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L’étrange et l’étranger dans le discours anti-colonial de D.H. Lawrence : Kangaroo et The Plumed Serpent

The Other and Otherness in D. H. Lawrence’s anti-colonial discourse : Kangaroo and The Plumed Serpent
Shirley Bricout

Résumés

Cet article propose de mettre en évidence la place centrale qu’occupe la Bible dans le discours anti-colonial lawrencien. À la suite de son expérience douloureuse de la première guerre mondiale, D. H. Lawrence se rend avec sa femme en Australie avant de gagner l’Amérique. Il publie Kangaroo et The Plumed Serpent, qui illustrent tout particulièrement la découverte de territoires étrangers. Le discours anti-colonial devient alors chez Lawrence l’expression de son divorce idéologique d’avec sa patrie. Il s’agit davantage pour lui de définir sa relation avec son pays d’origine à travers son expérience à l’étranger. Il importe néanmoins de prendre en compte le fait que ce discours comporte les traces de l’éducation religieuse de l’auteur. La subversion de l’hypotexte biblique est l’outil critique que privilégie Lawrence pour aborder la question de l’héritage colonial qu’il n’hésite pas à comparer à l’héritage du péché.

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Texte intégral

1En raison des accusations d’espionnage formulées contre lui et de son expérience douloureuse de la conscription pendant la Première Guerre mondiale, D.H. Lawrence tourne le dos à son pays natal. Profondément imprégné de son éducation religieuse, tel un prophète en fuite, il parcourt, à partir de 1919, l’Allemagne et l’Italie. Il se rend avec sa femme à Ceylan, puis en Australie avant de gagner l’Amérique en 1922. Il poursuit néanmoins sa carrière littéraire, publiant plusieurs romans dont Kangaroo et The Plumed Serpent qui illustrent tout particulièrement la découverte de territoires étrangers. Le voyage s’apparente alors à une quête tant pour l’homme que pour l’écrivain. Dans Colonial and Postcolonial Literature, Elleke Boehmer évoque cette démarche consistant à donner une forme narrative à la futilité et à l’anarchie qui poussèrent vers l’exil les écrivains modernes encore traumatisés par la guerre. Elle conclut en ces termes : « Their expressions of estrangement shaped structures of feeling in wider metropolitan society » (Boehmer 128). Dans ces propos de Boehmer, le terme « estrangement » peut aussi bien renvoyer à l’expérience nouvelle vécue à l’étranger qu’au divorce d’avec la patrie. Le discours anti-colonial devient alors chez Lawrence l’expression de ce divorce. Il s’agit davantage pour lui de définir ou de redéfinir sa relation avec son pays d’origine à travers son expérience à l’étranger. Il importe néanmoins de prendre en compte le fait que ce discours comporte les traces de l’éducation religieuse d’un auteur qui n’oublia jamais les chapitres bibliques appris par cœur au cours de son enfance. Une citation biblique renvoie en effet à sa source, le texte sacré. Placée dans un roman anti-colonial, elle désigne aussi la politique qui l’a diffusée à travers le monde.

2Cet article propose donc de montrer comment la subversion de l’hypotexte biblique est l’outil critique que privilégie Lawrence pour aborder la question de l’héritage colonial, qu’en raison de son divorce idéologique avec l’Europe il n’hésite pas à comparer à l’héritage du péché originel.

3En examinant d’abord le point de vue du « Pommy » confronté à l’Australie, et en le comparant à celui du visiteur européen au Mexique, j’illustrerai en quoi l’ethnocentrisme des personnages trouve, en raison de la subversion du texte biblique, son expression dans le logocentrisme. Tout comme l’Australie est le miroir du Royaume-Uni, de même le Mexique conserve de nombreuses traces des Conquistadores, sur le plan culturel et architectural. L’étrange est alors cette image de la métropole renvoyée au voyageur. Nous verrons ensuite comment se construit le discours anti-colonial, notamment au Mexique, à travers les hymnes dédiés au dieu aztèque Quetzalcoatl. La parole sera alors donnée à l’Autre. La présence de l’hypotexte biblique, de par sa fonction satirique, permet à l’auteur de dénoncer le colonialisme et le travestissement qu’un empire fait subir à un pays. Enfin, je soulignerai quelles sont les limites de ce discours. En effet, le discours anti-colonial parsemé d’allusions bibliques peut-il devenir nationaliste ? Est-ce sa vocation dans les récits lawrenciens même lorsque la parole est donnée à l’Autre ? Les réponses proposées dans cet article s’efforceront de déterminer la place de la Bible dans l’acte narratif.

