1La multiplicité des genres investis par Hanif Kureishi, depuis les nouvelles de Love in a Blue Time (1997) jusqu’au théâtre de Borderline (1981), en passant par les romans The Buddha of Suburbia (1990) ou The Black Album (1995), contribuent à entourer son œuvre d’une aura sulfureuse, privilégiant des aventures souvent sulfureuses : celles de personnages au confluent de deux cultures. Il s’agit du fil rouge d’une œuvre déjà marquée par une forte cohérence : Karim ou Shahid, dans les romans que nous avons évoqués ; Haroon ou Hamina, sur la scène de Borderline, refusent en effet de répondre aux injonctions de la norme, ou entretiennent avec elle des rapports problématiques ou conflictuels.
2L’impression de liberté qui se dégage de tels récits des possibles interroge la question des identités, tant l’être apparaît ici fragmenté et, par là même, ouvert au décloisonnement. L’œuvre de Kureishi apparaît en cela comme lieu d’analyse privilégiée de la double question de l’étrange dans les rapports qu’il entretient avec l’étranger. Les figures de l’« étranger », dont il s’agira d’aborder ici la complexité, se révèlent en effet dans toute leur étrangeté dans un contexte qui voit ces deux notions s’entremêler, coïncider ou s’affronter.
3On s’interrogera donc sur les formes qu’elles prennent dans l’œuvre, en montrant qu’elles font ici l’objet d’une véritable ré-appropriation littéraire, dans le cadre de la littérature « post-coloniale » : les formes de l’étrangeté prennent différents visages qui mènent pourtant tous à une quête et à un dévoilement, dont les médiations, depuis l’itinérance jusqu’au voyage « intérieur » de la lecture, dessinent l’acteur identitaire en quêteur « romantique ».
4À travers l’étrangeté de figures secondaires telles que celles d’Eva ou de Changez, c’est l’étrangeté plus ambiguë des personnages principaux qui est reconfigurée. C’est en tant qu’« étrangers » qu’ils sont eux-mêmes perçus comme étranges. À l’origine, du reste, et jusqu’au dix-septième siècle, les deux termes avaient en français un même sens : l’« étrange » et l’« étranger », issus d’un même étymon latin (extraneus), ne faisaient qu’un, défini par opposition à soi. En cela, comme le rappelle encore le Dictionnaire étymologique et historique de la langue française, l’« étrange » ou l’« étranger » était nécessairement « bizarre », dès le douzième siècle. Issu d’une autre Nation que soi, dès le quatorzième siècle, « sans rapport avec soi », à partir du dix-septième siècle, l’« étranger » est donc défini par son irréductible différence, et notamment par sa position géographique et culturelle.
- 1 Nous emploierons, pour les références paginées aux œuvres de Hanif Kureishi, les abréviations suiva (...)
5L’hybridité métisse rend cette configuration problématique. Dès les toutes premières lignes du roman, Karim se dit en effet déterminé par le regard aliénant d’autrui. La dénomination initiale (« My name is Karim Amir ») prend des allures paradoxales : « I am an Englishman born and bred », dit le personnage avant de préciser : « almost » ; l’adverbe soulignant l’absurdité d’une « stratégie de représentation » (Bhabha 2) que la configuration sociale rend d’emblée difficile. Aussi Karim est-il perçu comme un être étrange, dont le métissage fait « a funny kind of Englishman », quoique élevé depuis sa naissance en Angleterre (BS 31).
6Si l’Angleterre est représentée comme le lieu d’un multiculturalisme de bon aloi, ouvert à l’Orient (Haroon, le père de Karim, y trouve sans difficultés les ouvrages qu’il recherche sur le bouddhisme, le soufisme ou le confucianisme), le racisme évoqué par Kureishi dans le même temps n’en demeure pas moins réel. Les personnages indiens ou anglo-indiens sont régulièrement traités de « métèques » ou de « négros » (wogs, nigs), réduits à nier leur identité (Amar se fait appeler Allie) ou à la voir niée par autrui (Haroon est appelé Harry). Mais la stigmatisation de l’étranger peut se manifester plus insidieusement encore, quand l’étranger est réduit à l’étrangeté d’un folklore perçu comme l’essence même de sa culture, à une « mythologie flottante de l’Orient » (Saïd 69). La réception « indienne » de Carl et de Marianne laisse ainsi apparaître tous les signes d’un syncrétisme touristique et bourgeois, d’une manière réductrice et superficielle d’envisager l’étranger provoquant l’agacement de Karim (BS 30).
