mise en abyme d’assemblage de symboliques semble ici sans fin. Quelle en aura été l’influence sur la matérialité du réel ?
13Concernant la reconstruction de Hiroshima, plusieurs éléments de réel se trouvent mobilisés, repris et mélangés dans le manga. Dans le Japon réel, les autorités publiques ont longtemps débattu de la façon de reconstruire la ville à la suite de son bombardement atomique. Il est finalement fait le choix de sanctuariser en un parc mémoriel la partie centrale de la ville, où a explosé la bombe. Cette décision rappelle l’idée d’un « centre vide » que Barthes voyait dans le centre de Tokyo, occupé par le palais impérial dans un rapport à la ville à la fois sanctuarisé et très peu dense en aménagement bâti. L’idée du centre vide est toutefois ici investie d’une tout autre symbolique, qui renvoie au deuil à la suite du bombardement atomique pour dire l’horreur ‒ l’absence de bâtiment traduisant dans le champ de l’aménagement l’absence de mot ou, dans le cas du manga, l’absence d’image. La superposition des deux imaginaires symboliques de la charge du « vide » est alors reprise dans le manga pour faire, au sein du Néo-Tokyo de 2019, de l’emplacement d’explosion de la bombe nucléaire de 1982 un centre vide, une zone non-aedificandi, et la raison du déplacement de la ville sur la baie. La proposition d’y construire le site olympique de Néo-Tokyo 2020 revêt alors un sens politique critique très particulier : celui du non-respect du passé par les logiques d’aménagement capitalistiques, ou la destruction cyclique du capital par lui-même.
14Afin d’établir les ressorts de la critique par Akira du Tokyo des années 1980, se limiter aux caractéristiques du Néo-Tokyo fictionnel n’est pas suffisant : il convient également d’y incorporer l’analyse des utopies concrètes formalisées au Japon dans les périodes antérieures au manga, dont l’aménagement du Tokyo des années 1980 et l’imaginaire du Néo-Tokyo du manga de 1982 se nourrissent. Dans Akira, la charge critique du manga n’est ainsi pas portée par le double dystopique ni l’écart entre l’imaginé, l’imaginaire et le symbolique du réel et ceux de la fiction. Elle est plutôt le résultat d’un assemblage de symboles utopiques eux-mêmes déjà assemblages de symboles pris du réel, c’est-à-dire l’inscription dans l’imaginé, l’imaginaire et le symbolique des potentiels du réel saisis par une conscience anticipante que le manga récupère d’utopies concrètes ayant réellement existé – qui elles-mêmes se nourrissaient de dynamiques et de potentialités identifiées dans le Japon réel lui-même. Autrement dit, la charge critique est le produit d’un dédoublement au carré, d’une mise en abyme du double au réel. Or, c’est justement cette tendance à la mise en abyme du double qui justifie à la fois le dossier thématique de ce numéro 61 d’Ebisu et le pluriel de son titre.