Conan Catherine et Camille Manfredi, Otrante 41 (Printemps 2017), Écosse et Irlande fantastiques
Conan Catherine et Camille Manfredi, Otrante 41 (Printemps 2017), Écosse et Irlande Fantastiques (ISBN : 978-2-84174-794-8)
Texte intégral
1Ce volume, intitulé « Écosse et Irlande fantastiques » est bienvenu car il met l’accent sur la synergie entre études écossaises et études irlandaises, et les replace dans le contexte qui est le leur outre-Manche, celui des Irish and Scottish Studies. Il témoigne également de la recrudescence du fantastique, du gothique, du surnaturel, de l’horreur, du polar gothique et autres combinaisons génériques ainsi que de toutes leurs incarnations (Doppelgänger, fantômes, créatures monstrueuses) en fiction, poésie, mais aussi dans les arts visuels et études filmiques. Cet attrait pour la chose fantastique et gothique repose sur une véritable tradition qui, en Écosse part des Scottish Ballads puis de la poésie de Robert Burns (Tam O’Shanter) pour se déployer dans la fiction moderne et contemporaine, sous la plume d’Alasdair Gray, ou très récemment de Kirsty Logan ou d’Alice Thompson et, en Irlande, inclut les œuvres de Le Fanu, Bram Stoker, Mathurin, Wilde, sans oublier la part de mythe et de magie que l’on trouve dans la poésie de Yeats et, par exemple, sa réécriture du mythe du changeling. En analysant à la fois les « classiques » de la littérature et des arts visuels fantastiques et les manifestations contemporaines du fantastique, caractérisées par son hybridation et son historicisation, ce volume, dirigé par deux spécialistes respectivement de littérature irlandaise et écossaise, offre s’il était nécessaire une preuve étayée de ce que, comme le souligne l’une des contributrices, « le gothique ne ment jamais, il se transforme » (Mikowski, 154).
2Le volume propose donc une plongée dans le fantastique à la fois diachronique (la première partie, intitulée « Textes fondateurs », regroupe des contributions consacrées à Stevenson, Stoker, Iain Crichton Smith et Flann O’Brien ; la seconde est consacrée aux écritures contemporaines du fantastique et du gothique chez Ali Smith, Sinéad Morrissey et Sebastian Barry) et horizontale, transdisciplinaire, pour aborder dans la troisième partie le fantastique dans les arts visuels–peinture, mais également cinéma, série télévisée et film d’animation.
3Une des richesses de ce volume consiste en son apport théorique, car la brève introduction qui pose les jalons historiques et conceptuels du sujet, historicise l’évolution des genres fantastique et gothique et leur rattachement à l’Écosse et à l’Irlande est complétée dans la plupart des contributions d’un cadrage théorique propre qui, combiné aux autres, construit une véritable somme de la pensée critique sur les écritures et les arts de ce que l’on peut désigner, avec une contributrice, de « régime gothique ». Ce concept souligne l’étrangeté déclenchée par le surnaturel (qui peut atteindre le degré maximum de disjonction représenté par l’abject), mais aussi l’étrangeté du réel et de l’histoire, élément qui donne au groupement Écosse-Irlande du volume tout son sens. Car en effet, nombre de contributions abordent le thème de la médiation du politique et de l’économique que propose le fantastique : du statut politique de l’Irlande du Nord à travers les réécritures du gothique (Conan), à la dénonciation du monde consumériste aux prises avec la mondialisation (Delnieppe), de l’épineux sujet de la participation de certains catholiques aux Royal Ulster Constabulary (Mikowski), à la terreur liée à l’instabilité et le risque de basculer dans la folie pour les êtres littéralement ou psychiquement isolés (Lysaght) ou au nécessaire refus du repli obscurantiste (Carrée). Ce faisant, elles déplacent les limites du régime gothique et lui conférent, de manière fort appropriée, un statut d’entre-deux, au sens de discours de la rupture, du refus de voir ou de l’écart, un langage de l’étrangeté du réel.
4Dans cette entreprise de capturer les diverses manières de figurer l’étrangeté, seul l’article d’Alexandre Bonin, consacré à Stevenson et Stoker, adopte une démarche comparatiste entre classiques du genre en Écosse et en Irlande. Bonin s’intéresse à l’espace urbain et la manière dont, conjugué au discours scientifique du xixe siècle et à un savant dosage de croyances, cet espace fait émerger cette « literature of degeneration » (28). L’argumentation est classique ; l’article symbolise néanmoins cette démarche de mise en tension des littératures écossaise et irlandaise, caractérisée par la manière dont les autres contributions, consacrées aux textes fondateurs, notamment les fables de Stevenson, la poésie d’Iain Crichton Smith, et les romans de Flann O’Brien, se répondent et se complètent.
