1Après The Dark Room qui lui vaut d’être sélectionnée pour le Booker Prize en 2001 et d’être choisie par Granta en 2003 pour sa troisième édition de Best of Young British Novelists, Rachel Seiffert signe avec Field Study son deuxième ouvrage et confirme sa prédilection pour une prose simple et dépouillée. La nouvelle, avec son matériau narratif épuré, lui offre un support idéal pour mener à bien une entreprise dont l’effort consiste très largement à réduire et à éliminer afin de ne conserver qu’une histoire minimale et de se concentrer sur des instants, des gestes, des images. Seiffert trouve un style qui, pour emprunter les mots de Deleuze, « porte le langage à son silence » et devient à sa façon « une langue étrangère dans la langue » (Deleuze, 142) — ce qui ne va pas sans un certain paradoxe si l’on songe à l’aspect lisse, sans aspérité, sans « bégaiement » de son écriture. Le désir de susciter un autre regard, une autre lecture participe d’une recherche constante de l’écart qui fait ressortir les différences, de la distance qui fait surgir l’inconnu, et en cela le lecteur est mis à la même épreuve que les personnages. Les onze nouvelles du recueil sont faites tantôt de rencontres qui mettent face à face des étrangers, tantôt d’événements ou de situations à travers lesquelles les autres, le monde, soi-même révèlent ce qu’ils ont d’étrange ou d’étranger. Ici, les termes sont pour ainsi dire synonymes : l’étrange pourra prendre à l’occasion un tour insolite ou inquiétant ; mais bien plus qu’il n’envahit, ne submerge ou n’angoisse, il traduit un sentiment de distance face à un monde résistant, réfractaire et opaque. Dans la critique du TLS qui paraît à la sortie de Field Study, le style laconique de Seiffert se voit rattaché à une préoccupation principale, « a preoccupation with failed attempts to communicate ». Si l’on peut considérer que le recueil est ponctué de rencontre manquées, il n’est pas certain que le silence qui l’habite puisse être mis au seul compte d’un échec ou d’une incapacité à communiquer. Par ailleurs, il arrive que dans les rencontres sans lendemain et les instants fugitifs où les vies se croisent, il y ait une forme d’échange ou de don — quand bien même celui-ci n’admettrait aucun retour. Le silence pourra s’envisager comme ce qui vient se substituer à la parole superflue, comme ce qui se doit de souligner les écarts, mais comme ce qui peut aussi, le cas échéant, lever les obstacles, éveiller et nourrir le désir d’un autre regard, d’un autre rapport, d’un autre langage. C’est la tension d’une écriture partagée entre la réserve et la recherche intense du contact que je me propose d’examiner ici — écriture qui s’arrête, mais aussi s’attache et s’attarde à la surface des choses.
2Chez Seiffert, l’étranger se situe volontiers de l’autre côté d’une frontière historique scindant l’Europe en deux et continuant de séparer Est et Ouest longtemps après la chute du mur. Seiffert, née à Oxford, est de mère allemande et a vécu à Berlin. Toutefois, dans la plupart des nouvelles l’effacement du contexte est tel que même lorsque quelques indices (comme les noms des personnages) nous permettent d’imaginer un référent, celui-ci se voit gommé au profit d’une altérité à laquelle il n’est pas facile de donner des frontières. La figure de l’étranger qui domine dans le recueil est celle de l’étranger venu de nulle part et qui repart on ne sait où, sans que l’on en sache davantage à son sujet. Dans la nouvelle intitulée « The Crossing », c’est un inconnu (peut-être un ennemi) qui aide une femme et ses enfants à fuir leur pays alors que lui-même revient en arrière et retraverse l’eau glaciale du fleuve sans mot dire. Dans « The Late Spring », c’est un enfant que personne ne reconnaîtra qui surgit à la porte d’un vieillard à l’aube de sa mort. L’inconnu est « the child that had come from nowhere » (128) ; sans identité, n’appartenant à personne, il échappe aussi présent.
