- 1 Fils d’immigrés juifs ukrainiens, Russell Hoban est né en Pennsylvanie en 1925. Il commence par écr (...)
1L’atmosphère créée par Russell Hoban1 dans Riddley Walker est étrange et inquiétante dès la première ligne du roman. C’est en effet par un anglais déformé, altéré, malmené, que nous pénétrons dans un univers post-apocalyptique, où renaît peu à peu la civilisation humaine, après l’explosion de la bombe atomique. Certains humains naissent sans yeux. Les chiens semblent avoir des pouvoirs surnaturels. L’Angleterre a perdu la forme qu’on lui connaît, toute la partie nord de l’île ayant été recouverte par les eaux (probablement à la suite du réchauffement climatique ayant entraîné la fonte des glaces). Le langage semble avoir subi la même déchéance que la civilisation tout entière. L’inquiétante étrangeté qui l’entoure prend dans le roman trois aspects qui correspondent aux différentes définitions que donne Freud de l’Unheimliche.
- 2 « Le mot allemand unheimlich est manifestement l’antonyme de heimlich, heimisch (du pays), vertraut(...)
2Nous verrons en effet que le langage est d’abord inquiétant parce qu’il se présente sous un aspect « non familier » (un-heimlich2). Comme le temps dans Hamlet, le Riddleyspeak (c’est ainsi que Hoban qualifie l’idiome du narrateur, Riddley Walker) semble « out of joint », désarticulé, fissuré, défiguré, nos repères orthographiques et grammaticaux habituels ayant volé en éclat avec l’explosion. La catastrophe a provoqué une dislocation du langage dans sa dimension spatio-temporelle : l’étymon est perdu dans Riddley Walker, le « propre » a été exproprié.
- 3 L’adjectif allemand geheim signifie secret (Freud 221).
3Mais pour les personnages, la langue est un bien précieux parce qu’elle est la seule survivante de la catastrophe. Unique héritage légué par la civilisation précédente, elle est, selon eux, investie d’un savoir heimlich au sens second du terme, à savoir quelque chose de « caché, dissimulé de telle sorte qu’on ne veut pas que d’autres en soit informés3 ». Certains personnages s’attacheront à percer le secret que semble receler la langue afin d’« exorciser » la faute commise et retrouver la grandeur de la civilisation passée ; ils se garderont bien de communiquer le fruit de leur découverte.
- 4 Dans Spectres de Marx, Derrida rappelle la dissymétrie absolue propre au fantôme : « Cette Chose no (...)
- 5 C’est la traduction que Derrida propose du « es spukt » freudien, « une puissance [...] singulière (...)
- 6 Freud reprend la définition de Schelling selon laquelle « on qualifie de un-heimlich tout ce qui de (...)
4Cependant, le langage abrite des fantômes qui voient sans être vus4 : « ça spectre », « ça apparitionne5 » sans que les personnages en soient conscients. Seul le lecteur est à même de percevoir les secrets étranges et inquiétants enfouis sous la langue, car l’inquiétante étrangeté, Nicholas Royle le précise, est toujours un effet de lecture : « The Uncanny is a ghostly feeling that arises (or doesn’t arise), an experience that comes about (or doesn’t), as an effect of reading » (Royle 44). Aussi les mots deviennent-ils véritablement unheimlich, au troisième sens du terme que Freud finit par donner à l’expression, regroupant les deux significations précédentes : c’est un processus de refoulement (dans le secret, dans l’ombre) qui aurait rendu étrange un langage pourtant « familier de tout temps ». C’est en ressurgissant qu’il produit une inquiétude : en effet le langage est comme un revenant qui fait retour pour exprimer ce qui aurait dû rester caché et qui pourtant se manifeste6.
5Russell Hoban tente de décrire l’impossible : il imagine l’état d’une humanité tout juste renaissante après l’anéantissement nucléaire de notre civilisation en 1997. Les hommes ont recommencé à compter les années après un long arrêt : dans Riddley Walker « time is out of joint ». L’action se situerait en 2347 OC (qui veut dire Our Count). Or le langage semble être le fidèle reflet de cette expérience de l’impossible, de l’extrême, des limites, à laquelle nous soumet Hoban. C’est à ce titre qu’il produit une étrangeté inquiétante si l’on suit Royle : « The uncanny has to do with a strangeness of framing and borders, an experience of liminality » (Royle 2). Les frontières linguistiques ont en effet éclaté avec l’explosion. Le langage semble avoir subi le même sort que l’atome en fission. Les mots se sont divisés : leurs syllabes sont réparties sur la page comme des morceaux après une explosion. Les particules et les prépositions témoignent de cet éparpillement syllabique : « be twean, a way, unner neath, a long, in side, be low ». Le déséquilibre de la matière linguistique est tel que certains mots fragmentés sont difficilement reconnaissables : aussi faut-il faire fusionner « and tirely » pour retrouver « entirely ». De même « withry speck » propose une nouvelle répartition syllabique du syntagme plus familier « with respect ».
