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La transparence

Entre désir de transparence et opacité du mystère

La persistance des zones d’ombre face aux révélations mystiques dans A Maggot de John Fowles
Between a Desire for Transparency and the Opaqueness of Mystery. The Persistence of Shadow Zones in the Face of Mystic Disclosures in John Fowles’s A Maggot
Sonia Saubion

Résumés

L’enquête diligentée dans A Maggot sur fond de sectarisme religieux permet au lecteur du roman postmoderne d’évaluer les stratégies de détournement élaborées par John Fowles à partir des paradigmes du récit policier tel que S. S. Van Dine les a énoncés en 1928. Le positivisme logique qui guide la démarche rationnelle du juge assermenté — retranché dans ses préconstruits idéologiques et la conventionalité de son « alphabet » — se heurte le plus souvent à la nature mystique des événements censés s’être déroulés au xviiie siècle à Stonehenge ou dans la caverne d’Exmoor. Nous tentons dans le présent article de reconstituer le noyau sémantique du mystère à partir des mensonges, des semi vérités et des faux témoignages qui traversent la parole du juge et se trouvent filtrés par sa subjectivité. De par leur digression et l’enchâssement dans leur discours voisé de la parole d’autrui qui fait d’eux de véritables perroquets, les principaux acteurs du drame appelés à la barre pour élucider l’effacement diégétique du jeune Bartholomew et la mort de son domestique muet concourent davantage à « faire affleurer l’ombre et le secret » qu’à éclairer la lanterne des enquêteurs. Cherchant à établir une relation de transparence entre la nature irrépressiblement ésotérique et insondable des faits relatés et le cartésianisme forcené de leur conscience monolithique, les narrateurs tendent à soulever des questions d’ordre ontologique et métaleptique dans une optique de reconstruction et de réappropriation du monde chaotique.

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Texte intégral

1Probablement inspiré de la disparition de l’apôtre Bartholomé dans les évangiles après que le Christ l’a appelé à le suivre, le dernier roman de Fowles — publié en 1985 — s’inscrit a priori dans le cadre du « récit de détection métaphysique » au sens où le définissent Patricia Merivale et Elisabeth Sweeney dans leur ouvrage Detecting Texts : The Metaphysical Detective Story from Poe to Postmodernism :

A metaphysical detective story is a text that parodies or subverts traditional detective- story conventions — such as narrative closure and the detective’s role as surrogate reader — with the intention, or at least the effect, of asking questions about mysteries of being and knowing which transcend the mere machinations of the mystery plot. Metaphysical detective stories often emphasize this transcendence, moreover, by becoming self-reflexive (that is, by representing allegorically the text’s own processes of composition). (Merivale et Sweeney 2)

2L’enquête diligentée dans A Maggot sur fond de sectarisme religieux permet au lecteur du roman postmoderne d’évaluer les stratégies de détournement élaborées par John Fowles à partir des paradigmes du récit policier tels que S. S. Van Dine les a énoncés en 1928. Le positivisme logique qui guide la démarche rationnelle du juge assermenté — retranché dans ses pré-construits idéologiques et la conventionalité de son « alphabet » — se heurte le plus souvent à la nature mystique des événements censés s’être déroulés au xviiie siècle à Stonehenge ou dans la caverne d’Exmoor. Nous tenterons dans le présent article de reconstituer le noyau sémantique du mystère à partir des mensonges, des semi vérités et des faux témoignages qui traversent la parole du juge par déposition interposée. De par leur digression et l’enchâssement dans leur discours voisé de la parole d’autrui qui fait d’eux de véritables perroquets, les principaux acteurs du drame appelés à la barre pour élucider l’effacement diégétique du jeune Bartholomew et la mort de son domestique muet concourent davantage à « faire affleurer l’ombre et le secret », à opacifier les pistes de réflexion fondées sur les maigres indices relevés, qu’à éclairer la lanterne des enquêteurs cherchant à établir une relation de transparence, de congruence et de causalité entre la nature irrépressiblement ésotérique et insaisissable des faits relatés et le cartésianisme forcené de leur conscience monolithique. Dans les innombrables lettres adressées au père de l’aristocrate disparu, Ayscough reprend à son compte et synthétise, soit au style indirect, soit au style indirect libre, ce qui a été dit par l’ensemble des personnages interrogés. C’est en grattant le vernis opaque du mensonge et du paraître qu’il espère accéder à la couche translucide de la vérité, dépourvue des scories d’un langage fallacieux qui tend à l’étouffer. Par conséquent le juge cherche à cimenter les épisodes fragmentés de l’intrigue dont il s’efforce de limiter les digressions relevant la plupart du temps de la dés-information parasitaire. Revenant sur certains points non explicités par les témoins auditifs et oculaires, ce dernier s’efforce de combler les failles interstitielles de la narration au point de réécrire l’histoire dans la seule perspective qui lui semble appropriée. S’il ne débouche pas sur une résolution transparente et non négociable de l’énigme initialement posée, le récit de détection tel que le conçoit l’auteur s’attache à soulever d’autres questions d’ordre ontologique et métaleptique dans une optique de reconstruction et de réappropriation du monde chaotique.