3L’enfant constitue incontestablement une figure privilégiée de l’étranger dans Field Study, même lorsqu’il ne va pas jusqu’à se transformer en une présence évanescente, proche du fantastique, comme dans « The Late Spring ». Par lui l’étrange surgit et s’installe au cœur du familier, comme pour cette mère qui n’a jamais pu aimer sa fille et la regarde, impuissante, comme une étrangère : « Kim steps into the hallway, clutching her school bag as if it were proof of something, tell-tale damp of the day in her clothes and hair. Joseph slips upstairs to his bedroom, Kim stays silent, eyes on the wallpaper while Alice asks her where she has been, and why. She watches Kim’s face for a reaction but cannot read anything from her daughter’s expression [...]. Later Alice goes over the scene again [...]. Her daughter smelled of sea and air this afternoon, it filled the corridor. Alice didn’t know what to do, what to say, so she said nothing. An almost eight year old stranger standing in front of her. Mouth open, breath passing audibly over her small, wet teeth » (40-41). L’enfant qui n’a de cesse de fuguer introduit dans l’étroit corridor de la maison un puissant parfum de mer qui en dit long et qui laisse Alice, la mère, sans mots. On parle peu dans les nouvelles de Seiffert, et les adultes se trouvent souvent aussi démunis que les enfants. C’est parfois que l’on n’a pas eu le temps de grandir, que l’on se trouve projeté dans le monde adulte alors que l’on sort tout juste de l’enfance, comme le suggère la description lapidaire du garçon qui est déjà futur père dans « Blue » : « The boy arrives early. He is a young man, really ; older than he looks. Soft down on his upper lip, no bum on his legs » (87). Mais au-delà de ce qui serait simple inaptitude ou difficulté à verbaliser ce que l’on ressent, le silence souligne souvent ce qui ne saurait se dire, ce pour quoi aucun mot n’est adéquat. La mère qui se retrouve face à face dans le couloir avec sa fille ne peut pas plus la réprimander qu’elle ne peut lui parler de cet amour qui n’est jamais venu et qu’elle ne peut désigner que par un « it » indéfini : « Alice always hoped it would come. Read about it in the leaflets she got from the midwives and the library » (34). Si tout le recueil se trouve tendu entre ce qui arrive de nulle part et ce qui ne vient jamais, c’est qu’il s’agit moins de souligner les maladresses ou les défaillances d’êtres fragiles, immatures ou inadaptés que d’installer la division, l’inconnu et l’aléatoire comme préalables avec lesquels chacun doit composer. Si l’étranger trouve ici si facilement sa place au sein de la famille, c’est pour mettre en cause le caractère naturel de l’amour et de la filiation, pour défaire et déplacer les appartenances, pour souligner les limites de toute tentative de domination et d’appropriation.
4Aussi le face à face avec l’étranger ou l’étrange devient-il chez Seiffert une rencontre à faire, même si l’épreuve s’avère parfois douloureuse. Ceci est particulièrement clair dans la nouvelle intitulée « Architect » où l’étrange prend la forme d’une défaillance ou d’un doute qui surgit soudainement puis s’estompe, forçant au passage l’architecte à abandonner sa brillante carrière : incompréhensible, le doute est désigné là encore comme « the doubt that came from nowhere and disappeared again without reason » (107). Dans la dernière phrase de la nouvelle, celui qui a tout perdu ou presque est décrit ainsi : « He is stable and disappointed. No longer an architect » (107). La perte se marque par la transformation des pronoms : celui qui est désigné pendant toute la nouvelle comme « the architect » se voit finalement refuser l’identité que pourrait au moins lui conférer l’article indéfini « an architect », destitution qui se voit entérinée par le titre « Architect ». L’effet étrange produit par l’absence d’article dans le titre pourra finalement être mis au compte d’un processus de dépouillement ou d’amputation qui laisse tout de même un reste : faute d’être un architecte, on peut être architecte tout court (le français permet ici quelque chose que l’anglais ne permet pas « to be architect »), faute d’être, on peut continuer à faire : à la fin de la nouvelle l’architecte qui n’en est plus un a construit une « splendide » petite serre pour son père avec des matériaux de récupération.
