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L’étrangeté gothique de l’inanimé dans la fiction de Martin Amis

The Inanimate in Martin Amis’ fiction
Luc Verrier

Résumés

Cet article tente d’établir la manière dont le concept freudien de l’inquiétante étrangeté, qui survient lorsque l’inanimé pousse trop loin sa ressemblance avec le vivant, sous-tend la veine gothique de la fiction de Martin Amis, tonalité jusqu’à présent négligée par la critique. En soulignant comment l’étrangéification de l’inanimé repose sur des procédés de zoomorphisation et d’anthropomorphisation, on montrera la manière dont l’inanimé amisien, en accédant au statut de sujet malveillant et irascible, dramatise la sujétion et la réification ontologique de l’homo faber, désormais étranger au monde qu’il a créé. La subjectification de l’inanimé, qui se traduit de surcroît par la récurrence de l’hypallage et de ce que la linguistique appelle des anomalies textuelles, fait la part belle à la terreur, à la privation de liberté, à la liminalité et au paradoxe, ce qui lui permet au bout du compte de s’inscrire dans la dynamique sublime qui fédère l’œuvre de Martin Amis.

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Texte intégral

  • 1 James Diedrick, Understanding Martin Amis, Columbia : U of South Carolina P, 2004, 57.
  • 2 Sur ce point, voir Diedrick 2004, 61 ou Jean-Michel Ganteau, « Du postmodernisme au romantisme : à (...)
  • 3 Ces deux célèbres passages de Biographia Literaria sont cités et commentés par Diedrick 2004, 61.
  • 4 « To contemporaries, however, it was usually a different feature of Gothic fiction which appeared t (...)

1Selon le critique américain James Diedrick, Other People, publié en 1981 par Martin Amis, dramatise l’inquiétante étrangeté du monde familier : « One of Amis’s achievements [...] consists in making the familiar hauntingly strange1 ». L’impression troublante qui se dégage d’un roman consacré à la manière dont une jeune fille amnésique réapprend à vivre déstabilise l’horizon d’attente d’un lecteur ainsi contraint de redécouvrir le monde phénoménal dans toute sa singularité. D’un point de vue générique, la critique a jusqu’à présent considéré que les artifices narratifs dont use Amis dans ce roman s’inscrivent dans une esthétique (néo)romantique2 car contempler le monde d’un œil neuf évoque l’éloge que fait Coleridge de la manière dont Wordsworth, dans Lyrical Ballads, tente d’ôter au monde la pellicule familière qui empêche d’en percevoir la beauté. Si l’on ne peut nier l’indéniable jubilation langagière et esthétique que promeut Martin Amis par la défamiliarisation inhérente à un romantisme apollinien qui confond étrangeté et beauté, il est toutefois loisible de se demander si une telle appréciation critique ne tend pas à minimiser le caractère angoissant d’un pacte de lecture fondé sur le spectacle forcé d’un monde perpétuellement renouvelé. Coleridge lui-même n’indique-t-il pas que l’entreprise littéraire de Wordsworth génère une impression qui ne diffère guère du sentiment auquel donne naissance le surnaturel : « to excite a feeling analogous to the supernatural3 » ? Apparaissent dès lors les connexions naturelles qui relient la défamiliarisation à un romantisme plus angoissé dont la tonalité sombre, voire millénariste, n’est pas sans rappeler la manière dont l’effet gothique fonctionne en s’appuyant grandement, comme le rappelle David Punter dans The Literature of Terror : The Gothic Tradition, sur la mise en place de phénomènes surnaturels4.

  • 5 Maurice Lévy, « FAQ : What Is Gothic ? », Les Vestiges du gothique, Anglophonia 15 (2004) : 33.

2Afin d’explorer plus avant la tonalité gothique qu’engendre chez Martin Amis l’étrangéification de la réalité extérieure, on se concentrera sur l’apparence et le comportement insolites de l’inanimé en convoquant moins le surnaturel que l’inquiétante étrangeté freudienne car cette dernière constitue, aux dires de Maurice Lévy, la caractéristique dominante du gothique contemporain : « [Gothic] has become an all-pervading metaphor for all that is disquieting, disturbing uncanny. All that is unheimlich5 ».

  • 6 Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté » (1919), L’Inquiétante étrangeté et autres essais, tradui (...)
  • 7 Outre l’animation des objets, Freud passe en revue divers procédés tels que « le double » (Freud 23 (...)

3Reste à rappeler brièvement ce qu’entend Freud par le terme allemand de « Unheimlich ». Dans son essai « Das Unheimliche » publié en 1919, le psychanalyste fonde sa réflexion sur une exploration exhaustive des différentes nuances de sens exprimées par le vocable heimlich, l’amenant à conclure que « parmi ses multiples nuances de signification, le petit mot heimlich en présente également une où il coïncide avec son contraire unheimlich. Ce qui est heimlich devient alors unheimlich6 ». Du point de vue sémantique, heimlich fonctionne comme un hyperonyme ambivalent appartenant « à deux ensembles de représentation qui, sans être opposés, n’en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé » (Freud 221). Après ces constatations lexicales, Freud dissèque les causes de l’inquiétante étrangeté et pose notamment que l’angoisse s’éveille en l’homme lorsque « l’inanimé pousse trop loin sa ressemblance avec le vivant » (Freud 2347). C’est cette trop grande ressemblance, en tant qu’elle suscite l’angoisse et l’épouvante, qui se situe au cœur de l’analyse suivante. On s’attachera plus précisément à établir comment ce rapprochement et cette fusion de l’inanimé avec l’animé reposent sur des procédés contre nature de zoomorphisation et d’anthropomorphisation ainsi que sur de récurrentes anomalies langagières.

