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Iris Murdoch et les écueils de la fiction éthique

Iris Murdoch and the Hazards of Ethical Fiction
Camille Fort

Abstracts

This article attempts a parallel study of Iris Murdoch’s philosophical and fictional texts so as to emphasize the « ethics of reading » that is part of her writing agenda. Her philosophical essays show her will to produce « truthful » fiction — that is, moral fiction centered upon the concept of « goodness ». Her novels, however, display another ethical procedure, an « ethics of interlocution » in which speech is considered for itself, as a demand to others, regardless of its moral content. The author’s modernity lies in this tension between ethics and morals: we can see her share in the post-structuralist debate whether language can still convey meaningful values.

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1Je commencerai, comme il se doit, par un incipit : la page de garde de Love and Knowledge, un essai de Marta Nussbaum publié en 1990. Trois citations y figurent en exergue, dont une phrase empruntée au quatorzième roman d’Iris Murdoch, An Accidental Man: « You may know a truth, but if it’s at all complicated you have to be an artist not to utter it as a lie. »

2Cet énoncé trouvait naturellement sa place chez Nussbaum, qui cherche à renouer le dialogue entre littérature et philosophie en s’interrogeant notamment sur la capacité de l’écriture littéraire à provoquer chez son lecteur une expérience éthique. Or ce questionnement — qui est au cœur du mouvement dit ethical criticism — fut d’abord celui de Murdoch, qui semble avoir pressenti, voire programmé sa cristallisation sur la scène critique (si je parle de cristallisation, c’est qu’il présente aujourd’hui de multiples facettes: il n’a rien d’un discours consensuel). Romancière de renom, elle occupa plusieurs années une chaire de philosophie morale à Oxford et fut l’auteur de nombreux essais auxquels ses critiques ne cessent de revenir, comme à l’envers d’une tapisserie — son œuvre romanesque — dont ils aideraient à cerner le motif caché. Ce retour, dont j’éprouve moi aussi la tentation, trahit peut-être une illusion consciente: celle qui voit dans l’essai philosophique un texte circonspect — porté à contenir les effets du sens — au contraire de la fiction qui, pour citer Michel de Certeau, « est métaphorique parce qu’elle se meut, insaisissable, dans le champ de l’autre » (Certeau 56). Illusion de croire que l’énoncé philosophique m’offrira une clef, une règle ou un prisme susceptible de circonscrire ces effets incontrôlés de l’énoncé fictionnel.

3Or l’exergue de Nussbaum — « You may know a truth, but if it’s at all complicated you have to be an artist not to utter it as a lie » — devrait m’avertir que chez Murdoch, ni la vérité, ni l’art, ni l’énonciation ne vont de soi même s’ils convergent dans le projet éthique qui, à ses yeux, devait accompagner tout acte de parole.

4Les écrits philosophiques de Murdoch la montrent en effet comme un écrivain hanté par le risque du mensonge auquel l’expose son activité de romancière. Lectrice passionnée de Platon, elle est tentée d’assimiler la fiction à l’affabulation qui produit le leurre, le vraisemblable comme faux-semblant — ce qu’elle nomme régulièrement « magic » ou « fantasy ». Pour préserver l’écriture littéraire de ce leurre, il faut alors la reconsidérer comme la scène du dire — utter — où le vrai peut émerger d’être énoncé pour l’autre en son intégrité — utterly —, d’être rendu dicible, parfois contre le sens attendu. Loin de faire écho à Derrida, qu’elle dénonçait publiquement comme un danger public et dont elle aurait certainement nié le célèbre postulat selon lequel la littérature aurait à nous demander « pardon de ne rien vouloir dire » (Derrida 173), Murdoch se rapproche de Lévinas. Ce dernier, on le sait, fonde son éthique dans le dire qui met en œuvre, à travers le langage, une signifiance vouée à autrui. Murdoch a résisté de toutes ses forces au post-structuralisme, au déconstructionnisme, à toutes les pensées qui voyaient dans la vérité non pas l’horizon du dire, mais une retombée du dit.

