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L’étrange musique du texte dans « Swallows » de John MacGahern

Music as Alterity in John McGahern’s « Swallows »
Claude Maisonnat

Résumés

« Swallows » s’organise autour de la rencontre entre un agent de police et un fonctionnaire du cadastre à l’occasion d’un accident mortel. Leur amour commun de la musique, et particulièrement du violon, les conduit à partager quelques moments d’intimité au cours desquels naît un malaise qui tient à la finalité éthique du travail d’enquête qu’ils viennent d’effectuer, sachant pertinemment que justice ne sera pas rendue. Leur conversation sur la musique fait surgir une dimension d’altérité qui, au-delà de leur irlandité commune, va permettre au narrateur de donner un tour élégiaque à la nouvelle en rendant à Michael, la victime oubliée, le tombeau symbolique que les pesanteurs sociales lui refusent.

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Texte intégral

1Publiée en 1978 dans le recueil intitulé Getting Through, « Swallows » frappe d’abord par la nature énigmatique d’un titre qui semble avoir peu de rapports avec la nouvelle qu’il nomme, générant ainsi une instabilité sémantique que rien dans le texte ne viendra démentir. Ce refus de la stabilité et de la clôture provient, en premier lieu, de l’hésitation entre le statut verbal ou le statut nominal qu’il convient d’accorder à ce syntagme minimal, qui revêt du coup une dimension amphibolique irréductible.

2S’agit-il d’une référence aux passereaux à queue fourchue annonciateurs du printemps qu’ils sont réputés faire ou ne pas faire ? John McGahern lui-même, interrogé à ce sujet, répondit que son titre était, bien sûr, un jeu de mot suggérant que le jeune géomètre arrivait et repartait comme les hirondelles (Collinge, Vernadakis, 137) mais il n’est pas question d’hirondelle dans la nouvelle. Néanmoins la remarque de McGahern autorise le lecteur à s’interroger sur la polysémie d’un titre qui, dès lors, fonctionne comme un signifiant dont le statut peut être remis en cause, en suggérant que le sémantisme immédiat (la référence aux oiseaux) est peut-être un leurre, hypothèse que viendra valider la thématique de l’oralité.

3Ce qui réunit les deux hommes est, au sens littéral, un accident (de la circulation) c’est-à-dire un événement imprévisible qui vient altérer le cours paisible de la vie routinière du sergent, et qui va perturber la perception qu’il a de lui-même et de sa position, voire de sa fonction, dans la société. De fait, l’intrusion du fonctionnaire du cadastre dans la vie du sergent, loin d’annoncer le printemps annonce au contraire l’imminence d’une tempête sous un crâne.

4L’autre possibilité offerte par la réponse de McGahern est apparemment plus vraisemblable, puisqu’il s’agit de l’irrésistible besoin de boire du whiskey qui aide le sergent à affronter l’ennui inhérent à la routine de sa profession. Mais, là encore, le signifiant de l’oralité, le verbe « to swallow » (126), n’apparaît qu’une seule fois dans le corps du texte, et encore est-il associé de façon étroite à deux affects négatifs qui sont la honte et l’exaspération, comme si l’alcoolisme du sergent avait quelque chose de dérangeant, comme s’il fonctionnait comme un écran destiné à occulter une vérité moins acceptable, mise au jour par le surgissement de la question éthique que soulève son compte-rendu de l’accident mortel.

5Le double jeu des fréquentes références à l’oralité dans le texte semble bien le confirmer. En effet, le sergent est caractérisé par une véritable obsession de la nourriture et de la boisson, il n’a de cesse que le géomètre partage son repas et boive quelques verres de whiskey en sa compagnie. Les différents passages mettant en scène le personnage de la servante Biddy et ses récriminations contre la dégradation de la nourriture (the crawling ham) suggèrent qu’il y a bien quelque chose de pourri dans ce royaume irlandais. Tout se passe comme si la tentative du sergent pour gaver le fonctionnaire du cadastre qui, d’ailleurs, refuse obstinément, en prévision d’un autre repas prévu pour le soir même, n’avait de but autre que celui de l’empêcher de parler ou plus exactement d’aborder le sujet tragique de l’accident et de leur rôle dans l’affaire.

