- 1 Sept romans, un texte autobiographique et une pièce de théâtre, parus entre 1927 et 1976. Il faut a (...)
- 2 Ouvrage publié au Canada et en Angleterre sous le titre Children of the Game et aux U.SA sous le ti (...)
- 3 Trois des quatre discours sont conservés au Modern Archive Centre de King’s College à Cambridge, Ro (...)
1Si l’on examine la totalité de la fiction de Rosamond Lehmann1, on s’aperçoit que la langue française y fait des apparitions discrètes mais récurrentes. Son aisance dans la pratique de cette langue étrangère n’a rien d’étonnant, l’éducation de la jeune Rosamond ayant été confiée, entre autres, à des gouvernantes francophones. Son attachement à la langue de Molière l’amena plus tard à traduire des ouvrages de langue française, notamment Les Enfants terribles de Cocteau2 et à participer au soutien au peuple français pendant l’occupation allemande par le biais de messages adressés aux femmes diffusés en français et en anglais sur la BBC3.
2Même si les personnages de l’œuvre de fiction semblent parfaitement maîtriser cette langue (l’emploi du français ne donnant en effet jamais lieu à une déperdition de sens et à des malentendus), le recours au français n’est que ponctuel, et il suffit de s’y arrêter et de le placer dans le contexte de la fiction lehmannienne dans son ensemble pour voir qu’il n’est pas innocent. La présente analyse tentera de montrer que le français intervient dans des situations où l’emploi de la langue maternelle des personnage paraît impossible — voire interdit — car elle ne pourrait exprimer pleinement ce qu’ils veulent dire. Chez Lehmann, en effet, le recours au français ne semble jamais anodin. Sa fonction va au-delà du simple effet de style ou de réel : la plupart du temps, les personnages pourraient s’en passer. La question est ici de savoir dans quelle mesure le recours au français est porteur d’un supplément de sens non langagier.
3Les quelques exemples sélectionnés dans ce travail feront la lumière sur une des utilisations du français par Rosamond Lehmann — utilisation qui nous paraît emblématique et symptomatique de la recherche de l’auteur (recherche du mot juste, de ce qui se cache derrière les apparences) à l’œuvre dans l’ensemble de la fiction. Les exemples présentés ci-après on été choisis car le français y représente tout ce qui, dans le discours, relève de l’étrangeté dans tous les sens du terme, de l’autre, mais également de l’insondable. Il est ce qui peut ne pas être compris au premier abord mais qui est toujours traduisible. Pour Edmund Husserl, c’est précisément la possibilité de cette traductibilité qui constitue la littérature et l’écrit en général. Dans sa préface à L’Origine de la géométrie, Jacques Derrida souligne que : « [d]ans une importante note, Husserl précise [...] que la ‘littérature au sens larg e’ (O 179) comprend toutes les formations idéales, puisque celles-ci, pour être telles, doivent toujours pouvoir être exprimables dans un discours et traductibles, directement ou non, d’une langue dans une autre. C’est dire qu’elles ne s’enracinent que dans un langage en général, non dans la facticité d’une langue et dans ses propres incarnations linguistiques » (Husserl 17).
- 4 L’auteur paraît en effet engagé dans une quête du réel, de l’essence qui se trouve au-delà des appa (...)
4Le sens est toujours présent, en deçà de la diversité des langues. La vérité est indépendante « par rapport à toute culture et à tout langage de fait en général », poursuit Derrida (Husserl 62). L’attitude de Rosamond Lehmann face à la traduction (elle s’accordait, ainsi qu’à sa traductrice Marthe L’Évêque [dite Jean Talva], une grande liberté) évoque l’existence d’une essence du sens qui se ferait d’autant mieux jour au travers du travail de traduction. L’auteur écrit ainsi à sa traductrice après la parution d’Entempéries (traduction de The Weather in the Stre e t s) : « To have the essence of what one has written shown to one is an extraordinary experience » (cité dans Hastings 179). L’écriture lehmannienne semble de ce fait particulièrement bien se prêter à une lecture phénoménologique4.
- 5 On s’intéressera ici en effet principalement à l’œuvre de fiction. Le corpus sur lequel se focalise (...)
