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La transparence

« But the house, it seemed, would not be so easily subdued » Spectres de l’anglicité dans The Little Stranger de Sarah Waters

« But the house, it seemed, would not be so easily subdued » Specters of Englishness in Sarah Waters’s The Little Stranger
Elsa Cavalié

Résumés

Le dernier roman de Sarah Waters, The Little Stranger, se déroule à Hundreds Hall, un manoir emblématique du sort des country houses britanniques progressivement abandonnées par une aristocratie désargentée au lendemain de la seconde guerre mondiale. Revisitée par le narrateur, Farraday, la demeure s’écrit dans l’écart entre la splendeur passée de la landed gentry et la décrépitude de l’Angleterre de la fin des années 1940.
Le roman écrit l’histoire en transparence : clairement historicisé, sans doute plus que d’autres œuvres contemporaines partageant ses thématiques, The Little Stranger inscrit le drame personnel au cœur de l’histoire sociale du pays. Mais la notion de transparence s’incarne également dans l’architecture de Hundreds, et ses reflets changeants, menant à la découverte de ses fantômes. C’est finalement la capacité qu’a la demeure d’être à la fois présente et absente qui nous amène à questionner la nature de l’anglicité à l’envisager comme « hantologie », un spectre historique et social obsédant encore l’Angleterre.

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Texte intégral

1Hundreds Hall, la demeure autour de laquelle le dernier roman de Sarah Waters, The Little Stranger, est centrée, constitue un « lieu de mémoire » (Nora xxiv) tel que le définit Pierre Nora, c’est-à-dire une « bulle de passé » (Nora xxxiii) au sens historique et personnel du terme : historique, car elle est emblématique du sort des country houses britanniques progressivement abandonnées par une aristocratie désargentée au lendemain de la seconde guerre mondiale ; personnel, car c’est la demeure que le narrateur, Farraday, connut au temps de sa splendeur, durant son enfance, alors que sa mère y travaillait comme femme de chambre.

  • 1 Rappelant ainsi des romans tels que The Go-Between et Atonement, où le protagoniste est aussi le fi (...)

2Comme Kazuo Ishiguro dans The Remains of the Day, Waters choisit comme point focal de la narration un protagoniste issu de la classe des domestiques : Stevens était le majordome de Darlington Hall, le Dr Farraday le fils d’une femme de chambre1. Mais il s’agit ici d’une réécriture différente en ce qu’elle se concentre sur l’aristocratie. Alors que Darlington était opaque et inaccessible, la famille de l’upper-class est le point central du roman, qui narre le déclin progressif des Ayres, maîtres de Hundreds Hall depuis de nombreuses générations. Le Dr Farraday raconte ainsi comment Rodderick Ayres (le fils et l’héritier incapable de résorber les dettes du domaine) sombre petit à petit dans la folie car il est persuadé d’être persécuté par l’esprit hantant la maison, comment Mrs Ayres se dirige inéluctablement vers le suicide parce qu’elle croit être hantée par le fantôme sa fille ainée morte alors qu’elle avait huit ans, et comment Caroline tombe, involontairement ou non, du dernier étage de la demeure, après avoir rompu ses fiançailles avec Farraday.

3« The little stranger », le petit étranger du titre du roman, c’est donc à la fois l’image du petit garçon qu’était Farraday, arrachant un gland en plâtre aux moulures de la demeure afin d’en capturer un peu de la magie (2), et le fantôme, imaginaire ou bien réel, hantant les murs de Hundreds. Le fantôme représente en effet la cristallisation de la transparence angoissante d’un passé révolu à travers le présent, soit la désintégration de la société de classe autant que de la déchirure intime (la mort de leur premier enfant) à laquelle les Ayres ne peuvent échapper. Selon Abraham « [le] retour périodique [du fantôme], compulsif et échappant jusqu’à la formation des symptômes (au sens de « retour du refoulé ») fonctionne comme un ventriloque, comme un étranger par rapport à la topique propre au sujet » (Abraham 429). Inclusion prégnante à la croisée de l’intime, du psychique et du social, le fantôme, figure de la transparence, emblématise le surgissement d’un passé ineffable au cœur de la country house.