6À la contamination des êtres, aux métastases des corps générées par la pollution nucléaire, fait pendant, dans le langage, des formes de métathèse, les lettres s’inversant parfois, comme dans « birk (pour « brick »), « sturgling » (pour « struggling »), « parpety » (« proprety »). Beaucoup de mots sont amputés d’une partie de leur phonème : « las » (last), « col » (cold), « trus » (trust), « lan » (land). Le nouvel idiome présente aussi des cas d’aphérèse, les syllabes initiales de certains mots ayant disparu : « member » (remember), « vencher » (adventure), « pearents » (appearance), « surents » (assurance). Les syllabes éclatées acquièrent étrangement une existence propre. Les « surprises » deviennent des prix dignes d’un monsieur (« Sir prizes »). « Combinations » et « formations » se composent désormais d’un verbe (« to comb » et « to form ») suivi d’un complément d’objet direct (« the nations ») : « comb the nations », « form the nations ». « Suching wation » est l’équivalent moderne de « situation ». Le verbe « accelerate » se voit découpé en deux signifiants autonomes qui, à l’oreille, semblent le composer : « axel rate ».
7Les atomes linguistiques ainsi fissionnés entrent eux-mêmes parfois en fusion avec d’autres atomes voisins. De l’entrechoc des syllabes naissent de nouveaux morceaux de langage. Ainsi l’article indéfini (a/an) migre vers d’autres mots et s’accole à eux, sapant l’édifice grammatical traditionnel, comme dans les mots suivants : « nindicator » (an indicator), « naminals » (animals), « a nyland » (an island). À l’image du temps « dis-joint » dans Hamlet c’est-à-dire, selon Derrida, « sans jointure assurée ni conjonction déterminables »(Derrida 1993, 42), les mots en Riddleyspeak se rejoignent et se disjoignent de manière incontrôlée. En effet la ponctuation a disparu : il n’y a plus d’apostrophe pour assurer les jointures. Le langage semble s’être suturé tant bien que mal, formant des blocs de mots disparates regroupant pronom sujet, modaux et autres auxiliaires ; ainsi « wewl, dint, shunt, wunt, musve » sont les concentrés modernes de « we’ll, didn’t, shouldn’t, won’t, must’ve ». De même les conjonctions sont touchées, et notamment « as » : « longs » resserre en cinq lettres l’expression « as long as », comme dans « theres no body going to stop me longs the Pry Mincer wantit me luce » (Hoban 150). Sur le même modèle « soons » abrège « as soon as ».
8Se concentrent dans un même signifiant des éléments appartenant à des catégories normalement séparées comme « myswel » qui regroupe « might as well », ou le comparatif « bettern » dans lequel le comparant « than » se trouve réduit à une seule lettre (<n>). L’étanchéité grammaticale se liquéfie : les mots perdent de leur familiarité parce qu’ils sont sortis de leur cloisonnement habituel. On retrouve ici un autre sens de heimlich, rappelé par Freud, à savoir le pays natal (heimisch), la maison (heim) (Freud 122). Le Riddleyspeak dessine en effet une nouvelle carte grammaticale. Ces bribes éparpillées de mots tronqués, déformés, sont le résultat d’une catastrophe linguistique qui a aboli l’origine. Si les mots nous semblent étrangers, c’est qu’ils ont perdu leur famille d’origine. L’explosion des piliers orthographiques, grammaticaux et étymologiques, a fait vaciller l’édifice linguistique : les mots sont à la dérive. « Expropriés », expulsés de leur propriété (linguistique), rendus nomades, ils sont un-heimlich : « the uncanny is a crisis of the proper : it entails a critical disturbance of what is proper (from the Latin proprius, « own ») » (Royle 1).
