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« All the World’s a Stage » : dans les coulisses de l’écriture fowlesienne

« All the World’s a Stage » : Behind the Scenes of Fowles’s Work
Sonia Saubion

Résumés

Le thème de la représentation théâtrale apparaît ostensiblement dans la majeure partie des nouvelles et des romans fowlesiens, rejoignant le thème shakespearien par excellence de la théâtralité du monde dans lequel nous vivons. Cependant, l’illusion suprême qu’est l’artifice théâtral du masque concourt à révéler une vérité plus profonde sur l’identité de l’être, reflétant dans un jeu de miroirs l’absence de réalité dans la vie des protagonistes. Prisonniers d’un rôle dans lequel ils trahissent leur authenticité, les personnages de Fowles tentent de recouvrer leur liberté dans une dimension liminale entre le réel et l’imaginaire. Loin de se limiter à une simple mimésis du réel, le théâtre est avant tout un artifice d’optique, un discours fictif qui oblige le spectateur/lecteur à accommoder continuellement son regard. Tout l’intérêt de la méthode narrative de Fowles réside dans la projection sur le devant de la scène interprétative des différentes médiations de lecture que nous sommes forcés d’opérer en vue de pénétrer les coulisses du texte de fiction et de son mode de production. Nous verrons comment Fowles se livre à un véritable travestissement de l’écriture, à une mise à nu des mécanismes du texte de fiction et des subterfuges de la narration.

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Texte intégral

1Le thème de la représentation théâtrale apparaît ostensiblement dans la majeure partie des nouvelles et des romans fowlesiens, rejoignant le thème shakespearien par excellence de la théâtralité du monde dans lequel nous vivons. Cependant, l’illusion suprême qu’est l’artifice théâtral du masque concourt à révéler une vérité plus profonde sur l’identité de l’être, reflétant dans un jeu de miroirs l’absence de réalité dans la vie des protagonistes. Prisonniers d’un rôle dans lequel ils trahissent leur authenticité, les personnages de Fowles tentent de prendre de la distance par rapport à ce dernier, de faire jouer la dichotomie entre apparence et réalité, et de recouvrer leur liberté dans une dimension liminale entre le réel et l’imaginaire. Comble du paradoxe, c’est à travers l’illusion de la représentation et de la fiction qu’ils seront à même de redonner un sens à la réalité de leur vie quotidienne. La construction du masque constitue donc tout autant un mode de vision qu’une vision du monde ; elle repose sur un jeu de catoptrique par lequel les personnages sont les uns pour les autres des miroirs et des miroirs inversés qui dupliquent et diffractent des images semblables et différentes d’eux-mêmes. Le théâtre devient littéralement un laboratoire expérimental où la question du dédoublement des personnages par le biais notamment de la gémellité est indissociable de la perspective esthétique (le théâtre en tant que représentation). Le théâtre comme lieu d’où l’on regarde devient acteur à part entière dans le conflit dramatique conditionné par le vertige de l’apparence ; il aménage pour le spectateur un espace de perplexité féconde qui l’invite à remettre en cause ses idées reçues. Loin de se limiter à une simple mimésis du réel, le théâtre est avant tout un artifice d’optique, un discours fictif qui cherche à faire voir et oblige le spectateur/lecteur à accommoder continuellement son regard de manière dynamique ; ce dernier est d’autant plus sollicité qu’il est amené à regarder le théâtre se mettant lui-même en scène. Dans la traduction de La Poétique d’Aristote, les auteurs Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot se refusent à employer le mot mimèsis à cause de la suggestion d’imitation que le mot implique ; ils lui préfèrent largement le mot représentation au sens où le théâtre repose sur une déconstruction préalable. Il y a donc en lui une composante de distance qui est constitutive, à l’origine même du genre.

2Tout l’intérêt de la méthode narrative de Fowles réside dans la projection sur le devant de la scène interprétative des différentes médiations de lecture que nous sommes forcés d’opérer en vue de pénétrer les coulisses du texte de fiction et de son mode de production. Ce que Fowles met en évidence, c’est que fiction signifie manipulation, un jeu dans lequel l’auteur/narrateur a les pouvoirs d’un habile marionnettiste tirant les ficelles de ses personnages et mystifiant le lecteur en le menant régulièrement sur de fausses pistes. Nous verrons comment Fowles se livre à un véritable travestissement de l’écriture, à une mise à nu des mécanismes du texte de fiction et des subterfuges de la narration.

