1Anita Brookner, née en 1928 et vivant actuellement à Londres, a écrit vingt-trois courts romans entre 1981 et 2005, après avoir fait une brillante carrière d’historienne de l’art. La structure narrative privilégiée est celle de l’analepse, puisque l’intrigue prend toujours la forme d’un mémoire autobiographique : une conscience individuelle, celle d’un personnage type âgée de plus de quarante ans, examine sa vie pour essayer de comprendre pourquoi elle n’a pas trouvé le bonheur. Les romans sont fermement ancrés dans le temps et dans l’espace par des techniques réalistes. Les protagonistes sont toujours de cette génération née dans l’Angleterre des années 1930, alors que les tranches de vie examinées se situent par contre dans la deuxième moitié du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième siècle. Cet ancrage historique qui s’inscrit au cœur du réel est toujours doublé chez Anita Brookner d’une « transtextualité » foisonnante, pour reprendre ici le terme qu’utilise Gérard Genette — terme que j’emploie à mon tour dans son acception large, pour désigner précisément « tout ce qui [...] met [un texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes » (Genette 7). Toutefois, cette transtextualité est loin d’être un simple jeu intertextuel entièrement déconnecté du monde, car toute forme littéraire contient un codage culturel, étant imprégnée d’idéologie — « ideology-laden », dirait Christian Moraru (27). En effet, la transtextualité de Brookner semble offrir une véritable réflexion philosophique sur la crise des valeurs qu’a connue L’humanisme libéral de la modernité au cours de la deuxième moitié du 20e siècele.
- 1 Il convient de distinguer philosophie et esthétique. Je fais donc une différence entre épistème d’é (...)
2L’action des romans couvre une période de temps qui se situe au tournant de la « modernité » et de la « postmodernité », termes ici employés dans le sens où Habernas les entend, c’est-à-dire pour désigner des époques historiques, correspondant à des étapes du long processus de l’émancipation de la Raison par rapport à la Foi et à l’Église1. Amorcée depuis 1500, la modernité n’a été réellement effective au niveau des mentalités et des pratiques sociales qu’au cours du Siècle des Lumières : « La découverte du “Nouveau Monde”, la Renaissance et la Réforme — les trois grands événements qui ont lieu autour de 1500 — constituent le seuil historique entre Moyen-Âge et Temps Modernes. [...] Ce n’est qu’au cours du xviiie siècle que le seuil historique se situant autour de 1500 a été, en effet, rétrospectivement perçu comme un renouveau » (Habermas 20).
3Une fois qu’elle a pris son envol, la modernité, ratiocinante, avec sa vision dualiste du monde, a tout dominé, tout contrôlé. Face à une telle emprise, des voix se sont élevées contre cette mainmise excessive et on a assisté à un autre renouveau épistémologique, qui est précisément la postmodernité, laquelle, après une période de désillusion, offre une vision plus optimiste d’un monde pluriel, plus ouvert et conciliant. Ici encore, amorcée depuis le milieu du 19e siècle, la postmodernité, comme remise en cause de la modernité, ne s’est réellement manifestée qu’un siècle plus tard, à partir de la deuxième moitié du 20e siècle.
4La modernité et la postmodernité, ainsi envisagées comme époques historiques, correspondent donc aussi à des manières d’être au monde. La « vision du monde » ou l’« attitude », telle que la définissent Lukàcs et Foucault, concerne notre rapport au monde, qui dépend au fond de la perception que nous avons du sujet, de son autonomie, de sa responsabilité, de son pouvoir d’action et de sa maîtrise. Lukàcs insiste sur le fait que c’est une question de « puissance de la raison » et de « responsabilité de l’individu » (Lukàcs 20). Foucault, quant à lui, définit l’« attitude » comme « mode de relation à l’égard de l’actualité ; [...] une manière de penser et de sentir, une manière aussi d’agir et de se conduire » (Foucault 568). Il est à noter que cette définition de l’attitude se rapproche de celle que donne ailleurs Louis Althusser pour l’« idéologie », à savoir la « représentation » du « rapport imaginaire » qu’ont les individus à leurs « conditions réelles d’existence » (Althusser 1970, 24). Cette « structure imaginaire », qui nous interpelle en tant que sujets, existe « non seulement sous forme de langage, de concepts et de discours, mais aussi sous forme d’attitudes, de gestes, de conduites, d’intentions, d’aspirations, de refus, de permissions, d’interdits, etc. » (Althusser 1993, 45).
