1Parmi les caractéristiques propres au modernisme, on oublie parfois une attention nouvelle portée à la lecture, notamment dans son caractère essentiellement subversif et potentiellement dangereux. La génération de T.S. Eliot, Virginia Woolf et James Joyce, s’attache ainsi dans ses œuvres à présenter la complexité de l’acte de lecture, à la fois comme un moment de retour sur soi et de réflexion, et comme paradigme de la confrontation à l’altérité. Or, les formes que prennent ces représentations sont tributaires d’une nouvelle façon de penser le rapport au texte, qui intègre le danger dans la lecture, sous plusieurs formes.
2Ce danger concerne d’abord le lecteur, qui peut être soumis à ce que Giorgio Agamben a nommé la « violence linguistique ». Dans « The Limits of Violence », celui-ci montre comment l’idéal grec d’un rapport à l’autre fondé sur la raison (le « logos ») et excluant la violence a été subverti par la modernité. L’utilisation massive par la « propagande » médiatique du pouvoir poétique de la langue, de son potentiel « violent et corporel » — qui poussait déjà Platon à bannir les poètes de sa cité idéale — renouvelle les questionnements sur la vulnérabilité de la réception face à l’irrationnel (Agamben 232-233). Ainsi, dans la nouvelle du recueil Dubliners de Joyce intitulée « A Painful Case », le personnage principal, Mr Duffy, voit son monde de rationalité et d’habitude ébranlé par l’article de journal qui lui apprend le suicide de Mrs Sinico, la femme qu’il avait rencontrée plus tôt dans la nouvelle. Comme le remarque Kershner, ce qui frappe le plus, c’est le style de l’article lu. Celui-ci vient envahir le texte, décentre la voix de Duffy, qui était auparavant la seule présente, et en pointe soudain les failles. C’est cela qui fait réellement violence au personnage : « Duffy’s immediate reaction is revulsion before the style of the excerpt » (Kershner 114). Le texte journalistique exerce sur lui un effet, dont Joyce souligne l’aspect irrationnel, corporel et violent.
3Or, l’irruption de cette violence dans la sensibilité du lecteur oblige également à penser son pendant : le poids de l’irrationnel dans la production de l’interprétation. Michel Picard, dans La lecture comme jeu thématise ainsi l’idée d’un « danger » inhérent à la lecture. Contrairement aux modèles de la communication basés sur la rationalité, comme celui que propose Jurgen Habermas dans Théorie de l’Agir Communicationnel, qui exclut explicitement la « violence » au profit d’une entente intersubjective (Habermas 27), la tripartition que Picard effectue entre « lectant », « lisant » et « lu » établit un rapport dialectique entre raison et investissement pulsionnel, en passant par le corps du lecteur. Cette réflexion l’oblige, de son propre aveu, à se confronter au « côté tacite, obscur, mal contrôlé » de la lecture (Picard 165). Par le biais de l’association d’idées, irrationnelle et incontrôlée, un texte peut mener à des interprétations aberrantes. Dans le poème d’Eliot « Burbank with a Baedeker, Bleinstein with a cigar », Burbank, sillonnant Venise avec son guide « Baedeker », passe des vestiges de la grandeur de la ville à une vision d’Apocalypse, mêlant le topos du temps qui dévore et la référence aux sept lois reçues par Noé après le Déluge : « Burbank, meditating on / Time’s ruins, and the seven laws. » (31-32). Eliot associe la mauvaise vie que mènent les deux personnages éponymes, la lecture très libre de Burbank, et la subversion qu’il fait subir à la fois au texte et au sens même du monde qui l’entoure.
4C’est l’autre signification que peut prendre la notion de « lecture dangereuse ». Non seulement la lecture peut dépasser le contrôle, mais elle peut à son tour faire violence au texte. C’est ce que Jean-Jacques Lecercle théorise à travers le concept d’« imposture » (Lecercle 91). L’activité du lecteur, si elle est toujours tributaire d’un texte, d’une langue et d’un contexte socio-culturel, peut dépasser, voire retourner les schémas hérités, pour imposer une nouvelle interprétation (Lecercle, 148). Cette possibilité est par essence ambivalente : elle ouvre à une forme de liberté nouvelle, mais s’accompagne d’une anxiété herméneutique, face à la possibilité d’une lecture « paranoïaque », détachée du sens du texte et enfermée dans sa propre logique. Harriet Davidson, dans T.S. Eliot and Hermeneutics, note cette ambivalence face à l’absence d’ordre visible dans The Waste Land : « The anxiety caused by the lack of clarity throughout the poem is hermeneutically attached to the freedom from rigidity which this density affords » (Davidson 99).