  • 1 Bhabha emprunte le terme « translation » à Derrida.

4Il est à noter combien le narrateur de chacun des récits examinés ici insiste sur la nationalité des personnages. Il trace ainsi les liens historiques entre le pays étranger et le pays d’origine de l’expatrié. Présuppositions, stéréotypes et un sentiment exacerbé de supériorité constituent le portrait ethnocentrique des personnages. Ainsi, à son arrivée à Sydney, Richard Somers, alter ego de Lawrence dans Kangaroo, perçoit d’abord, en Australie, tous les éléments ayant un rapport avec la domination britannique. En effet, même si la création, en 1901, d’une Fédération du Commonwealth d’Australie a quelque peu modifié les relations avec la métropole, le chef d’État demeure le souverain britannique. Somers fait référence à cette évolution politique en précisant : « Europe is established on the instinct of authority : “thou shalt”— the only alternative is anarchy. [...] In Australia authority was a dead letter. [...] England had as yet at least nominal authority » (Lawrence 1922, 22). La citation de l’anaphore « Thou shalt », tirée des Dix Commandements (Exode 20.7), est, par son opposition immédiate à l’anarchie, une métaphore de l’autorité légitime, immuable et nécessaire. La citation évoque la répétition, l’énumération de lois, et confère, de par sa source biblique qui fait autorité, un pouvoir universel à l’auteur de ces lois, en l’occurrence le gouvernement britannique. Par conséquent, la métaphore de l’autorité construite sur un syntagme biblique est à fondement métonymique et constitue par là-même la « translation » entre l’ethnocentrisme et le logocentrisme1. L’amputation de la négation dans « Thou shalt » rappelle que le décalogue fut résumé par Jésus, dans son injonction rapportée dans l’évangile de Luc : « Thou shalt love the Lord thy God with all thy heart, and with all thy soul, and with all thy strength, and with all thy mind ; and thy neighbour as thyself » (Luc 10.27).

  • 2 Sagar commente ainsi cette appropriation du mythe : « The myths are recycled through Lawrence, redu (...)

5L’amputation de la négation illustre aussi le fait que les hommes ont repris, manipulé, parodié des lois héritées du système judaïque et les ont rendues séculières. La métaphore de l’autorité, contenue dans « Thou shalt not », est donc détournée au service de la parodie : autorité est devenue autoritarisme. Somers (et Lawrence, qui prête ses idées à son personnage) sont d’autant plus sensibles à cette parodie qu’ils fuient l’autoritarisme de leur pays natal. Le personnage s’identifie, dans un mea culpa, comme étant, ou ayant été, un maillon de cette parodie de l’autorité, en tant que « Pommy » : « In this way Mr Somers had to take himself to task, for his Pommy stupidity and his pommigrant superiority, and kick himself rather severely, looking at the ends of the tether he presumed he had just broken » (Lawrence 1922, 149). La parodie se construit autour du mot-valise « pommigrant », produit des virtualités de la définition du surnom « Pommy » que propose le narrateur à la fin du chapitre précédent : « pommy is supposed to be short for pomegranate. Pomegranate, pronounced invariably pommygranate, is a near enough rhyme to immigrant, in a naturally rhyming country. Furthermore, immigrants are known in their first months, before their blood ‘thins down’, by their round and ruddy cheeks. [...] It is the authorized derivation » (Lawrence 1922, 147). Ce paragraphe, de par son caractère pseudo-encyclopédique, semble faire autorité, « the authorized derivation » faisant écho à « the authorized version ». Le voyageur, l’étranger, est donc défini par le logos. Le surnom « Pommies » introduit aussi le thème de la mort par la référence à la grenade. D’ailleurs le critique et biographe lawrencien Keith Sagar attire notre attention sur le fait que la grenade figure dans les mythes qui eurent un impact non négligeable sur l’auteur2. La mort pour Lawrence annonce toutefois un nouveau cycle. Le voyageur renaît au contact de la terre primaire régénératrice, à condition qu’il se dépouille de sa vision ethnocentrique du monde. C’est ce processus qui est inscrit dans l’écriture lawrencienne lorsque l’auteur s’approprie les mythes et le texte biblique.