3Anne Ubersfeld explique que, contrairement au conte où le récit est expressément noté comme une construction imaginaire, ce qui figure dans le lieu scénique, c’est un réel concret, des objets et des personnes dont l’existence objective n’est jamais mise en doute. S’ils sont indiscutablement pris dans le tissu du réel, ils se trouvent en même temps niés, marqués du signe moins (Ubersfeld 35-36). Le rôle interprété sur la scène exige un accord tacite entre acteurs et spectateurs ; c’est cette double postulation de la création et de la destruction simultanée de l’illusion dramatique qui informe toute la réflexion fowlesienne sur le fonctionnement du jeu théâtral. William J. Palmer dans The Fiction of John Fowles met en exergue la dimension didactique de cette dramatisation de la vie sur la scène de Bourani et la distance esthétique qui s’établit entre la scène et le spectateur à travers une série d’hypotyposes et d’analogies littéraires.

  • 1 Nous emploierons, pour les références paginées aux œuvres de John Fowles, les abréviations suivante (...)
  • 2 Comme le suggère Alistair Maclaren dans sa thèse intitulée « Le Réel, la réalité et la fiction dans (...)

4Si Conchis — l’étrange Mage grec réfugié dans son île comme Prospéro — prend soin de faire remarquer que le rôle qu’il remplit à l’intérieur du Masque, spécialement mis au point pour Urfe, s’assimile parfois à celui d’un Dieu, il n’en dément pas moins le caractère précaire de sa situation : « You must not think I know every answer [...] for I do not » (M 1851). Quoique Urfe puisse penser, le fait est que Conchis demeure humain et faillible. Le Dieu qu’il incarne n’est ni omniscient ni omnipotent2. Lorsqu’il affirme que les événements de notre vie sont régis non pas par les lois de la Providence divine mais par le « hasard » (186), il sous-entend son incapacité à maîtriser le scénario du « jeu divin »qu’il a initié. Les divers agissements de Urfe au fil de ses expériences sur l’île de Phraxos résulteront davantage de la contingence que des desseins d’un auteur au script prédéterminé.

5Nombre de nouvelles et de romans fowlesiens se transforment progressivement en métaphore filée de cette condition du personnage aux prises avec une réalité empirique qui trahit sa quête d’authenticité. Le masque n’est souvent que superficiel et n’engage pas le personnage tout entier. Artifice mensonger, il révèle, une fois tombé, la vraie nature de l’actant jusqu’alors dissimulée, et indique virtuellement la présence de l’acteur sous le travestissement du costume. Thème shakespearien s’il en est, la prise de conscience par les personnages de la théâtralité du monde dans lequel ils vivent, les amène à se considérer eux-mêmes comme des acteurs les plus mineurs. Les questions récurrentes que se pose Nicholas Urfe dans The Magus, traduisent sa perplexité quant aux choix opérés par le mage dans la distribution de son théâtre expérimental : « People don’t build cinemas for an audience of one, unless they mean to use that one for a very special purpose » (M 184).

6Caractérisé depuis le début par son manque d’authenticité (« I was not the person I wanted to be » [DM, 15]), son narcissisme et son apitoiement sur soi-même, le personnage de Nicholas interprète dans la vie plusieurs rôles qui l’empêchent de voir le monde tel qu’il est et de visiter les coulisses de sa psyché. Personnage en quête de metteur en scène, Urfe ne peut être un autre et ne peut non plus être lui-même ; il doit évoluer constamment entre les masques, en perpétuelle création de paraître. Et ce jeu de masques, en réalité, contribuera à démasquer sa véritable identité. Son adhésion au groupe des « Hommes Révoltés », un club estudiantin qui se consacre entièrement à l’étude de la philosophie existentialiste conduit naturellement Urfe à faire la différence entre un comportement qui répond aux critères de l’authenticité et un comportement superficiel. Condamnant le mode de vie de ses parents qui étaient selon lui en représentation permanente, Urfe n’échappe pas à la tentation de jouer un rôle, de révéler par instants la face cachée de l’acteur qui sommeille en lui : lorsque les médecins diagnostiquent chez lui la syphilis, Urfe envisage d’abord l’idée du suicide pour la rejeter aussitôt comme une feinte dramatique supplémentaire : [It was] « a Mercutio death I was looking for, not a real one [...] I was putting on an act for the benefit of someone, [when] this action could be done only if it was spontaneous, pure — and moral » (M 62).