5Cette résistance se marque dès ses premiers essais. Elle les a consacrés à ce qu’on appelait alors l’empirisme linguistique, marqué par la pensée de Ludwig Wittgenstein. Ce courant philosophique entendait circonscrire l’éthique à une réflexion sur la nature, la portée et les limites de l’énoncé moral. Comme l’explique Murdoch dans « Metaphysics and Ethics », publié en 1956, il ne s’agissait plus de demander « what is goodness » mais « what does the word “good” mean ? ». Prise à part et prise à parti, isolée des autres énoncés, la proposition morale donna lieu à une série de diagnostics austères. Elle était descriptive, car elle devait rendre compte d’une situation morale (un dilemme, par exemple). Elle était prescriptive, car elle donnait à entendre une règle, une norme, un commandement. Enfin, elle était performative, car elle suscitait l’émotion pour mieux convaincre: « Ethical statements were now said [...] to evoke emotion and more generally to persuade » (Murdoch 1997, 61).

  • 1 On sait que cette « visée éthique » de l’émotion, la fameuse katharsis, est un des points obscurs d (...)

6Murdoch négligera par la suite d’approfondir cet aspect émotionnel de l’énoncé moral. Dans « Vision and Choice in Morality », publié en 1957, elle le redéfinit comme un énoncé purement descriptif et prescriptif, avant de blâmer l’étroitesse de cette définition glanée chez G. E. Moore. Marta Nussbaum, en revanche, retiendra l’idée que le langage, pour produire un effet moral, doit générer de l’affect. L’écriture littéraire ne peut prétendre à une visée éthique si elle n’éveille en premier lieu l’émotion du lecteur: Nussbaum se réclame explicitement de la Poétique d’Aristote et de son propos sur la tragédie. Tel que le lit Nussbaum, Aristote inviterait le spectateur à former des jugements éthiques à partir des « émotions violentes » convoquées par la représentation tragique1. Dans Love as Knowledge, elle met la théorie en pratique en analysant sa propre lecture de David Copperfield (Nussbaum 335-364). Elle ausculte le plaisir que lui a donné la description du bras mollement incliné de Steerforth, le jeune libertin, alors qu’il dort sous les yeux du narrateur. Ce signe vide (« its only meaning is that he [Steerforth] is here ») suscite un trouble délicieux, contrairement à l’autre signe du récit, cette fois édifiant: le bras d’Agnes, pendant vertueux du libertin, inexorablement tendu vers le ciel. C’est l’émotion coupable suscité par la représentation de Steerforth qui autorise en fin de compte une lecture éthique car elle invite le lecteur à « aimer Steerforth sans le juger » en prenant ses distances avec le rigorisme bien-pensant d’Agnes. Loin de procéder à l’effacement des valeurs, comme chez Barthes, le plaisir du texte invite simplement à renégocier leur clôture dans le discours social, culturel et littéraire.

7Cet éloge convaincu de l’émotion didactique situe Nussbaum du côté de l’empirisme linguistique, mais l’éloigne de Murdoch malgré la place qu’elle lui donne dans son essai. Murdoch, qui préfère Platon à Aristote, parle moins volontiers de plaisir ou d’émotion que d’insight, intuition ou illumination. L’affect lui est suspect et elle le convoque surtout lorsqu’il s’agit de décrire les effets pervers de l’énoncé fictionnel, la fausse consolation qu’il apporte au lecteur. Malgré cela, « Vision and Choice in Morality » opère une réhabilitation partielle de la fiction. Murdoch y fait l’éloge des énoncés qui, outrepassant leur statut prescriptif, ne cherchent plus à fixer des règles mais à représenter une attitude morale particulière (« a singular vision ») en renouvelant le langage et ses signes. Or ces situations peuvent être imaginaires: « We may here consider the importance of parables and stories as moral guides. [...] Certain parables or stories undoubtedly owe their power to the fact that they incarnate a moral truth which is paradoxical, infinitely suggestive and open to continual reinterpretation. Such stories provide, precisely through their consequent ambiguity, sources of moral inspiration which highly specific rules could not give. [...] There are moments when situations are unclear, and what we need is not a renewed attempt to specify the facts, but a fresh vision which may be derived from a story [...] which is able to deal with what is obstinately obscure, and represents a mode of understanding of an alternate type » (Murdoch 1997, 91; c’est moi qui souligne).