6Or, la chaîne de l’autorité est ainsi dans un premier temps ancrée en Europe puis, dans The Plumed Serpent, se répartit entre l’Europe et l’Amérique. L’amalgame entre les différentes puissances coloniales désignées au Mexique se trouve résumé dans la description de Mrs Norris, veuve d’un diplomate anglais : « Mrs Norris was an elderly woman, rather like a Conquistador herself, in her black silk dress and her little black shoulder-shawl of fine cashmere, with a short silk fringe, and her ornaments of black enamel » (Lawrence 1926, 32). Vêtue de noir, évoluant dans une demeure coloniale sombre dont le jardin est comparé à l’Hadès, elle évoque également la mort.

7Aux yeux de Somers, jeune « Pommy », l’Australie est le miroir du Royaume-Uni. Chaque rue, chaque place, chaque pont y trouve son double : « It was all London without being London. [...] Just a substitute as margarine is a substitute for butter » (Lawrence 1922, 20). La comparaison, fondée sur des éléments prosaïques, dénote la modernité, la nouvelle génération de produits, (la margarine fut commercialisée à partir de 1873 et remplaça le beurre pendant la guerre), mais connote aussi une certaine malléabilité, une forme de soumission du pays étranger, qui se retrouvent dans la description des rives du lac dans The Plumed Serpent, « In Porfirio Díaz’ day, the Lake-side began to be the Riviera of Mexico, and Orila was to be the Nice, or at least, the Mentone of the country » (Lawrence 1926, 98).

8Autres produits d’un monde moderne exporté en Australie, les boîtes de conserve vides, qui jonchent le sol, et dont les habitants ne savent que faire, désignent métaphoriquement la présence ostentatoire de l’Empire. Le miroir reflète les écueils d’un système. Par exemple, l’accumulation de boîtes de conserve provoque une peste à Sydney, en mai 1922. La description du fléau est bâtie sur une allusion directe aux plaies d’Egypte. Le rythme des phrases fondé sur l’énumération et le choix d’une hypotaxe réitérée imite la cadence biblique. Le texte lawrencien convoque tour à tour différents versets de l’Ancien Testament, accumulés par concaténation. Quelques exemples peuvent être cités parmi d’autres, les versets bibliques choisis ici pouvant être remplacés par d’autres au phrasé similaire. Dans Kangaroo, l’Égypte est désignée comme dans le récit biblique : « It reminded him of the land of Egypt » (Lawrence 1922, 49) en écho au texte de l’Exode, « And I will harden Pharaoh’s heart and multiply my signs and my wonders in the land of Egypt » (Exode 7.3). Somers rend explicite le parallèle entre les événements australiens et le récit biblique de la peste en utilisant l’image de la main de Dieu : « Under the hand of the Lord : plagues of mice and rats and rabbits and snails » (Lawrence 1922, 49), formulation qui entre en résonance avec le texte sacré : « Behold, the hand of the Lord is upon thy cattle which is in the field » (Exode 9.3).

9Le texte biblique, à l’image du voyageur, est donc déplacé vers un texte étranger, mais il est aussi comme le Pommy étranger dans ce texte. Les relations dialogiques qui s’établissent entre les deux textes dévoilent le regard critique du personnage et construisent le discours anti-colonial. La parodie de l’autorité et les attaques réitérées contre le colonialisme mettent en œuvre une dynamique de l’écriture qui transpose l’ethnocentrisme dans le logocentrisme. Aux yeux de Somers, l’Australie subit les conséquences de l’autoritarisme, conséquences figurées ici par la peste. Le déplacement du texte biblique interroge le déplacement de l’autorité.