5« Architect » se prête à une lecture métatextuelle, la mini-serre qui apparaît à la fin pouvant être vue comme la métaphore d’une mini-nouvelle qui relève le défi de construire une histoire en quelques mots. A travers son écriture étrangement simple et limpide, Seiffert met en œuvre son besoin de débarrasser le récit de tout ce qui serait en trop pour atteindre une forme de transparence qui est néanmoins aussi une forme d’opacité. Le dépouillement dépasse ici les exigences de brièveté et d’efficacité imposées par le genre. Chaque nouvelle se trouve réduite à une suite de brèves séquences qui s’enchaînent le plus souvent de façon rigoureusement linéaire, séparées par des blancs ou des tirets. Chaque paragraphe devient un îlot détaché et invite un autre regard sur le texte, un autre rythme de lecture, fait d’arrêts et de suspens. L’utilisation systématique du présent de narration avec sa valeur de détermination minimale a pour effet d’effacer toute relation à un point de vue ou à un instant particulier et renforce l’impression de détachement produite par l’isolement des paragraphes. Sommaires et scènes, itératifs et singulatifs se trouvent dès lors uniformisés au profit d’un mode de narration qui évacue le temps et ne laisse plus subsister qu’un rythme où se succèdent plus ou moins rapidement des séquences tantôt davantage narratives, tantôt davantage descriptives, mais qui toutes produisent un effet de stase. Pierre Tibi souligne que le narratif et le descriptif « voient leurs démarcations s’estomper dans la nouvelle » (Tibi, 1995a, 57-59) et cela essentiellement en raison d’une économie serrée qui proscrit pauses et digressions et lie fonctionnellement la description à la narration. Chez Seiffert, il faudrait ajouter qu’inversement, la narration toute entière tend vers la description, se décomposant en autant de tableaux qui participent et en même temps résistent à la linéarité du texte. A côté du rôle joué par le présent simple, il convient de souligner l’abondance des participes présents et des phrases nominales qui s’interposent régulièrement comme pour figer davantage le récit : « [Alice] makes sure the washing-up is underway before she heads off out to work again. A reminder of bedtimes and a brisk kiss each on her way to the door. This too is normal, so Kim breathes a little easier, dries the plates slowly that Joseph washes fast. Watches the familiar sight of her mother’s back receding down the garden path. She can close her eyes and see Alice making her way down the hill to the seafront. Keys gripped in her right hand, left holding her collar together against the wind » (30). Systématiquement tendu vers le suspens, le texte qui s’écrit obéit aussi à un processus d’élagage spontané qui fait qu’avant même d’arriver au blanc qui termine le paragraphe, il s’amenuise, laisse partir des bouts de lui-même. Ainsi le sujet disparaît régulièrement en début de phrase : le personnage s’efface pour n’être plus qu’un geste, un regard, une pensée, puis s’éclipse derrière un objet regardé ou une image remémorée.
- 1 Personnage récurrent, l’enfant est aussi utilisé par Seiffert comme focalisateur privilégié. Mais s (...)
6Seiffert souligne l’étrangeté du texte en le mettant en avant comme texte. Mais ce texte se démarque aussi par un effort pour être autre chose que lui-même, pour atteindre à l’impersonnalité de la séquence filmique ou de l’image photographique. A travers la tension qui s’instaure entre la stase et le mouvement, le récit pourrait être comparé à un film qui se figerait sans cesse pour devenir photogramme. Le photogramme, qui, selon Barthes, est bien plus qu’un échantillon, « lève la contrainte du temps filmique » et se donne comme « fragment d’un second texte » : s’impose alors « une mutation de la lecture et de son objet » (Barthes, 1982, 61-62). Ici, les images qui se détachent dans le déroulement appellent le sens et en même temps constituent un point de résistance au sens. Extrêmement brèves et concrètes, les notations visuelles permettent de saisir les choses en un mot et de retrouver la rapidité avec laquelle l’image s’impose au regard ; mais elles permettent aussi de susciter la présence du regard qui bute à la surface des choses et se heurte à leur silence. Lorsqu’il y a focalisation interne sur un personnage, celle-ci sert essentiellement de support à une focalisation externe sur un second personnage : l’observateur qui s’efface devant celui qu’il observe restera pour le lecteur aussi étranger que ce qu’il regarde1. Il faut noter l’importance des bordures et des seuils dans le recueil : rives, littoral mais aussi fenêtres depuis lesquelles le monde peut sembler à la fois proche et lointain. Avec ou sans fenêtre, cependant, l’écriture parvient à créer ce qu’on pourrait appeler un « effet de vitre » en associant la précision et l’acuité des perceptions à un effet de coupure.