9Certains personnages vont cependant tenter de rétablir l’origine « propre » des mots, comme seul accès à la grande civilisation passée : Goodparley, le premier ministre (« Pry Mincer » en Riddleyspeak), a très bien saisi que leur seul héritage était linguistique.
- 7 Comme dans tout exorcisme, la mort n’est pas seulement constatée, elle est donnée : « Comme le fera (...)
10Selon le Pry Mincer, le langage constitue l’unique moyen d’accéder à la réalité scientifique du monde précédent car les mots laissent des empreintes qu’il faut suivre à la trace : « What ben makes tracks for what will be. Words in the air print foot steps on the groun for us to put our feet in to » (Hoban 121). Il entend donc répéter l’histoire en marchant dans les empreintes laissées par les mots, convaincu de leur pouvoir magique caché (heimlich). Il veut les faire parler pour retrouver la puissance de la civilisation passée. Pour ce faire, il doit exorciser le fantôme incarné par Eusa, le scientifique jugé responsable de la catastrophe. Il tente de le laver de sa culpabilité en reportant la faute sur un certain Mr Clevver. Tel un « médecin-légiste7 », il déclare ainsi la mort du spectre de la faute originelle qui hante les consciences et maintient les compagnons de Riddley dans une angoisse sclérosante. Il désire « conjurer » l’esprit de Eusa au sens que donne Derrida à ce verbe : « conjurer, cela veut dire aussi exorciser : tenter à la fois de détruire et de dénier une force maligne, démonisée, diabolisée, le plus souvent un esprit malfaisant, un spectre, une sorte de fantôme qui revient ou risque de revenir post mortem » (Derrida 1993, 84).
11Mais Goodparley est un médecin-« linguiste », il interprète les textes anciens comme la légende d’un tableau du quinzième siècle illustrant la vie de St Eustache qu’il s’acharne à disséquer. On doit reconnaître au Pry Mincer certaines qualités d’interprète, dans son souci de rechercher le sens second des mots, sans se limiter au sens premier qui ne donnerait qu’une lecture littérale. Il apporte une vision nouvelle au document en le décontextualisant (de son époque) pour le recontextualiser (en 2347). Le texte est alors réitéré au sens étymologique (i ter, derechef, viendrait de itara, autre en sanskrit), c’est-à-dire répété mais avec une variation qui augmente son sens en fonction du nouveau contexte dans lequel il est reçu, qui apporte un nouveau maillon à la chaîne interprétative (Derrida 1972, 375). Cependant pour le personnage, tout signifiant est le signe d’autre chose : seul importe le sens second. Les mots ont une raison d’être et dissimulent un secret qu’il faut déterrer comme s’il s’agissait de hiéroglyphes ; il faut donc les rendre un-heimlich : « Its blipful it aint jus only what it seams to be its the syn and foller of something else » (Hoban 124).
- 8 Voir le riche article de Jean-Jacques Lecercle qui détaille ces formes d’étymologie populaire et d’ (...)
12L’herméneute semble ignorer que toute relation signifiant-signifié est le fruit d’un contexte, d’une société et d’une culture particulière. Mais il serait bien en peine d’analyser le contexte car tout accès au temps de l’écriture de ce document lui est définitivement fermé. Il se livre à un bricolage digne d’un nouveau Frankenstein, court-circuitant les voies naturelles de l’interprétation. Il oublie le texte original en bafouant sa nature : une simple légende d’un martyre religieux. En ruinant les lois de la diachronie, en annulant la distance temporelle entre son langage et celui de ce texte d’un autre siècle, il provoque inévitablement des anachronismes et se livre à un scandaleux travail d’étymologie populaire8. Sa traduction des termes anciens dépend de leur ressemblance audio-visuelle avec les mots qu’il connaît. Ainsi « saint » devient « sent », « century » a selon lui donné « senter ». Dans la phrase en anglais contemporain « this xvth-century wall painting depicts with fidelity... », « fidelity » devient un type de peinture. De même il décompose « hamlet » (le hameau) pour en faire des « petits cochons ». Les signifiés et leurs référents étant à jamais perdus avec le contexte de l’auteur, les mots deviennent avant tout signifiants dont la re-sémantisation est alors affaire de choix personnel. Goodparley se livre à une nouvelle distorsion du langage, tentant de tordre le cou à ce langage d’une autre époque qui vient hanter le présent. En lui imposant une interprétation anachronique, il le condamne à l’oubli. Derrida le souligne, « l’anachronie pratique et promet l’oubli » (Derrida 1993, 182).