5J’utiliserai la terminologie bien connue de Genette pour étudier les trois formes de « transtextualité » qui sont à l’œuvre chez Brookner : (1) l’« intertextualité », qui désigne « la présence effective d’un texte dans un autre » sous forme de citations, de références, d’allusions ou de paraphrases ; (2) l’« hypertextualité », qui signifie toute relation unissant un texte (l’hypertexte) à un texte antérieur (l’hypotexte) ; (3) l’« architextualité », qui concerne, cette fois, une relation « muette » de pure appartenance générique (voir Genette 7-13). Autrement dit, je m’efforcerai de montrer comment cette transtextualité offre finalement, à y regarder de près, la possibilité d’un métacommentaire éthique sur les valeurs de la modernité, ainsi que sur leur remise en cause postmoderne, qui sont sous-jacentes aux mutations des grandes formes romanesques. Dans un premier temps, je m’attacherai à montrer comment l’intertextualité foisonnante de ces textes sert à expliquer le conditionnement mythologique de l’héroïne brooknerienne, laquelle a été produite par des textes véhiculant les valeurs de la modernité. Ensuite, j’étudierai l’utilisation que fait Brookner de l’hypertextualité pour constater que ces valeurs sont devenues désuètes à l’époque où vit l’héroïne adulte. Finalement, je me pencherai sur la manière dont le schéma conventionnel de la romance est subverti par le biais de l’ironie pour offrir un commentaire sur la crise des valeurs de la modernité.
6Le lecteur ne peut manquer d’être frappé par la multitude de références intertextuelles chez Brookner. Tous ses romans font référence à des textes antérieurs de tout genre, apparemment sans aucun rapport les uns avec les autres. Ainsi, des auteurs, des titres, des personnages, ou encore des morceaux de texte sont constamment cités par l’héroïne, qui se réfère à la littérature pour commenter sa vie ou illustrer une idée. Les textes ainsi convoqués sont étalés dans le temps, allant de la Bible aux romans réalistes du 19e siècle. Il s’agit non seulement d’ouvrages français, anglais, russes et américains, mais également de genres différents, tels que des romans réalistes, des fables, des pièces de théâtre, des contes de fée, des romans à l’eau de rose, des poèmes. Le lecteur est ballotté entre des romanciers tels que Jane Austen, Charlotte Brontë et Charles Dickens, entre des auteurs français, russes et américains, comme Flaubert, Balzac, Tolstoï et Wharton. Il est appelé à côtoyer des fables de La Fontaine, des romans de gare de Barbara Cartland ou de Georgette Heyer, ainsi que des contes de fées de Grimm et d’Andersen.
7Or, toutes ces références sont loin de n’être qu’un vernis superficiel, car elles véhiculent un hypotexte diffus, celui des valeurs de la modernité. L’héroïne brooknérienne, qui a été éduquée par les livres, a été littéralement produite par cet intertexte. Ayant fait le choix de la raison, son comportement est caractérisé par la maîtrise de soi, la rigueur, la tenue et la correction, car elle s’est toujours efforcée de se conduire d’après les valeurs véhiculées par une justice poétique qui promet que la vertu sera récompensée par le bonheur, et le vice puni : « From Grimm and Hans Andersen she graduated to the works of Charles Dickens. The moral universe was unveiled. For virtue would surely triumph, patience would be rewarded » (Brookner 1991, 11). C’est ainsi qu’elle doit apprendre à se méfier d’Anna Karénine et d’Emma Bovary, qui, elles, ont fini tragiquement, et à imiter Cendrillon, qui, elle, est allée au bal. Ces codes de conduite concernent essentiellement les femmes, qui appartiennent à deux groupes opposés. Le mythe de la femme vertueuse, défini par ce réseau intertextuel, correspond à une lecture victorienne des femmes vertueuses de la Bible, à l’« Ange au foyer », idéal de la femme victorienne, dont le modèle archétypal n’est rien d’autre que la Vierge Marie (voir Basch). Ainsi, d’un côté, on loue raison, modération, altruisme et obéissance ; de l’autre on condamne passion, excès, égoïsme et volontarisme. Et la récompense ultime pour celle qui se conforme à un tel précepte, c’est l’amour pour la perpétuation de l’espèce, et ce par la médiation d’un beau mariage, réconciliant ainsi désir individuel et intégration sociale.