5Présent dans le dialogue et les pensées transcrites au discours indirect libre, le français est chez Rosamond Lehmann l’apanage des personnages, qui semblent trouver en lui une valeur d’expressivité — au sens husserlien — particulière. C’est sur cette valeur centrale que se focalisera le présent article et sur son expression dans la fiction lehmannienne5. On s’attachera tout d’abord à différents cas d’apartés linguistiques, puis l’on s’intéressera aux phénomènes de brouillage pour terminer par l’analyse de la langue étrangère comme facteur de révélation.
6De nombreux écrivains anglophones ont eu et ont recours au français dans leurs écrits de fiction, que ce soit pour des questions évidentes de vocabulaire (le terme ou l’expression français étant en usage dans la langue anglaise) ou d’effet de réel (un francophone s’exprimant dans sa langue ou un personnage anglophon s’essayant à la langue française). Toutefois, dans ce dernier cas, l’auteur, en faisant ce choix linguistique, fait également un choix artistique qui pourrait laisser dans l’incompréhension une partie de son lectorat partie de plus en plus conséquente au fur et à mesure que le vocabulaire et la syntaxe se complexifient. Le recours dans le texte à une langue étrangère peut également être un moyen détourné pour le personnage de s’exprimer en n’étant compris que de ceux qu’il aura choisis. Cet aparté linguistique met à l’écart ceux qui ne comprennent pas la langue étrangère. Ce risque est le pendant de celui pris par l’auteur face à son lectorat. S’il le prend et c’est le cas pour Rosamond Lehmann, ce n’est pas dans un but élitiste ou pour tisser des morceaux de bravoure linguistiques, mais bien parce qu’il ne peut en aller autrement. L’irruption de la langue étrangère forme un tunnel qui va en s’élargissant au cœur du texte vers sa vérité. Un mot, une expression, voire une phrase entière, ouvrent la voie à un point de vue anamorphique sur le discours et en restaurent pleinement le sens.
- 6 On notera au passage la consonance française de son nom de famille.
7Dans la fiction de Rosamond Lehmann, le français est la seule langue étrangère présente. Avec un roman mettant en scène des enfants tel que The Ballad and the Source (paru en 1944), on retrouve les traces de l’enfance de l’auteur dans la présence de la gouvernante belge. Mais ce personnage fait plus que représenter une évocation nostalgique d’une enfance édouardienne, d’un temps perdu. Les paroles de « Mademoiselle », comme l’appellent Rebecca, la narratrice, et ses sœurs, marquent le degré zéro de l’usage de la langue étrangère dans le texte. Dès les premières pages du roman, un dialogue en français entre elle et la mystérieuse Mrs Jardine6 ouvre une voie parallèle au dialogue principal :
« How came you by this unsoothed breast ? » [demande Mrs Jardine à Jess, la sœur de la narratrice] [...]
I thought Jess would find it necessary to reply that she came by it through unfairness and Mademoiselle, but something in the look they exchanged loosened her obsession ; and colouring with shy pleasure, she smiled.
« C’est un esprit fier et intransigeant, » remarked Mademoiselle in the benign and delicate manner she assumed for discussing our temperament with people of social importance. « Le fond est ex-cel-lent. »
« Évidemment, » agreed Mrs. Jardine, nodding, brooding over Jess. [...]
« Elle est douce, la cadette, » murmured Mademoiselle, all honey. « Douce, douce et sérieuse. »
« You have your grandmother’s eyes, » said Mrs. Jardine. (Lehmann [1944] 1998, 11)
- 7 C’est d’ailleurs le regard que Mrs. Jardine pousse Rebecca à cultiver. Elle lui dira ainsi, au cour (...)
