1Dans son ouvrage de 2011, Rewriting the Nation: British Theatre Today, Aleks Sierz souligne la prégnance de l’imaginaire sur la scène britannique des années 2000, notant un engouement pour la création de réalités alternatives et l’exploration de mondes imaginaires au cours de ce qu’il appelle « la décennie quantique » :
The arts of the 2000s were rich in visions, imaginations and fantasy. It was the quantum decade, the metaphor-rich decade. If the notion of globalisation suggested a world that is shrinking ever more rapidly, British theatre seemed to have taken a mind-expanding drug, encouraging us to go beyond the normal confines of daily life. Sure, theatre usually reflects the economic, social and political life of the country but sometimes it does much more: it creates different realities; it explores imaginative worlds: it ascends to heaven or stumbles into hell. (Sierz 2011, 195)
2Ce que l’on a appelé la « révolution quantique » — dont la première phase, conceptuelle, a marqué la première moitié du vingtième siècle, tandis que la deuxième, technologique, est en cours depuis les années 1960 — nous amène de fait à plonger dans des descriptions du monde tout à fait contre-intuitives, qui non seulement remettent en cause les principes et concepts de la physique classique mais contredisent aussi directement nos perceptions communes. C’est notre rapport à la réalité telle que nous la concevons et telle que nous en faisons l’expérience au quotidien qui est ainsi mis en question.
3L’objet de cet article est d’interroger la manière dont les écritures théâtrales britanniques se sont emparées de ce profond bouleversement de nos repères et ont développé des poétiques de la scène originales qui visent à rendre compte de ce rapport radicalement autre à la réalité, que ce soit celle du monde physique, extérieur, dans lequel nous évoluons, ou celle des mondes psychiques, intérieurs, qui habitent notre espace mental. De Copenhagen de Michael Frayn (1997) à Heisenberg de Simon Stephens (2015) en passant par Constellations de Nick Payne (2012), le changement de paradigme induit par cette révolution scientifique nous invite notamment à interroger et à redéfinir la notion de réalisme théâtral. Ces trois pièces récentes mobilisent en effet les théories et les concepts de la physique quantique pour explorer les limites de la connaissance humaine, la nature de notre libre-arbitre, et la nécessaire mise en œuvre de notre imaginaire dans nos rapports à autrui. Dans le cadre d’un « théâtre des possibles », pour reprendre ici l’expression de Jean-Pierre Sarrazac (Sarrazac 386), le recours du drame à la théorie quantique donne ainsi lieu à une forme de post-réalisme qui nous entraîne, plus encore qu’aux confins du monde physique, aux limites de la conscience, dans les univers insondables de la psyché.
4Le terme « révolution » décrit ici l’impact d’un modèle scientifique de compréhension de la nature radicalement différent de celui proposé par la physique classique, et qui s’est élaboré notamment autour des travaux pionniers de Planck, Einstein, Bohr, Heisenberg et Schrödinger. La physique quantique nous donne à repenser entièrement notre rapport à la matière, à soi et à l’autre, à l’espace et au temps, mais aussi à la science elle-même. Elle démontre notamment qu’il est impossible de mesurer simultanément la vélocité et la position d’une particule à l’échelle subatomique : d’un point de vue non seulement pratique mais strictement théorique, plus on arrive à s’approcher de la valeur exacte de la vitesse à laquelle se déplace un électron, par exemple, moins il est possible de déterminer celle de sa position avec précision, et vice-versa. Pour comprendre cette imprécision irréductible, Brian Greene propose l’analogie d’une photographie floue qui saisirait l’image d’une mouche en plein vol, offrant une valeur d’autant plus approximative de sa position qu’elle donne une bonne idée de sa vitesse, tandis qu’une image très nette de l’insecte est d’autant moins révélatrice de sa vitesse, laquelle ne peut donc se concevoir qu’à la lumière de ses possibilités (Greene 31). De même, il apparaît qu’un objet quantique ne peut, par nature, être perçu avec une parfaite exactitude dans tous ses aspects complémentaires à la fois, rendant ainsi la connaissance de la réalité fondamentalement incertaine et incomplète, pour une raison intrinsèque, c’est-à-dire indépendante des capacités cognitives de l’observateur comme de la fiabilité, de la précision et de la performance des instruments de mesure et d’expérimentation utilisés. Cette indétermination systémique de la réalité et l’état d’incertitude objective, irréductible qui est son corollaire, constituent une révolution dans la pensée scientifique. Si la réalité dans son entièreté n’existe qu’en termes de probabilités et ne peut s’appréhender autrement, alors le monde physique est, en soi, impossible à connaître complètement. Cette découverte a conduit le physicien Werner Heisenberg à énoncer, en 1927, le « principe d’incertitude » et Niels Bohr à formuler, à sa suite, celui de « complémentarité », qui se substitue à celui de contradiction et remet en question les binarismes exclusifs qui sous-tendent la physique classique : ces relations contre-intuitives sont au fondement de la mécanique quantique et offrent un cadre conceptuel de compréhension de la nature probabiliste de la réalité.
- 1 Dans une présentation de ses travaux devant la Royal Society de Londres en novembre 1803, le physic (...)
5La fameuse expérience des fentes de Young (« double slit experiment1 »), qui vise à identifier le comportement et la trajectoire de particules quantiques isolées, repose sur ces principes : elle a mis en évidence, de manière rigoureuse, la double nature non seulement corpusculaire mais ondulatoire de la matière, et son indétermination. Elle révèle que lorsque des électrons, par exemple, sont projetés dans l’espace vers un écran les uns après les autres et qu’ils rencontrent en chemin un obstacle présentant deux fentes, on observe systématiquement des franges d’interférences se former sur l’écran d’arrivée, indiquant que les électrons sont passés simultanément par les deux fentes, puis ont interféré entre eux. De fait, ils ne se sont pas divisés : pour qu’un tel schéma apparaisse, il est nécessaire qu’ils soient passés en même temps ici et là, se comportant comme une onde (à la manière de l’eau, qui formerait des vaguelettes en se rencontrant au sortir des deux fentes). Des expériences ont montré qu’il en va de même pour les neutrons, les photons, les atomes et même pour de plus grosses entités telles que des molécules, ce qui a permis d’établir la « dualité onde-particule » de la matière, y compris de la lumière. On voit comment ce paradoxe, qui met en lumière plus que des objets, des relations ou des structures, agit aussi au cœur de la postmodernité, notamment dans le champ de la création artistique contemporaine avec, par exemple, les objets impossibles d’Escher, dont les gravures et dessins offrent ainsi des images de cette pluralité inhérente de la réalité telle qu’elle est décrite par les équations mathématiques.