5Or, loin de minimiser ce potentiel subversif, des auteurs comme Eliot, Woolf ou Joyce préfèrent assumer et gérer les risques inhérents à l’activité de lecture, en les plaçant au cœur de leur poétique, pour leur faire servir des buts divers, politiques, culturels ou esthétiques. Les dangers de la lecture sont ainsi mis en scène, notamment par le biais de situation où des personnages lisent, ou commentent des œuvres d’art. La gestion de la violence linguistique — celle qu’exerce le texte et la violence des interprétations que l’on peut lui faire subir — devient un enjeu à part entière pour les modernistes. Et, par des procédés que je regrouperai sous le terme d’« érotique du danger », ceux-ci explorent les potentialités artistiques d’une telle tension : l’intérêt qu’elle peut susciter, sous la forme du mystère et de l’obstacle fascinant, et la créativité qu’elle peut libérer chez le lecteur.
6Lors de la fête qui achève le dernier chapitre de The Years, face aux membres réunis de sa famille, dont le regard et la compagnie lui pèsent, Peggy, la jeune femme devenue médecin, s’approche de la bibliothèque de sa tante Delia et prend un livre au hasard :
He’ll say what I’m thinking, she thought as she did so. Books opened at random always did. / « La médiocrité de l’univers m’étonne et me révolte » she read. That was it. Precisely. […] She shut the book and put it back on the shelf. / Precisely, she said. (364)
7On peut noter tout d’abord cet acte de citation, correspondant à ce que Barthes nommait la « lecture piquée » (Carpentiers 104). Peggy prend au vol une simple phrase, sans contexte, et lui attribue un sens personnel. L’acte est d’autant plus marqué qu’il comprend une phase de traduction implicite : on peut douter que la pensée de la jeune femme lui serait venue « précisément » en français. Elle agit donc sur le texte en le rendant conforme à ses besoins, en se l’appropriant. En outre, cette interprétation personnelle, quoique spontanée, semble érigée en habitude de lecture par la prédiction du résultat et l’adverbe « always » : avant même de connaître le titre de l’ouvrage ou la section qu’elle lit, Peggy a déjà prévu qu’elle trouvera ce qu’elle cherche. La valeur d’« imposture » de sa lecture, au sens où l’entend Lecercle, transparaît alors sans mal : elle trouvera ce qu’elle cherche parce qu’elle le cherche, ignorant les passages du livre qui ne lui donneraient pas satisfaction. Mais ce premier danger, celui d’une lecture qui oublie le texte, obnubilée par un désir personnel — « hors-jeu », pour reprendre l’expression de Michel Picard (Picard 117) —, est sans cesse hanté par son négatif. Peggy trouve comme support pour affirmer sa propre pensée un texte extérieur, qui lui impose en retour une formule très stéréotypée de rejet. Or, les raisons de son malaise sont plus complexes. Quand elle tente de les expliciter, elle ne parvient qu’à blesser son frère North, sans arriver à exprimer son émotion (« There was the vision still, but she had not grasped it » [371]). Subrepticement, le livre censé exprimer ce qu’elle pense trahit son expérience, en la poussant à insister sur la « médiocrité » de la conversation plutôt que sur ce qu’elle voudrait y voir apparaître.
8Cette intrusion de l’extérieur est la violence qui menace toujours l’interprétation personnelle. Le trope du personnage enfermé dans une interprétation qui ne fait que s’auto-confirmer, et en même temps vulnérable à la violence d’un autre texte, est un letimotiv du modernisme. Il en va ainsi de la dame dans « Portrait of a Lady », d’Eliot. Le « je » poétique est incapable d’adhérer au cadre dans lequel son interlocutrice voudrait le faire entrer. Pour le prouver, il fait intervenir un texte — un journal, comme dans « A Painful Case » : « You will see me any morning in the park / Reading the comics and the sporting page » (71-72). Le journal, vu dans son aspect le plus populaire, crée bien entendu un fort contraste avec la pureté culturelle du monde de la dame. Mais la suite du passage précise la nature de ce contraste : « Particularly I remark / An English countess goes upon the stage. / A Greek was murdered at a Polish dance, / Another bank defaulter has confessed » (73-76). On retrouve dans cette énumération tout ce qui est absent de la vision du monde de la dame : l’évolution des mœurs et la décadence de la noblesse, ainsi que l’abus de confiance — qui fait écho à la situation même du jeune homme, incapable de répondre à la générosité d’âme de cette « amie » qui se trompe sur lui. Ces différents aspects se rejoignent enfin dans une forme d’interprétation qui entre en parallèle avec la lecture : l’interprétation musicale. Le meurtre lors d’un bal polonais fait réapparaître la violence des passions éveillées par la musique, que la dame tente de conjurer dans sa propre interprétation de Chopin (« So intimate, this Chopin, that I think his soul / Should be resurrected only among friends […] who will not touch the bloom / That is rubbed and questioned in the concert room. » [10-14]). Son besoin d’éviter tout « questionnement », sa peur de voir la musique qu’elle écoute souillée par trop d’analyse, révèle en creux sa vulnérabilité au monde, à la violence des passions que l’art éveille.