  • 1 Nous retiendrons ici uniquement les paradigmes de Van Dine qui seront utiles dans le cadre de notre (...)

3Remontant à rebours le fil des événements dans une logique causative/ résultative inversée, le limier Ayscough s’appuie sur un constat de crise identitaire et spirituelle pour revenir progressivement à la source du crime commis. L’intrigue du roman débute par un meurtre déguisé en suicide, une disparition inexpliquée et une situation trouble qu’un juge/détective se met en tête d’élucider. L’intérêt du roman à énigme repose tout entier sur l’interrogatoire méthodique de témoins et de suspects plus ou moins loquaces, la recherche fouillée d’indices fragmentaires, ambigus et polysémiques qui sont susceptibles de fournir au lecteur des informations détaillées sur les circonstances, le mobile du crime et de la disparition qui s’ensuit. Essentiellement fondé sur la transparence de la déduction et le raisonnement logique, le récit policier se présente avant tout comme un exercice de réflexion grâce auquel le lecteur est tenté de s’identifier au héros par un effet d’empathie. Ainsi, conformément aux règles de S. S. Van Dine énoncées dans un article originellement publié dans Mystère Magazine, « le lecteur et le détective doivent avoir des chances égales de résoudre le problème » (Van Dine 192). Or ce serait compter sans l’esprit subversif d’un auteur comme Fowles qui met un point d’honneur à bafouer et à opacifier les prétendus codes structurels des romans policiers. A Maggot se présente en effet comme un « anti-roman policier » tel que William Spanos se plaît à le définir en 1972 : « [A narrative that] evoke[s] the impulse “to detect” […] in order to violently frustrate it by refusing to solve the crime » (Spanos 154). La question de l’opacité visuelle et interprétative se retrouve dans le récit policier fowlesien dont l’aspect subversif et paradoxal tient au principe narratologique et structurel ainsi qu’à la non résolution de l’intrigue en une fin définitive et limpide qui répondrait à toutes les questions préalablement posées (Holquist 135-56). Le soupçon entache les mots de ceux qui viennent à témoigner, le regard de l’enquêteur est pris entre le besoin insatiable de retrouver une cohérence diégétique et l’attente fébrile de déceler dans le moindre détail les indices qui permettent de déjouer les pièges des apparences. La démarche rationnelle, nécessairement limitée, dont procède l’investigation méthodique menée par le juge appelle un dénouement mystique à l’opposé de la logique empirique initialement déployée. En nous appuyant sur les articles et ouvrages de Camille Fort (Fort 285-97), de Catherine Mari (Mari 89-97), de Jacques Dubois et de Marc Lits (Lits 209-10) au sujet des paradigmes du récit policier, nous verrons de quelle manière Fowles s’emploie à appréhender le réel de façon détournée pour mieux faire parler les indices, à transgresser systématiquement les codes invariants mis au point par Van Dine (19281) en vue de renouveler la « programmatique narrative » (Fort 285) qui génère chez les lecteurs du genre « des structures d’attente particulières » (Lits 110). Au moyen d’une déconstruction du récit d’investigation fondée sur la fragmentation de ses composantes, Fowles fait de la subversion la norme du genre et génère une crise existentielle et ontologique dans un matériau textuel qui sert de « repoussoir » à sa liberté créatrice. Loin de se contenter de la « mise en narration d’une énigme » (Fort 286) sur le modèle normatif des enquêtes de Poe, de Stevenson ou de Conan Doyle, le récit policier fowlesien passe sous silence les détails et les circonstances du crime perpétré (en prenant soin de le reléguer dans le champ nébuleux de l’analepse externe), épaississant un peu plus le mystère dans les derniers chapitres initialement dévolus à son éclaircissement. L’auteur tord par ailleurs le cou aux conventions du récit de détection en mettant l’enquête policière au service d’une réflexion contextuelle et socio-culturelle : c’est le cas notamment de A Maggot qui brosse le portrait de la communauté des Shakers au xviiie siècle, exposant dans un discours métatextuel les croyances, de même que les coutumes, de ses adhérents. Selon une perspective sociologique, l’intrigue de A Maggot, construite sur fond de débat politique entre marxisme et conservatisme bourgeois, s’inscrit en faux par rapport à la « représentation négative » du criminel qui ne doit être, selon le quatrième précepte de Van Dine, ni un domestique ni un étranger ; en effet, les présumés coupables dans la disparition du jeune aristocrate de A Maggot ne sont autres que Dick, le valet sourd-muet, et sa compagne de route Rebecca, prostituée qui subira une transfiguration mystique au cours de son pèlerinage, relançant une fois de plus la dynamique du « Madonna/Whore complex » autour de laquelle s’articule la majorité des récits fowlesiens. Comme le remarque judicieusement Camille Fort (s’inspirant elle-même des travaux d’Uri Eisenzweig) au sujet du « pacte narratif policier » :