6Plus saisissant encore, lorsque l’on positionne un détecteur au niveau des deux fentes pour véritablement observer les électrons passer à travers elles, le résultat change : la matière ne traverse plus que l’une ou l’autre fente, se comportant ainsi de nouveau comme une particule qui aurait anticipé sa propre observation, ce dont témoigne la disparition des franges d’interférences. Il est ainsi apparu aux physiciens que c’est l’acte même de mesure, ou d’observation, qui cause la détermination de la particule et, de fait, engendre sa réalité sous une forme unique, telle que nous la percevons : le sujet observant interfère avec le système observé et l’affecte, obligeant la particule quantique à adopter une position définie, à choisir un état identifiable, comme si elle avait conscience d’être mesurée. La seule explication de ce phénomène retenue à ce jour est que, tant qu’il n’est pas observé, chaque électron se trouve dans une infinité d’états superposés, à plusieurs endroits différents en même temps, qui correspondent à des probabilités. En d’autres termes, la matière subatomique existe en tant qu’« onde de probabilités » et les équations mathématiques confirment que la réalité est une « fonction d’onde ». Les principes quantiques révolutionnaires de « superposition », d’« intrication » et de « non-localité » viennent ici rendre compte de la manière dont s’exprime l’indétermination constitutive de la matière, et poser la question du rôle de l’observateur et de la conscience dans la détermination de la réalité.
7Parce que la physique classique demeure toutefois valide à l’échelle macroscopique, deux interprétations majeures, concurrentes, sont utilisées pour tenter d’expliquer ce phénomène que l’on a appelé « décohérence », et qui permet de passer du cadre de la physique quantique (où la matière est indéterminée, à l’échelle microscopique) à celui de la physique classique (où elle est déterminée, à l’échelle macroscopique). Soit l’observation de l’électron crée l’effondrement de la fonction d’onde, c’est-à-dire l’annulation de la superposition des états quantiques de la particule, suspendue jusque-là dans une infinité d’états plus ou moins probables (interprétation de Copenhague émise par Niels Bohr), soit l’électron continue d’exister dans une infinité d’états différents, mais dans autant d’univers parallèles ou de réalités alternatives qui ne nous sont pas accessibles et échappent à notre perception (théorie des multivers formulée par Hugh Everett).
- 2 Dans cet ouvrage, Kirsten Shepherd-Barr s’intéresse aux différents types d’écriture théâtrales insp (...)
8Nous verrons comment ces interprétations divergentes et les principes qui leur sont associés, qui permettent de rendre compte scientifiquement d’une réalité difficilement imaginable, constituent un terreau fertile pour les formes dramaturgiques contemporaines et sont récupérés dans les pièces « quantiques » du théâtre britannique. À ce titre, la présente étude se situe dans la lignée des travaux de Liliane Campos, qui réfléchit à la manière dont la scène britannique des dernières décennies s’approprie les discours, images et idées scientifiques dans son ouvrage Sciences en scène dans le théâtre britannique contemporain. S’appuyant notamment sur les travaux de Kirsten Shepherd-Barr sur les « science plays2 », Campos aborde la manière dont « les sciences exactes sont devenues non seulement un thème courant, mais un véritable outil dramaturgique, source de langages et de formes dramatiques » (Campos 2012, 11). De fait, nous verrons que ce théâtre soulève un certain nombre de questions d’ordres éthique et philosophique qui se posent aujourd’hui dans notre quotidien en s’appuyant de manière métaphorique et structurelle sur la révolution conceptuelle décrite par Percy Bridgman, et citée par Natalie Crohn-Schmitt dans son ouvrage de 1990 sur le théâtre américain, Actors and Onlookers: Theater and Twentieth-century Scientific Views of Nature :
The conceptual revolution forced by recent physical discoveries in the realm of relativity and quantum effects is not really a revolution in the new realms of high velocities or the very small, but is properly a conceptual revolution on the macroscopic level of everyday life. […] We have to find how to deal with the new things on this level […] the common sense level of everyday life (Crohn-Schmitt 6).
- 3 Du grec theatron, lui-même formé à partir du verbe theasthai qui signifie « voir », « être témoin » (...)
- 4 « The “crisis of drama” (Szondi) around the turn of the century was essentially a crisis of time. T (...)
9Parmi tous les paradoxes que soulève la mécanique quantique et qui entrent en résonnance avec les problématiques travaillées par l’art, le problème de la mesure, ou « observer effect », trouve un écho évidemment majeur au théâtre, où le spectateur joue un rôle fondamental dans l’avènement du spectacle, voire devient le co-créateur de l’événement théâtral. En dehors de sa performance au sein d’une production donnée, on peut postuler que l’événement théâtral n’existe, de même, que sous forme de probabilités, et tous ses « possibles » se trouvent superposés dans le texte de la pièce. D’une certaine manière, c’est le regard du spectateur — inscrit dans l’étymologie même du mot théâtre, ce « lieu d’où l’on regarde3 » — qui permet à la pièce d’exister, d’accéder à la réalité d’une représentation sous une forme unique et déterminée, dans un lieu donné. David E. R. George souligne à ce propos la manière dont le paradigme quantique permet ainsi d’appréhender le théâtre non seulement comme un monde tout aussi réel que n’importe quel autre univers parallèle, mais aussi comme un mode de représentation du monde d’autant plus réaliste qu’il soutient naturellement une vision de la réalité plurielle, parallèle, indéterminée, hypothétique, potentielle, fondée sur la co-création (George 174). Dans Quantum Theatre: Science and Contemporary Performance, Paul Johnson étudie précisément ces connexions entre mécanique quantique et théâtre britannique. Tandis que les recherches de Liliane Campos ou encore de Jenni Halpin dans son ouvrage Contemporary Physics Plays: Making Time to Know Responsibility portent d’abord sur les textes des pièces et s’inscrivent autant dans le champ d’étude de la littérature dramatique que dans celui des arts du spectacle, Johnson s’intéresse davantage aux praticiens qu’aux auteurs à travers une analyse du spectacle vivant (« live performance ») et des productions et pratiques de la scène en tant qu’événements (« performance events ») (Johnson 5). Il rappelle, d’une part, la métaphore du theatrum mundi reformulée par Bohr à la lumière de ses travaux : « We are both onlookers and actors in the great drama of existence » (Johnson 35), rejoignant en ce sens l’analyse initiale de George qui montre la manière dont le théâtre est apparu dès l’origine comme une métaphore particulièrement apte à rendre compte des nouveaux termes de la théorie quantique aux yeux même des physiciens, autour des concepts de spectateur, d’espace-temps, et d’acteur. D’autre part, il mobilise le paradigme quantique de manière métaphorique pour définir son objet d’étude : « A quantum theatre would display multiplied identities, allow for realisation through the active observation of the spectator and would be playful in character » (181). Il suggère en outre que le paradigme quantique permet de naviguer entre le modernisme et le postmodernisme, et en ce sens poursuit la réflexion de Hans-Thies Lehmann. Ce dernier fait précisément le lien entre la crise du drame identifiée par Peter Szondi et le changement de paradigme postmoderne, rappelant que la révolution quantique est l’un des éléments ayant joué un rôle crucial dans la transformation de notre rapport au monde, et notamment au temps, induit par la postmodernité, et soulignant ainsi son impact dans l’émergence d’un théâtre postdramatique4.