9Ce double danger du texte, paradoxalement ouvert à toute lecture et en même temps toujours prêt à se retourner contre celle qu’on en donne, peut se rapporter à une cause première : la remise en question de toute transcendance du texte, en particulier la transcendance de l’auteur. Sous des formes aussi différentes que la lutte contre les structures du patriarcat chez Woolf ou le double évitement de l’oppression coloniale et du mythe nationaliste chez Joyce, la prise de distance face aux autorités héritées est une constante de l’éthique artistique du modernisme, et influe de façon déterminante sur le rapport à la lecture. Si la paternité est, selon les mots de Stephen dans Ulysses, une simple « fiction légale » (266), l’auteur « père » du texte ne peut plus être garant de l’intégrité du sens, autrement que par le moyen indirect d’une action elle-aussi « légale », par le biais d’une institution. Le sens du texte n’est plus affaire d’intention première ou d’inspiration, mais découle d’un rapport de force, entre normativité institutionnelle et possibilité de l’imposture personnelle. C’est ce que Jean-Jacques Lecercle théorise par ce qu’il appelle la structure ALTER (Lecercle 75). Le rapport entre auteur (A) et lecteur (reader, R) doit être pensée comme un rapport pragmatique, une action réciproque, médiatisée par le texte (T), mais aussi par la langue (L) et le contexte culturel (que Lecercle synthétise via la notion d’ « encyclopédie », E). Toutes ces instances sont immanentes, réactivées lors d’une lecture donnée, et expliquent la labilité du sens, toujours pris dans un contexte.
- 1 Frisby rappelle ainsi le lien intime qui lie flânerie et lecture: « Flânerie… can be associated wit (...)
10Un personnage moderniste illustre particulièrement le rapport entre impulsion individuelle et forces sociales qui préside à la lecture : il s’agit du jeune Stephen, dans A Portrait of the Artist as a Young Man. Dès l’enfance, il découvre la capacité des textes qu’il lit à changer de sens. Lors de ses premiers exercices d’écriture à Conglowes, les phrases à mémoriser le frappent par leur rythme et leur musicalité presque poétique : « like poetry but they were only sentences to learn the grammar from » (8). Leur pouvoir suggestif dépasse leur fonction première, si bien qu’elles apparaissent ensuite, au sein de ses visions fiévreuses, pour traduire sa peur de la maladie : « canker is a disease of plants / cancer one of animals » (17). On retrouve Stephen, un peu plus vieux, plongé dans ses études, appliquant à Saint Thomas ou Aristote ce même principe : « retaining nothing of all he read save that which seemed to him an echo or a prophecy of his own state » (131). Il est ce lecteur « imposteur », qui fait violence au texte pour ses propres buts, et laisse sa pensée divaguer. Cette façon qu’il a de lire les textes devient le symbole d’une rébellion face aux institutions sociales irlandaises, qui se traduit également par un rapport à l’espace. Stephen abandonne les allées droites des halls de son école pour les dédales de la ville, auxquels son nom le prédestine. Le parallèle entre lecture comme imposture, déambulation et subversion des autorités est au cœur de la description de ses errements adolescents. Son désir est attisé par des textes dépourvus de paternité, textes-rejets qui semblent comme nés du pur suintement des lieux d’aisance : « [the] echo of an obscene scrawl which he had read on the oozing wall of a urinal » (83). Les textes au sens strict se mêlent alors aux traces plus générales de la dépravation, entraînant une forme de « lecture » subversive de la ville, typique de la posture du flâneur1. Cette dynamique érotique, où le jeu des signes le fait avancer de plus en plus loin, l’entraîne dans les bas-fonds de Dublin. Mais elle le rend aussi vulnérable aux admonestations des jésuites, et à la rhétorique de la honte et de la punition infernale. Le rapport de force entre la loi et son contraire, entre une prolifération sous-jacente et une autorité qui tente de la réguler, prend alors la forme de la confession. Mais même cette forme hautement ritualisée d’adresse est subvertie par l’imagination du protagoniste. Il s’imagine écrire des lettres de confession pour les jeter comme des bouteilles à la mer « for anyone to find » (97). Mais hors du secret du confessionnal, dans l’acte de l’écriture et de la lecture, la rédemption risque de n’être qu’un texte violent de plus, un nouveau texte-rejet et une nouvelle tentation érotique : « a girl might come upon them as she walked by and read them secretly » (97). La dialectique entre « bonne » et « mauvaise » lecture, contrôle et danger, est prise tout entière dans le rapport de force qui l’oppose aux institutions, en particulier au poids culturel et normatif de l’Église.
