1L’écriture de Salman Rushdie nous parle de nouveaux départs et de croyance dans la renaissance de l’individu face à un monde hostile et inconnu, c’est-à-dire radicalement étranger. Son œuvre est une question de foi. Il faut accorder foi à sa fiction, suspendre son incrédulité, et retrouver une sorte d’âme d’enfant, comme Zafar, lecteur et dédicataire du conte Haroun and the Sea of Stories. Nous voici partagés entre crédulité et fascination pour la pyrotechnie verbale et formelle du texte. Il faut aussi croire que Londres, sous l’effet d’une étrange transmutation météorologique, se transforme en une abracadabrantesque capitale tropicale. Comme il a souvent écrit, et dit, Rushdie a toujours cherché à « chutneyfier » l’histoire et à tropicaliser la littérature britannique contemporaine. Il se revendique fils spirituel de Joyce « désanglicisant » la langue anglaise, comme il le déclarait récemment lors d’un passage à la FNAC des Ternes en octobre 2005 : « Joyce in Ulysses “UnEnglishes” the language, he removed English from the power of the English ». La problématique de l’écriture de Salman Rushdie est bien celle-ci, celle de la prise de pouvoir, ou plus exactement d’une reconquête du pouvoir de dire et de nommer le réel au travers de la fiction. L’étranger y est cette entité instable, renouvelée, hybride : il n’y a en effet pas de double ou de dédoublement dans la fiction de Rushdie mais plutôt un foisonnement de la définition de l’autre, une démultiplication à l’envi des sens du texte. Le roman est ce lieu matriciel, ce territoire à reconquérir par le truchement d’une langue riche en métaphores et références intertextuelles. Nous ne sommes pas dans un univers double mais dans un univers hybride, fruit d’une greffe entre plusieurs réalités contradictoires qui trouvent leur résolution dans le récit.
2The Satanic Verses est le lieu d’une rencontre entre des mondes opposés, entre d’un côté l’Orient et de l’autre l’Occident. Chantal Delourme évoque en effet le « lieu atopique de déliaison [où] le spectre de l’identité y est poursuivi par une fiction insituable » (Delourme 28), lieu paradoxal à plus d’un titre où se noue « le fantasme et l’échec de l’enracinement » (Tadié 60). Sont ainsi face à face le réflexe pavlovien du subalterne qui ne rêve que de se retrouver à la place du maître, et celui du nostalgique de l’Empire britannique, questionnant sans cesse la légitimité du ius soli face à celle du ius sangui. The Satanic Verses pourrait en effet se résumer à ceci : une affaire de passeport, de passage à la douane d’individus douteux. Ce qui est en jeu est bien le pouvoir de définir, d’inscrire une identité sur un document, un texte officiel, un passeport ou bien un texte sacré comme le Coran. Il s’agit bien là de ce pouvoir de la nomenclature qui, comme le remarque Octave Mannoni dans Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, « loin de renforcer les effets de sens par plus de précision ne nous [fournit] que des écrans » (Mannoni 14). En d’autres termes la définition, la nomenclature, le dire, la trace font symptôme.
3Ma thèse sera la suivante : The Satanic Verses problématise le rapport à l’autre dans ce qu’il a de déstructurant, et il remet en question toute forme de discours globalisant et, partant, aliénant. Il lui substitue une forme libre d’écriture qui prend en compte les multiples promesses de discours offertes par le roman. Œuvre de la déconstruction et de la reconstruction, de la confrontation et de la réconciliation, The Satanic Verses incarne les tensions à l’œuvre dans les textes issus de la littérature postcoloniale et diasporique. En effet, The Satanic Verses est à la fois le roman de tous les possibles et de tous les dangers, le récit qui fait trembler les agélastes et inspire des critiques tels Homi Bhabha. En effet dans la lignée de Lacan et de Fanon, Bhabha, avec de nombreux autres critiques, placent cette représentation de l’identité dans une problématique de « l’emboîtement d’êtres schizés » (Tazi 292). Selon le critique d’origine indienne, le lecteur se trouve sur un terrain mouvant : « the “atmosphere of certain uncertainty” » (Bhabha 64), dans un vacillement du sens et une remise en cause de la définition.