6Une oralité de la nourriture tente de prendre la place d’une oralité du verbe dans un processus qui devient une sorte de refoulement de la parole comme l’indique l’insistance du sergent à vouloir alimenter ce qu’il appelle « the inner man », c’est-à- dire non pas le corps de chair mais le sujet parlant. Il en va de même du fonctionnaire du cadastre qui a choisi d’abandonner ses études de musique au profit d’une sécurité de l’emploi qu’il exprime aussi par une référence à la nourriture. À la suggestion du sergent : « We all have to eat » (122), il surenchérit : « I think that if I had to depend on it [music] for my daily bread it might lose half its magic » (122). Pas besoin d’être grand clerc pour supposer que tout processus de refoulement donne lieu à un phénomène de retour du refoulé sur le mode du déplacement et nous verrons que c’est la fonction du discours sur la musique qui se trouve au cœur de cette problématique.

7Du coup, il apparaît clairement que la fonction du titre, au-delà du double sens figuratif qu’il permet, est de signaler qu’une des clés de la nouvelle réside bien dans le fait qu’il y a quelque chose qui ne passe pas, et qui est donc difficile à avaler pour chacun des deux protagonistes, car c’est bien évidemment le socle de leur position subjective qui est en cause à savoir, la question de la dimension éthique de leur collaboration dans le cas particulier de cet accident, tant il est vrai que « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables » (Écrits II 233). Il est d’ailleurs tout à fait symptomatique que, dès lors que la véritable question de leur responsabilité est posée : « Fortunately, Sergeant, you and I don’t have to concern ourselves with the justice or injustice. Only with the accurate presentation of the evidence. And I have to thank you for those drawings » (122), ils se retranchent tous deux derrière l’argument de la compétence technique. Ils se félicitent mutuellement de leur efficace collaboration et, immédiatement, trouvent un autre point de convergence qui va occuper le cœur de la nouvelle et de leurs échanges verbaux, leur amour de la musique, comme si la fonction de la musique était de faire oublier la réalité.

8Ils ne sont pas sans faire songer au comptable de Heart of Darkness qui, au milieu de la jungle, dans son costume immaculé et entouré de ses livres dans lesquels les comptes sont tenus de façon impeccable, ne voit ni les mourants qui l’entourent, ni l’ambiguïté de sa position en tant que rouage d’une machine coloniale vouée à l’exploitation, au vol et à la mort. Cependant, dans leur cas, la musique loin de les distraire, au sens pascalien du terme, va les ramener inévitablement au cœur du problème.

9Il est important de signaler que, dès le départ, les deux hommes, en dépit de leur différence de rang social, que marque bien la déférence du sergent envers le fonctionnaire du cadastre, opèrent de fait, dans le système narratif de la nouvelle, comme des figures du double. Le texte ne ménage pas ses efforts pour multiplier les allusions qui les rapprochent pendant le court laps de temps de leur rencontre — quelques heures à peine.

10Leur commune compétence en mathématiques et en géométrie les rend équivalents sinon interchangeables : « And I have to thank you for those drawings. They are as near professional, as makes no difference » (122). Le sergent se proclame « good at figures » (122), comme tout bon géomètre se doit de l’être. Ils découvrent qu’ils partagent une passion commune pour la musique et, particulièrement le violon, chacun montrant à l’autre l’instrument sur lequel ils jouent et dont les étuis sont également en mauvais état. Mais ils ont également tous deux refusé de faire carrière dans la musique. Néanmoins, ils communient dans une nostalgique interprétation des morceaux traditionnels du folklore populaire que sont « Danny Boy » et « The Kerry Dancing ».

11L’un et l’autre doivent se rendre à un concert le soir-même ; le fonctionnaire du cadastre à Galway, pour accompagner une pianiste et le sergent, sur place, pour assister à la fête des CWA. Ils doivent aussi endosser la même tenue de soirée — le smoking posé sur le siège de la voiture pour le fonctionnaire du cadastre (122), et, pour le sergent, le costume préparé par Biddy : « Biddy placed suit and white shirt and tie on the chair before the fire of flickering ashes » (131), pour assister à ces diverses manifestations.