  • 8 Amis, Martin, Time’s Arrow (1991), Harmondsworth : Penguin, 1992. Voici la liste chronologique des (...)
  • 9 Recoupant la figure de rhétorique que la langue anglaise dénomme « anthimeria », le procédé de « re (...)
  • 10 David Lodge, The Art of Fiction, Harmondsworth : Penguin, 1992, 58.

4Dans la fiction de Martin Amis, le monde inanimé, par le biais particulièrement des engins mécaniques, ne laisse pas de surprendre tant il estompe la frontière avec le vivant en revêtant un aspect zoomorphe peu amène. Time’s Arrow par exemple décline le paradigme de l’animalisation du mécanique : « like a eugenic cross between swordfish and stingray, the helicopter twirls upward from the ocean and crouches grimly on the deck of the aircraft-carrier, ready to fight8 ». Le devenir-animal de l’hélicoptère se distingue par sa violence latente et par sa férocité étymologique (« swordfish », « stingray »), deux phénomènes qui mettent en relief la nocuité intrinsèque du monde en apparence familier des objets. La dangerosité des engins à moteur est accentuée par le camion des éboueurs doués de propensions carnassières pour le moins saisissantes : « the monstrous jaws, the industrial violence, of the garbage truck » (Amis 1991, 20). Le lecteur perçoit sans peine un écho interne aux écrits de Martin Amis étant donné que ce roman, dans une sorte d’auto-citation, recycle la métaphore de la manducation que convoque dès 1978 Success pour dépeindre l’entrée potentiellement cannibale du métro londonien : « the jaws of the Underground » (Amis 1978, 154). L’ensauvagement du monde mécanique confond encore plus nettement le lecteur dans Money puisque l’incipit de ce roman met à l’honneur la bestialisation d’une voiture en devenir-requin : « a low-slung Tomahawk came sharking out of lane » (Amis 1984, 1). Dans la jungle occidentale, l’agressivité intrinsèque d’une automobile en maraude est communiquée par le nom guerrier de la marque (« Tomahawk ») et par la recatégorisation syntaxique9 portant sur « sharking » dans la mesure où « shark », en dépit de l’usage strictement nominal de ce substantif, est utilisé comme un gérondif, forme qui comporte des caractéristiques à la fois verbales et nominales. Par l’effet accumulatif découlant de ces échos au sein du canon amisien, le lecteur ne peut disconvenir de la conclusion à laquelle arrive le narrateur autodiégétique de la nouvelle « Bujak and the Strong Force or God’s Dice », extraite de Einstein’s Monsters : « Cars are terrible things [...]. Cars are cruel creatures, vicious bastards, pitiless and inexorable, with only this one idea, this A-to-B idea » (Amis 1987, 43). Ressortissant au martèlement indiqué par l’anaphore et la symploque, ce verdict qui prête aux voitures des intentions malévoles redonne toute sa force étymologique à l’épithète « terrible ». Le texte dessille les yeux d’un lecteur invité à redécouvrir l’inquiétante étrangeté des villes, ce qui avalise l’intuition de David Lodge : « Martin Amis is a late exponent of the Dickensian tradition of urban gothic10 ».

  • 11 Lazare Bitoun, « Avec Amis au pays des ‘branchés’ », Quinzaine littéraire 489 (1 juillet 1987) : 10 (...)

5La jungle contemporaine, peuplée de prédateurs métalliques qui se distinguent par une déconcertante hybridité ontologique, se fait d’autant plus préoccupante que The Rachel Papers apparie le mécanique au diabolique (« demonically mechanical cars » [Amis 1973, 73]) alors que Success dépeint Londres comme un pandémonium animal : « [I] walked down the yapping hell of Queensway » (Amis 1978, 154). Par le truchement des objets mécaniques, le texte franchit le seuil qui sépare le monde humain du territoire étrange et étranger, de la terra incognita que représente l’enfer. S’inscrivant dans l’esthétique de l’effet dont se réclame Martin Amis lui-même (« un romancier est à la recherche d’effets11 »), cette démarche défamiliarise le monde pour mieux amener l’homme à comprendre sa vulnérabilité dans une prise de conscience douloureuse qui constitue le cœur même de la dynamique gothique.

  • 12 L’on emprunte cette expression à Frédéric Regard dans son analyse de Wide Sargasso Sea intitulée «  (...)
  • 13 « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ». Alph (...)
  • 14 Philippe Lacoue-Labarthe, « La vérité sublime », Du sublime, ed. Jean-Luc Nancy, Paris : Belin, 198 (...)
  • 15 Il s’agit de l’expression qu’utilise Gilles Deleuze lorsqu’il discute d’Ariane et de Thésée vus par (...)
  • 16 Voir à ce sujet Jean-Marie Klinkenberg, « Rhétorique de l’argumentation et rhétorique des figures » (...)
  • 17 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Année zéro. Visagéité », Capitalisme et schizophrénie 2. Mille (...)