- 2 Je pense notamment au poème « Tulips » de Sylvia Plath : « The nurses pass and pass, they are no tr (...)
7Il importe de souligner qu’en dépit du très fort sentiment de distance et de détachement qui s’y exprime, l’écriture de Seiffert n’est pas une écriture du banal. Certes, la menace du vide ou de l’ennui se fait sentir dans certaines nouvelles : on peut penser à « Blue » notamment, où le manque d’argent condamne le personnage principal à un quotidien étriqué et répétitif. Lorsque le récit enchaîne paragraphe après paragraphe les mêmes descriptions ou lorsqu’il ne se limite plus qu’à une suite de brefs sommaires, le style dépouillé de Seiffert pourra paraître plat. Mais sur le fond indifférent du quotidien, il finit toujours par se détacher quelque chose qui accroche le regard, mobilise l’écoute, resserre l’attention. Loin du « réel idiot » dont parle Clément Rosset, le monde de Seiffert se démarque aussi de ce réel qu’aurait déserté l’imaginaire tel que l’évoque Sami-Ali, réel étranger parce que vidé d’affect. L’exemple de « Reach », à la tonalité pourtant fortement mélancolique, est à cet égard parlant. L’enfant qui a manqué d’éveiller l’amour maternel ne semble être suspendue à la vie que par un fil, fuguant sans cesse pour observer le vol des mouettes. La façon dont elle s’abandonne à la contemplation tout comme elle abandonne ensuite docilement son corps malade aux mains des infirmières a des échos très fortement plathiens2. Mais, précisément, tout en s’effaçant devant les choses, l’enfant ne cesse de composer des paysages comme on compose un poème. Retrait et effacement deviennent une façon d’exister autrement, d’investir malgré tout ce que l’on ne saurait s’approprier, de composer avec le vide. Car il ne s’agit pas de combler ou de meubler le vide, mais plutôt de le préserver tout en l’occupant. Même lorsqu’ils sont livrés malgré eux à la solitude et à l’isolement, les personnages semblent partager avec l’architecte de « Architect » et avec Seiffert elle-même « a quiet passion for space » (101). L’espace vide, lieu potentiel de la désaffection mélancolique, est ici recherché et investi. Ainsi, au début de « Blue », Kenny décide-t-il d’occuper son appartement vide avant même de l’avoir meublé : « Kenny hadn’t planned to stay in the flat until he’d done it up, but now he’s here he doesn’t want to leave. He lays his blankets on the floor, takes the curtains off the window and wraps himself up in a warm corner. Streetlights flood the room, the long, bright shape of the window all along one wall. Kenny lies, eyes wide open in his scratchy, cosy curtain nest » (87). Lorsqu’il a meublé ses pièces, Kenny se prend à regretter l’espace vide du début : « Part of him misses the emptiness, the adventure of making do » (89).
8Le vide peut laisser surgir une étrangeté qui n’a rien d’inquiétant, mais qui permet plutôt de redessiner l’espace. C’est ce que l’on voit aussi dans une autre nouvelle, « Tentsmuir Sands », où le paysage tout entier pourra devenir sous le regard d’un enfant une succession de lignes et de bandes : « the white stripes on black tarmac receding » (47) laissent place à « the three stripes of sky, sea and sand » (87) puis aux « bulging stripes of the windbreak » (50) et ainsi de suite. On assiste à un nivellement par lequel tous les éléments du paysage se trouvent mis sur le même plan et les membres de la famille réduits à des points dans l’espace : « They walk on, dune and pine on their left, sea on their right, specks of parents and brothers far behind » (53). L’étrangeté des choses se marque alors par des métamorphoses qui déplacent les frontières, fragmentent ou fusionnent les espaces. C’est bien aussi ce qui apparaît dans « Reach », lorsque Kim observe sa mère de l’extérieur de son salon de coiffure : « Alice doesn’t know it, but some mornings her daughter comes down to the front. The smell leads her there : hot air, warm skin and hair, shampoo. She doesn’t go in ; instead she watches her mother’s face at the salon window. Eyes and cheekbones amongst the reflections. Blank sky, cold sea, ragged palms. Her mother’s eyes blinking, face not moving. Lamp-posts with lights strung between, rocking in the breeze » (41-42).