12Autre point commun, tous deux semblent avoir renoncé à une histoire d’amour que les accents de la musique font resurgir du passé et dont ils ne parlent pas ouvertement, mais qui vient les hanter secrètement. La relation entre le fonctionnaire du cadastre et Eileen, se réduit au partage d’un repas et d’un moment musical mais semble venir en lieu et place d’une relation plus intime. Il en va de même pour le sergent qui, à l’écoute des airs de danse qu’il jouait dans les bals populaires dans sa jeunesse, ne peut se retenir d’évoquer la jeune fille qu’il a laissée partir, dans une scène remémorée comme un regret récurrent : « The smell of porter and whiskey, blue swirls of cigarette smoke, pounding of boots on the floorboards, as they danced, the sudden yahoos as they swung and the smile of the girl with the cloth fuschia bells in her hair as he played, petrified forever in his memory even as his stumblings home over the cold waking fields » (132).

13Si le texte insiste autant pour que le lecteur associe aussi étroitement les deux hommes malgré tout ce qui les sépare, c’est que leur rencontre les situe dans une position commune face à la question de la mort accidentelle du jeune Michael. En effet, lorsque le fonctionnaire du cadastre s’enquiert de savoir si l’enquête policière va déboucher sur une inculpation pour homicide volontaire de la responsable, le sergent répond, sans état d’âme apparent, qu’il n’en sera rien, car la coupable appartient à une famille haut placée et qui a de l’entregent. Mais, si la coupable se retrouve en situation de ne pas assumer ses actes et d’échapper au châtiment qu’elle mérite, c’est, en partie, parce que les deux protagonistes se lavent les mains de l’affaire. Ils se contentent d’effectuer leur travail de mesure, sans en assumer les conséquences, ce qui ne va pas sans générer chez eux un sentiment de culpabilité d’autant plus fort que la conductrice imprudente, non sans quelque perversion, se plaint de voir une grossière croix de bois sur les lieux de l’accident, qui lui rappelle la vérité de sa situation, alors qu’elle n’a qu’une idée en tête, l’oublier. C’est de la valeur d’une vie humaine qu’il est ici question, et si celle-ci semble dérisoire, il semble bien qu’il y ait un prix à payer pour ceux qui évacuent un peu trop vite le problème.

14« Fortunately, Sergeant, You and I don’t have to concern ourselves with the justice or injustice » (122), dit le fonctionnaire du cadastre. Le « fortunately » apparaît ici d’une ambiguïté rassurante, puisqu’il traduit à la fois le soulagement de ceux qui se sentent délestés du poids d’avoir à juger, et la justification de leur position, dans la mesure où ils n’ont pas d’autre choix que de s’en remettre aux aléas de la fortune. Ils s’abritent manifestement derrière l’écran d’un destin sur lequel ils n’ont aucune prise et qui, du coup, les exonère de la justification de leur attitude, c’est-à-dire, au bout du compte, de la position subjective qu’ils occupent vis-à-vis d’une éthique de la vérité.

15Cela est si vrai que le malaise généré par ce refoulement réapparaît sur le mode du déplacement dans le seul et unique sujet qu’ils abordent hormis la nourriture, au cours de leur conversation, à savoir la musique et les musiciens.

16Il est symptomatique que le fonctionnaire du cadastre se sente tenu de raconter au sergent l’histoire de l’acquisition de son violon, histoire qui n’est pas sans jeter quelques ombres sur sa probité. Dans un micro-récit enchâssé, il raconte, en effet, qu’il s’agit d’un instrument de valeur que certains experts pensent être un Stradivarius. Mais le malaise provient du fait qu’il ne semble pas avoir payé le prix correspondant à sa valeur réelle. Il confesse donc un soupçon de malhonnêteté, puisque c’est grâce à une sorte de chantage moral qu’il a pu s’emparer de l’objet de son désir. Le gitan qui le lui a vendu n’a pas pu refuser l’offre alléchante qu’il lui faisait, car il avait besoin d’argent pour faire soigner sa fille gravement malade. Il a donc fait une affaire formidable au détriment d’une personne mise en position de faiblesse par la misère humaine, ce qui, d’une certaine façon, lui reste également en travers de la gorge. Tout se passe donc comme si la rencontre avec le sergent au sujet de l’accident de Michael faisait remonter à la surface du récit une inquiétude ancienne et son cortège de culpabilité.