6En outre, les objets bousculent ouvertement les conventions réalistes en acquérant des attributs réservés aux seuls êtres humains. Traditionnellement appréhendée comme l’apanage de l’homme, l’émotion affecte pourtant les voitures zoomorphes : « I jogged through the furnace of the carpark, where the Tomahawks and Boomerangs all took it in the face, hating the heat, hating the hate » (Amis 1984, 348). La haine qu’éprouvent les automobiles semble infinie, voire tautologique, comme le met en relief l’homéoptote final frôlant la paronomase. Amplifiant la bizarrerie d’objets remarquables par la co-présence troublante de traits inanimés et animés, le gothique de Martin Amis recourt à la prosopopée, technique rhétorique qui se prête particulièrement à la dualité du Unheimlich freudien car elle « a pour effet de dire tout à la fois la présence et l’absence12 ». Ainsi, la prosopopée traduit l’existence paradoxale de choses qui possèdent la faculté d’exprimer leur irritation par le langage minimal du juron : « incensed cabs cussed and sulked » (Amis 1984, 44). Outre l’étonnante hypallage, le texte étonne en convoquant les procès « cuss » et « sulk » qui supposent un sujet animé, de préférence animé humain. L’irascibilité des voitures est plus encore accusée par la grossièreté et le ton comminatoire de leur langage : « Cars and cabs swore loudly at each other, looking for trouble, ready to fight, to confront » (Amis 1984, 9). A l’apostrophe lamartinienne « Objets inanimés, avez-vous donc une âme13 ? », le gothique amisien répond par l’affirmative, précisant à la différence du poète français que cette âme, « bien entendu, littéralement, ce qui anime14 », n’est rien moins qu’atrabilaire. Outre l’hostilité des feux tricolores dans The Information (« the anger of their red » [Amis 1995, 36]), une telle impression d’animosité inexplicable est illustrée par la genèse furibonde de la moto conduite par l’un des jeunes gens en colère de Dead Babies : « Andy’s motorbike snarled into life » (Amis 1975, 45). Le schéma dit résultatif de cette proposition met en relief l’origine du miracle cauchemardesque d’où jaillit la vie des choses mécaniques. Le pneuma irascible animant les objets accentue encore la veine troublante du gothique amisien placé sous l’emprise de « l’âme réactive15 » des objets. Si le rire pour Bergson se fonde principalement sur l’automatisation de l’humain, le gothique amisien repose en grande partie sur la notion russe d’ostranenie qui, si elle est traduite en général par « défamiliarisation », peut également être rendue en français par le terme de « désautomatisation16 ». C’est sur cette désautomisation étrange du monde mécanique, univers par définition automatisé, que se fondent les rémanences gothiques qui traversent l’œuvre amisienne. La vie de l’inanimé devient plus effarante encore lorsque les objets acquièrent un visage et des yeux, prothèse anthropomorphe qui les autorise à dévisager l’humain. Dans Success par exemple, Terry vit sous l’œil réprobateur de sa corbeille à papier (« my wastepaper-basket, which still glowers rankly at me from the corner of my room, still looking for trouble, still wanting a fight » [Amis 1978, 53]), code visuel belliqueux qui préfigure le véhicule hostile dépeint dans London Fields : « [it] seems to shimmer to attention every time I walk past it and lour at me reproachfully on my return » (Amis 1989, 99). Ce processus de « visagéification17 » des objets, pour reprendre un terme forgé par Gilles Deleuze et Félix Guattari, refait surface dans Money lorsque John est confronté à l’effroyable regard des fenêtres dont la multiplicité infinie connote la surveillance et l’encagement, tant par la figure mythologique d’Argus que par le panopticon de Foucault : « All the million windows of New York glared down at me » (Amis 1984, 348). S’il permet aux poètes romantiques de redécouvrir le monde avec l’innocence d’un enfant, le procédé de l’œil neuf fait ici le lit du gothique en permettant aux objets, dans une sorte de révolution copernicienne, de contempler d’un air menaçant les êtres humains. Il est jusqu’aux objets les plus inoffensifs en apparence qui se font intimidants, à l’instar de l’œil torve qui humanise les jouets de Marmaduke, regard dont les ramifications mythologiques et folkloriques soulignent la curieuse nocuité : « The ceiling of Marmaduke’s nursery swarmed with strange shadows, Medusa heads, beckoning goblins... » (LF 219). Recyclant la matrice diégétique du conte d’Hoffmann « L’homme au sable » dans lequel Freud rappelle que l’étrangeté des choses survient lorsqu’une poupée s’anime (Freud 225), l’humanisation déroutante des jouets suggère, dans le sillage de Méduse, la pétrification de l’humain. En plus de défamiliariser l’univers urbain, le texte propose au lecteur une expérience déconcertante du familier dans laquelle l’angoisse se loge au cœur même des objets domestiques : en d’autres termes, le Heimlich se fait littéralement Unheimlich.