10Les écritures qui se déploient dans la deuxième moitié du vingtième siècle en particulier font ainsi la part belle à l’indétermination et à l’incomplétude. De Samuel Beckett à Sarah Kane, on le voit, les personnages se font de plus en plus indéterminés, indéfinis ; ils sont anonymisés, atomisés, fragmentés, superposés dans des états contradictoires plus ou moins improbables. Ainsi Anne, dans Attempts on Her Life de Martin Crimp, est-elle tantôt une prostituée, tantôt une kamikaze, tantôt une artiste qui se serait suicidée, tantôt une voiture, tantôt une particule, en fonction des scénarios qui constituent la pièce et qui se donnent comme autant d’univers alternatifs mettant en scène des réalités concurrentes et partielles. Electron libre qui échappe à toute définition, Anne est tout cela à la fois, comme le chat de Schrödinger est à la fois vivant et mort tant que personne ne le voit, et la pièce vise précisément à explorer tous les possibles, plus ou moins improbables, de cette femme invisible — « all the things that Anne can be » (Crimp 1997, 25). En d’autres termes, par son absence de la scène, Anne se donne comme le visage impossible de la dualité onde-particule : elle est, en quelque sorte, une fonction d’onde dont la pièce explore les états superposés. C’est, de fait, le stress généré, au sein de nos sociétés capitalistes occidentales par nos propres contradictions et nos conflits intérieurs et extérieurs que la pièce met en lumière, comme le suggèrent, non sans ironie, les voix sur scène dans l’avant-dernier scenario : « Anne will save us from the anxiety of our century [and] usher in an age in which the spiritual and the material […] the wave and the particle […] will finally be reconciled » (79). Face à une telle diffraction identitaire, le principe de complémentarité devient à son tour une modalité dramatique fondamentale, tandis que le principe d’incertitude marque la position éthique inconfortable qui est imposée au lecteur-spectateur, et qui le renvoie à sa place dans le monde (le script de la pièce indique d’ailleurs que l’ensemble des acteurs doit refléter la composition du monde).
- 5 « I do think part of modern “identity” is to live inside our heads » (Crimp in Sierz 2006, 140).
11Le réalisme théâtral, dans sa représentation conventionnelle de notre perception du réel selon la physique classique ou newtonienne, ne peut donc que subir à son tour une révolution radicale, dès lors que la scène entreprend de rendre compte des découvertes de la mécanique quantique qui mettent au jour la nature extravagante (Einstein dit « spooky ») du monde subatomique et qui interrogent la possibilité même du maintien d’une position réaliste. Dès lors, l’on comprend que les pièces quantiques de Frayn, Payne et Stephens ne visent pas tant à mettre en scène la réalité extérieure du monde que les expériences inter- et intra-subjective du sujet, conscientes et inconscientes, et son rapport à l’indéterminé. Paradoxalement, on remarque en effet que le recours à la théorie quantique et à ses descriptions presque schizophrènes du monde physique leur sert surtout à interroger la nature insaisissable du monde de la psyché et à illustrer les distorsions subjectives, voire pathologiques, qui relèvent de processus psychologiques, cognitifs et neurologiques à l’œuvre dans les processus de l’esprit, ses troubles et ses maladies. C’est d’ailleurs là aussi une préoccupation majeure de Crimp, qui s’intéresse à notre tendance à vivre dans nos têtes5 et à la manière dont l’écriture théâtrale peut transformer « l’espace dramatique [en] un espace mental, pas physique » (Crimp in Ensemble Modern), comme c’est précisément le cas dans Attempts on Her Life.
- 6 C’est ce que tendent à démontrer les illusions d’optique, le phénomène de prédiction auditive et d’ (...)
12Cette tendance se reflète dans l’émergence et les avancées du champ des neurosciences cognitives, qui représentent également une révolution scientifique, quoique dans une moindre mesure. Anil Seth explore l’univers de la psyché humaine et suggère ainsi que notre cerveau hallucine en permanence notre réalité consciente. Ce que nous appelons la réalité naît de ce que nous nous entendons sur ces sortes d’« hallucinations contrôlées », cadrées ou limitées par nos perceptions, qui nous permettent de décrire le monde. Les informations sensorielles qui parviennent au cerveau depuis l’extérieur sont constamment interprétées par les mémoires et les prédictions perceptuelles que notre cerveau projette sur les informations qui lui parviennent, jouant ainsi un rôle majeur dans l’interprétation, voire la co-création de notre réalité, qui ne peut jamais être un objet indépendant du sujet. Seth explique que « nous ne percevons pas le monde de manière passive, nous le générons de manière active » : le monde tel que nous en faisons l’expérience provient tout autant si ce n’est plus des projections de notre cerveau que des perceptions de nos sens6.
- 7 Sur le rôle de la conscience dans l’effondrement de la fonction d’onde (« consciousness causes coll (...)
13D’une part donc, la théorie quantique démontre la nature intrinsèquement probabiliste de la réalité, suggérant que ce n’est pas par manque de connaissance de la part du sujet qui l’observe que la réalité ne peut jamais être entièrement déterminée avec exactitude, mais bien parce que cette indétermination fait partie intégrante de la nature de la réalité, invalidant le principe de certitude scientifique qui fonde la description classique du monde. Mieux, la physique quantique pose la question de savoir si ce n’est pas la conscience du sujet observant qui détermine la réalité ou du moins y participe à travers l’acte de mesure. C’est Wigner qui souligne le rôle de la conscience, et John Wheeler qui postule l’idée que l’observateur crée la réalité de manière rétroactive au sein d’un univers participatif, opposant ainsi une approche idéaliste à la position réaliste. Le physicien Henry Stapp suggère que c’est l’interaction de la matière avec la conscience de l’univers qui cause l’effondrement de la fonction d’onde, c’est-à-dire la sélection d’un état unique parmi toutes les possibilités quantiques alternatives. Sans pour autant remettre en cause la conception réaliste du monde, les neurosciences tendent d’autre part à montrer à quel point nos observations sont bien plus subjectives qu’on ne le croit, au point que nos certitudes et nos descriptions univoques du monde ne seraient fondamentalement que des arrangements, et notre identité une illusion créée par le cerveau7.