7Le rôle de Conchis consistera à rééduquer le jeune homme à la sexualité débridée par le biais de récits et de procès destinés à corriger sa perception de la réalité. Présentant d’abord Lily comme un cas clinique de schizophrénie soumis à sa redoutable vigilance, Conchis fait de Urfe le double masculin de sa patiente et le soumet ainsi, par procuration, à sa thérapie comportementale : [Lily] « will make her first valid step back towards normality when one day she stops and says, This is not the real world. These are not real relationships » (M 282). Bourani est un « méta-théatre », une forme de drame dont la différence essentielle avec le théâtre conventionnel réside dans le fait que tous les participants — l’audience y compris — se trouvent être des acteurs laissant une large part à l’improvisation. Ainsi Lily/Julie explique-t-elle à Nicholas, personnage central de l’intrigue dramatique aussi bien que son unique spectateur, les mécanismes du schéma actantiel de Bourani, conçu à son intention par le maître des lieux :

« We are all actors and actresses, Mr Urfe. You included. Of course. On the stage of the world » (M, 174).
« Script’ is a joke. He tells us roughly when to appear and disappear — in terms of exits and entries. The sort of atmosphere to create. Sometimes lines » (M 339).

8Si le décor du roman est planté avec une extrême précision, l’action du récit proprement dite se tient rigoureusement à l’écart des scènes d’ouverture et de clôture. L’espace utopique, principe structurel de la fiction fowlesienne, relève davantage d’un domaine temporaire que d’un lieu de résidence permanente. The Magus a pour toile de fond le rivage solitaire de l’île de Phraxos battu par les flots et baigné d’une intense et harmonieuse lumière mettant l’espace scénique littéralement sous le feu des projecteurs. Le topos de l’île en tant que monde clos centré sur lui-même délimite les contours du domaine fowlesien. Prisme réfracteur d’une réalité distanciée, l’espace insulaire constitue pour l’auteur le lieu privilégié de son expérimentation littéraire tout autant que celui de la mise en scène de personnages dramatiques. Le territoire de Bourani s’assimile au premier abord à un espace vierge, inconnu du héros, pour devenir occupé, peuplé de personnes (qui s’avèreront être des comédiens à la solde de Conchis) et d’objets de valeur (pâles copies des originaux). La fonction du voyage est celle d’un décentrage, d’une défamiliarisation du sujet permettant au narrateur d’identifier ce qui, par effet d’éloignement, apparaît soudain sous une lumière plus claire. L’étrange, le mystérieux suscite immanquablement le familier, le connu, évoque l’ordinaire, mais de telle façon que, par un renversement d’optique, le familier, lui, révèle tout à coup l’envers du décor.

9L’entrée d’Alison sur la scène de Bourani ainsi que sa résurrection subite, véritable coup de théâtre après une fausse tentative de suicide, viennent entamer la construction imaginaire et atemporelle de l’île grecque, considérée jusqu’ici par Urfe comme radicalement séparée de la sphère de son existence quotidienne. Dans ce jeu dialectique où le réel et l’illusoire s’entrecroisent en permanence, Urfe est amené à redéfinir et à réconcilier les notions de soi et du monde. Par un processus de « désintoxication », l’irréalité de son moi mensonger s’effrite, se décompose sous l’emprise de l’irréalité encore plus puissante du masque. Bien que faisant partie de ce théâtre du monde, Urfe accède au monde du théâtre lorsqu’il assiste aux représentations données par Conchis et ses hôtes. En tant que spectateur/ voyeur, il se projette en effet dans l’acteur, s’identifiant aux personnages joués et partageant les sentiments exprimés. Comme le montre William J. Palmer, le protagoniste se laisse entraîner dans le dialogue et le mouvement, alliant à ses choix moraux et esthétiques la concrétisation de l’acte physique : « Art must draw human life into aesthetic consciousness and, subsequently, participation. Conchis’s whole intention in mounting his elaborate play-within-a-novel is first, to seduce Nicholas into enjoyment of the unique theatre experiment that is performed only for him ; second, to teach Nicholas of the eternal expanding possibilities for moral action and moral choice that exist in the life of every human being ; and finally, to encourage Nicholas to enter into the play, place his own mind and body into dramatized situations in which he must make moral choices, and then correlate those choices to physical action » (Palmer 61).