17Le même processus est à l’œuvre chez le sergent dans un autre micro-récit enchâssé au statut plus incertain, puisqu’il s’agit d’une conversation imaginaire avec une certaine Mrs Kilboy au nom prédestiné. Bien que ce ne soit jamais explicitement affirmé, tout dans le texte incite le lecteur à voir dans Mrs Kilboy, la conductrice qui a renversé le jeune cycliste. Son nom d’abord, qui dit littéralement la mort du garçon. La stratégie discursive ensuite, qui consiste à ne jamais nommer la conductrice autrement qu’à l’aide du pronom personnel « she », ce qui permet une superposition des deux personnes. La thématique de la récrimination, ensuite, puisqu’elle se plaint auprès du sergent, entre autres, du malheur de la pauvre conductrice forcée de passer tous les jours devant la croix qui lui rappelle l’accident. C’est, très exactement, comme si elle voulait tuer une deuxième fois la victime, provoquant sa mort symbolique après avoir provoqué sa mort physique. Cet antipathique personnage semble hanter quelque peu l’imaginaire de McGahern, puisqu’il fait retour dans son dernier roman sous les traits d’une institutrice sadique qui humilie ses élèves et leur inflige des châtiments corporels (McGahern 2004, 32).

18Pourtant, si la voix narrative établit de si nombreux parallèles entre le fonctionnaire du cadastre et le sergent, elle prend, par ailleurs, grand soin de les distinguer dès que le sujet de la musique apparaît. Elle oppose ainsi l’Irlandité rurale que représente le sergent à la culture dublinoise teintée d’altérité du fonctionnaire du cadastre.

  • 1 Le sergent fait ici allusion à la scène 2 de l’acte III : « Be not afeard ; the isle is full of noi (...)

19Si le premier regrette l’inculture de ses administrés, en citant approximativement le Caliban de The Tempest : « If you live like pigs you can’t expect sweet airs and musics all the time » (1261), tout juste bons à danser sur l’air des gigues que sont The Rakes of Mallow, vieille chanson à boire traditionnelle ou Devil among the Tailors, le second est systématiquement associé à tout ce qui est étranger à l’Irlande.

  • 2 Fritz Kreisler (1875-1962), de nationalité autrichienne puis française, puis américaine, fut un enf (...)

20Ainsi, il a acheté son violon en France et il s’agit probablement d’un Stradivarius. À cet égard, le texte oppose strictement le « fiddle » du sergent sur lequel on ne joue que de la musique populaire traditionnelle, et le « violin » du fonctionnaire du cadastre sur lequel il interprète de la musique classique. De plus, ce dernier voyage à l’étranger, il aime la Provence et Avignon, il va jouer le soir même du Kreisler2 avec Eileen à Galway et enfin il raconte au sergent l’histoire de la mort de Paganini. Dans le contexte de la nouvelle, il s’agit moins de snobisme ou d’élitisme que d’ériger le fonctionnaire du cadastre en porteur d’une altérité qui va symboliquement nous éclairer sur les enjeux véritables de la nouvelle.

21Cette altérité se manifeste immédiatement par la présence de noms étrangers (Avignon, Provence, Stradivarius, Paganini, fandango, Guarnerius, Genoan olive trees, Kreisler etc.) qui présentifient l’Autre du langage à l’intérieur de la langue du récit, en ce que ces termes expriment quelque chose qui ne se transmet pas dans la traduction. Bien plus, cette altérité affichée n’est que le reflet d’une altérité plus intime, littéralement une extimité, par laquelle le sujet est appelé à se détacher des captations imaginaires qui le menacent s’il s’enferme dans une identité irlandaise imaginaire donc aliénante.

22En effet, si le point de départ de la nouvelle est la mort de Michael, tout le discours sur la musique tourne aussi autour de la mort, établissant ainsi un lien discret entre les deux événements, comme par exemple le fait que la fille du vendeur du violon soit « a girl dying of consumption » (123). Dans l’économie discursive de la nouvelle, le signifiant qui relie les deux séries thématiques de la mort et de la musique se trouve être le mot « case » en raison d’une polysémie particulièrement adaptée. Il apparaît douze fois dans le texte et les onze premières occurrences lui attribuent le sens d’étui (à violon) tandis que la dernière rappelle qu’il désigne également en termes légaux et juridiques une affaire, un procès, une plainte : « and everybody’s agog as to how the case will go... » (132). Il s’agit alors du jugement du tribunal qui devra statuer sur la responsabilité de Mrs Kilboy.