7Cette forme de racisme aseptisé, censée réduire l’étrangeté d’autrui mais la caricaturant, est intériorisée par nombre de personnages. Leur destin semble dicté par « l’imaginaire géographique européen » (Saïd 73), celui de l’Angleterre et de la norme, cette dernière pouvant paradoxalement prendre le visage d’une apparente ouverture. Kureishi le souligne en évoquant la stupeur extrême avec laquelle Karim reçoit le discours de Shadwell : « I couldn’t answer his questions. I could barely speak at all ; the muscles in my face seemed to have gone rigid. I was shaking with embarassment that he could talk to me in this way at all, as if he knew me, as if he had the right to question me » (BS 142).
8Shadwell lui assigne alors le devoir de se confronter à un « destin » (« destiny ») qu’il définit en des termes à la fois simples et définitifs : « to be a half-caste in England » (BS 141). La construction identitaire devient dans cette perspective un lieu partagé : elle fait l’objet d’une communautarisation qui interroge la place du librearbitre chez le sujet et fait de l’étrangeté de l’« étranger » non pas une affirmation identitaire forte, mais le résultat d’une construction collective, dont l’étranger serait l’objet non entièrement consentant.
9Aussi l’individu collectivement perçu dans son étrange étrangeté devient-il aussi, et peut-être surtout, étranger à lui-même. Le « curieux mélange » dont Karim est issu le rend, songe-t-il, « restless and easily bored » (BS 3). L’ambivalence, que le personnage lui-même énonce en termes de bizarrerie, contribue à la propagation en lui d’un état anxiogène diffus. Au confluent de deux cultures, le métis se trouve « perdu », lui qui n’a de place nulle part selon Shadwell (BS 141) ou le père de Nina dans la nouvelle « With your Tongue Down my Throat » (LBT 100). De même pour l’étranger, que nul ne semble en réalité différencier du premier. Ravi, loin de ses illusions initiales, confronté au racisme et à la pauvreté, finit par avouer son désarroi à Susan : « I got lost. I got lost everywhere. I feel as if I’m another planet » (B 134).
10Les velléités de retour au pays, fréquentes chez les aînés, font place chez les plus jeunes à un perpétuel sentiment d’inadaptation, qui explique, chez Karim ou Nina, le regard distancié porté sur tout, manifesté par l’ironie dévastatrice du discours. Cette forme d’étrangeté à soi, qui se mue en regard aiguisé sur le monde, fait de ces personnages des êtres à la marge. Ouverte à tous les excès, Nina se sent « outside everything » (LBT 81) au milieu du commun et familière, au contraire, des prostituées et des homosexuels. Ce n’est pas sans intérêt que Karim rejoindra de même les milieux interlopes de Londres. Cette position marginale fait du théâtre de Borderline un emblème de l’œuvre entière. La violence infligée à l’étranger, l’étrangeté qui lui est renvoyée jusqu’à structurer son identité sont intériorisés, comme le synthétise Yamina en termes clairs lorsqu’elle s’adresse à Haroon : « I understand what you’re going through, because it’s happened to me. To many of us. You’ve taken all the conflicts inside yourself. But you can’t live like that [...] » (B 149).
11Les stratégies de défense, qui dans l’œuvre vont des tentatives d’intégration au repli identitaire et à la révolte — celle, notamment, de l’activisme et de l’Asian Youth Movement —, convergent à chaque fois dans une marge, une position limite et critique qu’il faut pourtant rejoindre pour se « décentrer », et tenter d’échapper par là-même à l’impasse de la violence intériorisée. L’état d’urgence (emergency) dans lequel se trouvent ces personnages aboutit nécessairement, pour reprendre la formule de Homi K. Bhabha, à un état d’« émergence », à une re-naissance (emergence ; Bhabha 59), définissant par là des figures en quête d’elles-mêmes et de l’altérité, en un processus de questionnement et de nécessaire dévoilement.
12Ces passages qui permettent à l’être d’éprouver et d’objectiver leur propre étrangeté à travers celle du monde constituent dans l’œuvre autant d’explorations de l’inconnu. De l’Inde à l’Angleterre pour Nadia, choquée par la misère de banlieues dont elle absorbe « all the oddness » (LBT 68), de l’Angleterre à l’Inde pour Nina, entre l’émerveillement et la solitude, de la banlieue à Londres et de Londres à la banlieue pour Karim, entre l’excitation et le désarroi le plus profond, les passages d’une ville à l’autre, qui atteignent dans le Buddha leur apogée au moment du séjour à New York, sont à chaque fois le lieu d’une confrontation à l’altérité.