  • 18 Michel Morel, « Time’s Arrow ou le récit palindrome », Jeux d’écriture : le roman britannique conte (...)
  • 19 Jean Baudrillard, L’Autre par lui-même, Paris : Galilée, 1987, 69.

7L’étrangéification des objets fait en outre irruption dans la langue par la récurrence de ce que l’on pourrait qualifier d’anomalies langagières, telle l’hypallage. En effet, le corpus amisien comprend diverses occurrences inattendues de l’épithète « brutal », comme c’est le cas dans Success par exemple : « the brutal lift doors cracked shut » (Amis 1978, 168). A la sensation d’enfermement mis à l’honneur par cet exemple fait écho le sentiment tout aussi funeste que communiquent dans Time’s Arrow les ciseaux de Tod, médecin-bourreau chantre de la cause nazie : « a brutal pair of kitchen scissors » (Amis 1991, 17). Jusque dans les écrits récents, le gothique amisien instrumentalise l’hypallage, comme en témoigne « The Janitor on Mars », nouvelle publiée pour la première fois en 1997 : « the lights came on with brutal unanimity » (Amis 1998, 139). Aussi le lecteur se voit-il contraint de littéraliser la barbarie étymologique de certaines épithètes. C’est le cas dans « Denton’s Death » qui, aux antipodes de la rêverie romantique, dépeint les visions oniriques du héros éponyme d’une manière si violente qu’elles semblent attenter concrètement à l’intégrité du personnage : « wounding dreams », « hurtful dreams » (Amis 1998, 27 et 28). Ainsi la conclusion que tire le narrateur de Time’s Arrow, dont le regard s’apparente pour Michel Morel à celui d’un « nouveau Candide18 », sert de commentaire métatextuel sur l’étrangeté de l’inanimé : « Everything is familiar but not at all reassuring. Far from it » (Amis 1991, 15). Le caractère unheimlich d’un inanimé mi-humain dans un texte qui hésite entre deux catégories ontologiques en théorie résolument discrètes montre que l’angoisse gothique survient chez Amis lorsque le lecteur est confronté à la possibilité d’un univers qui ne serait plus anthropocentrique. Pour le dire avec Jean Baudrillard, le gothique amisien pose que « [l]e désir du sujet n’est plus au centre du monde, c’est le destin de l’objet19 ».

8Les objets creusent encore plus profond le sillon gothique en usant de la dynamique gothique de la persécution. C’est le cas notamment dans « Bujak and the Strong Force or God’s Dice », lorsque le narrateur autodiégétique confie que les objets le harcèlent : « Now I have to say that I am already on very bad terms with the inanimate world. Even when making a cup of coffee or changing a lightbulb (or a fuse !), I think — what is it with objects ? Why are they so aggressive ? What’s their beef with me ? Objects and I, we can’t go on like this. We must work out a compromise, a freeze, before one of us does something rash. I’ve got to meet with their people and hammer out a deal » (Amis 1987, 29).

  • 20 Maurice Lévy le note, The Monk de Lewis est entièrement fondé sur le pacte faustien. Maurice Lévy, (...)
  • 21 Catherine Bernard, « London Fields de Martin Amis : la mimésis revisitée », Études britanniques con (...)

9Par le biais de la construction « have got to » qui traduit le signe d’une contrainte s’imposant au sujet, les réflexions de Sam montrent qu’un « ordre des choses » régit à présent l’humain. La locution verbale « hammer out » évoque enfin l’éventualité de l’acte gothique par excellence pour Maurice Lévy : le pacte faustien20. Or, Sam n’est en réalité que l’épigone de Gregory dans la mesure où ce dernier conclut aussi à l’inquiétante étrangeté des objets qui brouillent notamment la dialectique du visible et de l’invisible chère à Merleau-Ponty : « Familiar objects now writhe with their own furtive being (I think they do things behind my back) » (Amis 1978, 170). L’agitation agressive des choses prononce sur le mode dysphorique l’exclusion de l’humain ostracisé par des objets auquel il a pourtant donné naissance. Par la technique du sablier, le sublime gothique amisien dramatise l’aliénation totale de l’homo faber confronté « à un monde étrangement familier, farouchement proche, aliéné à lui-même et aliénant21 ».

  • 22 L’expression est reprise de Max Duperray : « Horace Walpole’s architectural nightmare ». Max Duperr (...)

10De claustrale, l’inquiétante étrangeté des objets se fait spectrale. En effet, l’attitude hostile de l’appartement londonien qu’occupe Samson dans London Fields met en branle une dynamique de la terreur domestique qui se situe dans le droit fil du cauchemar architectural imaginé par Horace Walpole22 :

Most of Mark Asprey’s apartment likes me. But some of it hates me. The lightbulbs hate me. They pop out every fifteen minutes. I fetch and carry. The mirrors hate me.
The bits of Mark Asprey’s apartment that hate me most are the pipes. They groan and scream at me. Sometimes at night. (Amis 1989, 81)

  • 23 Voir à ce propos Marc Amfreville, « Alienation in ‘Gothic’ American Fiction », Les Vestiges du goth (...)