8Propos à la fois assertif et hautement ambigu, puisqu’il recommande à la fiction littéraire de remplir deux offices contradictoires. D’une part, accueillir une vérité morale (« incarnate a moral truth ») antérieure au langage où elle s’incarne à l’instar du Verbe divin. D’autre part, préserver un noyau d’obscurité et nourrir une crise herméneutique où l’interprétation des signes se prolongerait sans fin. L’énoncé fictif trouve ainsi son modèle dans la parabole, ce dire elliptique placé sous l’égide du secret et de la révélation différée. Promettant au lecteur une forme d’entendement (« a mode of understanding [...] »), il l’expose simultanément à l’altérité du dire (« [...] of an alternate type »). On retrouve en écho la définition citée plus haut de Michel de Certeau, pour qui la fiction se situe précisément dans le règne du métaphorique parce qu’elle « raconte une chose pour en dire une autre » (Certeau, 56).

  • 2 En cela Murdoch se démarque de son maître Wittgenstein, pour qui l’éthique se montre (dans les acte (...)

9En somme, nous oscillons ici entre une déclaration de foi absolutiste (la parole littéraire peut tout dire, et l’expérience morale du lecteur consiste à la suivre dans son travail illimité de communication2 ) et un aveu blanchottien (la parole littéraire est vouée à « l’incessance », au déplacement continuel du sens: l’expérience morale tient au renoncement à « éterniser la parole dans le dit »). Pouvoir dire, c’est ne jamais dire en définitive, procédure qui fascine Murdoch romancière en inquiétant un peu Murdoch philosophe.

10Il y a chez elle une tension constante, thématisée dans ses romans, entre deux approches éthiques de la fiction.

11L’une soutient que la fiction représente le réel dans sa définition la plus triviale — « nature, reality, the world » — et qu’elle nous invite à statuer sur les valeurs que convoque cette représentation. « Literature is soaked in the moral, langage is soaked in the moral, fictional characters are soaked in the moral. I’m not sure if a story can have no moral atmosphere », écrit Murdoch dans un essai plus tardif, « Art is the imitation of nature » (Murdoch 1997, 254-55). Rétive au scepticisme de ses contemporains, elle se refuse à voir dans cette « réalité » et dans la vision morale qu’elle génère un simple effet de langage, arbitraire ou contingent. Elle se place dès lors dans les rangs de ceux que Denis Donoghue, cité par Robert Eaglestone, appelle les épi-lecteurs (epi-readers) : ceux qui veulent croire dans le pouvoir du texte à référer et à se laisser interpréter en fonction de sa fidélité au réel opiniâtre que le langage ferait voir, fût-ce à travers un verre obscur comme chez saint Paul. Si elle récuse le dogmatisme des normes morales et le langage restreint qui les formule, Murdoch n’en considère pas moins que la fiction peut faire apparaître, au moyen d’un langage descriptif, des modèles d’être-au-monde qui se présenteront comme bons ou mauvais. D’où, parfois, une pesanteur assumée de ses romans qui se réclament de l’allégorie (A Fairly Honorable Defeat s’affiche d’emblée comme une parabole sur le combat entre le bien et le mal) ou mettent en scène de longs dialogues où les personnages s’expliquent avec les concepts moraux, qui hantent les essais de la philosophe : goodness, love, attention, vision... « Theo got up and went into Willy’s little kitchen. He thought, what is the point here, what is the point. [...] The point is that nothing matters except loving what is good. Not to look at evil but to look at good. Only this contemplation breaks the tyranny of the past, breaks the adherence of evil to the personality, breaks, in the end, the personality itself. In the light of the good, evil can be seen in its place, not owned, just existing, in its place. Could he explain all this to Willy ? He would have to try » (Murdoch 2000, 355-56).