8Un examen attentif révèle l’existence d’une parenté majeure entre tous ces textes mentionnés : ils sont tous dérivés de la romance, qui subit des mutations formelles au cours de l’histoire (Jameson 1981, 136 ; Jameson 1975, 142 ; Frye 3-4). La romance est ici envisagée comme mode d’expression, tel que l’ont défini Northrop Frye ou Frederic Jameson : « Romance is for [Frye] a wish fulfilment or utopian fantasy, which aims at the transfiguration of the world of everyday reality » (Jameson 1975, 138). Pour Northrop Frye, la romance, qu’il nomme la « secular scripture », est ancrée dans notre civilisation occidentale remontant au Moyen-Âge, sa vision du monde étant associée à une vision chrétienne (Frye 15, 88). Ainsi la romance, qui tend vers le dénouement heureux et qui est associée à l’imagination et au rêve, est traditionnellement opposée au roman réaliste qui, lui, tente de reproduire fidèlement le monde tel qu’il est (voir Ganteau 12-16). Toutefois, l’héroïne de Brookner a été formée surtout par le texte réaliste classique du xixe siècle. En effet, ce texte réaliste classique, comme version sociale de la lutte métaphysique entre bien et mal de la romance, associe réalisme et romance. C’est pourquoi Frye le décrit comme un « déplacement réaliste de la romance » (38). Il est clair que le happy end du roman réaliste traditionnel comporte une part d’irréalisme, de wish-fulfilment, qui mine les effets de réel et tire le texte vers le monde idéal de la romance : les bons sont réunis et les méchants écartés pour réconcilier le naturel et le social dans la forme du mariage, véritable ciment social pour le capitalisme bourgeois du 19e siècle. Selon Roland Barthes, le texte réaliste classique « contente, emplit, donne de l’euphorie », parce qu’il « vient de la culture [et] est lié à une pratique confortable de la lecture » (Barthes 25). Cette forme, potentiellement subversive, aurait ainsi été, en quelque sorte, « kidnappée par l’idéologie de la classe ascendante » (Frye 57).
9En d’autres termes, la romance, ainsi incorporée au réalisme, véhiculerait l’idéologie dominante de la modernité, à savoir : les valeurs chrétiennes et cartésiennes d’un humanisme libéral occidental, qui se situent doublement dans la lignée des Lumières et d’une tradition biblique. Qu’il soit écrit sur le mode comique de la romance ou sur le mode tragique du romantisme, le roman réaliste, qui tend à réconcilier l’individu et la société, prêche la même leçon morale par sa justice poétique. Autrement dit, celle d’une « rationalité chrétienne », qui veut que l’individu se plie à un ordre social fondé sur la raison, en modérant ses désirs, en réprimant toute passion jugée monstrueuse. L’attitude de la modernité, dont l’héroïne de Brookner est un pur produit, a comme principes fondamentaux la rationalité et la subjectivité, la raison se posant comme pouvoir d’unification. On croit à l’émancipation progressive de la raison et de la liberté d’un sujet autonome et raisonnable, qui peut maîtriser sa vie, ainsi que le monde extérieur. On présuppose un univers stable dans lequel un idéal d’harmonie entre le moi et le monde a été perdu, mais est récupérable. L’opposition moi/monde ou sujet/objet est à la base d’une pensée dualiste qui oppose raison/passion, esprit/corps, lumière/obscurité, etc., et trouve son fondement dans l’idéologie chrétienne, qui associe les premiers termes au bien et les deuxièmes au mal. Une telle pensée est foncièrement hiérarchique et secrètement liée au pouvoir, car l’un des termes du binôme est toujours valorisé par rapport à son contraire. Dans un système patriarcal par exemple, le bien et la raison sont assimilés au masculin dominant.
10Mais, bien qu’étant le pur produit de l’attitude de la modernité véhiculée par les textes, l’héroïne de Brookner est adulte pendant la deuxième moitié du xxe siècle, donc à l’époque postmoderne. Ce que l’une des héroïnes appelle « the changing moral landscape » (Brookner 1987, 18) de la deuxième moitié du 20e siècle est présenté par le biais de l’hypertextualité.