23Rétrospectivement, le lecteur s’aperçoit que la plupart des occurrences antérieures jouent sur les mots puisqu’il y est question d’ouvrir le procès « to open the case » (125, 128), de le clore « to shut the case » (131), et qu’on nous dit que ce type de procès n’est pas nouveau — « the case looks old » (122). S’il n’est pas nouveau c’est qu’en réalité, il pose le très ancien, mais toujours actuel, problème de la responsabilité du sujet face à ses actes, face à la structure inconsciente qui le cause et le détermine.

24Nous l’avons vu, le thème était déjà amorcé au début de la nouvelle par la mauvaise conscience des deux hommes qui se contentent de faire leur travail d’expert, sans se préoccuper de l’issue d’un procès dont le sergent prédit l’injustice certaine. Comment ne pas lire une tentative de justification dans les propos du sergent sur l’authenticité du violon du fonctionnaire du cadastre : « The experts know. You go to the priest for religion. You go to the doctor for medicine. Who are we to trust if we can’t trust the experts. On the broad of our backs we’d be without the experts » (127) ? Seulement, ici, ce sont eux les experts, et ils voient bien que leur « expertise » n’est en aucune façon une garantie, d’où le malaise palpable dans l’attitude du sergent « the sergeant said awkwardly » (122), « he said in shame and exasperation » (126), « he apologized « (125), « joking uncomfortably » (125) etc. — malaise que seul l’alcool est en mesure de dissiper : « The whiskey began to thaw away his unease » (126).

25Toute la nouvelle est ainsi parcourue, de façon oblique, par la thématique de la culpabilité, qui se déplace d’un élément à l’autre : l’abandon de leur talent, l’achat suspect du Stradivarius, le regret d’un amour perdu à jamais, le désir de remettre Mrs Kilboy sur le droit chemin « the straight and narrow » (133), l’accusation de trahison des papes en Avignon (123) etc., comme si la petite musique du texte n’était autre que la voix de la conscience cherchant à se faire entendre.

26Le discours sur la musique, loin de venir soulager le malaise des deux protagonistes, vient subtilement leur rappeler qu’ils sont comptables de leurs actes, cependant, il le fait de façon métaphorique, c’est-à-dire non traumatisante, par l’intermédiaire de deux références culturelles connues : deux chansons populaires, « The Kerry Dancing » et « Danny Boy » d’une part, et le récit de la mort de Paganini d’autre part, qui tous traitent directement de la question de la mort, de sa symbolisation et du travail du deuil.

27Les deux chansons ont en commun le thème de la perte. Le dernier vers de « The Kerry Dancing » : « Gone, alas like your youth too soon » (101 Songs and Ballads from Ireland 37), pleure un temps révolu, celui de la jeunesse et du bonheur simple. Tout empreint de sentimentalisme qu’il soit, le texte de la chanson « Danny Boy », évoque directement la mort de la jeune fille que Danny retrouvera dans la tombe à son retour :

And when ye come and all the flowers are dying
If I am dead, as dead I well may be
You’ll come and find the place where I am lying
And kneel and say an ave for me. (100 Irish Ballads 100)

28Il s’agit bien ici de faire place à la mort, d’en accepter la présence, au moyen de cette symbolisation en quoi consiste le travail du deuil. Dans cette perspective, on peut dire que si le fonctionnaire du cadastre joue cette chanson pour le sergent, c’est que pour tous les deux elle constitue une façon de rendre hommage aussi bien à la jeune fille morte qu’à Michael à qui l’on refuse d’accorder la position de la victime.