11La prise de conscience face au danger de la lecture éclaire en même temps les forces sociales à l’œuvre pour la contrôler. Le modernisme met l’accent sur les processus de censure, à la fois personnels et surtout institutionnels, qui entourent les rapports aux textes. Ainsi, le personnage de Betty Flanders dans Jacob’s Room illustre le rapport entre l’effet violent et subversif de la lecture et l’emprise sociale qui en réprime les manifestations. Quand Betty pose les yeux pour la première fois sur la lettre que lui adresse le capitaine, le mot « amour » l’arrête, et sa réaction corporelle trahit son émotion (« [her] breast went up and down » [22]). Le texte agit sur elle et lui fait ressentir des émotions qu’elle s’interdit. Mais l’acte de réponse est peu à peu récupéré par une autre violence : celle des forces sociales qui définissent la vie de la veuve mère de famille. Une réflexion coupe bientôt le cours de sa pensée : « Did I forget the cheese? » (23). Sa lettre est ensuite ré-écrite jusqu’à ne plus exprimer que les sentiments acceptables pour Betty, réprimant sa réaction première (« Motherly, respectful, inconsequent, regretful » [23]). Cette auto-censure explique alors l’impossibilité pour elle de comprendre son fils. Ses lettres jouent une sorte de rôle de surmoi maternel, cachetées dans le vestibule, pendant que dans la chambre se joue tout ce qu’elles ne peuvent recevoir : « if the pale blue envelope lying by the biscuit-box had the feelings of a mother, the heart was torn by the little creak, the sudden stir. Behind the door was the obscene thing, the alarming presence » (124). La censure victorienne est hantée par ce qu’elle laisse derrière la porte, hors du domaine de l’exprimable.
12La répression morale et la répression de la lecture vont ensemble, comme pendants de la domination sociale. Cette vision est bien entendu partagée par le jeune Stephen de A Portrait of the Artist as a Young Man, dans un contexte que Cheryl Herr résume par la formule : « dominated middle classes in a dominated land » (Herr 19). Sa verve lors de la joute verbale avec le recteur de l’université est d’avance contenue, ce que son interlocuteur ne se fait pas prier pour lui rappeler quand la conversation semble tourner à son désavantage : « there is, however, the danger of perishing of inanition. First you must take your degree » (159). Le sous-texte est ici d’une violence indéniable : ceux qui contrôlent l’infrastructure, qui peuvent vous faire mourir de faim, contrôlent ce que vous pouvez dire. Mais la brutalité particulière de la situation coloniale ne fait que mettre l’accent sur le rôle d’encadrement que jouent les institutions culturelles. Eliot est tout aussi acerbe dans les poèmes de ses jeunes années face à ces « gardiens » de l’ordre moral. Le poème « Cousin Nancy » change ainsi, par antonomase, les livres en instances de surveillance : « Upon the glazen shelves kept watch / Matthew and Waldo, guardians of the faith, / The army of unalterable law. » (11-13). Face aux errements de la lecture comme de la vie, la figure de l’Auteur, changé ici en fonction sociale — Waldo Emerson comme norme de la morale américaine et Matthew Arnold pour la doxa victorienne — veille. Le double langage religieux (« guardians of the faith ») et militaire (« army ») évoque les deux facettes de la domination, ce qu’Althusser appelle respectivement « appareils idéologiques d’état » et « appareils répressifs d’état » (Althusser 81). Les forces sociales se manifestent donc par une illusion, prenant appui sur les livres pour leur faire subir une « hypostase », changeant leur contenu en une figure unique, source de vision (« kept watch ») plutôt qu’objet de lecture. Cette transformation permet certainement d’éviter la prolifération des lectures, et de contrôler les écarts de la jeune cousine en question. Cependant, Eliot comprend bien l’aspect déshumanisant et mortifère de ce rapport au texte. Son poème « The Boston Evening Transcript » présente ainsi le lectorat du journal comme de simples rangs de plants de maïs : « The readers of the Boston Evening Transcript / Sway in the wind like a field of ripe corn. » (1-2). L’influence imagiste qui préside à cette comparaison ne doit pas en cacher la violence : les lecteurs sont en un mot accusés de suivre ce qu’ils lisent sans aucune volonté propre. En outre, la lecture de ce journal est contrastée avec l’élan même de la vie : « evening quickens faintly in the street, Wakening the appetites of life in some / And to others bringing the Boston Evening Transcript » (4-5). On ne peut en substance lire ce journal et se sentir vivant. Derrière la sécurité que peut apporter le texte autoritaire, que ce soit celui des auteurs hypostasiés ou du journal qu’on suit à la lettre, un autre danger se fait jour.