13Ces personnages qui passent et voyagent, s’installent pour rêver d’un retour ou d’un autre périple, sont tous des exilés. Les fils et filles d’exilés, auxquels l’œuvre, dont les échos autobiographiques sont nombreux, fait une place si importante, se réapproprient pour la plupart l’héritage de leurs aînés, les refont et les défont, réinventant eux-mêmes de nouvelles formes de passages. Au sujet de Nadia, sa demi-sœur du Pakistan, Nina parle en effet de « mirror », d’une figure à la fois « si proche et pourtant si étrangère » (« so close to us [...] and yet so other » [LBT 66-67]), d’un autre, en d’autres termes, qui serait en même temps étrangement le même. Cette expérience, où appréhender l’étrangeté d’un pair revient à se révéler en révélant sa propre étrangeté, peut être rapprochée de celle que vit Karim lors de l’enterrement d’Anwar : « [...] I did feel, looking as these strange creatures now — the Indians — that in some way these were my people [...] I felt ashamed and incomplete at the same time, as if half of me were missing » (BS 212). Nina, certes, ne la présente pas en des termes aussi lucides. L’étonnement est pourtant là, qui fait de la découverte de l’autre la condition d’un dévoilement de soi.
14Chez ces adolescents, dans un contexte où les stratégies d’intégration passent souvent par l’investissement dans la réussite scolaire des enfants (on songe à la mère d’Ahzar inquiète de savoir si son fils est toujours le meilleure lecteur de sa classe, ou aux longues heures de travail que le Parvez de My Son the Fanatic investit dans les études de son fils), la lecture apparaît aussi comme un voyage « intérieur », participant au même titre que les périples « réels » à l’exploration de sa propre étrangeté, comme lieu de révélation. Or les lectures évoquées dans l’œuvre ne relèvent pas forcément de la culture légitime. Elles font état d’un réjouissant syncrétisme, qui mêle dans le Buddha les références musicales des années soixante dix aux œuvres les plus diverses, de Milton à Colette ou de Dickens à Chuang Tsen.
15La lecture comme savoir apparaît néanmoins comme un certain privilège : Nina ne semble pas y avoir accès, et c’est Howard, finit-on par apprendre, qui a mis en mots le cours de sa vie. La lecture révèle en cela chez le personnage étranger une stratégie qui n’est pas tant celle de la préservation, de l’intégration ou de l’assimilation, mais une stratégie de la quête, de l’invention ou de la création identitaire ; ce « troisième espace » évoqué par Homi K. Bhaba, dépassant le cadre de l’hybridité biculturelle (Rutherford 211). Aussi est-ce sans doute pourquoi Haroon, dans Borderline, refusant de choisir entre les Indiens et les Anglais contrairement à Yamina, déclare un peu provocant semble-t-il qu’il préfère la lecture (B 151).
16La lecture, comme l’écriture dans son cas et dans celui d’autres personnages de l’œuvre, apparaît en cela comme échappatoire, objet de lutte, de découverte du monde et de soi. À Anwar qui lui reproche ses lectures orientales, Haroon répond qu’il s’agit pour lui de « comprendre enfin la vie » (« understanding life at last ») en étudiant ces ouvrages qui semblent avoir été écrits « uniquement pour lui » (« exclusively for him » [BS 26-27]). L’ambition fait écho à celle de son fils qui, au contact des Indiens lors de l’enterrement d’Anwar, confronté aussi à sa culture anglaise, comprend qu’il lui faudra inventer ce qu’il est : « [...] if I wanted the additional personality bonus of an Indian past », confie-t-il alors, « I would have to create it » (BS 213, nous soulignons).
17Il ne faut pourtant pas voir un quelconque didactisme dans l’œuvre de Kureishi, qui n’est pas édifiante. La lecture, comme les voyages réels, sont envisagés comme flâneries plus que comme des passions consumantes. Tout au plus pourrait-on parler ici d’une passion de la flânerie, objet d’une herméneutique singulière en tant que médiation, chez l’adolescent, de son apprentissage.