14C’est ce rapport au monde incertain qu’explore une frange non négligeable du théâtre britannique de ces deux dernières décennies dans laquelle Crimp inscrit son « drama-in-the-head » (Crimp in Ensemble Modern), qui poursuit, aussi bien dans ses thématiques que dans ses modalités poétiques et scéniques, le processus de « mentalisation » du drame initié par Samuel Beckett (That Time, Not I, Footfalls) et continuée par Harold Pinter (Moonlight, Silence) puis, à sa suite, par Sarah Kane (Crave et 4.48 Psychosis), et d’autres auteurs britanniques comme Caryl Churchill, debbie tucker green, ou Tim Crouch. En étudiant les pièces quantiques de Frayn, Stephens et Payne, il s’agit plus précisément de se pencher sur la manière dont l’écriture et l’exploration de la psyché sur scène s’appuient sur le phénomène concurrent d’une « quantisation » explicite du drame et renouvellent le rapport du théâtre à l’espace physique en s’appliquant, à la suite de Tom Stoppard (Arcadia), à dramatiser les découvertes et les hypothèses révolutionnaires de la physique moderne. En proposant d’étudier des pièces du corpus britannique contemporain, nous envisageons ici de voir plus précisément la façon dont les découvertes de la théorie quantique sont récupérées sur la scène comme ressources poétiques et dramaturgiques visant à représenter, métaphoriquement et structurellement, des paysages mentaux dont les neurosciences, les sciences cognitives et la psychologie renouvellent les contours. La révolution quantique contribue ainsi à l’avènement d’un théâtre que l’on pourrait dire « in-yer-head », marqué par une plongée dans les univers possibles élaborés par nos pensées conscientes et inconscientes, et qui se démarque ainsi du théâtre « in-yer-face » des années 1990, théâtre « expérientiel » et non « spéculatif » dont Aleks Sierz a décrit la violence viscérale et le sensationnalisme (Sierz 2001, 4).
15Dans Copenhagen, créée au National Theatre en mai 1998, Michael Frayn fait revenir les morts. Heisenberg, Bohr et sa femme Margrethe se retrouvent dans un espace posthume pour tenter de faire la lumière sur un épisode fameux de l’Histoire, un événement en apparence anecdotique mais dont la portée a peut-être déterminé l’issue de la seconde guerre mondiale. Tout l’enjeu de leur dialogue d’outre-tombe est en effet de tenter d’élucider la position et l’état d’esprit de Heisenberg lors de la visite qu’il a rendue à Bohr, son ami et collègue, dans la capitale du Danemark occupé en septembre 1941, et de tirer au clair ce qu’il avait en tête lorsqu’il a accepté de diriger le programme secret d’armement nucléaire de l’Allemagne nazie. La pièce, dont l’action est exclusivement verbale et rétrospective, se fonde sur des spéculations existantes et sur l’incertitude réelle qui règne autour des propos qu’ont véritablement échangés les deux hommes. Frayn dramatise ici non pas tant la visite que la question de son interprétation, dans la mesure où c’est le mystère des intentions réelles de Heisenberg qui constitue le trou noir décisif sur lequel se sont penchés les historiens et sur lequel ni les explications ultérieures d’Heisenberg, ni les souvenirs de Bohr, n’ont véritablement permis de faire la lumière. La question de savoir ce qui se passe dans nos têtes et la question de la mémoire et du récit historique constituent donc les objets véritables du drame. Frayn mobilise la physique quantique de manière thématique et métaphorique pour illustrer l’impossibilité non seulement de connaître les pensées d’autrui avec exactitude et de manière complète, mais encore de saisir véritablement ses propres motivations et intentions, pour des raisons non seulement psychologiques (liées à l’inaccessibilité de l’inconscient) mais cognitives (liées à la faillibilité de la mémoire et au fonctionnement de la pensée). Ce brouillage est interrogé de manière métadramatique dans les dialogues entre les personnages, qui rejouent partiellement et délibérément, à plusieurs reprises, la scène de leurs retrouvailles en superposant une dynamique performative et une dynamique réflexive, alternant des éléments dramatiques et des éléments narratifs qui esquissent plusieurs scénarios possibles non seulement de la scène dans sa réalisation objective, mais de la disposition mentale de Heisenberg. La démarche introspective et la perspective omnisciente, qui sont adoptées par endroits et permettent de commenter l’action, se révèlent pour autant incapable de définir la (non) matière cruciale, fondamentalement indéfinie et élusive, qui motive la démarche du physicien allemand et qui constitue le questionnement moteur de la pièce de Frayn :
Heisenberg — And once again I crunch over the familiar gravel to the Bohr’s front door, and tug at the familiar bell-pull. Why have I come? I know perfectly well. Know so well that I’ve no need to ask myself. Until once again the heavy front door opens.
Bohr — He stands on the doorstep blinking in the sudden flood of light from the house. Until this instant his thoughts have been everywhere and nowhere, like unobserved particles, through all the slits in the diffraction grating simultaneously. Now they have to be observed and specified.
Heisenberg — And at once the clear purposes inside my head lose all definite shape. The light falls on them and they scatter. (Frayn 2000, 86)
16La pièce développe ainsi une psychopoétique quantique qui compare la coexistence de tout ce qui nous passe par la tête (« all the things that come into our heads out of nowhere ») au comportement des particules quantiques lorsqu’elles échappent à notre observation. Quand Heisenberg remarque « We can’t see the electron inside the atom… », Margrethe complète : « Any more than Niels can see the thoughts in your head, or you the thoughts in Niels’s » (62). Les personnages subissent un sort similaire : Heisenberg se compare à un photon, « a quantum of light […] despatched into the darkness to find Bohr », et compare ce dernier à un électron, « wandering about the city somewhere in the darkness, no one knows where. He’s here, he’s there, he’s everywhere and nowhere » (68-69). Mais c’est surtout la psychologie de Heisenberg qui demeure indéfinissable, sa position (éthique) non-localisable, ce qui pose problème à Bohr qui s’exclame : « The trouble is knowing what’s happened to you ! Because to understand how people see you we have to treat you not just as a particle, but as a wave. I have to use not only your particle mechanics, I have to use the Schrödinger wave function » (69). Le principe de superposition quantique est ainsi appliqué de manière imagée au monde de la psyché, où plusieurs interprétations contradictoires peuvent rendre compte, sans jamais l’épuiser, d’une même réalité indéfinissable. Sur un plan éthique (et de manière pertinente en regard du problème de la collaboration suspectée d’Heisenberg avec l’Allemagne nazie), la superposition permet en outre d’évoquer la question du choix et du libre-arbitre, lequel donne lieu à des scénarios alternatifs où les différents possibles sont explorés en imagination et par le biais du « jeu ». Si, dans Copenhagen, « la théorie scientifique possède sur scène une dimension réflexive, aussi bien épistémologique que métathéâtrale », (Campos 2012, 141), l’enjeu est donc en dernier lieu d’ordre éthique, voire moral, ce que souligne Halpin dans le chapitre qu’elle consacre à la pièce dans sa récente monographie : « By staging meetings not only between people but also between times, Copenhagen has the opportunity to map a way toward personal justice in its route out of the spatio-temporal confines it has drawn » (Halpin 98).