8Ce passage, inscrit au cœur du texte sans les changements typographiques habituellement caractéristiques du passage à une langue étrangère, soulève plusieurs interrogations. Premièrement, pourquoi la gouvernante s’adresse-t-elle à la vieille femme, qu’elle ne connaît pas, en français ? Suppose-t-elle que, de par son statut social (ou son nom à consonance francophone), cette dernière parle couramment cette langue ? Ou bien ne veut-elle pas être comprise des fillettes ? Ce que l’on a nommé plus haut l’aparté linguistique » est ici ambigu : les mots de Mademoiselle sont suffisamment simples et clairs pour que les fillettes les comprennent (le recours à ce type d’aparté de la part de la gouvernante supposerait d’ailleurs une faible compréhension du français de Jess et Rebecca et reviendrait à mettre en doute son propre travail linguistique avec elles.) On peut supposer que, même si les deux sœurs comprennent ce qui est dit, Mademoiselle pense qu’elles ne comprendront pas pourquoi elle le dit. Mais, si c’est le cas, la gouvernante se trompe car, comme le prouve la remarque de Rebecca, celle-ci n’est pas dupe et a décrypté l es manières et l e comportement de Mademoiselle. Dernière interrogation, qui n’est en apparence que partiellement liée à la question de la langue mais qui traverse tout le roman et en est le moteur : comment se fait-il qu’une petite fille de dix ans puisse comprendre et analyser tout cela aussi clairement de façon à s’en souvenir à l’âge adulte et à pouvoir en faire la narration ? Ce que recherche l’écriture lehmannienne, c’est ce qui se cache au-delà du sensible, dont l’expression et la compréhension sont minées par des interférences linguistiques, sociales, culturelles, physiques même. Mrs. Jardine a compris tout cela et met un terme à la conversation en aparté pour se tourner vers la narratrice et lui parler, en anglais, de son regard un regard transgénérationnel, a- temporel, seul moyen de percer la vérité. On notera par ailleurs que le prénom de Mrs Jardine est Sybil : sa parole se fait oracle. Elle se positionne au-delà de la différence entre les langues et de l’équivocité qu’entraîne celle-ci. Pour elle, le voir est plus perçant que le dire7.
9Ce premier exemple marque un premier échec de l’irruption de la langue étrangère dans le texte — non que celle-ci soit source d’incompréhension : les idées qu’elle véhicule sont tout simplement des interférences brouillant la vérité du sujet évoqué.
10Le français, tel qu’il est employé par Judith et Julian à deux reprises dans Dusty Answer, à la fois brouille le message — il fait irruption dans le dialogue en anglais — et laisse entrevoir un jeu amoureux naissant entre les deux personnages. Le recours à la langue étrangère est comme une sorte de détour qui permet de dire ce que l’on pense sans entièrement l’avouer. Le français est, de plus, traditionnellement perçu par les non-francophones comme le parfait médium du langage amoureux. Ainsi, dans la perspective d’un séjour à Vichy, Julian dit à Judith en la gratifiant d’un baise-main : « Au revoir, mademoiselle [...]. Nous nous reverrons au mois d’août. Sans faute n’est-ce pas ? » Ce à quoi elle répond : « Alors au plaisir... » (Lehmann [1927] 2000, 214-215). Le français est pour Julian la langue du badinage. Les remarques faites en français lui permettent des allusions plus directes et plus osées. Tandis qu’ils dansent, à Vichy, au son d’une chanson allemande (Einmal kommt der Ta g), Julian taquine Judith en disant : « Et maintenant, n’est-ce-pas, la petite est devenue femme ? » ou encore « You must learn a little continental abandon — I’ll teach you » (Lehmann [1927] 2000, 261). Le concept même d’abandon, employé dans ce sens, semble étranger à l’anglais. C’est ce à quoi invite la chanson « Nous n’irons plus au bois », à laquelle Judith pense à Cambridge (Lehmann [1927] 2000, 139), avec le célèbre vers « Sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez ».
11Un brouillage similaire est à l’œuvre dans The Weather in the Streets et opère à l’échelle du roman tout entier. Au sein de l’intrigue, il trouve son pendant dans la brume omniprésente dans les rues de Londres. Olivia, personnage central, éprouve des difficultés à percer ce qui se cache derrière les nappes de brouillard et les écrans de fumée qui constituent le visible. Dans un train, elle rencontre Rollo, un ami d’enfance qui est à présent marié. Ce dernier ne semble pas indifférent à la jeune femme et l’invite à dîner chez ses parents, Lord et Lady Spencer, en l’absence de son épouse. Parmi les invités se trouve Madame de Varenne, marraine de Rollo. Celle-ci va engager Olivia dans un véritable aparté linguistique qui les mettra à l’écart du reste des convives :
« Il est beau, Rollo, hein ? » croaked an abstract voice behind [Olivia’s] ear.