12Pourtant, côtoyant cet ancrage du discours de fiction dans une ontologie des valeurs (sans laquelle elle ne peut faire « son salut par les mots », pour reprendre un autre titre de Murdoch), une autre éthique apparaît. Plus obscure, plus moderne, elle convoque un langage qui ne dit rien sinon son urgence de communiquer hors de la description. Il ne s’agit plus alors de décrire une situation particulière, accidentelle ou contingente en la rapportant à des concepts moraux immuables. Il s’agit de mettre en scène un langage lui-même particulier, accidenté et contingent, jusqu’à lui faire prendre le risque de dissoudre le dit dans le dire. La vérité que doit rapporter l’artiste, en un langage si exact qu’il évitera le leurre, ne se joue plus dans la fidélité du langage à son hypothétique référent. Elle tient dans l’acte même qui fait surgir ce langage et qui sollicite pour lui l’attention du lecteur, surpris et frustré dans sa demande de sens. Tant Nuns and Soldiers (1980) que The Message to the Planet (1989) s’ouvrent ainsi sur une scène d’agonie où un futur mort parle à un de ses proches et, par sa parole, l’engage dans un protocole éthique où il se reconnaît destinataire des mots insensés. C’est le cas notamment dans The Message to the Planet, où l’agonisant est un poète irlandais fou ou raté (le récit ne tranche pas) qui se livre à d’interminables « monologues rimés » en présence de ses amis.

Yet he could move himself in bed, and speak audibly, sometimes uttering long rigmaroles composed of rhyming doggerel and the foreign speech which Gildas said was Irish. He began to speak now, staring at the green window, perhaps hearing the birds.
« The bird in the morn, the hare in the corn, deep is depth, sleep is slept, shining one, moon my sun, come, my swan, my swan song, my swoon song, my silver spoon song, so forgive me, live me, raise me, praise me, I died, I lied, oh make me good, oh let me see the sun, words and blood run from my side. »
« You’ll get better », said Franca. These rhyming monologues frightened her. Gildas had said they were just like the raw stuff of poetry, but they sounded to Franca like evil magic.
« Better, fetter, later, fate, too late, he come, I dumb, poor Pat, poor cat, poor dog, the sound, the wound, the wounded side, the poor dog died. » (29)

  • 3 Dans une communication faite le 16 mars 2001 à l’université Paris-VII, dans le cadre du séminaire « (...)

13Lorsque je le présente ce texte à une classe de Licence, je peux être sûre qu’il fera de l’effet. Il met en émoi, en mouvement: mes étudiants, comme Franca, ne tardent pas à s’émouvoir des paroles de Pat. Jamais ils n’y voient un texte comique (certains s’indignent lorsque je leur propose cette lecture), jamais il ne leur vient à l’idée que la performance de Patrick pourrait être du babil, un médiocre chaînage de signifiants, une pâtée de sons. Ils y voient plutôt — et ils ont aussi raison — le témoignage qu’un sujet est encore au monde par la voix, une parole qui apostrophe par-delà le montage narratif (le pastiche de Joyce, confirmée par la suite du texte où l’Irlandais cite une phrase de The Dead) et somme de répondre par la sympathie à cette mise en branle du langage. Dans cette lecture, l’effet éthique du texte se situerait alors dans ce que Ronald Shusterman3 appelait « le frottement du sens et le renoncement à la clôture » — même s’il faut bien faire taire l’agonisant, ici en le ramenant à la vie in extremis, pour que le récit suive son cours. Du moins le texte défait-il brièvement la loi du sens pour suggérer une morale de l’interlocution, où Franca et le lecteur — s’il consent à une appropriation pathétique de l’extrait — deviennent les répondants de Pat, instituant en dire d’autrui le discours aliéné. Certes, la réception pathétique suppose qu’il y a encore de la signification dans ce discours: si la texture sonore devenait pure glossolalie, elle interpellerait Dieu au lieu de Franca. C’est d’aménager une incessance de la voix et une indirection du sens (cristallisée dans la concaténation swoon-sound-wound) qu’elle peut faire signe éthiquement. Le doggerel de Pat — dont l’étymologie souligne la transformation du locuteur en poor dog, déshumanisé par avance — n’a d’autre valeur que de fonder une éthique de l’interlocution. Sa valeur littéraire a partie liée avec cette éthique, mais aussi avec sa non-prescription: rien ne me force à identifier du pathos dans ce jeu sur les mots et je peux, si je le veux, en jouir ou en rire.