17Les conclusions de la physique au sujet de la matière quantique sont ainsi mises en abyme sur le plan de l’esprit, marquant un passage de l’incertitude physique à l’indétermination psychologique : la non-localité des objets quantiques intriqués, la superposition des possibilités qui constituent le réel, le caractère subjectif de la réalité en tant que sa détermination dépend de l’acte d’observation de l’esprit conscient sont explicitement mis en parallèle avec l’insondabilité de la pensée, voire littéralement appliqués à la sphère psychique. La pièce spéculative et introspective de Frayn combine un questionnement d’ordre historique (ce que se sont dit les deux hommes) à un questionnement d’ordre psychologique (ce qui animait la démarche de Heisenberg) pour souligner les limites du récit historique aussi bien que celles de l’entreprise psychologique dans leurs prétentions à l’objectivité. Ce que Frayn démontre ici, c’est, d’une part, l’inévitable part d’imagination dans le processus de restitution des faits, c’est-à-dire en fait la nécessaire construction de la réalité par l’observateur ou le témoin, et, d’autre part, le caractère intersubjectif de la détermination de l’histoire/l’Histoire, l’observateur-témoin agissant nécessairement sur le système qu’il tente de décrire (ou sur l’archive qu’il tente de constituer), et ce sur le modèle de l’interférence quantique. Dans l’introduction du volume de ses Plays 4, Frayn explique :
The only way we can come at what other people think and feel is in the end through the imagination. Even our own thoughts and feelings often elude us. We have the experiences, certainly — we think the thoughts, we feel the feelings. But from inside those experiences we can’t always stand back to identify and classify them. […] Our intentions are often even more elusive. […] Our only recourse, after we have taken note of everything that can be observed, remembered, and expressed in language, is to create for ourselves a kind of narrative of the unobservable internal events that seem consistent with the observable externals. (Frayn 2010, xvii)
18À mi-chemin entre la psychanalyse et l’historiographie, la volonté scientifique des personnages de percer le mystère de l’esprit (de symboliser le réel) les mène paradoxalement à la nécessité de recourir à la (ré)écriture de l’histoire et d’adopter une position de storytellers, qui correspond à la démarche même de Frayn dans sa pièce, sans toutefois parvenir à un véritable récit si ce n’est celui de sa propre tentative d’élaboration. La stratégie d’écriture de Frayn aboutit à ce que l’identité même des trois protagonistes s’en trouve ébranlée, alors qu’ils semblent atteindre par moments un état qui évoque la pleine conscience, avec des effets d’interchangeabilité entre leurs répliques qui permettent de travailler le vide au creux du personnage. En dernière instance, ce sont les ressorts de l’imagination, du storytelling et de la représentation qui sont mis en exergue comme seuls moyens d’approcher le réel et de répondre à des questions impossibles devant des objets impossibles. En mettant en abyme le caractère fictif du personnage, ils justifient ainsi, au niveau poétique, l’incursion du narratif dans le dramatique, comme équivalent de l’acte de symbolisation.
19La question du rôle de l’imagination dans le récit de soi et le rapport à autrui est également centrale dans Heisenberg de Simon Stephens. Ici aussi, le principe d’incertitude énoncé par le physicien qui a donné son nom à la pièce permet à Stephens d’explorer les limites des concepts de réalité et de connaissance objectives, et l’ouverture des possibles donne lieu à un questionnement sur la dimension narrative, voire imaginaire, de la réalité. L’auteur récupère la métaphore quantique mais, au lieu de mettre en scène des personnages historiques, réfléchit à l’insondabilité des pensées et des intentions autour d’un couple de personnages fictifs. Créée Off Broadway en juin 2015, la pièce dresse le portrait de Georgie, une quarantenaire excentrique et impulsive dont on sait peu de choses tant sa propension à l’affabulation, à l’indécision et à la contradiction systématique est marquée. Elle raconte sa relation avec Alex, un vieil homme réservé, boucher de profession, qui va malgré lui voir sa vie bouleversée par leur rencontre insolite dans la gare de St Pancras. Plus que le caractère introverti d’Alex, c’est le tempérament exubérant et ambigu de Georgie qui cristallise l’incertitude sur laquelle se fonde la pièce. C’est ici l’impossibilité de se fier à la parole d’autrui, d’une part, et la liberté de créer son identité et son récit propre — de s’inventer ou de se réinventer à travers la performance discursive — d’autre part, qui sont mises en tension à travers la métaphore quantique. La jeune femme fait preuve en effet d’une tendance presque compulsive à multiplier ce que l’on entend généralement, selon le paradigme classique qui postule une réalité objective, comme des distorsions et des réécritures de la réalité, voire des mensonges, tout en étant aussi sujette à des « blancs » qui trahissent son incapacité à exprimer ses véritables intentions. Les tendances histrioniques du personnage féminin, qui la poussent donc à raconter des histoires dans tous les sens du terme, suscitent le doute sur son identité et sur sa parole, posant la question de la vérité et de la véracité et amenant ses interlocuteurs à évaluer la correspondance entre ses propos et la réalité en termes de probabilités.
20Prenant en quelque sorte le contre-pied du mutisme d’Anne dans la pièce de Crimp, Georgie prend donc la parole pour se poser comme agent et explorer, par le récit de soi, des vies alternatives, « all the things that she can be », sans qu’aucun de ces états plus ou moins probables, fantasmés ou remémorés et superposés dans la parole et l’imaginaire, nous permette de cerner qui elle est vraiment :
Georgie — I can read you like a flipping book. That’s one of my skills. Reading people. It’s a professional characteristic. It comes with my job.
Alex — What job do you do ?
Georgie — I’m an assassin. I’m not really.
Alex — Aren’t you?
Georgie — No. I’m a waitress. Gosh. I bet that’s a rather overpowering disappointment isn’t it. ‘Crikey,’ he thinks, ‘a real assassin. You don’t meet an assassin every day of your life! Oh no. She’s not an assassin. She’s a fucking waitress.’
Alex — I didn’t think that.
