Josiane Paccaud-Huguet (textes réunis et présentés par), Joseph Conrad 3 : L’Écrivain et l’étrangeté de la langue
Josiane Paccaud-Huguet (textes réunis et présentés par), Joseph Conrad 3 : L’Écrivain et l’étrangeté de la langue, Caen : Lettres Modernes Minard, 307 p.
Texte intégral
1Cet opus, troisième volume d’une série consacrée à Joseph Conrad (Joseph Conrad 1 : La fiction et l’autre [1998] et Joseph Conrad 2 : « Heart of Darkness », une leçon de ténèbres [2002]) réunit les travaux présentés lors du colloque « Joseph Conrad : l’écrivain et l’étrangeté de la langue », qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle du 14 au 21 août 2003. Dans ce recueil, dense et informé, figurent dix-sept contributions sous la plume de spécialistes nationaux et internationaux des études conradiennes.
2En préambule à toute réflexion sur l’étrangeté de la langue, une série d’articles ne manque pas de souligner les particularités biographiques du rapport que l’écrivain Conrad entretient avec l’idiome anglais. En effet, Teodor Józef Konrad Korzeniowski n’habite la langue anglaise que comme invité, de sorte qu’il ne fait résonner celle-ci qu’à travers d’étranges harmoniques. Malgré une tentative de naturalisation — Conrad ne compte-t-il pas parmi les écrivains emblématiques du panthéon des lettres anglaises ? — la langue du romancier, né en Ukraine de parents polonais, est traversée (et sans doute travaillée) par une altérité irréductible. Cette dernière sera du reste illustrée abondamment dans l’écriture, à la faveur de jeux avec les langues et lalangue, le long d’un spectre qui irait de la « babélisation » au babillage (babble). Conrad, le non-anglophone (natif), prêtera ainsi sa voix à des Occidentaux non britanniques, tels que le lieutenant français dans Lord Jim, dont les gallicismes, rapportés par Marlow, se démarquent de l’anglais dans sa dimension encratique. Avec Marlow, en effet, le romancier expatrié choisit un narrateur qui serait le foyer d’un discours national. Le sociolecte du marin porte les valeurs de l’Empire, même si l’homme est par ailleurs doté de suffisamment de complexité pour que sa rhétorique ne se retrouve à l’occasion mise à mal, chaque fois qu’il se surprend à balbutier, ou à bégayer. Car le rapport à la/aux langue(s) est inextricablement lié à la question de l’identité. Dans un monde non homogène, où de nombreux personnages ne sont plus ancrés dans une langue précise, le plurilinguisme affiché pourrait bien n’être qu’un effet de surface, masquant à peine l’hégémonie de l’anglais conquérant. Ainsi l’identité costaguanera dans Nostromo se définit-elle dans le non-fixe et l’hybridation, au point que le romancier paraît vouloir faire partager au lecteur l’expérience d’un inconfort linguistique. D’ailleurs, malgré l’aisance avec laquelle Conrad, par l’écriture, fait sienne la langue anglaise — qu’il parlera toujours avec un très fort accent, au demeurant — il ne se départira jamais d’une situation d’exil linguistique, forme d’angoisse saussurienne (Saussurean Angst) , qui serait le pendant naturel d’un nomadisme verbal.
3Plusieurs études s’attachent à démontrer comment chez Conrad l’acte même de la création littéraire ne peut se comprendre qu’à travers cette altérité linguistique fondatrice. Le fait que le romancier écrive dans une langue, qui n’est pas sa langue maternelle, explique cette obsession du mot juste qui l’anime, comme pour conjurer cet Autre (e)s(c)lavon, scellant le retour du refoulé, en quelque sorte. Pourtant, cette quête du mot programmatique, mot matriciel, U rw ort princeps, s’avère illusoire quand le sens du mot, précisément, se charge d’inflexions nouvelles selon les interlocuteurs. Du coup, le mot ne ferait pas sens transitivement, mais n’atteindrait à la signifiance que par la vibration qu’il produit et l’écho qu’il laisse entendre. La célèbre image du cerneau dans Heart of Darkness pourrait ainsi se lire comme l’équivalent sonore du halo de sens. A cette quête chimérique du mot juste, il conviendrait encore d’associer la fascination de Conrad pour une oralité primitive, garant d’une transmission sans reste. Or, cet idéal de la relation intersubjective sans accrocs est voué, à travers l’écriture, à se disséminer, et à s’abîmer dans la prolifération des traces, véritables fantômes de la parole vive. D’où cette isotopie de la spectralité, dans Lord Jim notamment, ou encore l’inscription de l’aposiopèse, qui seraient autant de moyens de baliser par le graphein le passage de la phonè, toujours déjà perdue.