4Dans The Little Stranger, c’est tout d’abord l’histoire qui se donne à voir en transparence, car le roman de Sarah Waters est nettement historicisé, sans doute plus, nous le verrons, que d’autres œuvres contemporaines partageant ses thématiques : la figure de la ruine, métonymie du brouillage temporel et de la désagrégation emblématise l’apparition intermittente d’instantanés d’une splendeur passée favorisant la perte de repères. Mais la notion de transparence, littéralement la capacité d’un corps à laisser passer la lumière, s’incarne également dans l’architecture de Hundreds, et ses reflets changeants : substituant une évanescence inquiétante à l’habituelle permanence des country houses, la demeure semble se dérober au regard comme à l’interprétation.

  • 2 « En prolongeant la pensée du fantôme, on peut soutenir que, vraisemblablement, “l’effet de fantôme (...)

5La capacité qu’à Hundreds d’être suspendue entre présent et passé, traversée par les fantômes d’une anglicité de classe et de valeurs, nous amène à questionner la nature de concept. Si l’anglicité est « difficile de nommer : ni âme ni corps, et l’une et l’autre » (Derrida 25) pour citer Derrida, peut-être est-elle « hantologie », un spectre historique et social hantant inlassablement la société britannique, depuis les années 1950 où le roman est situé, à la période contemporaine où celui-ci est écrit. Alors que la spectralité, horizon intermittent de la transparence, fait symptôme, la société ne semble pas pouvoir exorciser2 le fantôme de l’anglicité.

Hundreds Hall ou l’histoire en transparence

6Lorsque le Dr Farraday visite Hundreds, pour la première fois après trente ans d’absence, il est horrifié par les signes de délabrement (« signs of decay » [5]) défigurant la demeure : le jardin n’est plus entretenu, le lierre a recouvert la façade avant de mourir (« tangled rat’s-tail hair » [5]) et l’apparence générale du bâtiment trahit la situation financière précaire de ses propriétaires. L’intérieur n’est pas en reste, et la description du salon dans lequel Farraday prend le thé lors de sa première visite est saturée de marqueurs de la décrépitude :

As in the passage, however, much of the detail was chipped or cracked, or had been lost completely. The floorboards, humped and creaking, were covered with overlapping threadbare rugs. A sagging sofa was half hidden by tartan blankets. Two worn velvet wing-backed chairs stood close to the hearth, and sitting on the floor beside one of them was a florid Victorian chamber-pot, filled with water for the dog. (17)

  • 3 Un phénomène initié par les adaptations cinématographiques de Merchant & Ivory (Howards End (1992), (...)
  • 4 Pour une exploration détaillée du thème de la ruine dans la littérature contemporaine, voir Études (...)
  • 5 Comme si l’on voulait souligner la capacité de modelage des esprits que ce symbole fort de l’anglic (...)

7Les fissures parcourant les murs et les planchers, les textiles si fins qu’ils en deviennent transparents, de même que le pot de chambre utilisé comme gamelle du chien (détail proprement obscène car il révèle ce qui est d’ordinaire caché), sont autant d’éléments qui figurent l’agonie de la demeure. Loin des images traditionnelles de manoirs majestueux et intacts servant fréquemment de décor au Heritage Cinema contemporain3, Waters représente une country house anglaise sans espoir de renouveau4. On n’assistera pas non plus à sa renaissance sous forme d’école comme dans The Stranger’s Child de Alan Hollinghurst5. Hundreds est au contraire impitoyablement condamnée, et la fin du roman semble entériner le devenir fantomatique de cette dernière :

There are holes appearing in the roof, where slates have been lost in bad weather ; a family of swallows has come right into the old day-nursery and built a nest there. I put down pails to catch the rainwater, and have boarded up the worst of the broken windows […]. The saloon ceiling still holds, though it can only be a matter of time before the bloated stucco tumbles. Caroline’s bedroom continues to fade. Roderick’s room, even now, smells faintly of burning […]. (462)

8De manière assez similaire à la première description, les ravages du temps et des éléments rendent la demeure poreuse à l’air et à l’eau, et ce qui était autrefois le foyer des Ayres semble avoir définitivement perdu son statut de maison-nid bachelardienne, essentiellement ancienne et protectrice, et être réduite à une coquille en ruine. Comme l’influence que la famille exerçait sur le voisinage, la chambre de Caroline s’efface, et l’aposiopèse concluant le passage semble prolonger indéfiniment la décrépitude de la demeure, telle un gisant architectural. De plus, et de façon simultanée, la country house doit faire face à ce que E. M. Forster qualifieraient d’attaque de la banlieue au cœur de la campagne anglaise chérie (illustrée par le « red rust of Suburbia » de la fin de Howards End [Forster 329]), c’est-à-dire ici la construction de lotissements sur le domaine familial, vendu morceau après morceau afin d’en financer l’entretien.