11En effet, plusieurs des romans entretiennent des relations hypertextuelles avec des textes antérieurs. Ces réécritures fonctionnent donc comme ce que Linda Hutcheon appelle « modern parody » : Brookner reprend souvent des personnages et des situations narratives d’un hypotexte traditionnel, mais elle en inverse la fin heureuse, modifiant ainsi la mise en intrigue des événements narratifs. Cette « extended repetition with a critical difference » fonctionne comme métacommentaire satirique, ou « inter-art discourse » (Hutcheon 7, 2), portant sur les valeurs contemporaines.
12Par exemple, Look at Me (1983) est une reprise de Mansfield Park (1814) de Jane Austen. Brookner emprunte les noms et prénoms des personnages principaux d’Austen. L’intrigue amoureuse fait écho à celle de l’hypotexte, et se situe dans un monde tout aussi compétitif, mercenaire, égoïste. Surtout, l’héroïne brooknérienne, Frances Hinton, a le même tempérament et le même comportement que Fanny Price. Mais Brookner inverse la justice poétique d’Austen : ce n’est pas l’héroïne sensible, intelligente, passive, vertueuse, peu matérialiste, qui est récompensée par l’amour et le mariage, mais, au contraire, sa belle rivale mondaine, séductrice et manipulatrice. La morale de cette fable inversée est le métacommentaire que Brookner fait sur son époque, où les valeurs morales sont remplacées par la loi de la jungle. Hotel du Lac (1984) et A Closed Eye (1991) sont des reprises, respectivement, de Portrait of a Lady (1881) et de Madame de Mauves (1874) de Henry James. L’un pose le problème de l’attrait du mariage de convenance, et l’autre celui de l’adultère. Dans les deux cas, les héroïnes de Brookner sont confrontées aux mêmes choix que celles de James. Il s’agit de montrer que la perception de l’amour et du mariage a changé, car un fossé s’est creusé entre l’individu et la société, et la vertu ne consiste plus à se plier aux lois sociales, qui ont perdu tout fondement.
13Ainsi, « décontextualisés » et « recontextualisés » dans la deuxième moitié du 20e siècle, ces textes montrent comment la notion traditionnelle de vertu est remise en cause. Cette fois, l’hypotexte diffus est bien la remise en cause postmoderne de toute l’attitude de la modernité, dans sa phase de désillusion. Comme le dirait Jean-François Lyotard, les « métarécits » de la modernité sont « délégitimisés » (Lyotard 1979, 63), le projet de la modernité est « liquidé » (Lyotard 1988, 32). Ce qui est remis en cause par la postmodernité, c’est une métaphysique de la raison centrée sur le sujet dit « autonome ». Si le sujet est le produit du langage, le signifiant vient à primer sur le signifié, et la notion fondamentale de « signifié transcendantal » — c’est-à-dire de centre, d’origine, de vérité ultime ou d’identité naturelle de l’Homme — est ébranlée, entraînant l’effondrement des notions de sujet autonome et de réalité stable. De plus, Freud a mis en lumière le rôle de l’inconscient que le sujet ne maîtrise pas, soulignant la part de renoncement de soi qu’implique la socialisation. Le sujet n’est plus maître, ni de lui-même ni du monde, qui n’est, lui-même, ni cohérent ni stable, toute valeur n’étant que relative. L’harmonie perdue entre le moi et le monde n’est pas récupérable. La raison ne fonctionne à l’évidence plus. Ainsi une attitude pessimiste et ironique remplace, dans un premier temps, l’optimisme des Lumières. L’expression nietzschéenne « Dieu est mort » signifie alors la fin de la « rationalité chrétienne » de la modernité, qui ne fonctionne à l’évidence pas. Sans fondement ultime, sans le support de la religion ou de la raison, un comportement raisonnable, vertueux, altruiste n’a pas de sens — sauf si l’on en ressort gagnant. C’est bien ce que dit Brookner en parlant de l’époque néo-romantique : « And it was discovered that once you were no longer constrained to be good, either by Christianity or by a secular philosophy which for a time was even stronger, namely the Enlightenment, there was no limit to bad behaviour » (entretien avec Shusha Guppy 155).