11L’animation hostile de l’appartement reprend le motif gothique de la maison hantée dirigée par les objets devenus tout-puissants. Dans la même veine, les miroirs de la maison confrontent la narrateur de London Fields à un alter idem pourtant étrange : « twenty-two hours later I opened my eyes again and was greeted by an unwelcome and distressing sight. Myself, on the ceiling. There’s a mirror on the headboard too, and one on the facing wall. It’s a chamber of mirrors, a hell of mirrors... » (Amis 1989, 14). En détournant par un miroir hétéromorphe le mythe de Narcisse afin de souligner la quiddité abjecte de l’être humain, le texte dramatise l’aliénation qui constitue l’une des préoccupations fondamentales du gothique dans son entièreté et du gothique américain en particulier23. Une telle correspondance trahit la filiation américaine de la fiction écrite par Martin Amis.

12L’indépendance, voire l’insolence, des objets stupéfie d’autant plus qu’elle fait pièce à la liberté humaine, comme c’est le cas dans The Information : « Because Richard’s relationship with the physical world of objects, always very poor, had deteriorated sharply. Christ, the dumb insolence of inanimate objects ! He could never understand what was in it for inanimate objects, behaving as they did. What was in it for the doorknob that hooked your jacket pocket as you passed ? What was in it for the jacket pocket ? » (I 122)

  • 24 Il s’agit d’une expression utilisée par Louis Marin dans l’analyse qu’il propose du tableau de Nico (...)
  • 25 Sur le pont intertextuel qu’établit Other People avec l’explicit de Huis Clos, voir Diedrick 2004, (...)

13Dans le sillage du bouton de porte antagoniste, la malveillance des choses atteint un paroxysme langagier lorsque les noms abstraits acquièrent subitement une agentivité propre leur permettant de lutter contre l’humain. Dans « The Coincidence of the Arts », les objets instrumentalisent le bruit pour mettre les humains sous le boisseau : « Pharsin’s monosyllable was quite canceled by city stridor » (Amis 1998, 84). Bien que « city stridor » ne soit d’un point de vue syntaxique que le second argument du prédicat « cancel », le rapport de force entre le verbe d’origine humaine et le vacarme urbain penche, sur le plan sémantique, en faveur de « city stridor », complément d’agent de cet énoncé à la voix passive. Pour reprendre la formulation du linguiste Lucien Tesnière, « city stridor » occupe dans cet énoncé passif la place syntaxique de « contre-sujet » (Dubois 124), terminologie qui a le mérite d’éclairer les relations agonistiques opposant l’humain à une « cité totalitaire24 » dans laquelle l’enfer provient moins des autres que des choses25.

  • 26 Si l’on en croit notamment André Joly : « I have observed [...] that in English, as in Indo- Europe (...)

14Cette même nouvelle recèle une aberration langagière plus frappante encore dans la mesure où un nom abstrait violente un être humain : « Pharsin’s voice had Rodney by the lapels » (Amis 1998, 109). Le texte prend soin de dénier toute agentivité aux deux personnages. Outre Rodney qui se voit réduit au statut d’objet et de vulgaire pantin, Pharsin ne fait pas, malgré les apparences, office de repère énonciatif : c’est « voice », le noyau du groupe nominal sujet, qui remplit cette fonction. Le texte consacre donc le pouvoir autonome de cette voix qui, animée du Wille zur Macht nietzschéen, se dissocie de son origine humaine et collette Rodney de sa propre initiative. Rompant avec le fonctionnement habituel de la langue26 et avec Freud qui fonde l’inquiétante étrangeté sur la toute-puissance des pensées humaines, l’autonomie syntaxique et sémantique des noms concrets ou abstraits ainsi que leur subjectivation traduit l’objectification de l’homme et sa sujétion au monde qui l’entoure, le langage y compris. Le gothique amisien utilise l’altérité radicale et troublante des choses pour diagnostiquer la déliquescence, voire l’effondrement, de la subjectivité humaine contemporaine, inversion du rapport de force qui illustre l’analyse baudrillardienne du sentiment de désorientation éprouvé de nos jours par l’être humain : « Il semble que partout le sujet ait perdu, en même temps que son gyroscope et ses référentiels, le contrôle des choses et soit affronté, là où il escomptait leur continuité, à une réversion de ses pouvoirs » (75).

  • 27 Malgré les affinités indéniables que présente Frankenstein avec le romantisme, le texte de Mary She (...)
  • 28 La prédominance de la peur constitue pour les exégètes l’un des traits définitoires du genre : « Go (...)