9En se remettant au pouvoir déformant de tel ou tel effet optique, les personnages trouvent une forme d’impersonnalité, de neutralité et d’objectivité qui n’empêchent pas que les paysages qu’ils créent prennent la dimension de visions. L’image étrange, composite et fragmentaire qui apparaît sous le regard de Kim exprime peut-être à la fois la distance qui la sépare de sa mère dont elle ne peut saisir que des morceaux et l’envie d’abolir la séparation entre l’intérieur et l’extérieur. L’image se doit de rester muette, mais encore une fois, le retrait et la distance apparaissent moins comme une façon « d’abolir l’affect » que de le « conduire » pour reprendre les termes de Barthes dans Le Neutre lorsqu’il oppose le neutre au minimalisme (Barthes, 2002, 249). A cet égard si le titre du recueil et de l’une des nouvelles, « Field Study » a valeur programmatique, le texte nous invite bien à ne pas nous méprendre sur le parti-pris d’objectivité adopté. Le jeune chercheur qui sonde les profondeurs du lac pour savoir si l’eau du fleuve est polluée voit son attention détournée par une scène sur laquelle son regard se pose longuement, celle d’une jeune mère portant son enfant déjà grand : « The woman’s legs are hidden in the tall stalks of the crop and the boy’s legs are skinny. He is too big to be carried comfortably, and mother and son giggle as she struggles on through the rye. The boy wears too-large trainers, huge and white, and they hang heavy at his mother’s sides. Brushing the ears of rye as she walks, bumping at her thighs as she jogs an unsteady step or two. Then swinging out wide as she spins on the spot : whirling, stumbling around and around. Twice, three times, four times, laughing, lurching as the boy screams delight on her back » (3).
- 3 Dans La Chambre claire, Barthes emploie cette expression à propos de la photographie, en laquelle i (...)
10La description méticuleuse ne laisse transparaître aucune réaction de la part de l’observateur sinon une capture du regard studieux qui s’arrête, s’attarde, se concentre, au point qu’il se dégage de cette scène un effet de « stase étrange3 », et cela malgré le mouvement des personnages. Tout en se voulant factuelle, la description est riche en effets phoniques et rythmiques qui suggèrent que si la langue aspire au silence de l’image, elle se veut aussi parlante. L’effacement de la signification se fait alors au profit de la signifiance. Dans ce tableau, certains détails prennent un poids particulier, comme ici les baskets trop grandes dans lesquelles on peut voir un exemple de ce « supplément gracieux » dont parle Barthes à propos du punctum (Barthes, 1980, 142). L’image semble obéir à un paradoxe que Barthes énonce dans La Chambre Claire en empruntant les termes de Blanchot : « [...] l’essence de l’image est d’être toute dehors, sans intimité, et cependant plus inaccessible et mystérieuse que la pensée du for intérieur ; sans signification, mais appelant la profondeur de tout sens possible ; irrévélée et pourtant manifeste, ayant cette présence-absence qui fait l’attrait et la fascination des Sirènes » (Barthes, 1980, 164-165).