14Dans la deuxième moitié du vingtième siècle, le comportement raisonnable de l’héroïne brooknerienne n’a pas les effets escomptés. Cendrillon n’est jamais allée au bal, comme promis : « The ball had never materialised » (Brookner 1991, 7). En d’autres termes, elle est en décalage avec son temps, puisqu’elle s’efforce d’obéir à des règles de conduite fondées sur une « attitude » désormais reléguée dans le passé. Les premiers mots de toute l’œuvre en annoncent la couleur : « Dr Weiss, at forty, knew that her life had been ruined by literature » (Brookner 1991, 7). Dans un entretien, Brookner explique pourquoi ses héroïnes ne trouvent pas le bonheur : « They’re stupid [...] not quite in touch with the twentieth century. [...] Obeying all the nineteenth century rules of duty and morality and seriousness and dedication, devotion and not realizing that these are important but anachronistic qualities... » (entretien télévisé avec Hermione Lee). Ainsi, confrontant fiction et vie, rêve et réalité, ainsi que passé et présent, les romans de Brookner reprennent les codes de la romance, qui, justement, véhicule la « vision du monde » de la modernité. Mais elle les transpose dans une réalité située à l’aube de l’époque postmoderne.
15En effet, si ses romans ont été qualifiés de romans à l’eau de rose pour intellectuelles, c’est parce qu’ils entretiennent une relation architextuelle avec la romance, que Brookner décrit comme un genre codifié : « Romance novels are formula novels » (entretien avec Shusha Guppy 161). Dans cette optique, la romance se définit par « un ensemble de règles » (Schaeffer 33), même si cette « stabilité définitionnelle [...] passe nécessairement par la reconnaissance d’une instabilité, ou plutôt d’une multiplication de composantes » (Ganteau 4). À un niveau formel, les romans de Brookner sont des variations sur un même thème, sur une même intrigue primitive et sur un même mode narratif, ce qui les inscrit d’emblée dans la grille stéréotypée de la romance. À un niveau thématique, l’amour est « certainement le premier critère [...] à retenir » (Ganteau 5, Beer 10, Elam 5). La protagoniste raisonnable de Brookner est, en effet, en quête d’un amour idéal, du coup de foudre éternel, celui qui allie passion et quotidien. Rêvant de ce qu’elle appelle « a well-regulated love [...] not emotional anarchy » (Brookner 1985, 98), elle désire, comme Cendrillon, épouser un aristocrate et avoir beaucoup d’enfants. Finalement, les personnages de Brookner deviennent des types, dans la vision résolument manichéenne de l’humanité, qui est typique de la romance (Jameson 1975, 138-140 ; Frye 53). Ainsi deux catégories simplifiées sont constamment opposées physiquement, psychologiquement, socialement et moralement, l’héroïne vertueuse étant confrontée dans sa quête d’amour à une rivale qui est tout son contraire.
16Toutefois, si Brookner se réapproprie les conventions les plus typiques des romans à l’eau de rose, c’est pour en faire une forme déviante, une anti-romance. L’attitude utopique de la modernité qui sous-tend la romance est ironiquement confrontée à la réalité d’un monde qui est déjà pénétré par l’échec du projet moderne. C’est pourquoi la protagoniste annonce d’emblée que, contrairement à ce qui se passe habituellement en littérature, son récit autobiographique vise à raconter la vérité. Tous les principaux ingrédients de la romance sont présents, sauf l’essentiel : du wish-fulfilment il ne reste que le premier terme. Le fait que le désir de la protagoniste reste entier mais ne sera jamais assouvi, offre en fait un métacommentaire sur l’échec de la rationalité chrétienne. L’envers de ce décor simpliste offre donc une réflexion philosophique sur la mutation des valeurs.
17Le texte foncièrement ironique de Brookner va donc présenter des différences cruciales avec la romance. Alors que le contrôle des pulsions individuelles pour le bien de l’ordre social est valorisé par la romance, Brookner met au jour la fausseté mutilante d’une telle division du moi. L’héroïne est scindée en deux personnalités irréconciliables, qui s’articulent autour des dualités jour/nuit, extérieur/intérieur, rationnel/irrationnel, raison/émotion, sa vraie personnalité étant enfouie sous ce qu’elle appelle une « carapace » sociale faite de « bonnes manières ». La protagoniste se retrouve donc avec une identité fragmentée. Les conséquences de ce refoulement d’une partie de soi sont la nervosité excessive, la peur panique, la frustration et la rage, exprimées par des champs sémantiques et des images qui hantent l’œuvre. Ces sentiments se manifestent par des tics nerveux, des insomnies, des migraines ou des cauchemars chez la protagoniste, qui est menacée de folie.