15Point extrême de l’agentivité des objets, les choses possèdent un pouvoir de vie et de mort sur l’humain. Dans une inversion qui rappelle la rébellion de la créature immortalisée par Mary Shelley dans Frankenstein27, une machine non identifiée, et douée à ce titre d’une valeur emblématique, exécute Denton, protagoniste éponyme d’une nouvelle écrite dès 1976. En effet, malgré la présence en arrière-plan de trois bourreaux humains, Denton attend le bon vouloir de l’engin mortifère qui, une fois prêt, fait débuter sur-le-champ la mise à mort : « The soft mouthpiece slithered in over his front teeth — it seemed alive, searching out its own grip with knowing fleshy surfaces. A plunging, nauseous, inside-out suction began to gather within his chest, as if each corpuscle were being marshaled for abrupt and concerted movement » (Amis 1998, 29). Tel un vampire, la machine ne s’anime que pour retirer le souffle de vie dont dépend Denton. L’impression selon laquelle les machines, par un jeu mortifère de permutations, tuent leurs créateurs humains se concrétise dès lors qu’une chose, semblable à la main de la Faucheuse, étreint l’organe vital de Denton : « Something was tickling his heart with thick strong fingers » (Amis 1998, 29). Cette vision de la terreur humanise le sujet de l’énoncé, humanisation qui paradoxalement met en relief la barbarie de cette chose humaine non identifiée. Le régime de la terreur morbide qu’instituent les choses sur la société promeut l’extermination de l’engeance humaine. Ainsi, dans un paradoxe et un détour saisissants, l’inanimé se fait cruel au point d’en devenir proprement inhumain. Ne reste à l’homme véritable que le sentiment gothique par excellence, la peur, et plus précisément la peur de la mort28.

  • 29 L’inversion des relations de pouvoir représente l’un des procédés canoniques du sublime burkien : « (...)
  • 30 Voir notamment les sections XIX à XXVIII de l’ouvrage de Longin. Longin, Du sublime, traduit du gre (...)

16Au bout du compte, l’inquiétante étrangeté des objets véhicule une tonalité gothique qui frappe de caducité le monde dit normal et invite le lecteur à une expérience esthétique troublante qui relativise et atténue l’effet des aspérités romantiques souvent mises à l’honneur dans les écrits consacrés à la fiction amisienne. Outre ce constat, on émettra pour finir l’hypothèse que le gothique chez Martin Amis emprunte beaucoup à l’esthétique sublime. En effet, lorsque l’étrangeté gothique des choses prive l’homme de liberté et inverse la hiérarchie naturelle entre animé et inanimé, elle entre en résonance avec les thèses burkiennes sur la terreur sublime29. De surcroît, la préférence affichée par l’étrangeté gothique amisienne pour la prosopopée, l’hypallage, et les anomalies langagières s’inscrit dans le droit fil de la rhétorique de l’inattendu que Longin place au cœur de l’économie sublime30. Enfin, les liens étroits que tisse l’ambivalence propre à l’inquiétante étrangeté avec le paradoxe établissent un pont avec le commentaire de Philippe Lacoue-Labarthe sur Longin : « Longin conclut : “Si ce qui est utile ou même nécessaire à l’homme est à sa portée, en revanche, l’étonnant, pour lui, est toujours, le paradoxe.” To paradoxon : cela, normalement, ne se traduit pas. Je traduirai cependant : das Unheimliche, pensant évidemment à l’usage heideggérien du terme, mais aussi à cette célèbre définition de Schelling : “On appelle unheimlich tout ce qui devrait rester secret, voilé, et qui se manifeste” (Lacoue-Labarthe 145). »

  • 31 Sur les origines sublimes du gothique, voir Fred Botting, Gothic, London : Routledge, 1996, 38-43 o (...)
  • 32 Marc Amfreville relève que le vocable « sublime » est empreint d’une profonde ambiguïté car il « dé (...)

17S’il n’est certes guère novateur de rapprocher gothique et sublime tant les liens qui fédèrent ces deux modes ont depuis longtemps été théorisés31, il convient toutefois de remarquer que le gothique sublime proposé par la fiction de Martin Amis privilégie l’entre-deux, l’hybridité et l’hésitation ontologique au point qu’il semble emprunter moins à l’étymologie grecque du sublime dénotant l’élévation (« hypsos ») qu’à l’origine latine exprimant la liminalité (« sub-limine32 »). En adaptant le verdict de Jean Baudrillard pour qui « [l]e sublime est passé dans le subliminal » (48), il est possible de conclure que le gothique amisien est paradoxalement plus étrange encore du fait de telles rémanences sublimes et sub-liminales, lesquelles agissent comme autant de catalyseurs de la terreur et de la négativité inhérentes au gothique.

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Bibliographie

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Notes

1 James Diedrick, Understanding Martin Amis, Columbia : U of South Carolina P, 2004, 57.

2 Sur ce point, voir Diedrick 2004, 61 ou Jean-Michel Ganteau, « Du postmodernisme au romantisme : à propos de Time’s Arrow de Martin Amis », Etudes britanniques contemporaines 19 (décembre 2000) : 127-46.

3 Ces deux célèbres passages de Biographia Literaria sont cités et commentés par Diedrick 2004, 61.

4 « To contemporaries, however, it was usually a different feature of Gothic fiction which appeared to be the most significant and around which critical controversy raged, namely, the element of the supernatural ». David Punter, The Literature of Terror. The Gothic Tradition, vol. 1, Harlow : Longman, 1996, 10.

5 Maurice Lévy, « FAQ : What Is Gothic ? », Les Vestiges du gothique, Anglophonia 15 (2004) : 33.

6 Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté » (1919), L’Inquiétante étrangeté et autres essais, traduit de l’allemand par Bertrand Féron, Paris : Gallimard, 1985, 221.