4The Satanic Verses est un roman qui ne peut laisser indifférent. Il pousse les uns à écrire, d’autres à l’autodafé, et d’autres encore au meurtre. On pourrait définir la problématique rushdienne comme celle de l’écriture en tant que combat, combat politique, combat esthétique, combat idéologique, tous ces enjeux étant intimement liés. C’est ainsi que s’explique et s’incarne ce que je nomme « le sourire de la Manticore », cette créature hybride, mi-homme mi-tigre, qui apparaît dans le roman et symbolise les contradictions et les tensions habitant la condition du migrant. Ce sourire est également celui du jaguar, titre d’un récit de voyage rédigé lors d’un séjour au Nicaragua en pleine révolution sandiniste — moment d’une renaissance s’il en est — dont voici l’exergue :
There was a young girl from Nic’ragua
Who smiled as she rode on a jaguar.
They returned from the ride
With the young girl inside
And the smile on the face of the jaguar.
5L’écriture, comme la révolution, est bien ce jeu cruel qui avale, digère, et fait sien ce qui l’oppose et le contredit. Prendre un tigre pour monture est un jeu dangereux, comme l’acte politique car il y a risque effectivement de finir dans l’estomac de la bête. Le roman selon Rushdie est le sourire de ce monstre qui se repaît de son contraire et de sa différence. À la fois promesse de vie et passage par la mort, The Satanic Verses met en scène, comme dans tous ses autres romans, le rapport ambivalent avec l’autre, avec l’étranger.
6The Satanic Verses est dans le corpus rushdien le texte qui repousse le plus loin les limites d’une écriture anti-mimétique et où à chaque page s’affichent le fait de l’auteur et « les droits inconditionnels de l’imagination » (Benslama 85) opposés à toute institution symbolique et son grand récit globalisant. L’œuvre de Rushdie, tout au moins jusqu’à Fury, s’inscrit ainsi dans le prolongement de la réflexion théorique de critiques tels que Homi Bhabha qui écrivent à la suite de Fanon et de Derrida. L’insoumission à une idéologie dominante, l’art de la désobéissance, ainsi que la mise en avant de la manifestation de la marginalité, conduisent chez Rushdie à un art du blasphème et du déboulonnage des idoles. Comme le remarque Jaina C. Sanga « Rushdie’s agenda is to represent the politics of hyphenated migrant space and portray the issues of marginalization, difference and otherness » (Sanga 5). Le migrant est cet autre oublié, efface et nié, qui prend la parole et décentre le discours dominant.
7Pour reprendre le titre d’un autre roman qui fit date dans la le canon postcolonial, Things Fall Apart (Achebe 1976). L’appropriation et la révision de la forme occidentale passe par un mouvement dialectique de pertes des repères et de cataclysme. The Satanic Verses inaugure un acte étymologiquement diasporique. Le roman débute par une scène archétypale, celle d’une chute : deux Indiens en route pour Londres, la Vilayet de l’ancien Raj, tombent d’un Boeing 747 dynamité par des terroristes au-dessus de la Manche. Dans ce moment de division et de recombinaison, de mouvement centripète et centrifuge, les deux hommes atterrissent en douceur sur la plage de Douvres, à l’instar de Dorothy au pays d’Oz, et de Rushdie découvrant le Nicaragua des années quatre-vingt. Ces deux Indiens représentent les deux faces de l’attitude du migrant face à un Nouveau Monde : il y a l’acteur Gibreel Farishta, spécialiste des rôles de divinité hindoue, quoique lui-même soit de confession musulmane, et il y a Saladin Chamcha, le ventriloque qui imite les Anglais et en a intégré les modes de fonctionnement et les préjugés. Cette première scène illustre la violence de la renaissance par le biais de la diaspora, c’est-à-dire de la dispersion des graines : « The aircraft cracked in half, a seed-pod giving up its spores » (Rushdie 1988, 4). Rushdie s’inscrit par le biais de cette scène inaugurale de chute et de démantèlement dans la lignée d’une pensée iconoclaste et blasphématoire, pensée illustrée par Barthes dans Plaisir du texte : « Un jour vient où l’on ressent quelque urgence à dévisser un peu la théorie, à déplacer le discours, l’idiolecte qui se répète, prend de la consistance, et à lui donner la secousse d’une question » (Barthes 24). La migration, le mouvement diasporique a partie liée avec le blasphème, la transgression et la traversée d’une frontière. Les protagonistes tentent justement de s’affranchir des données de la nomenclature. Leur premier blasphème est celui-ci.