13La lecture peut de fait être soumise à une violence sociale, non par le texte, mais par une certaine norme d’interprétation. C’est ce que remarque Benoît Tadié au sujet du rapport qu’Eliot entretenait avec la notion de « masses », par exemple. Il est courant de penser qu’Eliot était élitiste. Cette position oblige néanmoins à faire fi de son intérêt pour l’art populaire, de son admiration pour des artistes comme Marie Lloyd et ainsi de suite. En revanche, ce à quoi il s’est indéniablement opposé, c’est ce que Tadié appelle le « discours d’emprunt » manipulateur qui changeait le public en consommateurs de masses, passifs et atomisés (Tadié 145). On peut appliquer la même remarque s’agissant du traitement que Woolf réserve aux cours du soir que suit Septimus dans Mrs Dalloway. Cuddy Keane remarque l’« ambivalence » de Woolf vis-à-vis de cette forme d’éducation, qui pousse le jeune homme à s’engager au front, à travers un mélange de culture à demi digérée et de sentiments platoniques pour l’enseignante « [he went to defend an] England which consisted almost entirely of Shakespeare’s plays and Miss Isabel Pole » (84) (Cuddy-Keane 84). On retrouve ici cette forme de confusion entre auteur (Shakespeare), texte, et valeurs extrinsèques (England), qui signale la manipulation nationaliste de la figure « Shakespeare ». Loin de garantir l’intégrité du texte, les institutions ne font souvent qu’en véhiculer une version « autorisée », qui tient autant d’une « imposture » que celle d’un Stephen ou d’une Peggy, mais en l’imposant comme norme. C’est la « violence » qu’Agamben attribue à la propagande. Et à son retour de la guerre, quand Septimus ouvre de nouveau Shakespeare et les classiques, sa lecture, personnelle au point d’en être paranoïaque, ne fait que rejouer, de façon caricaturale, la violence des interprétations socialement imposées : « he opened Shakespeare once more. […] How Shakespeare loathed humanity […] the sordidity of the mouth and the belly ! This was now revealed to Septimus; the message hidden in the beauty of words. The secret signal […] Dante the same. Aeschylus (translated) the same. » (75). La parenthèse finale, typique de l’ironie woolfienne, rappelle la médiation première de la traduction, sans doute héritée de la période précédente, version victorienne des tragédies d’Eschyle. Le dégoût du corps, derrière les sources lointaines que lui trouve Septimus, est aussi l’héritage des pratiques de lectures moralisantes de l’avant-guerre. Son interprétation, si elle est la trace de sa folie, a donc un aspect révélateur : elle ne fait au fond qu’accentuer des tendances déjà présentes dans le monde social. Les tentatives de contrôle institutionnel sur le rapport au texte ne font que légitimer un certain rapport aux livres, sans pour autant leur ôter leur influence sur leur lectorat, ni désamorcer véritablement leur pouvoir subversif.
14La position des auteurs modernistes naît de cette prise de conscience : ils ne sont pas défenseurs d’un texte ambivalent face à un texte simple, pas adeptes du danger face à la sécurité. La prétention à une lecture sans rapport de force, fidèle à une norme transcendante, est à leurs yeux une illusion, qui ne fait que cacher des formes de violence sociale autorisées. Les modernistes ne sont pas « en faveur » du danger du texte, ils y sont violemment confrontés. Cependant, leur réaction diffère de celle de leurs prédécesseurs en ce qu’ils acceptent de thématiser l’obstacle, et de penser la littérature à partir de ce danger.