7 Outre l’animation des objets, Freud passe en revue divers procédés tels que « le double » (Freud 236), le « retour permanent du même » (Freud 236) surtout en cas de « répétition non intentionnelle » (Freud 240) et enfin « la toute-puissance des pensées » lorsque le désir de l’individu semble perpétuellement coïncider avec ce qui advient dans le monde familier du quotidien (Freud 244). De ces mécanismes, Freud tire la conclusion suivante : l’inquiétante étrangeté correspond au retour du refoulé et a donc partie liée avec l’apparition d’une image qui s’origine dans l’enfance de l’individu ou de la race (Freud 245-63) Les pages qui suivent n’accorderont qu’une place congrue à ce dernier pan de la théorie freudienne. L’on adoptera ainsi l’attitude précautionneuse de Tzvetan Todorov qui, dans son analyse des relations qu’entretient l’inquiétante étrangeté avec le fantastique, ne se prononce pas sur la conclusion à laquelle arrive Freud, précisant laconiquement que « ce serait une hypothèse à vérifier ». Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique (Paris : Seuil, 1970) 52. Partant, le théoricien français choisit dans son anatomie du fantastique de ne pas octroyer à l’hypothèse freudienne une grande importance. C’est une démarche similaire qui est suivie dans cette étude à propos non plus du fantastique mais du gothique : sont largement instrumentalisés les mécanismes de l’inquiétante étrangeté du quotidien tandis que la théorie freudienne concernant le retour du refoulé ne trouve qu’un écho très limité.

8 Amis, Martin, Time’s Arrow (1991), Harmondsworth : Penguin, 1992. Voici la liste chronologique des autres écrits de Martin Amis mentionnés dans cette étude : Amis, Martin, The Rachel Papers (1973), Harmondsworth : Penguin, 1984 ; Dead Babies (1975), Harmondsworth : Penguin, 1990 ; Success (1978), Harmondsworth : Penguin, 1985 ; Other People : A Mystery Story (1981), London : Vintage, 1999 ; Money (1984), Harmondsworth : Penguin, 2000 ; London Fields (1989), London : Vintage, 1999 ; The Information (1995), London : Flamingo, 1996 ; Night Train (1997), London : Vintage, 1998 ; Heavy Water and Other Stories (1998), London : Vintage, 1999.

9 Recoupant la figure de rhétorique que la langue anglaise dénomme « anthimeria », le procédé de « recatégorisation » désigne « tout changement de catégorie affectant un morphème lexical. [...] La recatégorisation peut affecter la catégorie grammaticale (un nom devenant un adjectif [...], ou l’inverse, un adjectif devenant un nom [...] ». Jean Dubois et al., Dictionnaire de linguistique, Paris : Larousse, 1973, 405-406. Il s’agit aussi du phénomène lexicologique que Jean Tournier apelle la « conversion », laquelle correspond au « processus de transfert d’un mot d’une classe de mots dans une autre sans modification de son signifiant. [...]. Lorsque l’on dit que le tranfert s’opère ‘sans modification du signifiant’, cela signifie qu’il s’agit de la forme-zéro du signifiant, c’est-à-dire la forme de référence conventionnelle, qui est le singulier pour le nom [...]. Ensuite une fois le mot transféré dans la nouvelle classe, les désinences qui peuvent s’y ajouter (et qui sont du domaine grammatical et non lexical) n’entrent pas en ligne de compte ». Jean Tournier, Précis de lexicologie anglaise (1987), Paris : Ellipses, 2004, 111. Alors que la conversion est un processus lexicogénique courant, l’on a ici affaire à un néologisme qui surprend le lecteur.

10 David Lodge, The Art of Fiction, Harmondsworth : Penguin, 1992, 58.

11 Lazare Bitoun, « Avec Amis au pays des ‘branchés’ », Quinzaine littéraire 489 (1 juillet 1987) : 10. Dans son analyse de « What Happened to Me on My Holiday », nouvelle rédigée dans un sabir phonétisé mi-anglais, mi-américain, Ronald Shusterman rappelle que l’effet constitue une constante dans la pratique artistique de Martin Amis : « Even someone who knows little about Amis can recognize this as one of his world-upside-down- or-backward strategies—manipulating time and narrative in order to produce some special effect ». Ronald Shusterman, « Hell for the Spell-Checker : The Metaethical Dimension of Incorrect Language », Etudes britanniques contemporaines 24 (juin 2003) : 50-51.

12 L’on emprunte cette expression à Frédéric Regard dans son analyse de Wide Sargasso Sea intitulée « Jean Rhys ou la revenance ». Frédéric Regard, L’écriture féminine en Angleterre, Paris : PUF, 2002, 146.

13 « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ». Alphonse de Lamartine, « Milly, ou la terre natale », Harmonies poétiques et religieuses (1830), Œuvres poétiques complètes, ed. Marius-François Guyard, Paris : Gallimard, 1963, 392.

14 Philippe Lacoue-Labarthe, « La vérité sublime », Du sublime, ed. Jean-Luc Nancy, Paris : Belin, 1988, 98.

15 Il s’agit de l’expression qu’utilise Gilles Deleuze lorsqu’il discute d’Ariane et de Thésée vus par Nietzsche. Gilles Deleuze, « Mystère d’Ariane selon Nietzsche », Critique et clinique, Paris : Minuit, 1993, 129.