10Mais l’expression même des passions et le déroulement des situations le délivrent de ce qui demeurait enfermé en lui-même. Urfe se voit purgé, purifié, de ce dont il ne parvenait pas à se libérer. Toute la valeur de la méthode socratique employée par Conchis, de même que le phénomène de catharsis, repose sur cette transposition symbolique de la situation réellement vécue par le sujet Urfe au niveau d’une situation dramatique imaginaire, où la censure n’a plus lieu de s’exercer, où la spontanéité se donne libre cours, ou par conséquent l’inconscient se dévoile progressivement et le complexe se dénoue.

11Tandis que la réalité apparente échappe à sa perception, le personnage fowlesien se raccroche à son individualité profonde restée émotionnellement intacte dans les recoins de son subconscient. Daniel Martin (1977) rend compte de ce moment épiphanique lorsque le regard de Dan se porte par exemple sur un vagabond fouillant dans la rue les poubelles de l’hôtel en dessous de sa fenêtre de chambre : « There was something obscurely comic about him [...] and something Victorian, anachronistic, almost timeless. He was both very real and, under the street-lights, on the empty stage of the night, theatrical. Beckett again, and waiting for Godot » (DM 259-60).

12À l’instar des vagabonds du drame beckettien qui ont perdu tout repère spatio-temporel, l’arrêt sur image que constitue la vision du clochard, mis en lumière par les réverbères, apparente la vie de l’individu à une représentation théâtrale, dissimulant une extrême solitude et une aliénation profonde. L’impression d’irréalité qui se dégage de la silhouette du clochard contient toutefois un noyau de vérité qui la rend beaucoup plus supportable que l’irréalité des codes sociaux auxquels Dan est forcé de se soumettre. Ce dernier ressent même le besoin d’inviter le vagabond à prendre une tasse de café pour le simple plaisir de recouvrer le sens des vraies valeurs un jour où, plus que les autres, il a dû sacrifier son authenticité sur l’autel du Dieu Chronos : « He knew it was not true charity or curiosity ; but to regain reality in a day that had somehow cast Dan himself as unreal : too full of polite lies, unnatural smiles and urbanities, conventional middle-class behaviours. All through it he had felt like someone locked up inside an adamantly middle-class novel [...] Dan imagined that he was looking at his lost real self down there, in that shadowy figure ; a thing living on the edge of existence in a night street of his psyche ; beyond conversation and invitation, eternally separate » [...]. (DM 259-60).

13Dans son chapitre consacré à l’illusion théâtrale, Anne Ubersfeld explique que le « théâtre de l’illusion » n’est en fait qu’un accomplissement pervers de la « dénégation » : poussée à son paroxysme, la ressemblance avec la « réalité » de l’univers socio-économique du spectateur fait que l’ensemble de cet univers bascule dans la dénégation : « L’illusion se reverse sur la réalité elle-même, ou plus précisément, le spectateur, devant une réalité qui tente de mimer parfaitement ce monde, avec la plus grande vraisemblance, se trouve contraint à la passivité. Le spectacle lui dit “ce monde, qui se trouve ici reproduit avec tant de minutie, ressemble à s’y méprendre au monde où tu vis [...] pas plus que tu ne peux intervenir dans le monde scénique enclos dans son cercle magique, tu ne peux intervenir dans l’univers réel ou tu vis” » (Ubersfeld 36).

14On rejoint ici le paradoxe brechtien et la critique qu’il fait du processus d’identification, processus que nous venons d’évoquer à travers l’exemple de Dan se projetant par effet d’empathie dans la persona du clochard.

15Dans son évocation de la dramaturgie du fragment, Jean-Pierre Ryngaert explique comment « le mode de découpage » auquel se livre le mage/conteur, « s’il est le signe d’une volonté d’attaquer le monde par la brisure, par le biais du silence et du non-dit au lieu de chercher à l’unifier dans une vision totalisante ou bavarde qui le raconterait avec autorité, pose le problème du rapport à la fable et de la façon dont un point de vue se reconstitue à la lecture » (Ryngaert 68-9). Tout, en fait, dans les récits de Conchis réside dans « l’intérêt des interstices et des jointures, ainsi que dans ce qui est gagné au montage par la subtilité de l’agencement » (Ryngaert 68-9). Dans ce théâtre d’un genre nouveau qui se passe volontiers de spectateurs et qui ignore tout par ailleurs des règles de continuité, de spatialité et de temporalité, Nicholas doit apprendre qu’il est vain de chercher à décrypter ses expériences par le prisme de textes littéraires déjà écrits ; l’enjeu consiste précisément à produire du nouveau plutôt qu’à tenter de reproduire. Le fragment devient alors, sous la plume du Mage, un système d’écriture qui n’a plus rien à voir avec le projet brechtien de décomposer pour recomposer.