15Woolf est peut-être celle qui prend la question à bras-le-corps de la façon la plus claire, en l’insérant dans sa lutte contre les structures du patriarcat. La lecture est une des activités qui libère des carcans qu’on impose aux individus, et en particulier aux femmes. C’est par exemple l’échappatoire de Mrs Ramsay dans To The Lighthouse. Dans leur scène de lecture à deux, Mr Ramsay veut imaginer sa femme comme simple objet de son regard, selon le trope pictural de la « liseuse », dont la lecture n’est qu’une posture : « he liked to think that she was not clever, not book-learned at all. He wondered if she understood what she was reading. Probably not, he thought. She was astonishingly beautiful. » (97-98). Mais, alors qu’elle est par ailleurs presque toujours au service de son mari, et prête à tout pour se conformer à ses attentes, la lecture de Mrs Ramsay transcende ses a priori. De fait, alors que, plus tôt dans le roman, Mr Ramsay, pris dans les normes linéaires de la pensée philosophique victorienne, se pense comme un explorateur perdu sur les pentes d’une montagne ou près d’un pôle (32), la façon de lire de Mrs Ramsay, comparée à un vol, parvient à un « sommet » dans le domaine poétique que son mari n’est pas parvenu à atteindre par le développement linéaire de la logique : « she was ascending, she felt, on to the top, on to the summit. How satisfying ! How restful ! […] And there it was ! […] she held it in her hands, beautiful and reasonable, clear and complete, here — the sonnet. » (99).
16On retrouve ici ce que Chantal Delourme, parlant d’Orlando, appelle son art de la « dé-lecture » (« unreading »). En outre, ce type de rapport au texte doit se comprendre à mon sens comme une autre forme de la « liberté illégitime » que découvre la narratrice de la nouvelle « The Mark on the Wall ». L’un comme l’autre commencent avec un livre en main (« the steady film of yellow light upon the page of my book », se souvient la narratrice, [3]). Puis leurs yeux s’égarent, et suivent les « lignes de fuite » que leur ouvre le texte : « Orlando’s eyes more often than not wander off the page, pursue a line of thought, stray », « the text is an invitation to branch off into so many lines of flight » (Delourme 187). Et par ces pensées volages, ils remettent en question le monde qui les entoure, brisant les carcans sociaux (le « luncheon » du dimanche ou les barrières fixes de l’identité sexuelle) pour un temps du moins. Cependant, Woolf est consciente ici aussi de l’angoisse que peut éveiller cette libération, de la violence de ce qu’elle propose. Un monde où tous les carcans qui relient les hommes sont distendus n’est peut-être pas un monde habitable (« a world not to be lived in » [6]).
17Néanmoins, plutôt que de réprimer cette angoisse, Woolf décide d’en faire un jeu. L’aspect polémique et anxiogène de la subversion est présenté sous des traits intrigants, mystérieux, qui font son attrait. Nulle part cette confrontation ludique au danger ne me semble plus visible que dans A Room of One’s Own. Tout au long du texte, une accumulation d’apartés et de petites remarques créent une atmosphère de mystère et poussent à la méfiance. Comme le remarque Frédéric Regard, la parole de la narratrice vient s’« inscrire sous x », dissimulée sous une accumulation d’alias (« Mary Seton, Mary Beaton or Mary Carmichael » [4]) (Regard 240). Son récit est d’emblée placé sous le signe de l’ambiguïté entre vérité et fiction, voire mensonge : « As I have said already that it was an October day, I dare not forfeit your respect and imperil the fair name of fiction by changing the season » (12). Par cette remarque, la voix narrative remet également en doute le respect qu’on peut avoir pour elle, comme si son auditoire devait déceler une faille dans son discours. Enfin, l’aspect politique de cette remise en question de l’autorité est porté au premier plan par une hésitation soudaine : « … I am sorry to break off so abruptly. Are there no men present ? Do you promise me that behind that red curtain over there the figure of Sir Charles Biron is not concealed ? » (62). La possibilité d’un espion, d’une parole qui pourrait être entendue et réutilisée contre elle, semble hanter la narratrice. L’ironie, dans le cadre d’un texte écrit, est indubitable : un lecteur masculin, Charles Biron lui-même peut-être (le juge dans le procès pour obscénité du roman The Well of Loneliness de Radclyffe Hall, autrement dit en contexte le censeur par excellence) peut avoir le livre dans les mains. Le danger d’une lecture à charge est donc omniprésent. Mais plutôt que d’en faire un mal, Woolf accepte cet espion derrière le rideau. Elle invite la lecture sceptique, en tant qu’elle est active : « You have been contradicting her and making whatever additions and deductions seem good to you » (79). Cuddy-Keane considère en effet que le but de fond de l’essai est de proposer à ses lecteurs et lectrices de délaisser le rôle d’auditoire passif que le format réserve traditionnellement à son public (« to shift out of the role to which they have been consigned » [Cuddy-Keane 154]). L’honnêteté vis-à-vis des dangers de la lecture prend ici une valeur politique. Il s’agit, pour reprendre la formule de Judith Allen, de renforcer la résistance des lecteurs aux influences de certaines pratiques autoritaires : « to make certain that [the] readers will ultimately have the power to resist authorities » (Allen 9). Plutôt que de tenter de protéger ses lecteurs des dangers inhérents au texte, il faut les placer en position de juge : laisser leur propre interprétation se confronter aux normes de réception établies. C’est ainsi que Woolf se propose de former, selon la formule de Christine Reynier, un lecteur capable d’ « absorber les chocs » que cause la violence inhérente au texte, plutôt que d’essayer de réprimer cette violence (Reynier).