- 9 Todorov définit une stratégie finaliste comme celle qui consiste à chercher ce que l’on sait qu’on (...)
- 10 Ironie suprême, cette accumulation de contre-sens va quand même mener au but recherché. Aidé de Gra (...)
13Pire, le Pry Mincer cherche un signifié définitif ou plutôt l’a-t-il toujours déjà trouvé. Son interprétation est en effet orientée depuis le début : il guide davantage le texte qu’il n’est guidé par lui. Dès son interprétation de « painting » par « dyergam » (diagramme), on comprend que sa stratégie est finaliste9 : il impose au texte une grille de lecture scientifique. Goodparley veut en effet voir à tout prix dans le texte la clé d’une révolution scientifique dont le résultat est fixé d’avance : il est persuadé que cette légende recèle les secrets de la bombe atomique appelé le « 1 Big 1 ». Il tente alors de faire rentrer le texte ancien dans un moule scientifique : « It all fits you see. Old Beleaf and new » (Hoban 145). C’est le contrat pragmatique contraignant toute interprétation, tel que le définit Jean-Jacques Lecercle, qui est ici brisé. Le sens provient en effet toujours d’un dialogue entre le texte interprété et l’interprétation qui en est faite, où l’un éclaire l’autre et inversement : « Reading is the process whereby text and theory (or interpretation) read each other » (Lecercle 117). Chez Goodparley, l’interprétation remplace le texte, le texte de départ devenant alors un simple pré-texte. Ainsi en croyant extraire les secrets du texte, il le dénature et finit par le condamner. Cette légende de Saint Eustache, seul passage de l’œuvre écrit en anglais contemporain, et donc particulièrement familier pour le lecteur, devient, sous l’éclairage de Goodparley, véritablement étranger. Le secret qu’il contient reste finalement inaccessible au personnage, heimlich, puisque l’interprétation est erronée10.
14Si le Pry Mincer refuse de laisser de l’espace au texte fantomatique, le Riddleyspeak se charge, lui, de faire apparaître l’invisible. D’autres sens dissimulés émergent en effet sous les mots apparents : ils sont les pièces d’un autre puzzle, les éléments métonymiques d’une plus grande image que seul le lecteur peut voir.
15Goodparley s’aveugle, se mettant dans l’impossibilité de percevoir le spectre linguistique qui le regarde. Mais le lecteur voit apparaître dans l’épaisseur des signifiants la trace inquiétante de fantômes. Les mots s’alourdissent de sens multiples. Dans cette concentration de signifiés s’écrivent deux histoires à la fois. Ainsi toute croisée des chemins (« crossroads ») est aussi en Riddleyspeak un chemin miné par le malheur et par la malédiction : « a curseroads ». En se chargeant de double sens, le langage devient profondément unheimlich, au sens souligné par Royle : « there can be no uncanny perhaps, without some experience of duplicity » (Royle 183). L’humanité renaissante est minée par l’absence obsédante de l’ancienne civilisation dont on ne sait rien mais qui se fait sentir dans les gigantesques machines étranges que l’on extrait de la terre. Comme le spectre du père de Hamlet, cette présence qui existe par son absence même lègue un héritage lourd de faute et de crime aux survivants. L’expression « weare living on burrow time » traduit en un seul mot ce rapport de dépendance (borrow) vis-à-vis de cette civilisation émergeant de la terre (burrow), comme tout revenant selon Derrida : « tout revenant paraît ici venir et revenir de la terre, en venir comme d’une clandestinité enfouie » (Derrida 1993, 154). Les compagnons de Riddley sont partagés entre un sentiment d’abandon, de solitude absolue et la sensation d’appartenir à la génération précédente dont il faut s’acquitter de la dette pesante. Lorsque Riddley s’isole « for the loan of my thots », sa solitude (« alone ») ne manquera pas de donner libre cours à certaines pensées mais elles semblent toujours déjà être empruntées (« loan »).
- 11 Jeffrey Porter le rappelle, les scientifiques et les politiques chargés de la question nucléaire on (...)