Georgie — Yeah you did. You lying fucker. Sorry. I didn’t mean that to be quite as rude as it must have seemed. (Stephens 6)
21Cette incertitude fondamentale autour du personnage féminin de la pièce — qui, dit-elle plus tard, n’est finalement pas non plus serveuse, mais hôtesse d’accueil dans une école primaire — va de pair avec la volonté d’auto-détermination (illusoire) du personnage autant qu’elle se fait le miroir de ses propres hésitations. Lorsqu’Alex s’exclame : « It’s like you’re spying on me », elle répond : « I am. I’m not really. I am kind of » (11). Cette compulsion, qui évoque l’impossibilité d’avoir une pleine conscience de soi autant que celle de véritablement connaître autrui, est à mettre en regard avec le problème de la mesure quantique, qui démontre que c’est son observation par le sujet conscient qui détermine la réalité, une conception qui propose une tout autre manière d’appréhender le problème de la vérité et du savoir au cœur de la pièce. Surtout, cette dynamique analogique donne à réfléchir sur l’utilisation et la fonction du langage dans son rapport créatif (poïétique) à la réalité, sur la construction de l’identité comme self-storying, et sur la connaissance de l’autre comme processus non seulement cognitif mais proprement performatif, et relevant également du narratif. Impossible à connaître, l’Autre est également celui sans qui le récit de soi, et donc le soi, ne peut exister, comme Butler le démontre dans Giving an Account of Oneself :
To tell the story of oneself is already to act, since telling is a kind of action, and it is performed with some addressee, generalized or specific, as an implied feature. It is an action in the direction of an other, as well as an action that requires an other, in which an other is presupposed. The other is thus within the action of my telling ; it is not simply a question of imparting information to an other who is over there, beyond me, waiting to know. On the contrary, the telling performs an action that presupposes an other, posits and elaborates the other, is given to the other, or by virtue of the other, prior to the giving of any information. So if, at the beginning — and we must laugh here, since we cannot narrate that beginning with any kind of authority, indeed, such a narration is the occasion in which we lose whatever narrative authority we might otherwise enjoy — I am only in the address to you, then the « I » that I am is nothing without this « you », and cannot even begin to refer to itself outside the relation to the other by which its capacity for self-reference emerges. (Butler 92-93)
22Dans Heisenberg, ce flou se répercute au niveau de l’identité du personnage, et se joue également dans le fait qu’il est impossible de savoir si Georgie possède naturellement une personnalité particulièrement expansive et anti-conventionnelle, ou bien si elle est en proie à des complexes psychologiques éventuellement liés à un contexte personnel qui l’affecte, ou encore si elle manifeste des signes de bipolarité ou d’un trouble de la personnalité borderline. Parce que les propos fantaisistes de Georgie lui permettent ainsi de réarranger la réalité en fonction de ses désirs et de ses attentes, ils instaurent un doute quant à sa stabilité émotionnelle et psychologique, laissant entrevoir la possibilité d’un trouble de la personnalité qui suggère la présence de mécanismes de défense à l’œuvre pour lutter, peut-être, contre l’angoisse. C’est à cet endroit que se donne à voir l’échec inhérent de tout effort de dire « je », l’écueil indépassable auquel se heurte toute entreprise d’énonciation à la première personne, dont parle Butler :
In speaking the « I » I undergo something of what cannot be captured or assimilated by the « I », since I always arrive too late to myself. (Nietzsche’s bees in The Genealogy of Morals clearly prefigure the psychoanalytic concept of Nachträglichkeit.) I can never provide the account of myself that both certain forms of morality and some models of mental health require, namely, that the self deliver itself in coherent narrative form. The « I » is the moment of failure in every narrative effort to give an account of oneself. It remains the unaccounted for and, in that sense, constitutes the failure that the very project of self-narration requires. Every effort to give an account of oneself is bound to encounter this failure, and to founder upon it. (Butler 79)
23Au niveau dramatique toutefois, l’incertitude centrale qui constitue l’échec personnel de Georgie concerne la localisation de son fils, « électron libre » non-localisable qui a quitté la maison, dont elle a perdu la trace, et qu’elle s’est mis en tête de retrouver. Georgie reprend ici le principe de complémentarité pour expliquer la manière dont il s’est éloigné d’elle sans qu’elle en ait conscience et illustrer la façon dont on peut ne pas voir le changement qui s’opère chez nos proches :
If you watch something closely enough you realise you have no possible way of telling where it’s going or how fast it’s getting there. […] That’s actually scientifically been proven as the truth. […] If you pay attention to where it’s going or how fast it’s moving you stop watching it properly. I watched him all the time. He took me completely by surprise. (23)
24Le principe d’Heisenberg, qui remplace donc celui de contradiction pour rendre compte de la manière dont une particule se définit à partir de paires d’observables, ou propriétés, pourtant impossibles à mesurer simultanément, permet ici à Georgie de rendre compte non pas tant d’un paradoxe ontologique que d’une souffrance morale. À la fin de la pièce, quand Alex à nouveau lui demande « Why do you think he left, Georgie? », celle-ci marque un temps, le regarde et répond « I don’t know » (55). Déplacé au niveau de la psychologie mais aussi de l’éthique des personnages, le théorème d’indétermination est ainsi dramatisé et utilisé chez Stephens comme modèle poétique structurant visant à soulever des questions d’ordre moral et interpersonnel, tandis que le principe de non-localité permet de travailler l’angoisse liée à la disparition d’un enfant. À l’image de l’électron libre, c’est ici la notion de libre-arbitre, le surgissement de l’aléatoire, et la question du choix d’une trajectoire de vie qui se donnent à penser pour la mère comme pour le fils. Dans la continuité des problématiques soulevées par la pièce de Frayn, sont ainsi abordées les questions du sens de l’identité et de la place de l’imaginaire, autour toutefois d’une incertitude psychologique fondamentale, et d’un possible comportement pathologique du personnage principal.
25Alors que Frayn interroge explicitement la possibilité du récit historique et la frontière entre le témoignage et la fiction, Stephens questionne indirectement la possibilité du diagnostic psychologique et la frontière entre le sain et le pathologique. Dans les deux cas, la mise en histoire, bien que problématique sur le plan éthique, se révèle inéluctable et est portée sur la scène dans des pièces qui font la part belle à la parole et à l’imaginaire, au point d’y consacrer l’essentiel de l’action, qui prend place dans un espace mental difficilement accessible et se matérialise sur des scènes minimalistes, vides ou du moins fortement épurées. Les scénarios de vies parallèles qu’invente Georgie passent uniquement par une parole performative qui construit et déconstruit le personnage : la seule certitude qui émerge — au-delà de celle de son identité fondamentalement fictive dans tous les cas, en tant que personnage construit par et dans l’imaginaire de l’auteur — ne concerne pas ce qu’elle dit, mais ce qu’elle fait et ce qu’elle montre à travers ce qu’elle dit. La réalité subsiste dans les marges qui entourent les mots : c’est là que se décide la relation intersubjective et que se tisse le lien affectif avec l’Autre.
- 8 Liliane Campos montre notamment la manière dont les métaphores tirées de la théorie des multivers s (...)