11Dans un ouvrage intitulé Minimalism and the Short Story, C.W. Hallett oppose ce qu’elle nomme « the whole ice cube effect », dont la formule serait : « all that is seen is all that there is » à l’esthétique hémingwayenne du « tip of the iceberg » (Hallett, 2). Les nouvelles de Seiffert ne se laissent pas ranger dans l’une ou l’autre de ces catégories. La description ne semble jamais « tout dire », elle convoque un champ aveugle. En même temps, ce champ aveugle n’appelle pas la profondeur d’une vérité ou d’un sens caché ; il serait plutôt ce qui confère au visible une épaisseur, un poids, une intensité. Il est frappant que même dans les nombreux face-à-face où l’autre se donne comme énigme, le texte nous entraîne moins dans un questionnement de ce qui se dérobe à la vue qu’il ne nous éveille à ce qui s’offre au regard, nous rendant attentifs à la matérialité des choses : une pose, un regard, une odeur, un rire, une voix. La présence fait surgir l’absence, mais inversement l’absence donne toute sa force à la présence. Le lecteur n’est alors pas porté au-delà ou en dehors du texte mais plutôt livré à l’opacité d’un monde « tout dehors », intensément concret et physique, et pourtant jamais identique à lui-même.
12Reste finalement la question du parcours global de lecture auquel ces nouvelles nous convient. Seiffert affiche une réticence aussi bien vis à vis du « sens lié » que du « sens ajouté » (Comment, 42), pour reprendre les termes de Bernard Comment dans Vers le Neutre, ce qui a pour effet de donner une pertinence accrue à la question que pose toute nouvelle : « What is it about ? » « What has this whole bloody crisis been about ? » (106) demandera après coup le frère de l’architecte. Défamiliariser le lecteur, c’est aussi le mettre face à cette question, « que s’est-il passé ? », et surtout l’empêcher d’y répondre trop rapidement. Dans ces histoires où il ne se « passe » justement pas grand chose, l’étrange ou l’étranger, on l’a vu, fugue, se dérobe ; il ne pourra être vu, entrevu, croisé ou touché que par moments ; il est toujours en même temps rencontré et manqué. La crise elle-même sera passage à vide. Certaines nouvelles se ferment sur une séparation, mettent en avant l’impossibilité de comprendre ou de retenir l’autre ; d’autres se bouclent sur l’amorce d’un rapprochement. Mais l’opposition n’est pas tranchée : l’écart peut être la condition d’un rapprochement ; inversement, ce dont on parvient à se rapprocher ne saurait en aucun cas être possédé. Dans tous les cas, la fin isole un point d’arrêt qui n’est jamais que l’ébauche ou l’esquisse de quelque chose de nouveau et qui ne laisse pas véritablement présager la suite des choses.
13Si d’un texte à l’autre, les personnages sont amenés à reconnaître l’inconnu qui est devant eux ou en eux, peu de nouvelles reposent sur une révélation à proprement parler. Dans « Tentsmuir Sands » ou dans « Dimitroff » on peut isoler ce moment épiphanique autour duquel, traditionnellement, tant de nouvelles s’organisent. Mais l’étrangeté des choses se laisse appréhender parfois de façon plus diffuse et incertaine, elle ne se saisit pas dans un moment décisif mais s’éprouve confusément. La nouvelle continue alors à s’organiser sur une tension mais dont le point nodal est plus souvent un moment d’ambiguïté émotionnelle. Il arrive aussi que le moment fort du texte soit un simple geste ou un contact qui dit la possibilité de toucher ou d’être touché malgré tout ce qui sépare.
14Le contact ne sera parfois qu’effleurement. Ainsi, dans « Field Study », le jeune étudiant saura ne pas insister une fois que la jeune mère aura retiré la main qu’il a essayé de prendre. Il s’agira de ne pas forcer la différence, de savoir où s’arrêter. Mais la main qui s’approche peut devenir un geste fort comme dans les dernières lignes de « Reach » où Kim, qui a fugué à nouveau, franchit pour la première fois la porte du salon de sa mère qui l’installe dans un fauteuil :
She stands behind her daughter now. A second or two passes, and she finds herself still there. Not shouting, not angry. Just looking at the slope of her daughter’s shoulders, the nape of her neck, her sodden hair.
Alice gets a clean towel from the shelves at the back and then plugs in a dryer, sets to work. At first Kim watches the rain, the gulls fighting on the rail outside, but soon she closes her eyes. Feels the pressure of her mother’s fingers, how strong her hands are, how warm the air is, the low noise of the dryer. (42-43)
- 4 « [...] l’amour, c’est de donner ce qu’on n’a pas » (Lacan, 46).