18Ainsi, les auteurs modernistes développent des stratégies visant à changer la violence à l’œuvre dans la lecture en véritable enjeu artistique. Ils créent une forme d’« érotique » de la lecture dangereuse. Pour reprendre les arguments de Roland Barthes dans Le Plaisir du Texte, la lecture s’articule sur un double « désir du texte », usant de la double valeur du génitif. Le texte est désirant, il use de procédés rhétoriques et narratifs pour indiquer au lecteur qu’il « le désire » ; et la lecture est à son tour désirante, tentant de s’approprier le texte (Barthes 1507). On reproche souvent aux textes modernistes de ne pas faire montre de ce désir en direction du lecteur. Mais c’est oublier qu’on peut à la fois accepter la part de violence dans l’interprétation d’un texte, et créer à partir de cette tension une autre forme de dynamique. La première nouvelle de Dubliners, « The Sisters », place l’ensemble du recueil sous le signe de cette « érotique du danger ». Comme le remarque Hélène Cixous dans « Joyce : The (r)use of writing », la première scène multiplie les attentes, et c’est cela qui « accroche » le lecteur : « [it] holds me and intrigues me (and I, the reader, am thus fastened to the text) » (Cixous 25). La nouvelle tourne autour des secrets du prêtre mort, symbolisés par la fenêtre opaque sur laquelle se jettent les regards anxieux de l’enfant. On lui cache quelque chose, et chaque remarque, chaque avertissement, semble indiquer que c’est pour son bien. Sa lecture de l’événement est strictement encadrée. Mais le mystère insiste, envahissant ses rêves. Comme pour lui, l’absence de clôture pousse le lecteur à rêver, à franchir les limites de ce qui est dit pour aller lui-même chercher la face cachée de l’histoire. Le danger, la possibilité d’échapper au contrôle du sens, passe du rôle de limite du texte à celui de seuil.
19Dans Ulysses, cette même stratégie sert à inviter le lecteur à sortir de sa zone de confort, à la fois en termes de lieux diégétiques et de pratiques de lecture. Le début du quinzième épisode (« Circé ») est un parfait exemple de cette « érotique ». Les premières pages nous font entrer dans l’univers de l’épisode, en le présentant comme un monde mystérieux, une aventure dans les bas-fonds. L’entrée de Mabbot Street est décrite de la façon suivante : « an uncobbled tramsiding set with skeleton tracks […] and danger signals » (561). La valeur symbolique des différents éléments est fortement soulignée : on arrive à l’endroit où le droit chemin, la ligne de tram, perd ses limites physiques (les pavés), et où guette le danger. Et le texte pousse en avant : d’abord aux seuils des portes (« a step » puis « the doorstep », « the railings » [562]) puis à l’intérieur des maisons (« a plate crashes; a woman screams; a child wails », « In a room lit by a candle stuck in a bottleneck a slut combs out the tatts from the hair of a scrofulous child » [562-563]). La lecture invite à aller voir plus loin : la référence à la lueur de la chandelle dans la chambre de la prostituée implique que la scène est vue de l’extérieur, par la fenêtre. Et dans ce monde d’entre deux, le pouvoir se montre sous son aspect le plus violent : les « redcoats », les soldats anglais, rôdent. Toutes ces présences, entr’aperçues et vaguement menaçantes, entrent en parallèle avec l’ambivalence du sens, quand les apparitions et les métamorphoses s’enchaînent à l’intérieur du bordel. Joyce réutilise les codes institués du mystère pour obliger le lecteur à prendre un rôle actif dans son interprétation, en se confrontant à la charge de violence et de malaise que peuvent générer ces moments. La lecture « dangereuse », celle qui accepte la labilité de ses points d’appui et s’aventure à trouver du sens là où aucune certitude ne vient le confirmer, est la seule possible dans les méandres de la ville de nuit, comme dans le roman.