18La flânerie paraît constituer la seule voie de liberté pour ces personnages soumis à des déterminismes socio-culturels contradictoires. La question de savoir comment ils peuvent employer cette marge de liberté traverse l’œuvre. Amina semble ainsi se résoudre au mariage, interrogeant Yamina : « What would I do with my freedom anyway ? » (B 139) Karim évoquant la devise française en oublie quant à lui le troisième terme (BS 53). Il revient cependant plus loin sur la liberté qu’il doit atteindre pour accéder à la plénitude rêvée, mais toujours problématique : « We became part of England and yet proudly stood outside of it. But to be truly free we had to free ourselves of all bitterness and resentment, too. How was this possible when bitterness and resentment were generated afresh every day ? » (BS 227)
19Il s’agit donc pour eux de décréter cette liberté en flânant et en expérimentant, de s’en emparer et de la vivre afin de se confronter à leur propre étrangeté à travers celle du monde. L’affirmation de liberté apparaît en cela comme puissance de (sur)vie.
- 2 Dans un passage qui voit se multiplier les occurrences des adjectifs « strange » et « weird » (BS 1 (...)
20Peut-on songer ici au caractère « romantique » d’une telle représentation de la liberté ? « Voué à la négation de l’être en soi », le sujet romantique, selon François Piquet, « n’arrive pas à se satisfaire de sa négativité, de sa non-coïncidence avec soi et garde la nostalgie du plein, de la positivité de l’être dont il est issu et qu’il nie » : aussi entre-t-il « dans l’univers du jeu, du simulacre, de la distanciation et du dépaysement » (Piquet 200). Le portrait de l’étranger en flâneur, à la recherche du Beau comme du Bizarre (comme Karim à Londres2), fait donc songer à une remotivation post-moderne du flâneur baudelairien, ce poète que Jamila fréquentait dès l’âge de treize ans... Il invite à lire ces personnages comme en quête d’un « Ailleurs » indéterminé et les inscrit bien en cela dans le cadre d’une filiation romantique, chez des auteurs qu’Henri Peyre définit à la fois comme soucieux d’« être de leur temps » et tournés vers un au-delà d’eux-mêmes, en fuite perpétuelle, animés par le « besoin de se perdre dans l’étranger et l’étrange » (Peyre 143).
21De retour à Londres au terme du récit, Karim se désole du paysage qu’il retrouve et redécouvre en un même mouvement : « I walked around central London and saw that the town was being ripped apart ; the rotten was being replaced by the new, and the new was ugly. The gift of creating beauty had been lost somewhere » (BS 258).
22Le personnage s’éloigne ici de la définition baudelairienne de l’artiste « moderne », qui incarne pour lui le véritable « romantique » (Baudelaire 1846, 420), en ce qu’il privilégie l’expérience de la perte au détriment du regard nouveau que l’artiste « véritable » est censé porter sur le monde qui l’entoure, y décelant la beauté singulière et moderne. L’attrait pour l’avatar moderne des ruines que sont les immeubles délabrés, ici remplacés, n’est toutefois pas sans évoquer une certaine mélancolie, que l’on pourrait également rapprocher des « Tableaux parisiens » sur le Paris personnifié, « éventré » lui aussi. Flâneur, et en cela esthète, Karim éprouve l’expérience du désenchantement sur le mode de la violence et de l’arrachement.
23La désillusion explique les rêves d’évasion chez des personnages dont le goût perpétuellement renouvelé pour l’« Ailleurs » apparaît comme une échappatoire face aux contingences de l’ici et maintenant. L’ennui des banlieue suscite ainsi chez Karim le rêve suivant : « get away to the city, London, where life was bottomless in its temptations » (BS 8). Cette infinitude que le personnage appelle de ses vœux s’oppose au monde borné du présent ; si le départ se révèle toujours décevant, ce n’est pas tant l’expérience elle-même qui compte que la tension vers l’Ailleurs qui l’accompagne.
24Or, si le goût de l’Ailleurs annonce le désenchantement, on le voit toujours lié aussi à une impulsion créatrice. Le « romantisme » qui le suggère dans l’œuvre apparaît d’abord dans un sens apparemment galvaudé. L’adjectif romantic apparaît à quelques reprises pour désigner un comportement suranné : celui du père de Nina, « un de ces romantiques à l’ancienne », irritant autant que fascinant pour la jeune fille à la recherche de son père et de ses origines (LBT 88). On songe encore à Changez se désolant qu’il n’y ait « plus de véritable amour romantique à l’Ouest maintenant », suggérant plus précisément l’existence d’un monde perdu, objet de nostalgie et de lamentation car faisant écho à l’expérience du Moi (l’amour de Changez pour Jamila [BS 223]). On retrouve plus clairement le lien entre référence romantique et processus créateur dans l’enseignement que Karim pense avoir tiré de sa confrontation ave Pyke : pour apprendre « ce que signifiait une vie consacrée à la création », il fallait « être en contact avec quelqu’un ayant dans la vie un goût pour les expériences et le romantisme », « poursuivre sa recherche, suivre ses sensations, où qu’elles le mènent [...] » (BS 217).