8Chacun est prisonnier d’une définition, d’un discours aliénant qui l’enferme dans le cadre d’un récit colonialiste. Comme le dit la Manticore en s’adressant à Chamcha, lui-même métamorphosé en Belzébuth éructant du soufre : « “They describe us,” the other whispered solemnly. “That’s all. They have the power of description, and we succumb to the pictures they construct.” » (Rushdie 1988 174). Cette chute du ciel est ce moment cataclysmique, cette Apocalypse qui permet de briser les cadres et de s’extraire de la gangue du discours de l’autre. Le vertige diasporique saisit les personnages, pris dans le tourbillon de l’arrivée sur la terre des ancêtres colonisateurs. Ce moment de perte des repères total, de confrontation à l’étrangeté radicale de la métropole, est une expérience tellurique. Le sol se dérobe sous les pieds des protagonistes, il n’y a plus que l’éther pour les soutenir. Ce moment de passage et d’angoisse diasporique évoque les mots d’un autre exilé, ceux de Naipaul qui évoque ainsi son arrivée sur le sol britannique : « To be a colonial was to know a kind of security ; it was to inhabit a fixed world. [...] In the new world I felt the ground move below me » (Naipaul 233). L’expérience diasporique de l’exil est bien un moment cataclysmique.
9Mais l’épisode se rattache également à d’autres images. La chute inaugurale évoque bien évidemment d’autres chutes, littéraires, mythiques et religieuses : la chute d’Icare, la chute d’Alice dans le terrier du lapin, la Chute de l’homme mais également la chute de Satan chassé des cieux par Dieu et condamné à errer sur terre. Le migrant a ainsi partie liée au sort de l’être démonique. Ce qui lui fait défaut c’est la racine. Sa condition est celle de l’errance et de l’aliénation dans le regard de l’occidental et du fanatique religieux. Si Saladin Chamcha prend la forme monstrueuse du démon, Gibreel Farishta se métamorphose en son propre nom : il devient Gibreel, l’Ange Gabriel, celui qui souffla à Mahomet pendant son sommeil les versets du Coran, texte sacré désacralisé dans le récit. Rushdie oppose ainsi deux modes de perception et d’intégration de la réalité extérieure et aliénante, deux modes de rapport à l’autre. Il y a Gibreel, l’angélique, dont l’identité se fonde sur la continuité, la résistance : « he has wished to remain, to a large degree, continuous — that is joined to and arising from his past [...] [to remain] at bottom an unstranslatable man » (Rushdie 1988 426). Cette résistance à la traduction, à la métaphorisation de son être, fait de lui un être de l’étymologie, de l’essence. A l’inverse, Chamcha, le porteur de masques, le servile imitateur du maître, sa chose domestiquée, est du côté de la porosité, de l’indéfinition et du démembrement de l’identité : « he is a creature of selected continuities, a willing re-invention » (Rushdie 1988 427). Il s’agit, pour reprendre l’expression de Marc Porée et d’Alexis Massery, de « recoller les », de redonner sens à l’identité par le biais d’une redéfinition de la parole.
10Le rapport à la langue anglaise est tout à la fois source de conflits et porteur de promesses fécondes dans l’œuvre de Rushdie. Rushdie est issu d’un pays aux multiples langues et pour lui l’anglais est la lingua franca du sous-continent indien. Il s’agit d’une langue paradoxale, tout à la fois celle de l’ancienne puissance occupante et en même temps vectrice de liberté et de résistance. Selon lui, l’anglais est une « langue littéraire indienne » (Rushdie 1991 85) à part entière et dont les auteurs indiens doivent se servir comme mode d’expression privilégié afin d’échapper d’une part à la domination du hindi et d’autre part, au provincialisme de celui-ci et d’atteindre une dimension universelle. Nous sommes bien là au cœur d’une réflexion essentiellement politique et idéologique, tout autant qu’esthétique et linguistique. La prise de contrôle de l’anglais par les écrivains indiens, ainsi que par ceux issus du Commonwealth, est une forme de rébellion, un acte en tous points politique. Il s’agit de reconquérir un territoire, celui de l’ancien oppresseur et de le faire sien, geste que l’on retrouve sous la forme de cette métaphore centrale qui est celle du « reclaiming », de la conquête progressive de la mer dans le Bombay de Midnight’s Children. Ecrire dans la langue de l’autre, c’est opérer un changement de perspective, une sorte de révolution copernicienne linguistique. L’écriture de Rushdie s’incarne dans deux modes qui se prêtent à une telle labilité et à une telle plasticité, le roman et l’essai, voire le billet d’humeur, et tendent vers l’abolition des frontières et des nomenclatures, et vers la disparition de tout ce qui fait écran.