20L’invitation à la lecture dangereuse constitue également un des ressorts du rapport au lecteur dans The Waste Land, notamment au début du poème, lors du passage où Mme Sosostris lit les cartes. Tout d’abord, la cartomancie est toujours hantée par la possibilité de l’« imposture », d’imposer arbitrairement un sens aux signes. Malgré la « sagesse » de la lectrice, les cartes sont par essence retorses (« the wisest woman in Europe, / With a wicked pack of cards » [45-46]). Toute la scène est empreinte de cette ambivalence, incitant à une méfiance presque paranoïaque (« One must be so careful these days » [59]). Et comme toute diseuse de bonne aventure, Mme Sosostris livre une vision ambivalente et parcellaire de l’avenir. L’image de la carte « blanche », indiquant une information à laquelle la lecture n’a pas accès (« Which I am forbidden to see » [54]), renvoie à une forme de censure implicite : tout ne peut être dit. Mais inversement, même les manques ont une valeur (« I do not find / The Hanged Man. Fear death by water » [54-55]). Une pratique de la lecture dangereuse se dégage alors du passage : la « sagesse » de la diseuse de bonne aventure consiste à relier des fragments — y compris intertextuels, à l’image de la citation de The Tempest (« Those are pearls that were his eyes » [48]) — sans former de récit synthétique, mais en cherchant les manques, et la valeur contextuelle de chaque nouvelle occurrence (« The lady of situations » [50]). Or, de par une telle lecture, le jeu de cartes en vient à constituer un point de départ pour l’ensemble du poème. On retrouvera le marin phénicien noyé en Phlebas, Belladonna, « lady of rocks » (50), en la femme hystérique, le marchand peut représenter Eugenides. Les images de tourbillons peuvent renvoyer à la roue, et « l’homme aux trois bâtons » peut figurer Tirésias, via l’énigme à laquelle Œdipe répond face à la sphinge. Il faut bien se méfier de la mort par l’eau, puisqu’elle semble atteindre Phlebas, et les foules marchant en cercle apparaissent au milieu de la cinquième partie (« Who are those hooded hordes swarming […] Ringed by the flat horizon only » [368-370]). La lecture ambivalente, méfiante et contextuelle de Mme Sosostris n’est pas une clé au sens où elle livrerait une vérité sur l’œuvre, ce que Jean-Jacques Lecercle appelle une « lecture ouvre-boîte » (Lecercle 3). Mais elle est en revanche une parfaite introduction à ce que Harriet Davidson appelle la logique du « désir impropre » dans The Waste Land : elle rend intrigante, attrayante, la démarche par laquelle le poème refuse la « propriété » (« the poem does not uphold property ») pour ouvrir à une multiplicité de lectures (in Moody 122). Chacun devra se livrer face au poème à une lecture « dangereuse » car aucune lecture purement instituée n’existe. Mais l’épisode de la cartomancie propose un modèle à suivre, et le recours à la figure de cette mystérieuse Sosostris donne à une telle lecture les attraits de l’« érotique du danger ». Comme dans une aventure de Corto Maltese, ou pour Tintin au début des Bijoux de la Castafiore, l’entreprise du lecteur qui cherche à entrer dans The Waste Land est introduite par une mystérieuse séance de lecture. Si l’acte de lecture est essentiellement dangereux, ce danger peut être encadré, réprimé par des forces instituées et autoritaires ; ou, comme dans ces textes modernistes, il peut être changé en aventure.
21Ainsi, plutôt que de voir dans la violence de la lecture — celle que peut subir un lecteur comme celle qu’il peut imposer au texte — une sorte de déviation par rapport à une norme transcendante de communication parfaite, des auteurs comme Eliot, Joyce et Woolf intègrent cette facette du rapport au texte à leur esthétique. Plutôt que de masquer le « danger », ils acceptent que la lecture peut subvertir les normes, reprendre et changer le sens du texte et échapper à tout contrôle. Cette lucidité leur permet d’exploiter le potentiel créatif et libérateur inhérent à l’activité du lecteur, pour combattre l’hétéronomie des institutions politiques et sociales, et inviter à l’exploration des possibilités les plus déroutantes et ambivalentes — les plus dangereuses — qu’ouvrent leurs recherches artistiques.