  • 6 On remarque que la brique rouge peut figurer une référence à Forster, si ce n’est qu’ici ce n’est p (...)

9Le terrain est ainsi lentement avalé par des lotissement sociaux, décrits par un des membres de la famille Ayres comme des champignons vénéneux : « They had gazed across the unkempt park at the breach in the wall and at the red council houses that seemed to have sprung up inside it like so many toadstools6 » (398). Le roman dépeint en effet la bataille d’arrière garde qu’emblématisent les Ayres, contre le gouvernement travailliste tout d’abord, mais également, plus insidieusement, contre les membres des classes inférieures. Mrs Ayres commente en effet ainsi la transformation du domaine familial : « But it seems this government is quite happy to hand out permits to men who intend to break up parklands and estates so that they might cram twenty-four families into three acres of ground » (175).

10En faisant référence au gouvernement travailliste de Clement Attlee, le roman est clairement historicisé et ancré dans l’immédiat après-guerre, sa dimension néo-gothique ne servant pas de prétexte à l’extraire de la société de l’époque : Waters insiste par exemple sur le fait que les événements se déroulent au moment où la Grande Bretagne change de gouvernement, et le premier ministre est plusieurs fois mentionné, quoiqu’avec défiance, par les Ayres : « I think they’d like nothing better than to hang us all from the mainbrace ; they’re just waiting for Attlee to give them the word. He probably will, too. Ordinary people hate our sort now » (176). La diégèse se développe ainsi dans le cadre fourni par les événements historiques et politiques qui redessinent le paysage social de la Grande Bretagne de l’après guerre, tels que l’annonce de la création du N.H.S. et sa mise en place effective. Cependant, la petite société du village, bourgeoise et conservatrice, résiste activement à ce qui est communément perçu comme un progrès social :

« It’s as if — well, as if something’s slowly sucking the life out of the whole family. »
« Something is, » he said […] « It’s called a Labour Government. » (351)

11De façon assez novatrice dans le roman contemporain, le déclin de la country house est contextualisé et dépeint de façon ouvertement politique : malgré les récriminations de Mrs Ayres, sur le terrain où vivaient les trois aristocrates sont maintenant logées des dizaines de personnes. De même, il est souvent fait mention de l’inquiétude du Dr Farraday et de ses collègues quant à la mise en place du Health Service, et des bouleversements que cela entraînera dans la vie de ces derniers, métonymie des changements sociétaux qui ébranlent l’Angleterre au lendemain de la seconde guerre mondiale. On a signalé les similitudes existant avec The Remains of The Day, se déroulant en 1956, l’année de la crise du Canal de Suez : le roman de Waters, est situé entre 1946 et 1948, soit la période de l’indépendance de l’Inde, et l’on peut ainsi mettre très directement en correspondance la désagrégation de l’Empire britannique avec celle de la famille Ayres. L’empire, Hundreds Hall et les Ayres constituent ainsi une emboitement de métonymies, où la chute des individus figure la disparition programmée d’une structure de pouvoir obsolète, comme le remarque un collègue du Dr Farraday :

Hundreds was, in effect, defeated by history, destroyed by its own failure to keep pace with a rapidly changing world […] the Ayreses, unable to advance with the times, simply opted for retreat — for suicide, and madness. Right across England […], other old gentry families are probably disappearing in exactly the same way. (463)

  • 7 Comme l’indiquent ces données sur les demeures ouvertes à la visite : « Of the Victorian open house (...)

12Ainsi que le note Peter Mandler : « All over England, “the splendid paupers” were closing their doors » (Mandler 221). Les grandes demeures, centres influents de la vie politique locale se voient abandonnées par une noblesse ne pouvant plus les entretenir7. L’originalité du roman de Waters, figurant l’histoire en transparence, c’est de souligner l’immense rancœur, le sentiment de dépossession injuste (marquant la fin d’un ordre social) que ressentent les membres de l’upper-class et qui, peut-être, s’incarnent dans l’apparition du fantôme. Il n’en demeure pas moins que le contrepoint permanent de la décrépitude de Hundreds reste sa capacité à fasciner le narrateur, comme un écho de la fascination qu’exerce ce mythème de l’anglicité, pour emprunter le mot de Levi-Strauss (233), sur la société contemporaine. Comme le note Benjamin, « on ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance » (430) : l’esprit de la demeure n’est pas tout à fait mort, et son devenir spectral, instantané scintillant d’une société de classe chancelante, fascine tout autant qu’il inquiète.