« Très beau. »
« En voilà un au moins qui n’a rien d’ignoble de sa personne. À votre âge il m’aurait fait faire des folies. » (Lehmann [1936] 2001, 115)
12Avec ces mots et malgré l’emploi d’une langue étrangère qui devrait être facteur de brouillage dans la conversation, Madame de Varenne dit tout haut ce qu’Olivia ose à peine s’avouer. La voix de la vieille dame paraît surgir de nulle part, elle est omniprésente. Elle se fait voix de la conscience, voix de la vérité. Giorgio Agamben, dans Le Langage et la mort, parle d’une voix qui serait l’expression d’un contenu pré-verbal porteur du sens. Il écrit : « La voix [...] se révèle dès lors comme pure intention de signifier, pur vouloir-dire, où quelque chose se donne à comprendre sans qu’il ne se produise encore aucun événement de signification déterminé » (Agamben 70). Madame de Varenne incarne les deux pôles de la voix : celui du discours humain et celui du non-humain décrit par Giorgio Agamben. Paradoxalement, elle est une créature du brouillage, elle observe le monde et s’exprime de derrière un écran de fumée :
Madame de Varenne turned her head and, through the faint smoke-screen of the cigar between her teeth, scrutinized [Olivia] unwinkingly. After a few moments she remarked [to Marigold] in a harsh crackling monotone :
« C’est un visage assez bien fait. » (Lehmann [1936] 2001, 113)
- 8 En ce sens, elle représente un des précurseurs littéraires des personnages de médiums — clairvoyant (...)
13Si les paroles de Madame de Varenne vont droit au but, c’est qu’elle a, avant de les proférer, minutieusement observé l’objet de son discours. La voix suit le regard, elle fait l’effet d’un coup de tonnerre qui déchire le voile recouvrant le monde sensible. Madame de Varenne est un personnage clairvoyant, au sens étymologique du terme8. C’est elle-même, jouant les bonnes fées entremetteuses, qui mettra Rollo et Olivia face à leur attirance l’un pour l’autre :
« ... Et toi, Rollo, qu’est-ce que tu fais là a [sic] te gratter le menton ? Voici une demoiselle qui s’ennuie horriblement auprès de moi. Tu n’a [sic] rien a [sic] lui proposer ? »
« Mais beaucoup de choses... » (Lehmann [1936] 2001, 115)
14Les points de suspension rendent presque audible ce qui n’est pas ouvertement dit. Au-delà de toute ambiguïté, le recours à la langue étrangère permet au non-dit de se faire jour, au caché de surgir d’un brouillage du sens qui n’est qu’apparence.
15Si les propos de Madame de Varenne ne semblent émaner d’aucune corporéité, la prise en charge de l’énoncé en français atteint des sommets d’ambiguïté lorsqu’il s’agit d’une chanson populaire, dont l’énonciation transite au gré de la transmission de la tradition orale. Cela est particulièrement visible au travers de deux exemples significatifs, tirés de deux romans-clés de l’œuvre lehmannienne, Dusty Answer (premier roman de l’auteur, paru en 1927) et The Echoing Grove (paru en 1953). Le second marque, selon l’auteur, la fin d’un cycle qui s’était ouvert avec le premier : la mise en regard de l’irruption du français dans ces deux romans paraît donc d’emblée couler de source, d’autant que deux chansons françaises figurent dans les deux romans. Dusty Answer met en scène Judith, personnage principal, éprise de l’un de ses voisins, le mystérieux Roddy. D’autre part The Echoing Grove est construit selon un enchâssement d’analepses rassemblant au fil des souvenirs les bribes d’un passé trouble, centré sur le personnage de Rickie, marié à Madeleine et entretenant une liaison tumultueuse avec Dinah, sa belle-sœur.
16La première chanson française apparaît dans Dusty Answer. Seulement trois vers en sont cités par le personnage central, mais leur pouvoir d’évocation est tel qu’ils donnent au texte une résonance toute particulière. Les paroles de la Valse Brune, chanson populaire du début du vingtième siècle, pénètrent le texte par le biais du discours indirect libre. Judith pense ainsi : « The light hid the things for which you searched, but the darkness and the silence revealed them. All your significant experiences had been of the night. And there, it was suddenly clear, was the secret bond with Roddy. He too had more shadow in him than sun. ‘Chevalier de la lune’, that was he — ‘Que la lumière importune’ — ah ! yes ! ‘Qui cherche le [sic] coin noir’ — yes, yes ‘Qui cherche le [sic] coin noir’. Some time — it did not matter when, for it was bound to happen — he would say in the dark ‘I love you.’ (Lehmann [1927] 2000, 132-133).
