BERNARD, Catherine. Matière à réflexion : Du corps politique dans la littérature et les arts visuels britanniques contemporains
BERNARD, Catherine. Matière à réflexion : Du corps politique dans la littérature et les arts visuels britanniques contemporains. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2018. (362 pages) ISBN : 979-10-231-0596-4.
Texte intégral
1L’ouvrage de Catherine Bernard est un livre somme, comme en témoigne la bibliographie de trente-sept pages, qui couvre la production littéraire et artistique de ces quarante dernières années. La période étudiée commence en 1979, avec l’arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir. Le Royaume-Uni entre alors dans l’ère du « post-consensus », celle du libéralisme économique qui mit fin au Welfare State. Cette entrée dans l’ère post-consensuelle, les ruptures et les brutalités qui en découlent invitent les philosophes et les théoriciens à repenser les rapports sociaux, notre être au monde et l’économie de la mimésis. Parallèlement, artistes et écrivains explorent de nouvelles formes de mise en récit de ces profondes mutations, capables de dire les clivages, les frictions et les interrogations du monde contemporain. Loin d’être épuisée, la représentation se renouvelle à l’heure de la dérégulation économique et de la désagrégation du tissu social.
2Car le postulat de l’ouvrage, annoncé dès les premières lignes, est bien « la capacité de l’art et de la littérature à dire le monde » (7). Le titre réactive et problématise la métaphore du miroir : le monde ayant changé et la crise des métarécits étant passée par là, il n’est plus possible de revenir à un réalisme non ironisé ; pour autant, la littérature et l’art contemporains sont en contact avec la « matière » ou la chair du monde, et offrent une surface réfléchissante, au quadruple sens qu’elle en produit une image, qu’elle le pense de manière critique, qu’elle inclut une réflexion sur les pratiques scripturales et artistiques, et qu’elle nous renvoie à notre propre regard sur les réalités contemporaines, à « nos propres apories éthiques » (274). La « matière » du titre, c’est aussi la matérialité du corps et des sensations, corps littéral, meurtri, spectral, malade, pris dans son rapport au corps de la polis, disloqué, désuni, démembré, en mal de communauté. Assez logiquement, les analyses empruntent à la phénoménologie de Merleau-Ponty, tout autant qu’à l’éthique, notamment aux travaux de Giorgio Agamben, de Michael Hardt et d’Antonio Negri sur la biopolitique, de Guillaume Le Blanc ou Judith Butler sur la répartition des visibilités, mais aussi de Chantal Mouffe sur l’éthique des affects et leur puissance heuristique. L’étendue de l’arrière-plan théorique est beaucoup plus vaste que ces quelques exemples ne le suggèrent, et l’imposant appareil critique est d’autant plus utile que l’auteur en fait des synthèses très éclairantes. De grandes lignes de force apparaissent, qui permettent au lecteur de voir l’histoire intellectuelle, culturelle, littéraire et artistique en mouvement.
3L’ouvrage est divisé en cinq chapitres et s’organise selon un itinéraire qui mène de la fin à l’émergence possible d’un autre modèle social. Dans le premier chapitre, « La fin des fins ? Et encore après… », il est question du sentiment de crise qui envahit la littérature et les arts britanniques des années 1980 et du début des années 1990, qu’ils soient hantés par la Shoah ou la menace d’une apocalypse nucléaire sur fond de guerre froide. Le spectre de la fin (fin de l’art, de l’homme, des consensus) pousse le roman à se réinventer, notamment par le biais de l’hybridation générique. L’allégorie devient alors « le mode privilégié d’un monde en ruines » (41), en particulier chez Martin Amis (London Fields). Le théâtre des années 1980 n’est pas en reste. The War Plays d’Edward Bond (1983-1985), par exemple, placent au centre de la scène un monde de cendres qui « exclut toute rédemption cathartique » (55) et défie les lois théâtrales. Dans le domaine des arts visuels, Francis Bacon et Damien Hirst défigurent la figuration. Le premier cherche à nous faire penser par la sensation et porte la figure humaine aux confins de sa disparition. Le second, dans son installation A Thousand Years (1990), transforme la figure humaine en chair vulnérable, mettant en regard fin de l’homme et fin de la figuration.
4Le deuxième chapitre, « Un art de/en guerre », montre comment la guerre, de la première guerre mondiale aux guerres plus récentes en Irak ou en Afghanistan, envahit l’imaginaire à partir des années 1980. La guerre révèle les « déchirures du corps politique, déchirures qui s’inscrivent souvent à même le corps » (71). Elle a pour effet d’imposer à « l’écriture et aux arts visuels de se poster au plus près de l’expérience » (71), celle du simple soldat dans les tranchées par exemple, ces « micrologies » (Lyotard) s’insérant dans les silences de la grande histoire ainsi révélés. Tout un bataillon d’exemples est évoqué dans le domaine romanesque (Swift, Faulks, Barker, Atkinson, Waters, Phillips). Dans celui des arts visuels, on retiendra les pages consacrées à State Britain de Mark Wallinger (2007), qui travaille sur la guerre de l’image en régime médiatique, à Great Deeds Against the Dead des frères Chapman (1994) qui littéralise l’horreur de la guerre en démembrant le corps, ou à Hunger, le film que consacra Steve McQueen à la grève de la faim et de l’hygiène des prisonniers membres de l’IRA (2008), où le corps devient l’instrument des rapports de force, et où le regard du spectateur est initié à « une politique du toucher » et une « pensée charnelle » (115) qui peuvent créer les conditions d’un espace du commun.