Esprit(s) de la demeure

13Malgré son état de délabrement avancé, Hundreds Hall exerce encore sur le Dr Farraday une fascination proche de la passion amoureuse. Ainsi, les fréquentes descriptions soulignant la décrépitude de la demeure sont généralement contrebalancées par l’accent mis sur son charme et sa beauté. De nombreux parallèles sont à cet effet discernables, entre la beauté aristocratique de la maîtresse de maison, Mrs Ayres, dont l’élégance et la noblesse sont fréquemment évoquées, et l’ancienne demeure tentant de résister aux ravages du temps, ce qui souligne encore une fois que le roman s’écrit sur le mode de la métonymie et trace une ligne de fuite entre l’individu et la structure même de la société. L’ambiguïté est d’ailleurs entretenue durant tout le roman : si Farraday tombe amoureux de Caroline, n’est-ce pas parce qu’il est, depuis son enfance, épris de Hundreds Hall ? C’est précisément ce que lui reproche la jeune femme lorsqu’elle rompt leurs fiançailles :

« For God’s sake, » I said, « I want you ! Doesn’t that mean anything to you ? »
« Do you, really ? » she asked me. « Or is it the house you want ? »
(416-17)

  • 8 Et conforme à ses représentations antérieures, chez Austen par exemple, lorsque Elizabeth Bennet vi (...)

14Pour en revenir à l’évocation de la demeure dans le roman, au-delà de la description factuelle soulignant la majesté du hall d’entrée ou la sensualité des surfaces (« the house opening up like a fan — the ceiling lifting, the flagged floor becoming marble, the bare gloss service walls giving way to silk and stucco » [16]), c’est dans la lumière qui baigne Hundreds que le lecteur découvre en premier lieu un indice des dynamiques de violence et de conflit déchirant le manoir et ses habitants. Tout d’abord neutre8 lorsque Caroline fait visiter Hundreds au Dr Farraday : « The shady corridors, with the rooms opening from them, large and light » (23), la lumière est représentée de façon dynamique par la double opposition obscurité/lumière et les contrastes saillants entre lumière chaude et lumière froide.

15Afin de mettre cette évolution en perspective, évoquons rapidement la macro-structure du roman : il est composé d’une première partie, décrivant la redécouverte de Hundreds et dominée par une lumière vivante et chaude qui culmine dans l’incendie. Lors de la deuxième moitié, la lumière chaude a pratiquement disparu et la demeure est plongée dans une semi-obscurité parfois zébrée par la lumière froide de la lune. Il n’est néanmoins pas possible d’interpréter cette dichotomie comme la division entre un feu familier et protecteur, en quelque sorte Bachelardien, et la menace désincarnée que représenterait la lune (fréquemment associée à la folie). Les deux éléments représentent a contrario les deux facettes du « visage » la demeure et on les voit fréquemment se superposer en transparence. Ainsi, lors de la soirée tragique où la petite fille d’un couple de voisins nouvellement installés dans la région est défigurée par le labrador des Ayres, la demeure se lit en Janus, à la fois accueillante et inquiétante :

I found the hall with soft electric lights on, just bright enough to bring out the gleam of the newly polished marble floor. There were bowls of flowers on every table, late-summer roses and bronze chrysanthemums. The floor above was dimly lit, the floor above that even dimmer, so the staircase ascended into shadows ; the glass dome in the roof held the last of the evening twilight, and seemed suspended in the darkness, a great translucent disc. (74)

16Comme une beauté fanée, Hundreds possède le charme d’un chef d’œuvre en péril : les roses de la fin de l’été et les chrysanthèmes évoquant une tombe fleurie (dans la culture européenne tout du moins) rappellent au lecteur que même si Hundreds resplendit le temps d’une soirée, la demeure est inéluctablement vouée au déclin. La lumière qui l’éclaire renforce ce sentiment d’ambiguïté : la modernité de l’éclairage électrique ne semble pas avoir de prise sur le bâtiment, et lorsque le « regard » du lecteur s’élève vers les étages supérieurs, c’est pour découvrir la présence majestueuse de la lune qui domine la scène, introduisant une touche proleptique de surnaturel. Le dôme de verre semble diffuser la lumière crépusculaire de façon prismatique et figure une pellicule liminale entre intériorité et extériorité, présent et passé.