10Décrivant la banlieue de Sydney, le personnage compare ce qu’il voit avec ses repères antérieurs : « The train ran for a long time through Sydney, or the endless outsides of Sydney. The town took almost as much leaving as London does. But it was different. [...] And then waste marshy places, and old iron, and abortive corrugated iron ‘works’ all like the Last Day of creation, instead of a new country » (Lawrence 1922, 76). Le dernier jour de la création, selon la Genèse, Dieu se reposa, et le jardin d’Eden fut confié au Premier Homme (Genèse 2.2). C’est alors qu’Adam commit la Faute, le péché originel. L’allusion à la faute est réitérée plus loin dans le récit : « It is the land that as yet has made no great mistake, humanly. The horrible human mistakes of Europe. And probably, the even worse human mistakes of America » (Lawrence 1922, 347). Cette dernière phrase annonce déjà les critiques de Kate, étrangère au Mexique : « She was weary to death of American automatism and American flippant toughness » (Lawrence 1926, 93). Il est d’autant plus intéressant de voir Lawrence aborder les problèmes coloniaux sous l’angle du péché et de la mort que Claude Lévi-Strauss utilise la métaphore du péché originel lorsqu’il s’interroge sur les politiques coloniales et sur le rôle de l’ethnographe. Il affirme, dans Tristes Tropiques, que « l’ethnographe peut d’autant moins se désintéresser de sa civilisation et se désolidariser de ses fautes que son existence même est incompréhensible, sinon comme une tentative de rachat : il est le symbole de l’expiation » (Lévi-Strauss 466).

11Dans Kangaroo, la Faute commise par l’Europe coloniale a engendré la mort, comme le déclare, Jack, australien de souche : « And the Pommies come out from England to try to upset us. But they won’t. They may as well stop in their dead-and-rotten old country » (Lawrence 1922, 290). Façonnés à l’image des métropoles, les lieux traversés sont, comme le vieux monde moribond, voués à la mort. La prise de conscience de Somers lui permet d’emprunter le mode satirique pour résumer la situation : « There it is, laid all over the world, the heavy established European way of life. Like their huge ponderous cathedrals and factories and cities, enormous encumbrances of stone and steel and brick, weighing on the surface of the earth » (Lawrence 1922, 346). Le discours anti-colonial est fondé ici sur l’usage fréquent du champ lexical de l’architecture qui entre en résonance avec l’hypotexte biblique. « Weighing on the surface of the earth » évoque la fin de certains versets de la Genèse, comme « and over every living thing that moveth upon the earth » (Genèse 1.28), et « the heavy established » fait écho aux paroles d’Ésaïe, « and it shall come to pass in the last days, that the mountain of the LORD’s house shall be established in the top of the mountains, and shall be exalted above the hills ; and all nations shall flow unto it » (Ésaïe 2.2).

12La mention d’autres constructions telles que les usines et les villes, et d’autres matériaux, l’acier, la brique, amplifie l’hypotexte et crée un faisceau d’allusions. Par exemple, selon le récit de la Genèse, la tour de Babel fut construite en briques (Genèse 11.3), or Somers a associé l’Europe et Babel dans un passage antérieur : « And at last it talked its way into Somer’s soul, and he forgot the world again, the babel. The simplicity came back, and with it the inward peace » (Lawrence 1922, 172). Ainsi la cathédrale, symbole de l’expansion d’un système religieux que condamne le personnage, est placée sur le même plan que Babel, symbole de confusion, voué à la destruction. En écho aux paroles de Somers, dans The Plumed Serpent Kate mentionne l’église de Chocula qui se dresse à la place du temple aztèque (Lawrence 1926, 79). Dans ses essais, Lawrence dénonce d’ailleurs, à travers l’architecture des cathédrales, les démultiplications d’ornements, de détails et de statues, lesquelles représentent métaphoriquement le polygénisme par opposition au monisme. Et de préciser : « There was, however, in the Cathedrals, already the denial of the Monism which the Whole uttered. All the little figures, the gargoyles, the imps, the human faces, whilst subordinated within the Great Conclusion of the Whole, still, from their obscurity, jeered their mockery of the Absolute, and declared for multiplicity, polygeny » (Lawrence 1923, 66). Le Pommy et les autres expatriés mentionnés ici évoquent donc la mort, l’anéantissement en tant que salaire d’un péché. Il s’agit-là de la condamnation d’une Europe que fuit Lawrence.