5Comme son titre l’indique, le troisième chapitre, « Corps critiques », montre comment le corps, « conducteur d’intellection » de notre présent (180), s’institue en puissance critique. Si nombre de textes de la période sont envahis par la mémoire d’un corpus littéraire passé, cette hantise, qui pourrait être perçue comme un « ressassement mélancolique » (140) ou comme participant de jeux langagiers coupés du monde, n’est pas dépourvue d’une dimension politique. Elle exprime un sentiment de crise et affecte les corps, comme dans Chatterton de Peter Ackroyd. Chez d’autres auteurs (Will Self, Alan Hollinghurst ou Ian McEwan), on note la récurrence de corps malades qui disent le dérèglement du corps social. Les pages consacrées à la maladie et à la peau comme « membrane sensorielle et politique » (162) figurent parmi les plus belles, notamment lorsque Catherine Bernard se livre à l’analyse de l’œuvre de Marc Quinn, Self (1991), réalisée à partir du sang de l’artiste, ou de celle de Donald Rodney, In the House of my Father (1997), où une minuscule maison de peau noire, métonymique d’une mémoire familiale et collective, « ouvre l’espace — utopique sans doute, mais de ce fait critique – d’une interpellation du corps politique » (168).
6Le chapitre 4, « Corps habités/Corps habitants », s’articule sur le corps-maison — que ce soit la maison privée ou la maison commune (la maison du Parlement) — comme espace politique. Du country estate au council estate, en passant par les terraced houses photographiées par Sirkka-Liisa Konttinen et la semi-detached de Michael Landy, ces maisons forment une « scène conflictuelle sur laquelle se li[sen]t la ruine de l’ancienne architecture idéologique qui abritait le corps politique » (199) ou les ravages du libéralisme. Symptôme des mutations à l’œuvre dans le corps social, le corps-maison tantôt révèle la vacuité d’un passé patrimonial fantasmé (The Remains of the Day), tantôt l’aliénation et l’éviction des humbles (Sweet Sixteen de Ken Loach ou The Lost Child de Caryl Phillips), tantôt des pratiques politiques alternatives (projet du collectif d’architectes Assemble Studio), ou bien encore, dans House de Rachel Whiteread, « une dissonance cognitive insoluble » (240).
7Enfin, le dernier chapitre, intitulé « Multitude et communauté », dessine les contours d’un possible espace du commun. À travers la célèbre formule de Margaret Thatcher, « La société, ça n’existe pas » ou la notion de « Big Society » défendue par David Cameron, Catherine Bernard évoque les « nouvelles sociabilités engendrées par le capitalisme tardif » (258), nouvelles sociabilités qui ont incité des philosophes tels que Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Michael Hardt ou Antonio Negri à repenser la communauté. De leur côté, la littérature et les arts contemporains s’attachent à représenter la multitude plutôt que le peuple, « une multitude de singularités [qui] insiste, objecte, revendique une puissance à être » (252). Ils exploitent la puissance créatrice des marges, le plus souvent sur le mode de la confrontation, comme dans Even the Dogs de Jon McGregor (2010) ou Radon Daughters d’Iain Sinclair (1994) ou encore Lionel Asbo: State of England de Martin Amis (2012), romans dans lesquels la langue de la colère n’en finit pas de disjoindre et d’évider, sans espoir de réconciliation. Le « bruissement du nous » (286) se fait pourtant entendre dans les expérimentations du théâtre verbatim et les performances collectives qui occupent une place grandissante dans les arts britanniques contemporains et témoignent d’un « réarmement expérientiel et critique de l’art » (291) qui passe par le corps des participants et invente d’autres formes d’intersubjectivité démocratiques.
8Ce panorama de quarante ans de production littéraire et artistique n’est pas un simple survol. Chaque chapitre se livre à une contextualisation historique, philosophique et théorique, puis plonge dans les entrailles d’œuvres précises, au gré de micro-lectures qui, en quelques pages, opèrent un décryptage lumineux. Pour le plus grand bonheur du lecteur, les œuvres visuelles qui font l’objet de ces micro-lectures sont pour la plupart reproduites. À titre d’exemple, on citera la remarquable analyse du cliché de Tom Hunter, « Woman Reading a Possession Order », tiré de la série Persons Unknown (1997). Ici, nous dit Catherine Bernard, « [l]e beau s’ironise, se politise […]. Car la puissance d’objection de cette image réside aussi dans sa beauté » (298). L’écriture savante de Catherine Bernard gagnerait parfois à davantage de limpidité mais l’auteur sait aussi, comme on le voit dans ce passage, faire parler les œuvres littéraires et visuelles dans une langue à la fois précise et inspirée qui saisit les moindres vibrations du sens.
9Au croisement de la littérature, des arts et de la philosophie, Matière à réflexion, qui rend compte du foisonnement de la production littéraire et artistique outre-Manche, ainsi que de la montée en puissance, au fil des ans, de la pensée éthique et démocratique, constitue une référence indispensable pour qui travaille ou projette de travailler sur la période contemporaine, sur le corps, singulier ou collectif, ou sur la dimension politique de la littérature et des arts visuels britanniques contemporains.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sylvie Maurel, « BERNARD, Catherine. Matière à réflexion : Du corps politique dans la littérature et les arts visuels britanniques contemporains », Études britanniques contemporaines [En ligne], 58 | 2020, mis en ligne le 01 mars 2020, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/9366 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.9366
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