4Avec le signifiant — son tout autant que sens — l’articulation corps/parole est mise en exergue. Dès lors, le style s’entend dans son acception barthésienne, comme biologique et pulsionnel. Il n’a rien de l’hommage rendu à la doxa, à grand renfort d’artifices superfétatoires. D’où la nécessité de le décrypter comme symptomatologie, car le style est une manière de composer avec l’angoisse, devant la proximité du vide primordial. Mais il ne saurait pourtant être interprété comme simple repli solipsiste. En effet, le style fait accueil tant à l’heteros qu’au bios. Tout en se tenant au plus près des ténèbres originaires de l’acte créatif, il est aussi tendu vers l’Autre aléatoire de la lecture, dans un geste de solidarité historique. C’est là sa portée éthique.
5Enfin, un certain nombre de contributions soulignent à quel point la langue conradienne est dialogique, car les mots, toujours déjà habités par les aspirations et les désirs d’autrui, ne se présentent jamais dans un état neutre et virginal. En ce sens, ils échappent, dans une plus ou moins grande mesure, au locuteur, qui ne saurait décréter, à l’instar du Humpty Dumpty de Carroll, qu’ils ne signifieront que ce qu’il entend leur faire dire. Conrad, d’ailleurs, n’entre-t-il pas lui-même dans un rapport polémique avec les mots des romanciers russes ; ceux de Dostoïevski en particulier ? Trouver sa voix/voie implique sans doute une forme de détachement — à géométrie variable — avec les figures tutélaires de devanciers célèbres : Flaubert, James, mais aussi Ibsen. Pourtant dans ce dernier exemple, ce serait moins le reniement œdipien que la fertilisation croisée — modulation irénique du dialogisme — qui permet à l’auteur des Tales of Unrest de filer sa thématique de l’incertitude et du doute. « The Return » réécrirait Une Maison de Poupée du dramaturge norvégien, à seule fin de plaquer quelques accords discordants. Et pour ce qui est de la métaphore musicale, l’opéra aussi a droit de cité chez Conrad, quand le « Ew’ge Vernichtung, nimm mich auf » du Vaisseau Fantôme résonne jusque dans le « ewig — usque ad finem... » de Stein, qui classe Jim dans la catégorie des Romantiques impénitents, n’opposant aucune résistance à l’appel du néant. En outre, ces réverbérations de voix s’entendent jusque dans l’exégèse conradienne, avec l’essai de Ramon Fernandez : « L’art de Conrad » (1924), traduit en anglais pour les actes d’un colloque publiés par R.W. Stallman en 1960 : The Art of Joseph Conrad, A Critical Symposium, et commenté par le critique Ian Watt, le tout dans un article gigogne, proposé dans cet ouvrage, afin de rouvrir le dossier de l’impressionnisme littéraire. Ce qui sépare Crane l’Américain, de Conrad — étrange étranger décidément — c’est l’esthétique qui, chez ce dernier, tendrait parfois plus vers Hiroshige, et la période Edo, que vers le célébrissime Impression : Soleil Levant de Monet. Un soleil levant pour un autre, chez un artiste dont l’éclectisme échappe aux catégories classificatoires.
6Ce recueil, qui interroge l’acte inaugural de l’écriture, en déclinant à l’envi toute la gamme de l’étrangeté, a l’immense mérite de tenter une incursion vers ce qui serait l’étranger intérieur, placé sous le sceau de ce que Lacan nommera extimité, et que l’éditeur de ce volume détourne en textimité. Car ce n’est pas le moindre des mérites de cette collection d’articles, dont l’intérêt ne faiblit à aucun instant, que de suggérer, que le titre de grand écrivain ne saurait revenir, en dernier ressort, qu’à celle/celui qui « est toujours comme un étranger dans la langue où [elle] il s’exprime » et « taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas ».
Pour citer cet article
Référence électronique
Georges Letissier, « Josiane Paccaud-Huguet (textes réunis et présentés par), Joseph Conrad 3 : L’Écrivain et l’étrangeté de la langue », Études britanniques contemporaines [En ligne], 33 | 2008, mis en ligne le 21 juillet 2020, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/9461 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.9461
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