25Il faut revenir ici sur la soirée inaugurale, dans le roman, chez Eva, et sur les lectures que Charlie y fait sous l’œil subjugué de Karim. Quel rapport peut-on établir ici entre Donne et Shelley, dont l’auteur cite les vers sur le mode de l’énigme, sans les nommer ? Tous deux, bien sûr, sont poètes. Le deuxième est un romantique, dont les vers ouvrent le poème intitulé « To Edward William ». Remotivant le stéréotype, ils rappellent le paradis perdu miltonien :
The serpent is shut out from Paradise
The wounded deer must seek the herb no more
In which its heart-cure lies... (Shelley 185 ; cité dans BS 37)
26« The sacred Milton », tel que Shelley le nommait (Shelley 206), sera évoqué au terme du roman, comme en écho, à travers le vers que Charlie aime à citer de lui : « O dark, dark, dark » (BS 251). La noirceur, qui semble être projection des errances de Charlie, sinon de Karim, fait écho à la perte et à la douleur évoquées par Shelley, qui dans le roman trouvent aussi une résonance chez l’exilé, dont l’accès à la paix demeure espéré mais illusoire. Ce romantisme de la perte, du désenchantement et de la tension vers l’Ailleurs, manifestant son caractère de « poésie pensante » (Bénichou 13), éclaire comme à rebours le court poème de Donne, « Breake of Day », dont Kureishi retranscrit la première strophe :
‘Tis true, ‘tis day, what though it be ?
O wilt thou therefore rise from me ?
Why should we rise, because ‘tis light ?
Did we lie down, because ‘twas night ?
Love which in spight of darknesse brought us hether,
Should in despight of life keepe us together. (Donne 23 ; cité dans BS 36)
27Par le jeu de l’intertexte, le poète « métaphysique » du dix-septième siècle appelle une même tension vers l’Ailleurs intuitivement recherché par les personnages du roman. Elle traduit en filigrane l’expérience du visionnaire : « Light has no tongue, but is all eye » poursuit Donne dans la suite immédiate du poème, comme pour appeler à voir au-delà du sensible, vers une réalité « autre », pleine de promesses : c’est aussi ce que pressent Karim ici, au seuil de son initiation, en une intuition dont Michèle Hita a souligné la parenté avec l’expérience rimbaldienne du « Voyant » (Hita 29).
28Cette expérience que les mentions de Shelley ou de Blake, par ailleurs, nous invitent à rapprocher du « visionnaire » romantique est certes vouée à des destins divers. Karim apparaît pourtant dans l’œuvre comme la figure la plus aboutie de ce « visionnaire » en puissance. À New York, au terme du récit et de ses envolées vers l’Ailleurs, le personnage constate avec désarroi qu’il s’est éloigné de Charlie. C’est notamment à travers sa musique qu’est figurée cette nouvelle forme d’arrachement à l’autre aimé, mais aussi, à travers lui, à soi : cette musique, écrit Karim, « had lost its drama and attack when transported from England with its unemployment, strikes and class antagonism » (BS 247). C’est dire ici toute l’importance pour le personnage que revêt dans la création l’idée d’une terre originelle, natale, source de regrets autant que de combat.
29Évoquant à nouveau l’idée de perte, la musique suggère qu’atteindre l’Ailleurs rêvé demeure illusoire. En cela, l’Ailleurs que ces personnages ne cessent de poursuivre rappelle encore l’Ailleurs romantique, qui est avant tout Ailleurs intérieur, objet du discours et de la pensée. Il n’est sans doute pas hasardeux, du reste, que Kureishi ait choisi un autre poète romantique, Wordsworth, pour définir, en guise d’épigraphe, ses propres considérations sur l’écriture, envisagée d’une manière mystérieuse, sinon mystique :
[...] Whether it were by peculiar grace.
A leading from above, a something given. (cité dans DS 1)
30Cette écriture est révélation d’un monde autre, plus authentique que l’univers sensible. L’écrivain solitaire est chargé de le révéler, lui qui, écrit Kureishi, « sometimes get[s] up from [his] desk under the impression that [his] inner world has more meaning than the Real one » (DS 17). Pour le personnage comme pour l’écrivain et le processus même de l’écriture, l’appréhension de cet « Étranger » polysémique apparaît donc avant tout comme une démarche introspective.