26Dans Constellations, la théorie quantique sert à la fois de métaphore et de modèle poétique permettant d’informer l’écriture non-linéaire et fragmentée d’une trame narrative qui reste largement indéterminée, comme l’a montré Liliane Campos dans son étude de la pièce8. Créée au Royal Court Upstairs en janvier 2012, Constellations construit et déconstruit l’histoire de Marianne, astrophysicienne, et Roland, apiculteur, sur le modèle d’une superposition quantique. Elle explore des mondes alternatifs dans sa structure même, à travers des scènes rivales ayant lieu dans (ou donnant lieu à) des univers dramatiques parallèles qui diffractent l’espace et détricotent la temporalité de la fable. Chacune des scènes clés de la relation qui se tisse entre Marianne et Roland donne ainsi à voir plusieurs déroulements possibles, en incluant différents fragments les uns après les autres, séparés dans le corps du texte par des lignes au sujet desquelles le script précise : « an indented rule indicates a change in universe » (Payne 2). La mise en scène des possibilités du drame s’appuie ainsi sur la théorie des états relatifs (« many worlds ») dont le déploiement abolit tout effet de réel de la pièce : les figures de la répétition-variation et de l’interruption sont mises au service d’une réalité impossible à décrire, où une pluralité de scénarios futurs ou hypothétiques coexistent tout en s’ignorant, du moins de prime abord. Cette invalidation radicale des trois unités du drame (temps, lieu, action) sert notamment à illustrer les troubles cognitifs et du langage causés par la tumeur cérébrale dont souffre la protagoniste.
27Ce n’est donc plus ici au niveau de la véracité des propos des personnages que s’inscrit l’incertitude, mais au niveau même du drame et de son avènement (ou de son avortement). La pièce de Payne procède selon un modèle d’exploration des alternatives, chaque fragment répondant implicitement à un « et si ? » (what if ?) et correspondant à un monde différent ; se succèdent ainsi jusqu’à neuf traitements dramatiques concurrents pour chacune des huit scènes de la pièce, qui se rapportent à des temps forts et critiques dans l’histoire du couple. Dans l’ordre d’apparition, on distingue ainsi la première rencontre, au cours de laquelle Marianne aborde Roland, qui se montre plus ou moins réceptif (cette scène donne lieu à cinq développements différents) ; le premier rendez-vous, où ils font plus ample connaissance autour d’un verre et deviennent plus intimes (huit scénarios) ; la rupture, au cours de laquelle l’un ou l’autre avoue son infidélité (sept scénarios) ; la deuxième rencontre, qui a lieu à l’occasion d’un cours de danse (neuf scénarios, auxquels s’ajoute un ultime scénario à la toute fin de la pièce) ; la demande en mariage, que Roland formule tant bien que mal à Marianne en lisant un discours qu’il a rédigé pour l’occasion (cinq scénarios) ; la nouvelle, où Marianne annonce à Roland les résultats variables de sa biopsie (cinq scénarios) ; et le départ, où ils attendent le taxi qui doit les conduire à l’aéroport et leur permettre de se rendre dans une clinique de fin de vie à l’étranger (quatre scénarios).
28Cette structure diffractée, en arborescence, offre ainsi une image poétique, dynamique, de la fonction d’onde et des probabilités quantiques, qui permettent à leur tour d’interroger la notion d’alternative en termes de choix de vie et d’options de fin de vie. Les altérations entre les fragments se jouent en effet à tous les niveaux de l’axe paradigmatique, avec des modifications plus ou moins subtiles ou au contraire manifestes et lourdes de conséquences, à l’échelle du mot, de la phrase, de la réplique, et jusqu’à l’ensemble du dialogue ou de la scène. Elles suggèrent les directions plurielles et contradictoires que peut prendre à chaque instant l’histoire de Marianne et Roland, sur le modèle de « l’effet papillon ». Un tel principe d’écriture, qui révèle une forte dimension métadramatique, permet d’explorer les états superposés du drame en train de se vivre (ou de s’écrire) à travers les multiples réactions possibles des personnages face à une situation donnée, dont les décisions, jamais prises de manière définitive, posent la question de l’enjeu. L’usage d’un synonyme dans la répétition d’une phrase, par exemple, reflète leurs interrogations quant à la meilleure manière de plaire à l’autre, de gérer une émotion, ou de faire passer un message, et illustre les opérations mentales de réflexion et de correction qu’ils effectuent en temps réel et qui trahissent leurs intentions secrètes. Ailleurs, l’insertion d’un scénario différent, plus constructif, à la suite d’un scénario ayant abouti à un désaccord ou n’ayant pas permis de résoudre un conflit suggère, quant à lui, une évolution psychologique des personnages (qui peut être spiralaire) et l’émergence d’un compromis, au fur et à mesure que Marianne et Roland apprennent à se connaître, que leurs vies s’intriquent, que les fantasmes et les souvenirs se mélangent. Enfin, ces reprises ou « répétitions » (rehearsal aussi bien que recurrence) parlent du fantasme de l’éternel recommencement, du retour originel, d’une vie au « brouillon », qui transforme ici le drame en palimpseste. Les fins alternatives que propose ainsi la pièce pour la première soirée que Marianne et Roland passent ensemble non seulement mettent en lumière la manière dont naît ou avorte une relation amoureuse, mais suggère aussi, de manière plus transversale, un processus d’apprivoisement et de construction d’un espace intersubjectif entre les personnages, qui passent progressivement du rejet au désir, de l’excès à la stabilisation, et semblent se donner le temps de devenir intimes :
Roland — You want me to leave ?
Marianne — Not in a bad way, but yeah.
Roland — Have I done something wrong ?
Marianne — No.
Roland — Have I said something, have I offended you ?
Marianne — No.
Roland — Then I don’t understand ?
Marianne — I’m not asking you to understand, I’m asking you to leave.
Roland — Bit fucking rich, isn’t it ? […] (Payne, 11-12)
Roland — I should probably make a move.
Marianne — You don’t – I mean, don’t feel you have to.
Roland — I’ve got a very early start.
Marianne — How early’s early ?
Roland — Six.
Marianne — You could — I mean — you could — Not in a like ‘welcome to my lair’ way or anything, but — If you wanted, you could. Stay.
Roland — I should probably head back. […]
Roland gently kisses Marianne ‘goodbye’ on the cheek. (12)
29L’aisance, l’ouverture et la confiance entre Marianne et Roland semblent continuer de grandir dans les versions suivantes, au point qu’il n’y est plus question du départ de Roland et que les deux personnages s’embrassent. Les indications scéniques suggèrent que l’alcool fait son effet, et donnent ainsi à penser qu’un état de porosité existe entre les fragments normalement étanches de la pièce, voire qu’une relation de causalité persiste à un niveau plus subtil, second ou supérieur du drame, contredisant la stricte et nécessaire imperméabilité entre les univers de la théorie des états relatifs : « Marianne and Roland are a little drunk » (14), « Marianne and Roland are a little more drunk » (15), « Still drunk » (17). Finalement, c’est une autre façon de raconter la soirée tout entière que Payne propose, en se concentrant sur les dernières minutes et en en proposant différents traitements possibles. Dans le dernier fragment, où ils semblent en quelque sorte dégrisés — « Marianne and Roland are sober » (18) — Roland reste finalement dormir chez Marianne, laissant à penser qu’un compromis satisfaisant a été trouvé, dans le sillage de ces expériences positives qu’ils n’ont pourtant pas vécues dans cet univers, mais dont la trace mémorielle semble persister et agir malgré tout, inscrite à la fois dans le texte, dans une conscience transdramatique ou « multiverselle » de la trame narrative, et dans l’imaginaire du lecteur-spectateur :
Marianne — Look, I’ve had a really enjoyable evening.