13Dans The Plumed Serpent, Lawrence franchit un pas de plus dans sa quête, en mettant en scène un renouveau aztèque. Fasciné par une mythologie qu’il découvre lors de son séjour au Mexique, il s’empare des symboles et du panthéon aztèque et les insère dans le récit. Il donne alors la parole à l’Autre, au meneur du mouvement, don Ramón. Le discours anti-colonial trouve son expression dans certains hymnes que don Ramón écrit et distribue au peuple mexicain. Il y dénonce l’héritage chrétien.

14Le quatrième hymne, intitulé « What Quetzalcoatl Saw in Mexico », évoque le retour du dieu après un long sommeil (Lawrence 1926, 256-260). La croyance aztèque veut qu’il se soit endormi à l’arrivée du Christ, le dieu des conquérants espagnols. Bâti comme un dialogue entre Quetzalcoatl et les Indiens du Mexique, l’hymne entre en résonance avec la Bible entière, recentrant ainsi la réflexion sur le langage.

15Dans la première partie de l’hymne, le dieu pose les questions, les adorateurs lui répondent, comme dans la Genèse où le dieu créateur interroge Adam après son acte de désobéissance, avant de le condamner. Le rythme des phrases et la nature des questions et des réponses de cette première partie évoquent aussi un passage de l’Apocalypse. Le premier exemple repose sur la similitude des questions posées par Quetzalcoatl et celles posées dans la Bible. Le dieu aztèque demande : « Who are these strange faces in Mexico ? Pale faces, yellow faces, black faces ? These are no Mexicans. Where do they come from, and why ? » L’un des personnages de l’Apocalypse s’interroge de la même manière sur la provenance de la foule qui se trouve devant lui : « What are these which are arrayed in white robes ? And whence came they ? » (Apocalypse 7.13-16). L’identité est donnée avec certitude dans l’Apocalypse mais dans l’hymne aztèque il s’agit simplement des étrangers, « these are the foreigners ». Le dieu aztèque est courroucé de voir que ces étrangers sont avides des richesses du Mexique. L’énumération qu’il en fait entre en résonance une fois de plus avec le dernier livre de la Bible : « They want gold, they want silver from the mountains. And oil, much oil from the coast. They take sugar from the tall tubes of cane, Wheat from the high lands, and maize ; Coffee from the bushes in the hot lands, even the juice rubber ». L’Apocalypse comprend une énumération similaire qui se termine par : « The merchandise of gold, and silver, and precious stones, and of pearls, and fine linen, and purple, and silk, and scarlet, and all thyine wood, And cinnamon, and odours, and ointments, and frankincense, and wine, and oil, and fine flour, and wheat, and beasts, and sheep » (Apocalypse 28.11-14). La relation intertextuelle existe alors de par la coïncidence de la structure adoptée conjointement dans l’Apocalypse et dans l’hymne de don Ramón, à savoir le questionnement puis l’énumération. Lawrence opère par concaténation en cumulant des versets entendus maintes fois au cours de son enfance. De plus, l’objet du questionnement est identique dans les deux textes. Il s’agit de l’identité d’un groupe. De la même façon les éléments énumérés désignent des richesses dans les deux cas.

16La deuxième partie de l’hymne est consacrée à la condamnation prononcée par Quetzalcoatl. Bâtie sur le modèle de la louange comme le suggère l’épanalepse « How nice », présent dans certains Psaumes (Psaumes 84, 133 et 139), ce passage, par le biais du sarcasme, accable les Mexicains de reproches à propos de leur adoption rapide des importations européennes : « How nice, to get in the camión », « How nice to sit in the cine » (Lawrence détestait particulièrement le cinéma, divertissement de masse, disait-il [Lawrence 1922, 155]). « How nice » est détourné de son sens laudatif et exprime le blâme. Les accusations comportent d’autres syntagmes bibliques, par exemple : « Watery-hearted, with wishy-washy knees », écho des paroles d’Ézéchiel, « and all knees shall be weak as water » (Ézéchiel 21.7).