16L’intrigue de The Magus repose en partie sur des narrations d’épisodes auxquels le spectateur/lecteur n’a pas visuellement accès mais dont l’absence sur scène est compensée par la mise en mots. Dans tous les cas, il s’agit, par le discours romanesque et le recours à une paranormalité illusoire faite d’apparitions artificielles et mystérieuses, de créer dans l’esprit des personnages qui écoutent et dans celui du lecteur/spectateur, un tableau mental parfois emblématique, parfois allégorique. Dans son étude consacrée à la fiction fowlesienne, Barry N. Olshen décrit à ce propos l’interrelation entre les situations vécues par Conchis et les événements qui jalonnent la vie de Nicholas mais le rapport qui s’opère entre les deux protagonistes ne peut en aucun cas être de l’ordre du calque : « The Magus becomes a kind of echo chamber in which these elements are made to reverberate powerfully and dynamically, accruing meaning with each occurrence and association. Sometimes key statements are reflected in the action, as when, for example, Nicholas experiences an event similar to one referred to by Conchis in the course of one of his monologues. Sometimes the process is reversed, that is to say, an experience will later find its verbal couterpart » (Olshen 56-7).

17L’erreur de Nicholas consiste trop souvent à prendre les récits enchâssés de Conchis comme autant de miroirs réfléchissant ce qui se passe à Bourani. Symbolisant, telle Méduse, l’ image déformée de soi, Conchis tend à Nicholas/Persée un miroir où il peut entrevoir sa propre réflexion avec cependant une certaine inversion pour souligner l’écart entre les deux : « Greece is like a mirror. It makes you suff er. Then you learn » (M 99). Ainsi chaque détail dans la vie des protagonistes renforce-t-il cette construction en chiasme sur laquelle repose tout l’édifice textuel. Nicholas Urfe comprend très tôt que Conchis est prêt à pousser très loin la mise en scène en vue d’effacer complètement la limite ténue entre réalité et non réalité. L’apparition soudaine d’authentiques soldats allemands en uniformes a d’abord sur lui peu d’emprise. Il sait que Conchis s’efforce de détruire sa notion de l’espace et du temps. Mais le simulacre du voyage dans le temps fait subitement place à la réalité de la violence pure et dure et à l’arrestation de Nicholas qui se retrouve inopinément dans la peau d’un véritable prisonnier de guerre. S’abîmant peu à peu dans des vertiges toujours plus complexes, ce que Fowles lui-même appelle « des labyrinthes sans sortie », Nicholas se voit bientôt rejoint par un autre captif plus vrai que nature et dont la souffrance ne semble pas relever d’une mise en scène théâtrale : « I saw with a sharp sense that the masque was running out of control, that he was barefoot. His stumbling, ginger walk was real, not acted [...]. His face was atrociously bruised, puffed, the whole of one side covered in blood from a gash near the right eye [...] without warning the soldier behind jabbed him savagely in the small of the back. I saw it, I saw his spasmic jerk forward, and the — or so it sounded - absolutely authentic gasp of pain the jab caused [...]. I knew by then where I was. I was back in 1943, and looking at captured resistance fighters » (M 49).

18Ce qui se passe sur la scène de Bourani semble se soustraire à toute domestication du sens ; le dérèglement provoqué par la collision de l’imaginaire et du réel atteint son paroxysme dans la saynète imposant à Nicholas un rôle qu’il ne saisit pas et ne souhaite pas endosser. Se retrouvant dans une situation identique à celle du jeune Conchis qui refusa de commettre un acte barbare en échange de la libération de quatre-vingts otages sur le point d’être exécutés, Nicholas renonce à flageller Julie pour la punir de sa trahison et remet l’instrument de torture à son bourreau. Alors qu’il croit percevoir dans l’air (« Lily Marlene ») que sifflote l’un des soldats le présage d’un dénouement heureux, Urfe ignore encore qu’une menace plane sur la construction de son paradis imaginaire, fêlant dans un même temps le miroir tendu par l’instigateur du masque et aboutissant à une décomposition de la subjectivité du sujet.