Roland — No, yeah, me —
Marianne — I haven’t really made up my mind, though, whether or not I’d like you to stay. […]
I’d just sort of get into bed and go to sleep. But I’m completely happy to go and get you a sleeping bag and a couple of towels.
Roland — Okay.
Marianne — But — I mean, just to be clear, I’m not being coy. I’m not sort of saying no to sex but yes to all the other stuff. We’re going to go to sleep, separately, and then we’re going to wake up and then we’re going to have some toast. Or, I mean, whatever. You don’t have to have toast.
Roland — Floor’s fine, honestly. (19)
30La pièce ne se départit donc pas d’une certaine progression, quoique non-linéaire : dans une certaine mesure, l’axe syntagmatique subsiste et celui d’une nouvelle cohérence narrative émerge, qui fonde l’avènement d’une néo-dramaticité. En même temps que les fragments de chaque scène ont lieu dans des mondes alternatifs imperméables, les personnages semblent ainsi être en répétition et rejouer les mêmes scènes comme pour tester l’impact (et les limites) de leurs choix et se mettre mutuellement à l’épreuve, permettant à Payne de réinjecter une dimension qualitative (éthique), au fondement des relations interpersonnelles, là où la science ne s’intéresse qu’à la nature quantitative (quantique) des phénomènes physiques.
31Les nouveaux embranchements amorcés dans chacun des différents scénarios ne sont pas poursuivis mais, laissés en suspens, ils offrent le non-dit et l’invisible comme terreau fertile de l’imagination et permettent ainsi de travailler la notion de libre-arbitre et notamment celle de « zone grise » face à des problématiques éthiques particulièrement sensibles, comme celle du suicide assisté. À côté des principes de la physique quantique (non-localité, superposition, intrication…) dramatisés à l’échelle macroscopique du quotidien, les fantasmes, désirs, angoisses, anticipations, et projections des deux personnages se donnent à voir, sur le mode conditionnel, dans l’espace psychique que représente en creux la scène vide, peuplée seulement d’une constellation de ballons de baudruche flottant au plafond, qui évoquent nos pensées autant que les multivers. Ainsi, Constellations fait simultanément exister le drame dans des espaces physiques contre-intuitifs et des espaces mentaux distincts pour chacune des possibilités scénaristiques proposées. Ces propositions dramatiques sont soumises au lecteur-spectateur comme des hypothèses à éprouver sur le mode de la dissonance cognitive, mais finissent par se faire écho dans notre imaginaire par le biais d’opérations cognitives qui soutiennent notre quête de sens et de cohérence narrative. Les choix d’écriture de Payne, qui invente, impose, ordonne, agence et hiérarchise lui-même un nombre somme toute limité de scénarios, orientent bien entendu nos propres réactions : face au maintien de cette autorité de l’auteur, l’indétermination mise en scène touche ici à ses limites et reste le fruit d’un artifice.
- 9 Dans une étude menée auprès de patients atteints d’un cancer avancé du système digestif, une équipe (...)
32En dernière instance, la description indirecte, au travers du trope quantique, des effets de la tumeur cérébrale avancée dont souffre Marianne, qui affecte son psychisme sur les plans neurologique, cognitif et psychologique, permet d’aborder des questions éthiques et philosophiques cruciales tout en contribuant au renouvellement de la forme du drame ultra-contemporain et de ses modalités de déconstruction-reconstruction. Tandis qu’elle subit un déclin de ses fonctions cognitives, Marianne entre en effet dans un mode d’existence marqué par l’incertitude, laquelle justifie le « désordre » et l’instabilité de la pièce9. Cette incertitude est non seulement érigée en modèle poétique structurant, fondant l’élaboration poétique de paysages psycho-quantiques subversifs qui donnent à repenser notre rapport au réel, à la vie et à la mort, mais elle est proposée au lecteur-spectateur comme expérience symptomatique du monde dans lequel nous vivons. Dans notre société d’abondance, la question du choix — choix de vie, choix de fin de vie — et de l’autonomie du sujet conscient, ainsi que son revers, la question de l’impuissance, se posent dans des termes sans précédent, y compris face à la maladie.
33De fait, en niant l’existence d’un déterminisme absolu, la mécanique quantique tend à restaurer la possibilité du libre arbitre (free will) aux yeux d’un certain nombre de penseurs des sciences — c’est là, du moins, avec la question du rôle de la conscience, l’un des débats philosophiques majeurs qu’a relancés la révolution quantique. La dramatisation de cette indétermination systématique de la réalité permet aux trois auteurs de puiser dans le changement de paradigme opéré par la physique moderne des ressources poétiques puissantes pour renouveler la manière d’aborder au théâtre les questions éthiques liées au choix, à l’autonomie du sujet et à la responsabilité humaine. En rapportant le principe révolutionnaire d’incertitude quantique à des situations interpersonnelles où l’Histoire (history) chez Frayn, l’histoire (story) chez Payne, et les histoires (lies ou fantasies) chez Stephens entrent dans une « zone grise », les trois pièces font ainsi « retour sur » ce qui est dit et ce qui est tu, sur les scénarios et les possibles, et dessinent le drame en tournant autour de lui (« revolving around ») sans le fixer. Elles illustrent ainsi les propos de Sarrazac sur le travail des auteurs dramatiques de notre époque, elle-même plus incertaine que jamais :
Nous savons que, pour Aristote, le rôle du poète tragique n’est pas de montrer ce qui s’est réellement passé, mais « ce qui peut se passer, ce qui est possible ». Or, des dramaturges modernes et contemporains, nous pouvons constater qu’ils travaillent à élargir ce champ du possible — des possibles — et à instaurer un dialogue entre ce qui est et ce qui pourrait être. Quelquefois jusqu’au vertige. (52)
34En développant les modalités d’une poétique quantique du drame, Copenhagen, Heisenberg et Constellations offrent ainsi trois manières de travailler cette « grammaire théâtrale du subjonctif, du conditionnel, de l’optatif ; bref, de ces modes qui, contrairement à l’indicatif, en appellent à l’interprétation », qui fonde le « théâtre des possibles » et vise à « insuffler de la liberté dans ce qu’on raconte du monde » (Sarrazac 57). La dramatisation des descriptions quantiques de la réalité — une réalité plurielle, incertaine, non-locale, superposée — semble ainsi trouver dans les modalités poétiques du drame contemporain décrites par Sarrazac — rétrospection, anticipation, optation, répétition-variation et interruption — les outils mêmes d’une révolution du réalisme théâtral.