17De tous ces différents textes bibliques, seules subsistent quelques traces dans l’hypertexte, puisqu’ils ont été tronqués ou amplifiés, travestissant l’hypotexte. Ce procédé langagier, de par sa fonction satirique, permet à l’auteur, par l’intermédiaire de son personnage, de dénoncer le colonialisme et le travestissement que les empires coloniaux font subir à un pays. Si une définition embryonnaire de la liberté est fournie par les expatriés, porte-paroles de Lawrence, il s’agit de nouveau d’un point de vue ethnocentrique qui n’exprime que maladroitement les besoins des indigènes. C’est ainsi que, dans la dernière partie de l’hymne, don Ramón tente de définir la voie du salut pour son peuple (j’utilise le verbe « tente » car j’aborde ici les limites du discours anti-colonial).

18Comme dans les prophéties bibliques, le dieu courroucé se définit en tant que voie du salut. Le vers « For I am sweet, I am the last and the best, the pool of new life » travestit les paroles rapportées dans l’Apocalypse, « And he said unto me, It is done. I am Alpha and Omega, the beginning and the end. I will give unto him that is athirst of the fountain of the water of life freely » (Apocalypse 21.6).

19Don Ramón a pour but de racheter le peuple indien, toutefois il rejette toute rédemption qui implique un mimétisme de l’Europe. C’est ce qu’il explique en ces termes : « Mexico is another Ireland. If I must serve, I will not serve an idea, which cracks and leaks like an old wine-skin. I will serve the God that gave me my manhood » (Lawrence 1926, 73). Nous trouvons à nouveau l’hypotexte biblique au cœur d’une réflexion anti-coloniale, en l’occurrence la parabole des outres crevées rapportée par Mathieu dans son évangile : « Neither do men put new wine into old bottles : else the bottles break, and the wine runneth out, and the bottles perish : but they put new wine into new bottles, and both are preserved » (Mathieu 9.17).

  • 3 Gandhi précise : « And yet postcolonial literary theory rarely applauds nationalism as a feature of(...)

20La vision de don Ramón est néanmoins romantique et abstraite. Elle ne comporte aucun programme social ou politique défini, si ce n’est l’abolition de la propriété, en réaction à la convoitise des étrangers. Don Ramón nourrit l’espoir d’un miracle qui secouerait le joug étranger, mais son langage reste empreint de cette influence étrangère. La libération des Indiens est donc définie dans la négation. D’ailleurs le continent américain est désigné en tant que tel : « the great continent of the negation » (Lawrence 1926, 78). Graham Hough résume cette situation en termes très incisifs : « Since the new religion is the antagonist to Christianity, we can in some measure know it by contrast. But as soon as it is necessary for the faith of Quetzalcoatl to stand alone, it is seen as a parasite ; it can only exist in opposition » (Hough 137-138). En outre, Lawrence place une declaration éloquente dans la bouche de l’un des personnages américains de The Plumed Serpent : « They are really only monkeys, when it comes to nationalism » (Lawrence 1926, 37). Cette remarque transposée dans le domaine du langage suggère que la présence constante du texte biblique confère un caractère « parasite » au renouveau aztèque. L’émancipation du peuple mexicain à travers le renouveau aztèque n’est pas envisagée dans un discours nationaliste authentique. Les hymnes, dans lesquels est disséminé l’hypotexte judéo-chrétien, acquièrent une hybridité qui met en péril l’authenticité dont se réclament don Ramón et ses partisans. Leela Gandhi souligne cette dichotomie en arguant que, comme le roman colonial expose l’essence imaginaire d’une nation à l’aide d’un dialecte occidental, le nationalisme culturel n’a aucune chance de s’épanouir3.

21De plus, don Ramón est lui-même d’ascendance européenne et, son second, don Cipriano qui occupe une fonction répressive en tant que militaire, a été éduqué à Londres. Ces contradictions contribuent à miner, aux yeux de nombreux critiques la portée du programme nationaliste des deux hommes. Nous pouvons en effet nous interroger sur l’impact des hymnes sur les Indiens du Mexique, à l’instar de Scott Sanders, qui souligne le fait que le message du dieu Quetzalcoatl est couché dans une langue étrangère, artificielle qui a peu de lien avec la culture aztèque (Sanders 143-144).