11Dans la traversée du miroir qu’est ce voyage de l’un à l’autre, de l’Orient vers l’Occident, de l’Inde vers la Grande-Bretagne, s’opère chez les personnages une transmutation de la parole. Ainsi c’est la racine qui se rappelle à l’ordre chez l’exilé, l’accent, la déformation des consonnes et des voyelles. L’accent indien de Chamcha, qui réapparaît miraculeusement au-dessus du Golfe Persique, trahit l’identité masquée de chacun. Les identités nationales, les catégories et nomenclatures portées sur le passeport sont fragiles et poreuses. Un personnage du roman est en outre a ffligé d’un bégaiement qui ponctue toutes ses phrases et lui fait ainsi évoquer « l’hishis histoire des Angang Anglais » (Rushdie 1988, 308). La langue est et a été, l’outil de domination des peuples colonisés. Depuis le discours de Macaulay du 10 juillet 1833 insistant sur l’importance de l’enseignement de l’anglais afin de former les futures élites du pays, la langue et la culture sont des instruments destinés à donner une unité et une cohérence à la société indienne. Comme le remarquait l’historien whig dans sa Minute on Indian Education, les loyaux sujets de Sa Majesté devaient être anglais au terme de leur éducation : « English in taste, in opinions, in morals, and in intellect » (Macaulay 249). Comme le remarque Ian Baucom dans Out of Place, la langue, la littérature mais également, et de façon plus surprenante, l’architecture, sont autant de marqueurs d’une identité étrangère qui s’imprime dans le tissu indien. La gare de Bombay, à l’architecture néo-gothique, se doit ainsi d’ajouter une valeur auratique à la présence anglaise en Inde et impressionner les indigènes, comme le remarquait T. Roger Smith, architecte de Sa Gracieuse Majesté, en février 1878 : les bâtiments victoriens devaient ainsi faire naître respect et admiration (Baucom 79) chez les peuplades colonisées du sous-continent indien.
12La parole est pour les protagonistes l’espace d’une rédemption. La ville est le vecteur de cette transformation à rebours. Langue et architecture urbaine ne font plus qu’un dans ce travail sur l’origine et la filiation. « I’m very much a city boy », disait encore Rushdie en octobre 2005. Si Midnight’s Children est le roman d’une ville, Bombay, et Fury un roman sur New York, la ville d’adoption de Rushdie, The Satanic Verses est « un conte de deux villes », Londres et Jahilia, c’est-à-dire La Mecque. C’est dans cet espace urbain que se noue la problématique de la reconquête de la langue. Rushdie oppose ainsi deux espaces contradictoires : Londres, dont Gibreel Farishta conserve une carte dans sa poche lors de ses pérégrinations angéliques ; et La Mecque, la ville des sables, lieu par excellence de la mutabilité.
13Gibreel Farishta, à l’instar d’un ange blakien, tropicalise Londres dans son rêve, l’indianise en un geste de reconquête radical : « Gibreel enumerated the benefits of the proposed metamorphosis of London into a tropical city : increased moral definition, institution of a national siesta, development of vivid and expansive patterns of behaviour among the populace, higher quality music [...] better cricketers ; higher emphasis on ball control among professional footballers [...], religious fervour, political ferment, renewal of interest in the intelligentsia [...]. Spicier food ; the use of water as well as paper in English toilets » (Rushdie 1988, 352).
14Ce catalogue métonymique est une redéfinition de la cartographie londonienne et anglaise. Il s’agit ici d’apprivoiser l’étranger, de le rendre digeste — à l’instar de la « spicy food » — et soluble dans la culture anglaise. L’étrange est ainsi rendu familier, intégré au paysage urbain. Pour reprendre l’expression d’Ian Baucom, le protagoniste efface la « différence de la différence » (Baucom 212) et il conjugue en une grammaire inédite un nouvel idiome qu’il fait sien.
15En effaçant les frontières entre le passé et le présent, entre l’ici et l’ailleurs, Gibreel opère une fusion entre le même et l’autre. Naît alors une forme d’hybridité au sein du roman. La question qui revenait dans les premières pages du récit trouve enfin sa réponse : « How does newness come into the world [...]. How is it born ? Of what fusions, translations, conjoinings is it made ? » (Rushdie 1988, 8) Le nouveau n’est pas chez Rushdie le pur : il s’agit plutôt d’un agrégat, d’une série de greffes — à l’instar de la Manticore — produisant ainsi de l’inédit, de l’« in-ouï ». Le roman existe alors sur le mode de la transfusion et de l’hybridation, hybridation des genres et des formes de discours. Nous sommes dans le monde de la conjonction et de la superposition, du réel et du magique, du passé et du présent. Le même est l’autre, l’ailleurs et l’ici se referment sur un seul pli, deux faces du même espace, deux pages de la même histoire. En rendant visible l’invisible, en maïeutisant la métropole de ses rêves et de ses fantasmes coloniaux, Gibreel ne se contente pas d’opérer un simple retour du refoulé. Il invente une nouvelle définition de ce que cela signifie qu’être anglais. En se déréalisant à travers la magie et la fantaisie, le réel acquiert une enveloppe supplémentaire. L’identité anglaise y gagne une âme.