17De façon contrastée à l’extrait précédent, dans la pièce même où la petite fille est défigurée par Gyp, les chandeliers centenaires brulent d’un feu maléfique :

The room had been striking enough when I had seen it in a half-light with its furniture sheeted, but now its delicate sofas and chairs were all uncovered, and its chandelier — one of those chandeliers, presumably, that had given Betty her blisters — was blazing like a furnace. (75)

18La référence à un brasier couplée aux mentions fréquentes de l’étrange couleur jaune des murs annonce à la fois la première intervention de l’esprit de la demeure, au sens maléfique et fantomatique du terme, et l’incendie, durant lequel la lumière jaune, tour à tour bondissante ou dansante (« leaping » [188] ou « dancing » [188]), sera évidemment centrale. Provenant de la chambre de Rodderick — première victime de l’esprit — l’incendie détruit une bonne partie de Hundreds et laisse la demeure couverte de traces de fumée qui ne disparaitront jamais. Celle-ci ne connaît cependant pas de tranquillité post-cathartique et semble au contraire être consumée par le feu froid de la folie qui emporte un à un tous ses habitants.

19Le roman de Waters représente non pas un tournant, mais une étape supplémentaire dans la remise en cause de l’influence de la country house, et de l’anglicité en général dans la littérature contemporaine, en ce qu’elle est explicitement présentée comme une force corruptrice. Loin de l’ouverture et de la transparence qui caractérisent les demeures austéniennes, Hundreds est opaque et inquiétante, hantée par les conflits déchirant ou ayant déchiré ses habitants. C’est d’ailleurs un poltergeist, soit littéralement un « esprit qui gronde », qui est accusé de tourmenter les habitants de Hundreds, une petite hantise fréquemment censée provenir de l’esprit troublé d’un adolescent, ou, comme l’explique Derrida à propos du spectre dans Hamlet l’« incorporation paradoxale, le devenir-corps, une certaine forme phénoménale et charnelle de l’esprit » (Derrida 25).

  • 9 Le fait qu’elle puisse être responsable est fréquemment évoqué.

20La résolution du mystère, c’est-à-dire la provenance, ou bien l’identité, de l’esprit qui hante la maison, se trouve à la jonction des différentes dynamiques de ressentiment et de jalousie qui animent les habitants de Hundreds : c’est l’amertume de Betty la jeune fille qui sert les Ayres et qui est renvoyée à son rôle de domestique quand on lui fait porter un costume de soubrette qu’elle considère ridicule9. C’est également le ressentiment de la famille elle-même, en particulier de Mrs Ayres et de Rodderick, qui nourrissent une grande rancœur envers l’évolution de la société. Il est à cet égard significatif que la petite fille mordue par Gyp soit issue d’une famille de « nouveaux riches », les Baker-Hyde, ayant un train de vie leur permettant d’entretenir une demeure telle que Hundreds, et que le frère de Mrs Baker-Hyde ait clairement laissé entendre qu’il ne saurait être question d’un mariage entre Caroline et lui.

  • 10 Telle qu’elle est évoquée par Brannigan à propos de la fiction de Part Barker : « Her education eff (...)

21C’est finalement la jalousie du Dr Farraday, qui ne parvient jamais totalement à être, pour reprendre le mot de Conrad, l’un d’entre eux (« one of us » [Conrad 50]), et dont la chronologie des vexations liées à son statut social correspond assez fidèlement aux accidents tragiques à Hundreds. La conclusion laisse ainsi entendre qu’il est le vrai fantôme de Hundreds, incarnant la figure du « revisiteur » telle que la définit Richard Hoggart10 (Brannigan 6), un sujet issu de la classe ouvrière dont l’éducation fait qu’il n’a plus sa place dans son ancien milieu, et son origine pas vraiment sa place dans le nouveau :

If Hundreds Hall is haunted, however, its ghost doesn’t show itself to me. For I’ll turn, and am disappointed — realising that what I am looking at is only a cracked window-pane, and that the face gazing distortedly from it, baffled and longing, is my own. (463)