14On revient donc à l’idée que le moment éthique, dans le champ littéraire, se joue à la fois dans le dévoilement qui montre un Autre présent à l’œuvre dans la création verbale, et dans l’interlocution qui requiert, pour ce verbe et cette présence, un répondant. C’est ce que suggère en d’autres termes John Hillis Miller lorsqu’il évoque une « éthique de la lecture »: « to read carefully, patiently, scrupulously, under the elementary assumption that the text being read may say something different from what one wants or expects it to say ». Miller met l’accent sur cette rencontre d’un sujet lisant et d’un texte opérant: l’injonction éthique n’est jamais antérieure ou extérieure au travail du texte. Elle se rend audible dans le « dire autre chose » où Certeau, répétons-le, ne voyait qu’un effet de la fiction. J’entre dans une relation éthique avec le texte si je me mets à l’écoute de la différence qui, en lui, me confronte à l’autre de la parole.

15Murdoch, elle, tient à croire qu’il existe un référent éthique — cité dans ses essais et romans comme « Goodness » ou « good », le Bien, auquel elle rend un culte persistant — et qu’il persiste au-delà du texte et des dires déconcertants dont le texte peut se faire porteur. A cet égard, ses romans ne cherchent jamais à susciter un constat d’altération qui toucherait aux modèles ou aux valeurs, qui dans son œuvre se laissent identifier comme des valeurs humanistes, prises dans un héritage judéo-chrétien où l’autre est d’abord un prochain. Le seul des récits de Murdoch qui semble altérer la représentation des valeurs est à mes yeux The Philosopher’s Pupil (1983) qui fait voir dans l’amour incestueux d’un grand-père (philosophe, il est vrai) pour sa petite-fille la possibilité (ratée, il est vrai) d’une expérience authentiquement éthique de l’autre, au-delà du même familial où se joue l’inceste. Commentant les romans de Sartre, Murdoch écrivait en 1950 : « the novel, the novel proper, that is, is about people’s treatment of each other, and so it is about human values » (Murdoch 1997, 251). C’est cette valorisation de l’humain, toujours plus nostalgique, qui affleure dans la pratique littéraire et philosophique d’Iris Murdoch, souvent accusée de naïveté réactionnaire ou, pire, de mysticisme béat. Pour autant, ses plus beaux romans sont peut-être — comme The Sea The Sea qui lui valut le Booker Prize en 1978 — ceux qui démontrent l’impossibilité d’atteindre l’autre par les voies de la parole.

16Dans The Sea The Sea, le narrateur, homme de théâtre et beau parleur, fait l’épreuve de la non-coïncidence entre un discours ancré dans le Je (et ses formations narcissiques) et la vérité de l’Autre à laquelle s’adresse ce discours. Devant la femme aimée, retrouvée trente ans plus tard fanée, moustachue et mal mariée, Charles se livre à une « characterization » effrénée pour faire ressurgir le visage adoré, lieu de toutes les présences. C’est un masque qui émerge, « the awful image of that face » (306), « like the pig baby in Alice » (303) — visage hébété, bouffi, corrodé par les larmes, dérobé au creux d’un bras. L’épiphanie attendue ne se produit pas plus au présent qu’au passé, lorsque Charles contemple d’autres « images inquiétantes », les photographies retrouvée de Hartley: « Hartley always smiling or laughing, the wind blowing her hair and her skirt [...] looking at me with a blazing face of love. I kept trying to trace the similarities, to build connections between the young face and the old, the old face and the new. But the images were too terrible, too agonizing because of the overwhelming smell of youth and happiness which emanated from them. Prudent, careful of myself, I quickly gathered them all together and put them back into the envelope » (156).

17L’échec mis en scène pourrait autoriser une révélation lévinassienne, où « le visage d’Autrui détruit à tout moment, et déborde l’image plastique qu’il me laisse » (Levinas 1987, 43). Si ce moment n’arrive pas, c’est que l’écriture se substitue à la plastique, le trope à l’image: la page blanche auquel Charles compare le visage de Hartley devient vite saturée d’analogies et de métaphores. L’éthique de la lecture ne vient pas dès lors de ce que le lecteur perçoit « quelque chose de différent » derrière ces simulacres, mais de ce que le discours ne cesse de mettre en scène — de façon histrionique, même — son échec à se faire le truchement de l’autre: la parole de Hartley s’efface doublement, et d’être confrontée aux déclamations de Charles, et d’être relayée par l’écriture confessionnelle. Elle est, comme son visage, le spectre dont le texte orchestre avec flamboyance la disparition. Et c’est le motif de la disparition qui rapproche Murdoch des romanciers post-modernes qu’elle a souvent désavoués, et qui, de John Fowles à Kazuo Ishiguro, n’ont cessé de mettre en scène des dispositifs imaginaires où l’autre se fantomatise dans les détours du verbe.