16Opposé à cet espace multiple et aux frontières désormais mouvantes, à cet habitat défini par l’espace occupé, il y a l’espace de Jahilia, celui de La Mecque. Rushdie nous plonge, au travers d’une nouvelle vision onirique, au cœur de la naissance de l’islam. Il remet en question la validité de la parole divine et ébranle tout l’édifice religieux en problématisant la valeur unifiante et définitive du Verbe. Les mots du Prophète sont tout d’abord déformés par l’intercession d’un scribe facétieux et volage, un certain Salman, un étranger. Celui-ci change ici ou là un mot ou une expression, sans que le Prophète remarque quoi que ce soit. Mais plus grave encore, c’est le diable en personne, Shaitan, qui souffle à Mahound des versets sataniques l’autorisant à faire cohabiter trois déesses païennes avec Allah. Même si ces versets coraniques trouvent un écho historique et théologique chez certains docteurs de la foi, Rushdie dynamite un texte établi. Selon lui, la métaphore fondatrice de l’islam est l’unicité et l’univocité. Le projet de Mahound fait écho au projet colonialiste, celui de proposer un discours englobant et unitaire, un récit et des symboles fondateurs établissant un socle commun et irrévocable. En d’autres termes Mahound veut ancrer l’identité des habitants de Jahilia dans un cadre rigide et évacuer toute possibilité de critique. Jahilia, comme le rappelle Rushdie, est l’opposée de Londres. Autant le tissu urbain londonien est fixe et défini par une cartographie multi séculaire, autant Jahilia est la ville du changement et de la métamorphose. Jahilia est en effet la ville des sables et de l’identité nomade :
These people are a mere three or four generations removed from their nomadic past, when they were as rootless as the dunes, or rather rooted in the knowledge that the journey itself was home.
Whereas the migrant can do without the journey altogether ; it’s no more than a necessary evil ; the point is to arrive. (Rushdie 1988, 96)
17Nous sommes ici au cœur du questionnement rushdien de l’identité. Pour lui l’homme habite en nomade. Son essence même se manifeste dans le voyage. Cette éthique du nomadisme, pour reprendre Deleuze (Deleuze-Guattari 1980), est ce qui donne corps à l’individu et à sa parole. Rushdie propose ainsi sa réponse à l’énigme de l’arrivée formulée par V.S. Naipaul. Le migrant trouve ses racines dans le déplacement permanent, dans la fluidité des frontières et des définitions. L’allégeance et la filiation, thèmes centraux dans l’œuvre de Rushdie, se forment donc sur le mode de l’effacement et du recommencement perpétuel. À l’instar de Farishta et de Chamcha, chaque migrant est le produit paradoxal de l’oubli et du souvenir. En cherchant à imposer un verbe univoque, Mahound met fin au nomadisme et y substitue l’unité de la communauté soudée autour du Livre sacré.
18« Who am I ? Who else is there ? » (Rushdie 1988, 4), cette lancinante question taraude le narrateur tout au long du roman.Y répondre, c’est se soumettre aux démons de la traduction — « translation » — et de la métaphore. La langue est le réceptacle de cette alchimie du verbe et des identités. L’hybridation de l’écriture paraît être la solution proposée à la condition du migrant. Comme le remarquent Marc Porée et Alexis Massery : « la flexibilité de la langue anglaise permet l’invention lexicale, la prolifération, l’importation d’expressions hindies ou qui appartiennent à l’anglais de l’Inde » (Porée et Massery 113). Comme chez Joyce, surtout celui de Finnegans Wake, c’est le Verbe qui est à la fois le sujet et l’objet de la métamorphose et de la transmutation. Le mot clé des Satanic Verses est certainement le verbe « spell », épeler, comme le nom de Londres est épelé et devient le titre d’un chapitre du roman — « Ellowen Deeowen » — mais c’est également tenir sous le charme, jeter un sort. Et c’est bien le jeu sur la langue qui semble être l’Alpha et l’Omega des Satanic Verses, cette langue qui bascule parfois dans une symphonie d’idiomatismes indo-anglais. Le jeu de mot, le « pun » est bien la lettre au cœur du projet rushdien. Comme le remarque Jonathan Culler dans un recueil d’articles On Puns : The Foundation of Letters, le « pun », est au cœur du projet littéraire. Cet « appel du phonème » (Culler 2) est la condition de la réalisation de l’acte littéraire. Ainsi à l’instar de Beckett dans Murphy, il s’agit de donner sens au chaos. Beckett interprète à sa manière les premiers mots de la Bible : « What but an imperfect sense of humour could have made such a mess out of chaos. In the beginning was the pun » (Beckett 1952 65). La juxtaposition, l’art du rapprochement et de la fusion des opposés semblent ainsi gouverner l’écriture.