16La langue parlée par ces nouveaux êtres est toujours la langue d’un autre. Contrairement à ce que désirait Goodparley dans sa tentative de mise à mort de l’autre, du fantôme coupable, il est impossible de faire comme si rien n’avait existé. Le Riddleyspeak proclame la puissance de la lettre, telle qu’en parle Derrida au sujet de l’écriture d’Hélène Cixous. Il célèbre ces « lettres de puissance », en ajoutant qu’il ne s’agit pas littéralement de la lettre mais de l’esprit de la lettre, l’esprit au sens de « revenant » et de « spectre » : « Du spectre qu’il faut ‘respecter’ comme il est dit ailleurs. La lettre est puissante non pas à arriver ou à venir mais à revenir et à hanter les lieux ». Comme un revenant qui fait retour pour communiquer ce qu’il a vu et révéler la vérité, le langage de Riddley Walker sait des choses que ses locuteurs ignorent. Le langage sort de l’ombre comme si l’explosion l’avait dévêtu de son habit respectable. Les mots révèlent en effet les conséquences désastreuses de l’arme nucléaire que les scientifiques de l’ancienne civilisation avaient voulu masquer11 ; il porte la marque de la trahison linguistique ; il n’arrive plus à mentir et devient dès lors étrangement inquiétant : ce qui aurait dû rester dans l’ombre est bel et bien ressorti.
17En dénonçant les manipulations irresponsables des hommes au pouvoir, les mots s’adressent au lecteur, en l’appelant à la vigilance. Dans leur maniement irrationnel de la technologie, les scientifiques ont déclenché la catastrophe. La logique a disparu dans « teckernogical », laissant la place à la négativité et au néant. Les effets nucléaires sont exposés au grand jour. Ils ne sont plus abrités par des termes obscurs, d’ailleurs « nuclear » se dit désormais « new clear ». Mais cette lumière artificielle et meurtrière a altéré la vie elle-même. En filigrane de l’histoire des personnages se lisent non seulement les erreurs du passé mais aussi la souffrance qui en a découlé. Les gens meurent très jeunes en 2347, à l’image de la mère de Riddley, emportée par une « coffing sickness », toux qui semble porter en elle son dénouement (« coffin ») : un être malade est destiné à la mort. Ce qui aurait pu sauver les gens après l’explosion, la décontamination des rivières, de la nature, des êtres, a eu l’effet inverse : on parle en Riddleyspeak de « deacon termination ». Mieux vaut achever que sauver et la religion n’est pas absente de ce processus (« deacon »). Devenir adulte, grandir dans ces conditions difficiles, c’est devenir un être plaintif et geignard : « groan ups ». Les espoirs sont minces. En souffrance permanente, les survivants sont entamés de plaies douloureuses qui ne sont pas prêtes à se cicatriser : « soar vivers ».
- 12 Derrida parle de cet « espace entre l’œil et l’oreille » à propos du grand auteur irlandais, dans l (...)
18Ainsi les signifiants du roman de Hoban subissent un double déséquilibre : ils sont déformés par l’écriture phonétisée de Riddley (le lecteur doit alors tenter de les reconnaître, souvent à l’oreille) mais cette déformation entraîne une nouvelle distorsion car les sons retranscrits produisent de nouveaux mots, perceptibles cette fois à la vue. Dans cet « espace entre l’œil et l’oreille » qu’ouvre le Riddleyspeak à l’image du langage joycien12, apparaît une autre langue, une langue autre, étrangère, accueillant l’autre en son sein. Alors que Goodparley tentait de l’exorciser, le Riddleyspeak semble proposer au lecteur une conjuration « positive » du fantôme, une conjuration qui impliquerait de le faire apparaître en lui offrant une place, un espace, un « logement » linguistique. Ce que met alors en lumière le langage, c’est une certaine éthique de l’altérité. L’écriture « disjointe » de Riddley Walker permet d’accueillir le fantôme qui, Derrida le rappelle, « ne meurt jamais, il reste toujours à venir et à revenir » (Derrida 1993,163). C’est précisément dans cette altération du langage, dans la distorsion qu’il subit que s’inscrit la possibilité d’appréhender l’innommable et d’envisager le rapport à l’autre comme condition de l’existence humaine : « les ‘hommes’ [...] sont d’abord des expériences de temps, des expériences déterminées par ce rapport au temps qui lui-même ne serait pas possible sans survivance et revenance, sans cet être « out of joint » qui disloque la présence à soi du présent vivant et instaure par là même le rapport à l’autre » (Derrida 1993, 245).