29Le travail du deuil sera finalement accompli par le truchement du fonctionnaire du cadastre qui inaugure une chaîne de représentations de la situation en racontant au sergent l’histoire de la mort de Paganini. Or, à y regarder de près que nous dit ce récit ? Que tout génie et virtuose qu’il fût, Paganini fut enterré dans son jardin, comme un animal, parce qu’on lui refusa le rituel chrétien. La cérémonie religieuse attendue n’était pas compatible, aux yeux de l’église, avec son art, tant sa virtuosité paraissait diabolique. Mais, l’histoire rappelle également que quelques années plus tard, une sépulture décente dans un cimetière lui fut accordée, rétablissant ainsi une justice humaine bafouée, au terme d’un séjour dans ce qu’il convient d’appeler l’entre-deux-morts, à savoir l’espace vide entre la mort physique et la mort symbolique reconnue dans un rite ou une cérémonie, et dont le but est de donner sa véritable place au mort.

30Cette histoire est aussi celle du jeune Michael dont le procès truqué d’avance laisse augurer que le rituel ne fonctionnera pas comme il se devrait. Michael, tout comme Paganini, est menacé d’un séjour dans le royaume de l’entre-deux morts, et s’il ne joue pas lui-même du violon, c’est aux deux protagonistes de la nouvelle qu’est dévolu ce rôle. McGahern a recours ici à une stratégie narrative efficace, qui consiste à reprendre la même histoire sans tomber dans le piège de la répétition. En effet, si l’histoire de la mort de Paganini est racontée deux fois dans la nouvelle, ce sont les différences sur lesquelles il convient d’insister, car grâce au glissement des positions énonciatives, on quitte l’ordre de la répétition (aliénante) pour entrer dans celui de la transmission (rédemptrice). En l’espèce, tout se passe comme si le récit relatant la mort de Paganini fonctionnait comme la musique elle-même, à savoir comme discours de l’Autre, dans la mesure où « dans le langage notre message nous vient de l’Autre, et pour l’énoncer jusqu’au bout : sous une forme inversée » (Écrits I 15).

31Dans un premier temps, le fonctionnaire du cadastre (destinateur) raconte l’histoire au sergent (destinataire), puis dans un deuxième temps, on comprend que le sergent se l’est appropriée et la raconte lui-même (destinateur) à Mrs Kilboy (destinataire), mais, dans le but de la remettre dans le droit chemin : « If we’re ever going to put Mrs Kilboy on the straight and narrow » (133).

32Même si la scène a une dimension parodique puisque le sergent n’a pas en face de lui Mrs Kilboy mais Biddy sa servante sourde, elle a bien une valeur cathartique, mais pour lui avant tout. C’est son rôle, tout autant que celui du fonctionnaire du cadastre, qu’il met en scène dans le récit de la mort de Paganini, et c’est lui-même tout autant que Mrs Kilboy qu’il ramène ainsi dans le droit chemin de l’éthique, en rendant ainsi au jeune garçon une sépulture symbolique décente. Mais toute littérature n’est-elle pas, de façon inconsciente, intimement liée au rapport du sujet à la mort ? C’est ce que rappelle Margaret Atwood avec une grande clarté : « but all writing of the narrative kind, and perhaps all writing, is motivated, deep down, by a fear of and a fascination with mortality by a desire to make the risky trip to the Underworld, and to bring something or someone back from the dead » (Atwood 156).

33À cet égard, l’instance narrative dans « Swallows » est bien une figure d’Orphée ramenant Michael des enfers de l’oubli afin de l’empêcher de sombrer, d’être avalé (swallowed) par le néant. La structure à la fois en miroir et en chiasme du titre « Swallows », structure de la paralysie et de l’enfermement est ici trompeuse, sauf à considérer que le titre lui-même constitue le tombeau du jeune Michael, mais un tombeau oxymoronique, synonyme d’envol et de libération, comme les hirondelles qu’il convoque si obligeamment. Si l’on choisit de lire la nouvelle métaphoriquement comme un commentaire sur la situation de l’Irlande dans les années 50, il n’est pas interdit d’y voir le signe optimiste d’un possible renouveau, d’un nouvel élan permettant d’échapper à la toute-puissance de l’église catholique que les critiques du sergent ne ménagent pas.