19Derek Attridge remarque à propos de Finnegans Wake : « The fears provoked by Finnegans Wake’s portmanteau style are understandable and inevitable, because the consequences of accepting it extend to all our reading. Every word in the text is a portmanteau, a combination of sounds that echo through the entire language and through every other language, and back through the history of speech » (in Culler 154).
20Il s’agit alors pour nous, modestes lecteurs, de déconstruire le mot-valise qui constitue l’essence de The Satanic Verses. Les « Anganglais » ont effectivement tout un travail de mémoire à opérer.
- 1 Defoe, les Mille et Une Nuits, Blake, Milton, le Coran..., tous ces textes ainsi que bien d’autres (...)
21The Satanic Verses, roman nomade, roman des origines, et qui plonge aux origines du romanesque, est emblématique d’une certaine forme de théorisation romanesque de la condition postcoloniale. Dans cette démarche, dont Rushdie semble aujourd’hui s’être éloigné, l’auteur aborde les problématiques de la théorie déconstructionniste et se rapproche en particulier de la lecture et de l’usage que fait Gayatri Spivak de l’antre, mot-valise derridien forgé avec l’Autre et l’entre-deux. Chamcha et Farishta sont ainsi les subalternes qui parlent, réinscrivant la marge au centre, proposant alors une fusion, moins la quête de la production de l’autre (geste impérialiste et aliénant) que toutes les voix de l’autre en nous (Spivak 294). L’étranger est ce résidu étrange qui fait œuvre de résistance dans le discours dominant. The Satanic Verses s’inscrit dans une pratique politique de lutte, au même titre que Nation and Narration. La conversation que Rushdie entretient avec les autres textes, sa traversée des strates de l’intertextualité, ont pour but double une démarche d’arrachement et de rassemblement, propre à la théorie derridienne et foucaldienne, qui influence la pensée académique anglo-saxonne depuis les années soixante-dix et à laquelle l’auteur des Versets n’échappe pas. En effet pour s’approprier les textes « étrangers1 » il faut en déplacer les thèmes, les scinder de leur mémoire puisque « tout art de faire est aussi un art d’oublier » (de Certeau 178). Pour rassembler il convient alors de construire une communauté de langage inédite, afin d’amarrer les textes une fois déconstruits.
22En conclusion, l’étranger dans l’œuvre de Salman Rushdie est ce qui fonde son projet d’écriture. Nous sommes toujours l’étranger de quelqu’un, et pour un migrant indien ou pakistanais, cette réalité est encore plus trouble et double. The Satanic Verses, comme l’a relevé Steven Connor, définit autant l’étranger que l’Anglais, les deux étant liés par un pacte faustien de définition et de déconstruction. Le récit marque à la fois la différance derridienne, le supplément, le pharmakon, et ce qui ne peut jamais être énoncé. L’écriture rushdienne opère ainsi sans cesse une double opération de reconnaissance et de greffe, d’incorporation et de rejet de cette greffe. L’étranger chez Rushdie est toujours cet expulsé beckettien qui rejette et réinvente sans cesse la langue de l’autre. The Satanic Verses est ainsi ce texte poreux, fait de transmutation et de métaphores, qui regimbe sans cesse devant l’obstacle de la définition. Pour emprunter les mots d’un illustre alcoolique du roman, Whisky Sisodia, le prophète bègue du récit, « newness enters the world » (Rushdie 1988, 272). Et dans cet acte désespéré, ne sommes nous pas face à une définition quintessencielle du roman, selon laquelle ce qui est nouveau fait sens. Et le roman n’est-il pas justement l’art de rendre nouveau l’ancien et d’en acclimater l’étrangeté ?