22La scène finale, mêlant l’image de la fenêtre brisée fragmentant le visage de Farraday, et l’idée qu’il aurait pu être malgré lui la source de la hantise semble conformer à l’esthétique postmoderniste privilégiant l’opacité, la multiplicité herméneutique et l’irrésolution finale. Elle est cependant différente de romans tels que The French Lieutenant’s Woman (1969) ou Flaubert’s Parrot (1984), en ce qu’elle présente un élément commun aux différentes sources possibles de la hantise : la jalousie de classe existant dans une société en proie à des bouleversements radicaux. Car subsiste en transparence l’image de la société édouardienne et de son système de classe surgissant dans l’uniforme anachronique de Betty ou le mépris presque instinctif de Mrs Ayres envers Farraday. Cette transparence du passé à travers le présent, ces signes subliminaux de l’anglicité qui ne peuvent pas être effacés et influent sur les esprits et les comportements constituent une hantologie, c’est-à-dire une spectralité circulaire, voyant le passé déchirer la trame du présent de façon inlassable et intermittente.

L’anglicité comme hantologie dans la littérature contemporaine

23Hundreds est conforme aux espaces hétérotopiques tel que les décrit Michel Foucault : « ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons » (Foucault). La demeure s’inscrit dans l’opposition aux changements de la société, c’est donc également une hétérochronie, une force rétrograde qui déréalise le bâtiment et lui confère une spectralité crépusculaire. Ainsi, lorsque Farraday observe la Hundreds à la fin du roman, de son image émane une inquiétante étrangeté :

The moon was so bright, the trees cast shadows, and the water seemed white as milk. The whole scene was like a photograph of itself, oddly developed and slightly unreal : I gazed at it, and it seemed to absorb me, I began to feel out of time and out of place, an absolute stranger. (439)

24La demeure elle-même semble légèrement transparente, comme suspendue entre présence et absence, mais de façon plus significative encore, elle est également sa propre image photographique, matérialisant le mot de Barthes selon lequel la photographie est « marqué par le noème du “ça a été” […], [ce] n’est pas seulement l’absence de l’objet ; c’est aussi d’un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu’il a été là où je le vois » (Barthes 852). Les mythèmes de l’anglicité contenus dans l’image de Hundreds semblent prendre le pas sur la demeure « réelle », et dans une référence à peine voilée à Hamlet, le spectateur se trouve « out of time and out of place » comme le prince du Danemark sentait le temps s’échapper devant le fantôme de son père, un sentiment que Derrida analyse dans Spectres de Marx comme celui de la « non-contemporanéité du temps présent à lui-même » (Derrida 52). Tel un spectre hantant l’Angleterre après la seconde guerre mondiale, l’anglicité, ses demeures et ses rapports de classes ne semblent pas pouvoir être effacés du paysage car, comme l’explique Derrida, le concept se dirige :

Non pas vers la mort mais vers une sur-vie, à savoir une trace dont la vie et la mort ne seraient elles-mêmes que des traces et des traces de traces, une survie dont la possibilité vient d’avance disjoindre ou désajuster l’identité à soi du présent vivant comme de toute effectivité. (Derrida 17-18)

25La demeure ne peut en effet littéralement pas être effacée du paysage géographique et social : à la fin du roman, celle-ci est cachée par une palissade car les rumeurs l’entourant (évoquant fréquemment la présence d’un fantôme) effraient les habitants du lotissement adjacent qui la pensent hantée : elle est fantôme au sens d’Abraham (430-32), une inclusion appartenant au passé d’un autre (ici l’aristocratie locale) revenant hanter des individus n’ayant pas de prise sur cette histoire. Hundreds Hall, et à travers elle la country house est réduite à une série de traces irréductibles : trace architecturale, trace sociologique, trace identitaire, car c’est l’identité anglaise qui se désajuste lorsque la demeure se désagrège et fait ressurgir son image fantasmée et spectrale dans la littérature contemporaine, tel un fantôme insaisissable et omniprésent. On peut alors envisager l’anglicité comme une hantologie : « c’est quelque chose qu’on ne sait pas, justement, et on ne sait pas si précisément cela est, si ça existe, si ça répond à un nom et correspond à une essence » (Derrida 25-26). Impossible à capter, l’anglicité, vestige d’une structure de classe ayant marqué le pays de son sceau, se perçoit par la trace, par la blessure que son emprise laisse sur le corps de l’Angleterre exsangue.