17Contrairement aux exemples précédents, l’extrait de Dusty Answer souligne une caractéristique de ce premier roman : les citations (qu’elles soient en anglais ou en français) ne sont pas intégrées au corps du texte mais figurent en italique. Une dissociation se crée entre texte et pièce rapportée, les coutures sont visibles. Dans la citation, rappelle Antoine Compagnon, « [l]e bâti doit disparaître sous la finition, et la cicatrice elle-même (les guillemets) sera un agrément supplémentaire » (Compagnon 32). Et il ajoute : « [...] les guillemets désignent une ré-énonciation, ou une renonciation à un droit d’auteur » (Compagnon 40). Dans Dusty Answer, la typographie vient renforcer la présence des guillemets. Mais le personnage lehmannien s’approprie ici en partie les mots de la chanson, dont le sens lui apparaît dans une vision. Le fait qu’ils soient en langue française renforce le caractère d’étrangeté de la révélation. Judith se trompe : Roddy n’est pas un « chevalier de la lune » au sens où elle l’entend, et ne lui dira jamais qu’il l’aime : il ne l’aime d’ailleurs vraisemblablement pas. De même, le « chevalier de la lune » de la chanson originale ne cherche pas « le coin noir » mais « un coin noir ». Judith fait de cet endroit un lieu archétypal, unique et idéalisé Le refrain qui hante les pensées de Judith ouvre certes la voie à une révélation potentielle, mais l’interprétation qu’en fait la jeune fille est erronée, décalée.
18Cette rengaine ne doit pas être entendue, contrairement à ce que pense Judith, comme une métaphore de la psyché tourmentée de Roddy. « Le coin noir » n’est pas l’endroit où Roddy déclarera sa flamme. Il est le lieu du surgissement du réel au-delà des apparences. Tout au long de l’œuvre lehmannienne, et tout particulièrement dans ce premier roman, c’est dans l’ombre, dans le caché plutôt que dans ce qui est clairement visible, qu’il faut chercher la vérité, le sens profond des choses. Judith, premier personnage central lehmannien, est une créature nocturne. La lune éclaire ses escapades, elle est présente dans toutes les descriptions et devient une entité tutélaire. Mais Dusty Answer décrit un personnage qui ne parviendra jamais à la maturité et se perd dans des rêveries nostalgiques qui l’écartent de ce qu’elle aurait pu découvrir si elle s’était davantage intéressée à la nuit elle-même. Au lieu de cela, Judith profite de la nuit pour aller observer en secret ses voisins. Elle se fond physiquement dans l’ombre, sans toutefois prendre conscience de la dimension métaphysique qui s’offre à elle. Depuis l’ombre, Judith observe ce qui est dans la lumière — la maison éclairée de ses voisins — mais elle ne s’intéresse pas à ce qui se passe dans le « coin noir ».
19Pourtant, les paroles de la Valse Brune elle-mêmes recommandent de prêter attention à ce qui se passe derrière ce qui est visible au premier abord en décrivant les crimes commis par des malfaiteurs pendant que les braves gens dansent au bal au son de la valse entonnée par leurs complices. Le « coin noir » de la chanson est le lieu de la multiplicité (les malfaiteurs cherchent « un coin noir » parmi tant d’autres) et de la tromperie — et si le refrain peut s’appliquer à Roddy, c’est dans ces termes. Judith s’est laissée étourdir par le rythme de la valse et tourne en rond plutôt que de suivre la spirale associative qui pourrait la mener à connaître le sens des choses.
20La figure de la spirale est constitutive du roman The Echoing Grove. La narration revient en effet sur une série d’événements passés, qu’elle appréhende selon les points de vue de divers personnages. Un même événement est ainsi présent plusieurs fois dans le texte, chaque occurrence venant apporter une pierre à l’édifice de la vérité. Le lecteur — uniquement — ne saura comment s’est réellement terminée l’histoire qu’à la toute fin du roman. Il est la seule instance unificatrice à même d’envisager toutes les étapes de la spirale.