19La disparition du Membre du Parlement John Marcus Fielding dans la nouvelle « The Enigma » constitue un exemple frappant de cette tentative désespérée de rébellion contre le déterminisme des codes littéraires. En se retirant de la scène diégétique, l’homme politique ôte symboliquement le masque de carton de son personnage et s’inscrit par son absence comme le metteur en scène de sa propre vie : « The Deus absconditus, the God who went missing » (ET 229). Mike Jennings, le détective chargé de l’affaire après l’échec de l’enquête préliminaire, recense une vingtaine de pistes possibles susceptibles d’éclairer les motifs et les circonstances de sa disparition. Au cours de ses différentes entrevues avec les proches de Fielding, Jennings commence à comprendre qu’aucun d’entre eux ne le connaissait réellement en dehors de la carapace qu’il voulait bien laisser paraître. Son fils Peter décrira ses parents comme les marionnettes d’un spectacle bien réglé dont il ignore tout des coulisses : « I think my mother and father were happy together. But I don’t really know. It’s quite possible they’ve been screaming at each other behind the scenes » (ET 209-10).

20L’absence physique de l’homme public n’a d’égal que sa présence obsédante dans le discours de ses proches dont les multiples interrogations et conjectures concourent à incarner le personnage de l’homme privé. Comme souvent chez Fowles, le récit est mené par le personnage féminin principal, Isobel Dodgson, qui n’est autre que la fiancée de Peter. Cette dernière, versée dans l’écriture fictionnelle, incite Jennings à considérer Fielding comme un héros de roman policier crée de toutes pièces, non par un auteur, mais par tout un système le confinant dans un rôle ou une série de rôles étouffant ses instincts les plus profonds. En disant que rien dans la vie n’est réel, que tout est fiction, Isobel présente une version de la réalité filtrée par l’écriture et le langage : « Let’s pretend everything to do with the Fieldings, even you and me sitting here now, is in a novel. A detective story, yes ? Somewhere there’s someone writing us, we’re not real. He or she decides who we are, what we do, all about us » (ET 229).

21En transformant Fielding en être de papier, elle lui restitue paradoxalement la réalité concrète d’une existence qu’il avait perdue : « The one thing people never forget is the unsolved. Nothing lasts like a mystery [...]. On condition that it stays that way. If he’s traced, found, then it all crumbles again. He’s back in story, being written » (ET 234-35).

22L’analyse à laquelle se livre le personnage féminin quant à la disparition irrationnelle de l’homme politique n’est pas sans rappeler le parallèle établi par Alain-Michel Boyer entre psychanalyse et fiction policière à la fin du 19e siècle : toutes deux partagent, dit-il, « cet intérêt pour la levée de toutes les énigmes, pour l’envers des choses, pour la mise en forme d’un processus de retournement. Car ce qui se joue, entre le détective et le réel offert comme livre à déchiffrer, c’est la croyance dans la connaissance comme démonstration, dans le soupçon comme vision, dans le secret comme signature de l’autre, et dans l’intellect comme instrument d’une réduction du mystère à un schéma abstrait » (Boyer 71 ; c’est moi qui souligne).

23L’intégration quasi-mythique dans le cosmos du personnage fictif se lit aisément, dans une perspective fowlesienne, comme une tentative de quitter les frontières de l’univers textuel, de devenir « l’écrivain de soi-même » pour reprendre une formule du critique Dwight Eddins (Eddins204). Cette analyse fait implicitement écho au nouveau sentiment de liberté éprouvé par Urfe à l’issue de son parcours initiatique : « There were no watching eyes [...] the theatre was empty. It was not a theatre [...]. It was logical, the perfect climax of the godgame. They had absconded, we were alone » (Mt 654-55).