26À travers le double prisme de la country house britannique et de la hantise, The Little Stranger révèle, en transparence, une poétique de l’anglicité comme hantologie. Sans nier la fascination que la demeure exerce sur la société contemporaine, Waters replace celle-ci dans l’histoire du pays au lendemain de la seconde guerre mondiale afin d’opposer les conséquences humaines de cette société de classe rigide à la spectralité insidieuse de l’anglicité, un concept révéré et incessamment revisité sans qu’il ne puisse être défini.

27Le roman préfigure peut-être également une deuxième phase dans l’écriture et la réécriture de l’anglicité car il continue l’exploration chronologique initiée au xxe siècle en franchissant la barrière parfois indépassable que semblait constituer la seconde guerre mondiale. Au-delà de l’exploration de l’événement, ses conséquences sur l’organisation de la société sont révélés par le biais de la spectralité intermittente de l’Histoire. Annonçant, peut-être, un retour post-postmoderne à l’humanisme, The Little Stranger réécrit une Angleterre hantée et nouvelle.

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Bibliographie

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Notes

1 Rappelant ainsi des romans tels que The Go-Between et Atonement, où le protagoniste est aussi le fils d’une domestique. Le choix du nom de Farraday peut être interprété comme un clin d’œil à The Remains of the Day (Darlington Hall, la country house du roman, est rachetée par un Américain également nommé Farraday).

2 « En prolongeant la pensée du fantôme, on peut soutenir que, vraisemblablement, “l’effet de fantôme” s’atténue progressivement au cours de sa transmission d’une génération à une autre pour finir par s’éteindre. […] Car, ne l’oublions pas, agir sur le mot en question, soit sur le mode métaphorique, soir sur le mode allosémique, voir cryptonymique, est une tentative de l’exorciser, c’est-à-dire, d’en alléger l’inconscient par le moyen de la mise en commun de ses effets » (Abraham 433).

3 Un phénomène initié par les adaptations cinématographiques de Merchant & Ivory (Howards End (1992), The Remains of the Day (1993), etc.) et entretenu plus récemment par celles de la BBC ou de Joe Wright comme Atonement (2007) et Pride and Prejudice (2005).

4 Pour une exploration détaillée du thème de la ruine dans la littérature contemporaine, voir Études britanniques contemporaines 43 (décembre 2012).

5 Comme si l’on voulait souligner la capacité de modelage des esprits que ce symbole fort de l’anglicité exerce sur la société.

6 On remarque que la brique rouge peut figurer une référence à Forster, si ce n’est qu’ici ce n’est pas l’autorité narrative qui émet ce jugement mais bien un membre de la famille Ayres, et donc un individu clairement identifié comme réactionnaire.

7 Comme l’indiquent ces données sur les demeures ouvertes à la visite : « Of the Victorian open houses, about half had been closed by 1914 ; close to three-quarters were closed by the early 1930s » (Mandler 247).

8 Et conforme à ses représentations antérieures, chez Austen par exemple, lorsque Elizabeth Bennet visite Pemberley dans Pride and Prejudice : « On reaching the house, they were shown through the hall into the saloon, whose northern aspect rendered it delightful for summer. Its windows opening to the ground, admitted a most refreshing view of the high woody hills behind the house, and of the beautiful oaks and Spanish chestnuts which were scattered over the intermediate lawn » (Austen 218).

9 Le fait qu’elle puisse être responsable est fréquemment évoqué.

10 Telle qu’elle est évoquée par Brannigan à propos de la fiction de Part Barker : « Her education effectively secured her move away from working-class culture. It is a familiar phenomenon explored by an earlier generation of writers and academics, most notably by Richard Hoggart, who describes the educated and working-class man or woman as the revisitor, uprooted and uneasy » (Brannigan 6).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Elsa Cavalié, « « But the house, it seemed, would not be so easily subdued » Spectres de l’anglicité dans The Little Stranger de Sarah Waters »Études britanniques contemporaines [En ligne], 44 | 2013, mis en ligne le 29 novembre 2013, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/523 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.523

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Auteur

Elsa Cavalié

Université Toulouse 3 — CAS
Elsa Cavalié est PRAG à l’université de Toulouse 3 et chercheuse associée au CAS (Toulouse 2). Elle a réalisé une thèse intitulée Réécrire l’Angleterre (1900-1945) dans la littérature britannique contemporaine, soutenue en 2009. Elle a publié des articles consacrés au roman britannique contemporain (Julian Barnes, Ian McEwan, Kazuo Ishiguro, etc.) dans des revues françaises et internationales.

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Droits d’auteur

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