18Au journaliste qui l’interrogeait en 1980, Murdoch affirma : « I know that nothing consoles and nothing justifies, except a story — but that doesn’t stop all stories from being lies and traps » (Nicol 119). Louons-la d’avoir persisté, sa vie durant, à prendre le risque de mentir dans sa quête du mot juste.

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Bibliography

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Nicol, Bran, Iris Murdoch: The Retrospective Fiction, London : Macmillan, 1999.

De Certeau, Michel, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris : Gallimard Folio, 1986.

Derrida, Jacques, Donner la mort, Paris : Galilée, 1999.

Eaglestone, Robert, Ethical Criticism : Reading after Levinas, Edimbourg : Edinburgh UP, 1997.

Gordon, David J., Iris Murdoch’s Fables of Unselfing, New York : Columbia UP, 1995.

Hillis Miller, J., The Ethics of Reading : Kant, de Man, Eliot, Trollope, New York: Columbia UP, 1987.

Murdoch, Iris, The Nice and the Good (1968), London : Vintage, 2000.

Murdoch, Iris, The Message to the Planet, Harmondsworth : Penguin, 1989.

Murdoch, Iris, The Philosopher’s Pupil, Harmondsworth : Penguin, 1983.

Murdoch, Iris, The Sea, The Sea, London : Chatto & Windus, 1978.

Murdoch, Iris, Existentialists and Mystics : Writings on Philosophy and Literature, London : Chatto & Windus, 1997.

Lévinas, Emmanuel, Totalité et Infini : essai sur l’extériorité (1971), Paris : Livre de Poche, 1987.

Nussbaum, Marta, Love’s Knowledge : Essays on Philosophy and Literature, Oxford : OUP, 1990.

O’Connor, Patricia J., To Love the Good : the Moral Philosophy of Iris Murdoch, New York/Washington : Peter Lang, 1996.

Wittgenstein, Ludwig, Tractatus logico-philosophicus (1922), Paris : Gallimard, Tel, 1993.

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Notes

1 On sait que cette « visée éthique » de l’émotion, la fameuse katharsis, est un des points obscurs de la Poétique. L’usage critique qu’en a fait Nussbaum a été depuis contesté, notamment par Robert Eaglestone pour qui ce parcours de l’émotion au jugement repose sur une « opposition binaire » peu crédible entre affect et intellect (Eaglestone, 129). Dans leur commentaire de la Poétique, Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc suggèrent quant à eux que « la force tragique de l’acte violent serait supérieure aux valeurs éthiques »: la réception émotionnelle de l’événement tragique ne suscite pas nécessairement son évaluation morale (Aristote, 258).

2 En cela Murdoch se démarque de son maître Wittgenstein, pour qui l’éthique se montre (dans les actes qu’elle suscite) sans pouvoir se dire (puisqu’elle repose sur des valeurs et non des faits, des états de choses, seuls contenus dont le langage peut espérer rendre compte). Dans le Tractatus, l’éthique est l’inaccessible horizon du dicible: « Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer » (Wittgenstein 110). Pour Murdoch, au contraire, l’éthique aiguillonne la création verbale: elle invite à reculer constamment les frontières du langage, à inventer de nouvelles façons de dire.

3 Dans une communication faite le 16 mars 2001 à l’université Paris-VII, dans le cadre du séminaire « Lire et représenter le présent » organisé par Catherine Bernard. Le présent article doit beaucoup à cette présentation de l’ethical theory dans la pensée anglo-saxonne contemporaine.

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References

Electronic reference

Camille Fort, Iris Murdoch et les écueils de la fiction éthiqueÉtudes britanniques contemporaines [Online], 34 | 2008, Online since 23 May 2019, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/7164; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.7164

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