24Dans son article « Philosophie de l’ameublement » Michel Butor définit le lieu, le décor comme l’incarnation des personnages qui l’habitent et les accessoires ou objets que l’écrivain leur prête comme uniques moyens d’appréhender leurs traits caractéristiques essentiels. Tour à tour architecte, peintre ou compositeur, l’auteur doit apprendre à structurer l’espace, à le composer et à en présenter une image personnelle au lecteur (Butor 2000). Ainsi chargé de sens, l’espace fonctionnel, signifiant si l’on peut dire, renvoie à une autre réalité qu’il doit symboliser et se fonde sur l’idée d’une relation étroite, voire intime que la réalité matérielle entretient avec l’homme. Comme le suggère Butor dans ses Essais sur le roman, l’espace évoque quelque chose d’intérieur, d’humain, il est en quelque sorte une expression matérielle de l’esprit : « [...] décrire des meubles, des objets, c’est une façon de décrire des personnages, indispensable : il y a des choses que l’on ne peut faire sentir ou comprendre que si l’on met sous l’œil du lecteur le décor et les accessoires des actions » (Butor 63).

25Ainsi le lieu de vie que Clegg aménage pour sa victime dans The Collector a été conçu en tous points selon ses goûts esthétiques ou du moins selon la projection de ses goûts : rien n’a été laissé au hasard dans le choix des livres, vêtements, disques, tableaux et autres objets censés refléter la personnalité de Miranda. Dans son essai philosophique The Aristos, Fowles esquisse quelque peu le besoin de l’individu d’affronter l’angoisse de l’existence dans un espace à la fois intérieur et extérieur. L’homme doit appréhender la réalité claustrophobique de son moi intérieur de même que l’atmosphère asphyxiante de la société qui l’entoure. Ainsi les contours de la porte qui se referme sur la cave s’intègrent-ils parfaitement dans le prolongement des étagères de la bibliothèque auxquelles seul le personnage de Clegg peut accéder. Remplies d’outils et non de livres, ces étagères, symboles d’instrumentalité et de division sociale constituent pour le personnage aussi désoeuvré sur le plan intellectuel que financier un moyen de renverser l’ordre social, de prendre le pas sur sa victime ayant bénéficié d’une instruction et d’une éducation solides.

26Dans le premier roman fowlesien le milieu évoqué n’existe qu’en tant qu’il est filtré par la conscience étriquée des personnages en présence ; le tableau que Clegg et Miranda brossent de l’espace et des objets qui l’habitent constitue moins l’abolition du temps du récit que le développement du temps subjectif des protagonistes pour qui la réalité environnante ne se réduit pas à une forme immuable et figée. Pour reprendre l’analyse de Jacques Howlett à propos de la subjectivation des objets et de l’espace dans les romans contemporains : « Il s’accomplit ici, tout comme dans l’impressionnisme pictural, une déréalisation du monde des objets, ceux-ci ne trouvent leur consistance que par la conscience qui les supporte. S’ils y perdent la carrure, ils y gagnent les extraordinaires et fugitifs chatoiements d’une durée personnelle. Ainsi, il y a moins des objets que des façons de les percevoir et par la suite de les temporaliser » (Howlett 67).

27Nous avons vu que dans la plupart des romans et des nouvelles de Fowles les protagonistes se réclament sans cesse de la représentation. Nombre d’entre eux finissent par se fondre et se confondre dans le rôle choisi pour eux à leur insu, soit par leur entourage soit par l’auteur lui-même, au point de ne plus pouvoir s’en distinguer et se prendre définitivement au jeu de la comédie. Le théâtre fowlesien, à l’instar du théâtre beckettien aurait donc pour fonction d’aider à mieux percevoir le réel comme en un miroir, à percer le mystère existentiel par la force du rêve et de l’imagination. Certains personnages, en revanche, sont trop pleins de leur propre rôle pour reconnaître, dans tous les sens du mot, l’essentielle vérité théâtrale. Leur identité repose sur une construction soignée basée tout entière sur l’apparence, sur la projection de l’image que les autres leur renvoient d’eux-mêmes.

28Ainsi le masque dispose-t-il d’un éventail très large de significations, de la plus simple où il n’est rien d’autre qu’un accessoire trompeur et mensonger au service de la religion et de la politique, à la plus complexe où il désigne métaphoriquement l’identité d’un peuple, voire de l’œuvre elle-même, en passant par le personnage. Transposant au théâtre la vision anamorphique exigée par les compositions picturales, Fowles, dans le sillage de Shakespeare, ne nous montre pas le réel de face mais nous enseigne plutôt, par l’optique, une manière de le déchiffrer. Architecture mouvante d’images scéniques, le théâtre implique du spectateur un déplacement continuel du regard par rapport à une vision frontale ; c’est en regardant de bon biais, comme dit Montaigne, que l’on peut escompter le soumettre à interprétation et ainsi « voir droit ». Il ne peut y avoir de théâtre sans une virginité nouvelle de l’esprit, sans une nouvelle prise de conscience, purifiée, de la réalité existentielle ; le personnage fowlesien doit réaliser une sorte de dislocation du réel avant de procéder à sa réintégration. La revendication de l’artifice comme fondement même de l’acte théâtral fonctionne à rebours du dogme de l’imitation et l’idée de la représentation de la vie sur la scène « se laisse creuser par la négation » pour mieux focaliser notre attention sur l’envers du décor.