18Alors que son modèle littéraire trouve le bonheur en épousant son Prince et en assurant sa descendance, la protagoniste de Brookner se retrouve seule et sans enfant dans des intrigues circulaires qui la ramènent à la case départ. Le champ sémantique de la solitude abonde, renforcé par des métonymies (les dimanches, les jours fériés, les bancs publics, les rues vides etc.) pour se mêler à celui de la tristesse, dans des romans où il ne se passe jamais rien. En effet, la protagoniste décrit à répétition sa vie comme une « chambre vide », dans lequel le temps s’étire interminablement. Dans de magistraux revirements ironiques, l’homme désirable choisit toujours sa rivale égoïste et mondaine. Le happy end de la romance est donc systématiquement transformé en un unhappy end, la justice poétique se muant ironiquement en injustice poétique. Il y a tout simplement inversion au niveau de la valorisation des polarités binaires.
19Ironiquement, la protagoniste brooknérienne, qui incarne l’attitude de la modernité (dont le sujet est censé maîtriser sa vie), ne contrôle rien, ni ses réactions ni ses espoirs, et encore moins le cours de sa vie. C’est pourquoi un thème majeur de l’œuvre est la passivité : la protagoniste passe son temps à attendre, se comparant à la Lady of Shalott, à Pénélope ou à la patiente Grislédis de Chaucer. Cette absence de maîtrise est davantage soulignée par une vision déterministe de la vie dans un univers où les valeurs naturelles l’emportent sur les valeurs culturelles. La deuxième moitié du 20e siècle est présentée avec humour comme un univers darwinien de guerre biologique dépourvu de sens moral, où tout n’est que compétitivité et performativité. Il n’existe plus de valeurs stables. Tout sens et toute main providentielle a disparu, pour être remplacée par une causalité mécanique, les événements s’engendrant les uns les autres dans une progression purement naturelle dont les seuls agents sont le hasard et la nécessité. Pour reprendre les termes de Lyotard, le « grand récit » de la modernité a « perdu sa crédibilité » et est remplacé par une « performativité » (Lyotard 1979, 63) fondée sur la loi de la Nature, qui est alors érigée en valeur culturelle. Dans un tel univers, puisque la raison ne fonctionne plus, le monde ne fait plus sens, et il ne reste comme vérité ultime que la maladie, la vieillesse et la mort. Dépourvu de sa légitimité morale, le sujet perd sa maîtrise. Ainsi, avec ce qu’elle appelle sa « new Nietzschean consciousness » (Brookner 1995, 167), la protagoniste met au jour l’inversion castratrice secrètement opérée par la rationalité chrétienne de la modernité, qui, de mèche avec le patriarcat, prône la résignation et l’abnégation de certains, pour mieux servir le pouvoir dominant. Elle comprend qu’elle a été victime d’une « imposture », qui est le titre du douzième roman, Fraud, et elle commente dans Bay of Angels : « It was as if the Bible had been spreading false doctrines » (60).
20Puisque les formes esthétiques sont déterminées par leur contexte historique et véhiculent des idéologies, le dialogue entre textes devient un dialogue entre idéologies. Le monde est commenté par le biais de ces textes. Ainsi, les fausses romances de Brookner allient-elles une transtextualité foisonnante et un ancrage historique réaliste, pour offrir un métacommentaire philosophique sur la crise des valeurs provenant de la remise en cause postmoderne de l’attitude de la modernité. La reprise ironique de la romance montre que la rationalité chrétienne ne fonctionne plus, il n’y a plus d’univers moral stable extérieur au sujet, qui perd son autorité et sa maîtrise. Mais si l’œuvre dégage un sentiment dérangeant d’étouffement et de vide, c’est parce qu’elle reste enfermée dans la nostalgie du pouvoir perdu de la Raison (qui donne sa belle clarté au système de la romance), piégée par une vision dualiste sclérosante, prisonnière de valeurs désormais reléguées dans le passé. Se bornant à regretter l’épuisement du projet des Lumières, elle ne cherche pas à dépasser les schémas de la modernité pour entamer une véritable transmutation des valeurs. Elle n’amorce jamais le nouveau paradigme postmoderne, qui ne se contente pas de récuser le modèle chrétien de la vérité unique et de l’opposition, mais qui lui substitue une vision pluraliste et dialogique du monde.