34La publication récente de l’autobiographie de l’auteur suggère, par ailleurs, qu’une certaine dimension œdipienne n’est pas absente de la nouvelle. Elle emprunte de nombreux éléments à l’enfance de l’auteur comme les lieux (the Gut), la pêche, le bateau, ainsi que certains protagonistes comme Biddy la servante sourde, ou encore Mrs Kilboy, et le personnage du sergent doit beaucoup à la figure du père très autoritaire de McGahern. La relation entre le fonctionnaire du cadastre et le sergent peut être vue comme une relation fils — père dans laquelle c’est le fils qui conteste la supériorité ou l’autorité morale du père. On peut alors être tenté de voir dans le fonctionnaire du cadastre une image idéalisée de McGahern lui-même.

35« L’artiste n’a pas à juger ses personnages et ce qu’ils disent mais doit être un témoin impartial » (Tchekhov 57), et l’on notera que McGahern s’en tient scrupuleusement à cette maxime, en évitant tout pathos dans une nouvelle centrée sur la mort. Il fait dire au fonctionnaire du cadastre : « It’d never do if we were all on the side of the angels » (126), et si ses personnages sont faillibles, c’est que la nouvelle, en montrant leur humaine faiblesse, construit, par le récit, le tombeau du jeune Michael. À l’opposé de la tentation de la nostalgie suggérée par la chanson « The Kerry Dancing », la nouvelle atteint à l’élégie, dans la mesure où le récit se fonde sur la perte acceptée contrairement à la fascination pour le nostos, qui est retour à une origine impossible, et qui indique l’impossibilité du travail du deuil. Les a ffinités entre la musique et l’élégie ne sont plus à démontrer, mais elles sont particulièrement bien mises en évidence dans la nouvelle, car si la musique est toujours en deçà du langage, ce qui interdit de la réduire à une sémiotique calquée sur celle du langage, c’est précisément parce que son sens est toujours problématique. Ou, pour le dire autrement, c’est parce qu’elle problématise le sens, qu’elle est en mesure d’introduire une altérité dans la nouvelle, qui est non pas inhibitrice mais libératrice, car si elle ne parle pas, elle fait parler ; elle est comme une parole muette mais néanmoins performative, qui vient traverser le discours des personnages. Le discours sur la musique, qui est aussi discours qui transcende la mort, devient alors musique du texte grâce à une langue travaillée au plus près par la polysémie, le double entendre, l’ambiguïté et l’ironie dramatique.

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Bibliographie

Atwood, Margaret, Negotiating with the Dead, Cambridge University Press, 2002.

Brihault, Jean & Liliane Louvel, eds., John McGahern, Poitiers : La Licorne, 1994.

Collinge, L., Vernadakis E., Journal of the Short Story in English, Presses de l’Université d’Angers, 2003.

Conrad, Joseph, Youth A Narrative ; And Two Other Stories, London : Dent’s Collected Edition, 1902.

LACAN, Jacques, Écrits I, Paris : Seuil, 1966.

LACAN, Jacques, Écrits II, Paris : Seuil, 1971.

McGahern, John, Getting Through, London : Faber and Faber, 1978.

McGahern, John, That They May Face the Rising Sun, London : Faber and Faber, 2004.

McGahern, John, Memoir, London : Faber and Faber, 2005.

McGahern, John, 1O1 Songs and Ballads from Ireland, Dublin : Emerald Isle Music, 1994.

McGahern, John, 1OO Irish Ballads, Dublin : Soodlum Music Company, 1981.

Shakespeare, William, Comedies, London : Everyman’s Library, Dent, 1966.

Tchekhov, Anton, Conseils à un écrivain, Paris : Anatolia/Éditions du Rocher, 2004.

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Notes

1 Le sergent fait ici allusion à la scène 2 de l’acte III : « Be not afeard ; the isle is full of noises, sounds and sweet airs, that give delight and hurt not. »

2 Fritz Kreisler (1875-1962), de nationalité autrichienne puis française, puis américaine, fut un enfant prodige du violon qui jouait sur un Stradivarius de 1733 et qui, à l’instar de Paganini, composa de nombreuses pièces de virtuosité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Claude Maisonnat, « L’étrange musique du texte dans « Swallows » de John MacGahern »Études britanniques contemporaines [En ligne], 32 | 2007, mis en ligne le 08 septembre 2020, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/9502 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.9502

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Auteur

Claude Maisonnat

Université Lumière-Lyon 2

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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