29Aristote, La Poétique, Texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, collection « Poétique », Paris : Seuil, 1980.

30Boyer, Alain Michel, Frontières du Littéraire, « Le Roman policier », Université de Nantes, 1999, 5,71.

31Butor, Michel, « Philosophie de l’ameublement », Essais sur le roman, Paris : Gallimard, « Collections Idées », 1969, 63.

32Dwight, Eddins, John Fowles : Existence as Authorship, Contemporary Literature 17 (1976) : 204.

33Fowles, John, The Collector, London : Jonathan Cape ; Boston : Little Brown, 1963.

34Fowles, John, The Magus (1977), version révisée, London : Jonathan Cape ; Boston : Little Brown, 1978.

35Fowles, John, The Ebony Tower, London : Jonathan Cape ; Boston : Little Brown, 1974.

36Fowles, John, Daniel Martin, London : Jonathan Cape ; Boston : Little Brown, 1977.

37Fowles, John, A Maggot (1985), London : Jonathan Cape ; Boston : Little Brown, rpt London : Pan Books, 1986.

38Fowles, John, The Aristos : A Self-Portrait in Ideas (1964), Boston : Little Brown ; London : Cape, 1965.

39Fowles, John, Islands, London : Jonathan Cape (1978) ; Boston : Little Brown, 1978.

40Howlett, Jacques, « Notes sur l’objet dans le roman », Esprit 7/8 (1958) : 67.

41Olshen, Barry N., John Fowles (1978), New York : Frederick Ungar, 1979.

42Palmer, William J., The Fiction of John Fowles, Tradition, Art, and the

43Palmer, William J., Loneliness of Selfhood, Columbia : University of Missouri Press, 1974.

44Ryngaert, Jean-Pierre, Lire le théâtre contemporain, « L’écriture dramatique discontinue et les limites du goût pour le fragment », Paris : Armand Colin, 2005.

45Ubersfeld, Anne, Lire le théâtre I (1977), Paris : Belin, 1996, 35-36.

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Notes

1 Nous emploierons, pour les références paginées aux œuvres de John Fowles, les abréviations suivantes : M (The Magus), DM (Daniel Martin), A (The Aristos), Mt (A Maggot), ET (The Ebony Tower), C (The Collector).

2 Comme le suggère Alistair Maclaren dans sa thèse intitulée « Le Réel, la réalité et la fiction dans The French Lieutenant’s Woman, The Magus et A Maggot de John Fowles » (dirigée par Josiane Paccaud-Huguet et soutenue en juin 2005 à l’Université Lyon 2) on peut lire dans « Conchis » un homonyme du mot anglais « conscious » au sens où le personnage du mage entend et voit tout ce qui se passe sur la scène de Bourani. Cette interprétation concorde en outre avec l’intention de Fowles, comme il l’annonce dans son avant-propos, de faire porter à son personnage une série de masques représentant toutes les façons dont les hommes conçoivent Dieu : « I did intend Conchis to exhibit a series of masks representing human notions of God, from the supernatural to the jargon-ridden scientific [...] ; he’s really a collocation of abstract ideas, rather uneasily squashed into one [...] ; really he was meant to be stages of the human attitude towards God » (préface de The Magus, 10).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sonia Saubion, « « All the World’s a Stage » : dans les coulisses de l’écriture fowlesienne »Études britanniques contemporaines [En ligne], 34 | 2008, mis en ligne le 23 mai 2019, consulté le 02 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/7156 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.7156

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Auteur

Sonia Saubion

Université Paul Valéry-Montpellier 3

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    Between a Desire for Transparency and the Opaqueness of Mystery. The Persistence of Shadow Zones in the Face of Mystic Disclosures in John Fowles’s A Maggot
    Paru dans Études britanniques contemporaines, 44 | 2013
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