21The Echoing Grove est, comme l’indique le titre, une chambre d’échos où résonnent différents points de vue, différents niveaux d’espace et de temps. Les références à la tragédie antique abondent tout au long de ce texte où les protagonistes, Rickie et Dinah, sont prisonniers d’un destin qui leur échappe complètement. Ils avancent à l’aveuglette. De rares moments d’anagnorisis marquent des pauses dans le déroulement de l’action, mais il semble que, à leur issue, les personnages — notamment Rickie — reprennent de plus belle leur course aveugle qui s’achèvera dans la mort.
22Rickie est ainsi frappé d’anagnorisis dans un moment-clé du roman qui se situe, paradoxalement, au début de celui-ci. Cet épisode est déclenché par une chanson, là encore interprétée en français. Celle-ci intervient dans une longue scène décrivant une soirée que Rickie et son épouse Madeleine passent en compagnie d’amis dans un cabaret de Londres. De façon caractéristique, les points de vue se succèdent et offrent au lecteur une vision quasi-cubiste des événements. Plusieurs artistes montent à tour de rôle sur la scène du cabaret, jusqu’au moment où arrive une curieuse chanteuse qui semble s’adresser directement à Rickie, qui devient alors une sorte de force centripète : « Then a foreign woman with a guitar came trailing among the tables. Ravaged, her huge eyes burning out of a thick surround of mascara and cobalt eye shadow, she stopped in front of Rickie and sang straight at him out of the depths of the man-eating cavern of her mouth [...] » (Lehmann [1953] 2000, 61).
23La chanteuse semble être une incarnation de la Pythie ou du chœur antique. Elle voit — la démesure de ses yeux est accentuée par l’abondant maquillage. Son regard transperce l’ombre, ombre à paupière et ombre qui masque le réel. Elle voit, mais elle révèle également par la parole — sa bouche est tout aussi démesurée. Son visage est celui du masque antique. Son regard sonde la part d’ombre à l’intérieur de Rickie, tandis que sa bouche l’attire irrémédiablement vers les profondeurs de sa propre psyché, mais également dans les profondeurs du monde. Cet épisode cristallise tout ce qui se joue dans le roman et, à ce stade de la diégèse, annonce la tragédie à venir. Un échange, tout d’abord silencieux, a lieu entre les deux personnages. L’interprète se met à chanter :
La belle si tu voulais
Nous dormirions ensemble
Dans un grand lit carré
Orné de taille [sic] blanche.
Regrettable. It was one of Dinah’s songs, in the days when she sang to a guitar in a tiny pure and plaintive soprano, sitting intent and abstracted on the hearth rug before the drawing room fire [...].
Dans le mitan du lit
La rivière est profonde... [...]
Et là nous dormirions
Jusqu’à la fin du monde. (Lehmann [1953] 2000, 61-62)
24Rickie écoute, son visage est d’abord inexpressif. Puis il se met à chanter avec elle : « As if in urgent taut mutually acknowledged communion, he with his perfectly expressionless face lifted to her, she with a semblance of deferring to him when picking up words, tune, beat, and leading him, her eyes observant on him but unprovocative, as if intent on compelling him to acquit himself well in the duet, they sang to the last stanza’s dying close » (Lehmann [1953] 2000, 62).
25L’accumulation d’adjectifs et d’adverbes donne à la phrase un rythme incantatoire à la manière de D.H. Lawrence. Rickie, à la fin de sa prestation, qualifiera la chanson de « very haunting » (Lehmann [1953] 2000, 62). Il existe, de cette chanson traditionnelle intitulée « Aux marches du palais », presque autant de versions que d’interprètes — brouillant ainsi l’énonciation et la voix, au sens narratologique du terme cette fois : les paroles n’émanent pas uniquement de la chanteuse, mais également de Rickie et de tous les interprètes précédents et à venir. Dans cet exemple comme dans les précédents, elles mettent au jour ce qui est inconscient, ce qui n’est pas dit. Ce n’est pas l’interprète qui dit les choses mais l’on entend la voix (au sens de Giorgio Agamben) qui attire l’auditeur vers le « centre immobile » — expression que Rosamond Lehmann emprunte à Stephen Spender. Le « still centre » représente pour elle une voie d’accès à la connaissance profonde, à la révélation et, finalement, à l’inspiration artistique. Comme dans Dusty Answer, la chanson est un médium de choix car la voix qui en émane est expression pure. Dans une phrase mystérieuse — a fortiori pour un auditeur anglophone — telle que « Dans le mitan du lit / La rivière est profonde », le verbe « être » conjugué à la troisième personne constitue, selon la lecture que fait Jacques Derrida de Edmund Husserl, « le noyau irréductible et pur de l’expression » (Husserl 82). La bouche de la chanteuse symbolise le centre immobile, lieu du « noyau irréductible », et agit comme un trou noir. La scène, décrite selon un rythme hypnotique, est comme en suspens.