22En conclusion, la dissémination de syntagmes étrangers d’origine biblique dans les récits lawrenciens engage un dialogue au sein même de la trame narrative, dialogue qui révèle davantage la distance que souhaitait prendre l’auteur avec ses origines que la viabilité d’un projet nationaliste. Le discours anti-colonial construit ici est celui de l’expatrié qui dénonce le mimétisme d’une société étrangère. Son outil critique, le texte biblique, occupe donc une place centrale dans l’exposé de sa réflexion, car son degré de travestissement donne la mesure du chemin parcouru. En effet, le dialogue qui s’instaure entre les textes biblique et lawrencien remet en cause l’ethnocentrisme du voyageur, lui permettant ainsi de communier avec la terre primaire. Lorsqu’il est disséminé dans un discours nationaliste tel que celui de don Ramón, ce dialogue souligne également le poids de l’héritage colonial. L’hybridité qui en résulte participe encore de la dénonciation d’un mimétisme étouffant, fatal à la voix de l’Autre. Si les thématiques du péché et de la mort sont récurrentes dans ces récits, un espoir naît cependant dans l’entre-texte ménagé par le dialogue. Il s’agit de l’espoir du renouveau, d’une nouvelle naissance dans une société purifiée de toute contamination par l’Europe, rappelant ainsi que la mort pour Lawrence inaugure un nouveau cycle. De la même manière, l’appropriation du texte biblique et sa dissémination dans la trame narrative inscrivent le processus de mort et de renouveau au cœur de l’écriture lawrencienne.

23Le discours anti-colonial analysé ici cristallise ainsi toutes les larmes d’un homme qui s’exila volontairement, et qui, à ce stade de la réflexion, découvre que la rencontre avec un pays en tant que terre primaire et régénératrice exige que l’expatrié se dépouille de sa vision ethnocentrique du monde.

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Bibliographie

Bhabha, Homi, « Difference, Discrimination and the Discourse of Colonialism », The Politics of Theory, ed. Francis Baker, Essex : Essex UP, 1983, 194-211.

Boehmer, Elleke, Colonial and Postcolonial Literature, Oxford : OUP, 1995.

Gandhi, Leela, Postcolonial Theory ; A Critical Introduction, New York : Columbia UP, 1998.

Hough, Graham, The Dark Sun ; A Study of D.H. Lawrence, Londres : Duckworth, 1956.

Lawrence, David Herbert, Kangaroo (1922), ed. Bruce Steele, Cambridge : CUP, 1994.

Lawrence, David Herbert, The Plumed Serpent (1926), ed. L.D. Clark, Cambridge : CUP, 2002. Study of Thomas Hardy and Other Essays (1923), ed. Bruce Steele, Cambridge : CUP, 2002.

Lévi-Strauss, Claude, Tristes Tropiques, Paris : Plon, 1955.

Sagar, Keith, D.H. Lawrence : Life into Art, Harmondsworth : Penguin, 1985.

Sanders, Scott, D.H. Lawrence : The World of the Five Major Novels, New York : Viking, 1973.

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Notes

1 Bhabha emprunte le terme « translation » à Derrida.

2 Sagar commente ainsi cette appropriation du mythe : « The myths are recycled through Lawrence, reduced back to their origins in primal human experience. [...] He himself has become a seed falling through the dead walls of the fruit into the labyrinthine ways of an underworld where he must re-create his own energies » (Sagar 221-222).

3 Gandhi précise : « And yet postcolonial literary theory rarely applauds nationalism as a feature of the counter-textuality of the anti-colonial writer/novelist. Far from conceding that the anti-colonial novel authenticates the anti-colonial nation, it argues that this novel irrevocably dilutes the imaginary essence of the nation through a Western dialect. [...] In the hands of such story-tellers, cultural nationalism does not really stand a chance » (Gandhi 152).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Shirley Bricout, « L’étrange et l’étranger dans le discours anti-colonial de D.H. Lawrence : Kangaroo et The Plumed Serpent »Études britanniques contemporaines [En ligne], 32 | 2007, mis en ligne le 08 septembre 2020, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/9491 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.9491

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Auteur

Shirley Bricout

PRAG (Lycée de Vannes), docteur de l’Université Paul-Valéry

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