31Si la transgression des frontières dans l’œuvre est géographique, si elle prend également une valeur éthique pour le personnage en quête de l’Ailleurs, de l’autre et de lui-même, elle est donc aussi esthétique, faisant de Karim un « passeur de frontières » (Lampel 88). La tentation du poétique qui affleure dans le roman de Kureishi ne se réduit pas aux vers cités ; elle est à lire à la lumière de la référence romantique que l’on y a dégagée : c’est en un moment « enchanteur » (« an enchantment ») et dans la pénombre de la nuit que Karim entend la voix du garçon aux cheveux argentés, semblable à un ange, dérouler les vers de Donne et de Shelley. Ces paroles participent à la dilatation des sens qui caractérise le passage (les arbres n’y sont plus que form et colour), favorisant l’émerveillement, tout entier tendu vers l’écoute d’une voix qui paraît chercher à « faire pénétrer les mots au cœur même » de son auditoire (« as if to press the words into her » [il s’agit ici d’Helen] ; [BS 36]).
32Lorsque Nina s’unit à Billy, touchant à une forme de révélation intérieure, rencontrant le même à travers l’autre (un métis comme elle, dont elle partage l’expérience de l’exil), la poésie affleure plus discrètement dans le récit d’Howard. Le motif crépusculaire imprime là encore une suspension du temps, une tension ponctuelle vers l’Ailleurs qui serait dépassement de la topographie humaine pour atteindre aux régions intérieures du recueillement : en ce lieu, dit la métaphore, « the curtains of the world are well and truly pulled » (LBT 96). Au sein du romanesque, le poétique fait poindre l’« étrangeté » de l’étrange, c’est-à-dire de l’Inconnu, que ces moments rares et privilégiés permettent de faire affleurer.
33Étrangers au sein de la collectivité comme en eux-mêmes, les personnages exilés de l’œuvre de Kureishi opèrent pour se dévoiler en dévoilant l’étrangeté du monde différents passages, réels ou intérieurs : leurs voyages comme leurs lectures les dépeignent en flâneurs que la référence romantique, dans le Buddha, contribue à définir comme visionnaires en puissance. L’étrangeté qui est à l’origine de leur quête n’est toutefois pas qu’ethnique chez Kureishi : elle tend à contaminer tous types de discours, en particulier dans les œuvres ultérieures au Buddha, où l’universalité du thème prend toute son épaisseur. Dans la nouvelle intitulée Intimacy, l’altérité se définit très clairement par sa différence intrigante et irréductible, et dans « Love in a Blue Time », Jimmy se qualifie, lui aussi, de « déraciné » (« rootless » ; [LBT 8])... La question de l’altérité se pose encore dès le titre de Strangers as we meet (1999), comme dans le scénario du film The Mother, réalisé en 2003 par Roger Michell, où l’intimité rêvée se voit bousculée par l’irréductible opacité de l’autre. Le prisme romantique permet donc d’éclairer le personnage et l’œuvre ; en retour, c’est l’œuvre de Kureishi qui éclaire de nouveaux feux la catégorie esthétique du romantisme à la lumière du « post-colonialisme », contribuant implicitement, et somme toute assez étrangement, au décloisonnement du romanesque et du poétique.
34Il faut pourtant se méfier du caractère polysémique de l’œuvre : la tension vers l’Ailleurs romantique ne serait-elle encore qu’illusion, objet de dérision ? C’est Charlie, dont Karim finira par s’éloigner et dont la fascination finira par être démystifiée, qui lit Shelley et donne à l’intuition de l’Ailleurs toute sa valeur poétique. Évoquant les lectures de Jamila, Karim fait de Shelley « a vegetarian », au même titre que les autres auteurs évoqués dans le passage (BS 95). Enfin, Pyke le « romantique » finira lui-même par être dévoilé dans toute son insuffisance. En même temps que pôle de légitimation de l’« anglicité » de Karim, geste d’appropriation à la fois symbolique, linguistique et politique du territoire anglais, la référence romantique n’en suggère pas moins ici toute l’étrangeté de l’être au monde. Elle traduit aussi et sans doute avant tout les tensions d’une œuvre qui (se) joue des références afin de les remotiver dans le cadre d’une réappropriation singulière.