26Puis vient la révélation : « At this moment, to his extreme horror, something happened to him — a kind of snap or twang, like a snapped harp string, deep inside his skull. His head was invaded by a clangour, then by a noise like the soft anaesthetizing roar of a distant fall of water. Dinah’s face appeared, afloat on rushing darkness, bloodless, whirling away drowned, mouth open wide in the rigor of dumb anguish, like the mouth on a mask : the silent square-lipped howl on the mask of classic tragedy » (Lehmann [1953] 2000, 63). Ne pouvant supporter la vision qui se déroule sur l’écran de ses pensées, Rickie se lève brusquement et invite la première femme qu’il voit à danser.
27Le recours au français revêt un rôle multiple dans la fiction lehmannienne. Au premier abord, il peut apparaître comme un jeu, un retour de l’auteur vers son enfance, où résonnaient comptines et chansons françaises. On peut y voir de ce fait le simple plaisir de prononcer des mots étrange(r)s, comme une sorte d’incantation aux paroles obscures. Mais, ces quelques exemples le montrent, le français ne surgit pas de façon anodine. Il est là pour exprimer quelque chose qui demeure étranger aux personnages. En parallèle, et au-delà de la différence linguistique, un sens profond se fait jour.
28Rosamond Lehmann attribuait à sa traductrice une « mystérieuse sympathie auriculaire ». Selon elle, Jean Talva « semblait entendre avec [ses] oreilles » (préface à la traduction française de The Gypsy’s Baby [L’enfant de la bohémienne], citée dans Hastings 182.) C’est ce son, cette voix originelle qui apparaît dans les exemples cités précédemment. Le décalage qu’introduit la présence d’une langue étrangère aurait alors pour dessein de mobiliser l’attention du personnage (et du lecteur) mais également, par un détour permettant de se défaire des habitudes langagières de la langue maternelle, de se rapprocher du sens profond.
29L’irruption du français contribue à souligner la quête de sens des protagonistes, et la manière dont ceux-ci s’en éloignent inexorablement dès qu’ils ont commencé à l’apercevoir. Bien qu’il existe, dans la fiction lehmannienne, un moment où le personnage arrive à entrevoir ce qui se cache au-delà des apparences, la révélation demeure impossible. Elle reste, pour reprendre un terme cher à l’auteur, décentrée. Il y a bien révélation, mais la réception est décalée, brouillée. Si, en revanche, par la révélation, le personnage parvient à voir la vérité en face, il s’en détournera aussitôt, et ira s’étourdir dans le tourbillon de la vie. L’accès au sens des choses et du monde est, pour l’auteur, irrémédiablement impossible. Le monde, au sens phénoménologique du terme, revêt à jamais pour le personnage un caractère d’étrangeté. Comme le soulignent les tout derniers mots de Jacques Derrida dans La Voix et le phénomène, « contrairement à ce que la phénoménologie — qui est toujours phénoménologie de la perception — a tenté de nous faire croire, contrairement à ce que notre désir ne peut pas ne pas être tenté de croire, la chose même se dérobe toujours. Contrairement à l’assurance que nous donne Husserl [...], “le regard” ne peut pas “demeurer” » (Derrida, 117). Face à cette impossibilité, Lehmann s’est engagée dans la voie de l’ésotérisme. Ses activités parapsychiques l’ont menée à croire en un contact possible avec le monde des morts. Ceux-ci furent pour elle la seule source possible de révélation une révélation articulée par une voix désincarnée, mais bien humaine.
30En ce sens, elle représente un des précurseurs littéraires des personnages de médiums — clairvoyants et, selon l’expression reprise par l’auteur, « clairaudiants » — peuplant les récits parapsychiques de la fin de la vie de Rosamond Lehmann. Cette dernière semble en effet, à la suite du traumatisme lié à la mort de sa fille en 1958, avoir pris au pied de la lettre ses recherches précédentes en matière d’écriture