16 Voir à ce sujet Jean-Marie Klinkenberg, « Rhétorique de l’argumentation et rhétorique des figures », Figures et conflits rhétoriques, ed. P. Boeyen, Bruxelles : PU de Bruxelles, 1990, 128. Cette dernière possibilité renvoie d’ailleurs à la formulation même de Victor Chklovski selon qui l’une des finalités de la littérature consiste à « désautomatiser » la perception : « deautomatized perception ». Victor Shklovsky, « Art as Technique » (1916), Literary Theory : An Anthology, ed. Julie Rivkin and Michael Ryan, Oxford : Blackwell, 1998, 19.

17 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Année zéro. Visagéité », Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, 205-34.

18 Michel Morel, « Time’s Arrow ou le récit palindrome », Jeux d’écriture : le roman britannique contemporain, ed. Marie-Françoise Cachin et Ann Grieve, Cahiers Charles V 18 (mai 1995) : 51.

19 Jean Baudrillard, L’Autre par lui-même, Paris : Galilée, 1987, 69.

20 Maurice Lévy le note, The Monk de Lewis est entièrement fondé sur le pacte faustien. Maurice Lévy, Le Roman ‘gothique’ anglais, 1764-1824, Paris : Albin Michel, 1995, xii.

21 Catherine Bernard, « London Fields de Martin Amis : la mimésis revisitée », Études britanniques contemporaines 1 (1992) : 15.

22 L’expression est reprise de Max Duperray : « Horace Walpole’s architectural nightmare ». Max Duperray, « “In a Glass Darkly” : Reflections of a Gothic Past », Les Vestiges du gothique, Anglophonia 15 (2004) : 85. David Punter analyse les liens qui unissent gothique littéraire et architecture : « Alongside its taste for ‘ancient’ literature, the late eighteenth century acquired a taste for medieval buildings, and the wealthy even went to the extent of building Gothic ruins, ready-made ; perhaps the most famous example of Gothic building in the period was Horace Walpole’s Strawberry Hill, a Gothic castle in miniature, although much the most impressive was Beckford’s Fonthill, which collapsed under the weight of its own grandiosity » (Punter 7).

23 Voir à ce propos Marc Amfreville, « Alienation in ‘Gothic’ American Fiction », Les Vestiges du gothique, Anglophonia 15 (2004b) : 39-48.

24 Il s’agit d’une expression utilisée par Louis Marin dans l’analyse qu’il propose du tableau de Nicolas Poussin, intitulé Paysage avec Pirame et Thisbé. Louis Marin, « Sur une Tour de Babel dans un tableau de Poussin », Du sublime, ed. Jean-Luc Nancy, Paris : Belin, 1988, 237.

25 Sur le pont intertextuel qu’établit Other People avec l’explicit de Huis Clos, voir Diedrick 2004, 58.

26 Si l’on en croit notamment André Joly : « I have observed [...] that in English, as in Indo- European, the dichotomy between animate and inanimate reflects the opposition power / no power ». André Joly, « Gender », Studies in English Grammar, ed. Thomas Fraser and André Joly, Lille : PU de Lille, 1975, 257.

27 Malgré les affinités indéniables que présente Frankenstein avec le romantisme, le texte de Mary Shelley recycle également nombre de topoi gothiques au point que Max Duperray n’hésite pas à affirmer qu’il s’agit d’un chef d’œuvre du genre gothique jouant de « la multiplicité des points de vue » afin de mettre au premier plan « une inquiétude épistémologique », démarche qui n’est pas sans rappeler l’esthétique amisienne. Voir Max Duperray, « Morphologie du genre », Le Roman noir anglais dit ‘gothique’ (Paris : Ellipses, 2000) 59-61.

28 La prédominance de la peur constitue pour les exégètes l’un des traits définitoires du genre : « Gothic is Fear » (Lévy 2004, 30).

29 L’inversion des relations de pouvoir représente l’un des procédés canoniques du sublime burkien : « I know of nothing sublime which is not some modification of power ». Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful and Other Pre-Revolutionary Writings (1757), ed. David Womersley, Harmondsworth : Penguin, 1998, 107 (part II, sect. V).

30 Voir notamment les sections XIX à XXVIII de l’ouvrage de Longin. Longin, Du sublime, traduit du grec par Jackie Pigeaud, Paris : Rivages, 1991, 89-100.

31 Sur les origines sublimes du gothique, voir Fred Botting, Gothic, London : Routledge, 1996, 38-43 ou David Punter 37-40.

32 Marc Amfreville relève que le vocable « sublime » est empreint d’une profonde ambiguïté car il « désigne ce qui est juste sub-limine : « sous la limite », au seuil de ce qu’il est possible d’atteindre », comme si le terme mettait en avant « une infériorité, voire une impuissance ». Marc Amfreville, « Le sublime ou les ambiguïtés », Revue française d’études américaines 99 (février 2004) : 10.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Luc Verrier, « L’étrangeté gothique de l’inanimé dans la fiction de Martin Amis »Études britanniques contemporaines [En ligne], 32 | 2007, mis en ligne le 17 septembre 2020, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/9538 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.9538

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Auteur

Luc Verrier

Université Paul-Valéry, Montpellier 3

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