5Raphael Luis, dans son article consacré à Stevenson, montre comment, en faisant surgir le surnaturel dans une fiction qui fait peu référence à l’Écosse, l’auteur parle de l’existence d’un pays et d’une communauté. Ce surgissement consiste en une perversion des régimes merveilleux et du réel afin, selon Ruiz, de « dégager un espace fictionnel inidentifiable » (38) et de s’inscrire en contradiction avec « la possibilité même de l’appartenance à une communauté », que cette dernière soit « nationale, scientifique ou religieuse » (38). Stéphanie Noirard se penche sur la poésie, et propose une lecture de cette notion d’appartenance, en examinant les poèmes d’Iain Crichton Smith à l’aune de la théorie du fantastique de Todorov et du schéma actantiel de Greimas. Noirard procède à de fines analyses de la notion d’estrangement produite par l’écart entre religion et folklore, qui ressortit non seulement à l’hésitation Todorovienne, mais aussi aux dimensions fantomatiques et merveilleuses de certains poèmes. Le fantôme peut se faire linguistique, lorsque l’article aborde le bilinguisme des poèmes, « la présence fantomatique du gaélique » (64) et la conséquente dualité de la perception du monde que cette dualité linguistique entraîne.
6Cette question de la dualité, que le motif du Dopplegänger érige en classique de la littérature fantastique, est revisitée par Flann O’Brien qui, comme le souligne Thierry Robin, aborde la question sous un angle favorisant les considérations métanarratives et métafictionnelles. De même, la dualité linguistique reparaît dans l’article que Ruth Lysaght consacre à la série en trois épisodes Na Cloigne, diffusée en 2010 sur la chaîne irlandaise TG4, et dont la langue irlandaise la place d’emblée dans un régime double ou, comme le décrit Lysaght, « ajoute une strate d’interprétation, inévitable pour la plupart des téléspectateurs, qui n’en sont pas des locuteurs natifs » (209). Pour Lysaght, cette série se classe dans la catégorie de l’horreur surnaturelle, ou horreur gothique ou encore, selon les termes de son réalisateur, « a wonderful clash between contemporary circumstances and ancient forces » (210). Cette zone de conflit se place dans le régime de l’abject Kristevien, « l’horreur au monde, quand le sujet se retrouve face à ce qu’il ne peut admettre au sujet de lui-même » (211). L’article fait la part belle à la manière dont le réalisateur exploite les possibilités techniques du cinéma (angle de vue, rythme, montage) pour non seulement montrer l’horreur, mais nous laisser « entrevoir le pire de notre propre intérieur » (217). Marion Amblard examine elle aussi le thème du double et le fantastique comme mode de représentation, pictural en l’occurrence, du mal-être. Elle procède également à un autre type de mise en relation, celle des tableaux du peintre écossais de la seconde moitié du xxe siècle John Bellamy avec la littérature gothique canonique (James Hogg), et montre comment les motifs du fantastique pictural (squelette, tête de mort, animaux fantastiques), sa palette chromatique et son traitement de l’espace dans le tableau participe, outre de l’exorcisme personnel, de la narration d’une nation tout entière.
7Catherine Conan, Fanny Delnieppe et Sylvie Mikowki précisent cette question de la représentation politique/du politique par le fantastique. Delnieppe, dans son étude des figures fantomatiques qui peuplent le roman d’Ali Smith Hotel World, évoque le « fantastique globalisé » cher à Rosemary Jackson, et montre comment le roman associe spectralité et marginalité, avec pour rôle pour le fantastique de « déstabiliser l’ordre culturel et social […] en incriminant l’ordre économique » (117). Delnieppe parle de notre existence sociale et de l’abîme existentiel ouvert par l’obsession consumériste, en opposant la fragilité du discours du fantôme à l’écrasante force du discours consumériste que représente la chaîne hôtelière. Catherine Conan, dans son article sur le statut politique conflictuel de l’Irlande du Nord examiné à travers les réécritures du gothique de Sinéad Morrissey, propose une réflexion sur la capacité des genres « noirs », le thriller et le gothique, précisément à refléter l’incapacité du pays à dépasser la politique pour aborder l’économique, le social et l’environnemental. Conan identifie chez Morrissey une volonté d’exploiter l’excès, le « trop-plein » du gothique, à faire usage de « cette qualité de débordement, d’auto-réflexivité » pour « dépasser consciemment les tropes utilisés pour représenter l’Irlande en littérature, qui menacent d’emprisonner l’Irlande du Nord dans une stase historique et une monstrueuse exceptionnalité politique » (135). Sylvie Mikowski montre quant à elle comment cette stase opère dans les textes, qualifiés par certains critiques de « révisionnistes » de Sebastian Barry : les personnages de Barry possèdent le point commun d’être des « fantômes ressurgis des zones interdites de la mémoire collective irlandaise » (159). En faisant appel à la notion de « registre gothique » pour caractériser la fiction de Barry, Mikowski montre comment les sèmes du gothique — horreur, terreur, sensations d’enfermement, dualité des récits etc. — peuvent servir à décentrer ou déplacer notre vision « historique » ou notre appréhension des « faits réels ».
8Ce volume procède donc, par la complémentarité de ses articles, à une véritable recension des modes d’écriture, réécritures et valeurs du fantastique, du gothique, de l’horreur et de leurs figures, tout en faisant la part belle à la Celtic connection et à la culture commune à l’Irlande et l’Écosse. Il est par conséquent un remarquable outil de travail pour étudiants et chercheurs dans le domaine des études irlandaises et écossaises.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie-Odile Pittin-Hédon, « Conan Catherine et Camille Manfredi, Otrante 41 (Printemps 2017), Écosse et Irlande fantastiques », Études britanniques contemporaines [En ligne], 57 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/7962 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.7962
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