15Dans son étude de l’épiphanie dans la nouvelle, Pierre Tibi souligne l’importance de ce qu’il appelle les « épiphanies tactiles » où « la révélation peut être au bout des doigts » (Tibi, 1995b, 212). Or ici le toucher ne révèle rien à proprement parler, il permet simplement à la mère et à la fille de se rapprocher l’espace d’un ultime instant, pour la première fois. Tout se passe comme si, faute d’exister, le lien maternel était alors à inventer. Le geste de la mère est peut-être rendu possible par ce que Tibi appelle une « épiphanie différée » (Tibi, 1995b, 226) : à plusieurs reprises au cours de la nouvelle, Alice revoit des images de sa fille à l’hôpital, soignée par d’autres alors qu’elle-même reste assise, passive et impuissante. Mais rien ne permet de dire si Alice a été touchée d’une façon ou d’une autre à la vue du corps de sa fille, marqué par la maladie, ou si dans cette dernière séquence, elle tente simplement de reproduire ce qu’elle a vu d’autres faire. Cette dernière hypothèse n’enlève rien à la force du passage. En donnant ce qu’elle n’a pas, Alice fait peut-être justement un geste d’amour, si l’on accepte la formule lacanienne4.
16Au final, l’étranger serait celui qu’il faut renoncer à connaître, celui qu’il ne s’agit pas de comprendre, mais face à qui il faut apprendre à donner et à recevoir. Çà et là, on trouvera des gestes qui sont autant de défis à un impossible rapport. Le geste désintéressé de l’étranger dans « The Crossing » pourra prendre l’allure d’un geste inutile et gratuit dans « Blue », où le jeune homme finit par rendre l’appartement où il pensait vivre avec sa future famille, non sans avoir auparavant peint une des chambres en bleu. Kenny, comme tant d’autres personnages, doit apprendre à faire avec, « make do », mais faire avec peut aussi vouloir dire transformer les choses. Ainsi le « bleu » du blues pourra devenir malgré tout le bleu d’une chambre d’enfant. Tout comme le geste qu’Alice fait chaque jour pour ses clientes deviendra un geste nouveau lorsque sa fille prendra place dans le fauteuil devant elle. Comme « Blue », le titre « Reach » révèle son pouvoir de se métamorphoser au fil de la lecture. S’il résonne au début comme le simple écho d’une des premières lignes du texte (« She’s just not an easy child to reach, Mrs Bell », 29), le morceau de phrase tronquée prend son autonomie et se met peu à peu à retentir comme un impératif, une injonction silencieuse qui finit par être mystérieusement entendue dans la dernière scène. Au final, « Reach » est aussi à lire comme un infinitif, verbe libre de toute détermination, notion pure qui échappe au cadre même de l’histoire pour travailler une écriture dont la réticence ne doit pas masquer l’énergie qui la pousse à rechercher passionnément le contact.
- 5 Certaines nouvelles du recueil sont beaucoup moins réussies que d’autres. Ce sont en général celles (...)
17Avec Field Study, Seiffert invente un monde lisse, qui peut paraître plat si on lit le texte trop vite, si on ne s’arrête pas sur ses descriptions minutieuses ou ses blancs, si l’on reste insensible à sa calme intensité5. En dépouillant son récit et en s’attachant à l’extérieur des choses, Seiffert invite le lecteur à partager sa passion de la distance et de l’écart, à rester le plus possible en marge du commentaire et de l’interprétation. Loin de chercher simplement à nous frustrer, le texte nous incite à nous attarder sur ce que l’on néglige parfois : l’apparence, la surface, le détail — autant de choses par lesquelles s’affirme la densité d’un monde qui s’offre et en même temps se dérobe toujours aux sens. Précise, économique et factuelle, la prose de Seifert est aussi poétique. Les mots s’y doublent d’un silence qui laisse le texte ouvert : l’étrange est alors aussi et surtout cette inconnue avec laquelle auteur et lecteur doivent et peuvent composer.