Les prédicats négatifs de Van Dine dessinent ainsi la figure d’un coupable tributaire d’une altérité familière ; certes, il est inconnu, mais il ne faut surtout pas qu’il soit étranger : le sujet du crime, pour avoir droit au rang de sujet, doit être partie prenante de la polis […]. Eisenzweig met en relief cette extériorité dissimulée du coupable en la recontextualisant : tributaire des inquiétudes modernes, le roman policier, essentiellement conservateur, exige une perception différenciée, catégorielle des individus (Eisenzweig 254). Mais jamais il ne propose une lecture plus rituelle que contextuelle, où le coupable, citoyen et monstrueux, identique et différencié, n’apparaîtrait que comme la victime émissaire de sa communauté — « l’Autre de tous », pour citer la belle formule de René Girard — cette figure encore assimilable à la communauté, pour que celle-ci puisse se reconnaître en lui, et déjà isolée d’elle par sa différence […]. (Fort 288-89)

  • 2 Si le motif de l’enquête occupe le devant de la scène diégétique dans A Maggot, il est en revanche (...)

4Force est de reconnaître dans cet « Autre de tous » le personnage de Rebecca Lee qui finira par expier sa faute et par réintégrer le foyer parental (en épousant un forgeron, ancien membre de la communauté religieuse des Quakers) après avoir été rejeté par ses pairs pour avoir mené une vie de débauche et désobéi aux préceptes imposés par la secte. L’indistinction faisant de Dick et de Rebecca à la fois les boucs émissaires de la société et les potentiels meurtriers est poussée, selon les termes de Camille Fort, « jusqu’à la fusion gémellaire [susceptible de] faire obstacle à la catharsis narrative, qui ne peut s’accomplir dans le roman policier qu’une fois le coupable individualisé et ostracisé » (Fort 290). Nul ne saura jamais, en effet, qui est à l’origine de l’enlèvement ou de la disparition2 pas plus que ce qu’il est advenu du corps du jeune aristocrate dans A Maggot. Ainsi que le rappelle Camille Fort à propos des règles de Van Dine, « le seul bon corps [ne peut être que] le corps mort, revendiqué par l’entremise du commandement 7 ». Or le seul corps organique soumis à l’interprétation sémiotique de l’enquêteur dans A Maggot n’est autre que celui de Dick le domestique, soupçonné d’avoir mis fin à ses jours par pendaison après avoir joué un rôle majeur dans le meurtre supposé du jeune aristocrate ; c’est alors que Fowles enfreint de manière ostentatoire le précepte 18 élaboré par le protestant Van Dine pour qui le suicide constituait « un délit éthique » : « A crime in a detective story must never turn out to be an accident or a suicide » (Fort 290).

5Nous avons vu que Fowles s’emploie à détourner de manière systématique les invariants du récit policier élaborés par Van Dine et ses pairs, à déconstruire outrageusement les rouages de l’enquête policière pour dénoncer le fonctionnement d’un système sémiotique transparent et créer une surenchère dans l’effet de surprise suscité chez le lecteur. L’auteur tend à démontrer que l’on peut échaffauder un récit d’enquête en transgressant le mode d’emploi des années 1920 qui selon lui était contreproductif au sens où il étouffait toute liberté créatrice et toute originalité. Toutefois, si la forme et les schémas structuraux du récit d’investigation fowlesien s’écartent des modes narratifs traditionnels, ils gardent en ligne de mire la reconstitution du noyau sémantique autour duquel s’articule l’enquête proprement dite. Cherchant à faire abstraction des informations parasitaires et des digressions qui viennent quelque peu brouiller les pistes de la réflexion, le meneur de jeu, sous les traits d’un juge/ détective, apparaît comme une conscience monolithique aux prises avec les indices fragmentaires d’une réalité insaisissable se dérobant à son cartésianisme. Le lecteur de A Maggot se fie donc au flair du juriste méticuleux et rationnel que ses méthodes pragmatiques devraient logiquement conduire sur le chemin de la vérité translucide.

6D’un naturel sceptique et conservateur, Ayscough balaie les témoignages teintés d’une évidente « distorsion subjective » en faveur de dépositions fondées sur le sens commun et la restitution de données concrètes (Acheson 81, traduit par nos soins). En outre, ce dernier fait le tri dans les fragments de vérité qui percent malgré tout par effet de transparence à travers le tissu des mensonges proférés et recentre constamment le récit des protagonistes qui se perdent dans de multiples digressions sans lien direct avec l’enquête. Tandis que Jones s’égare dans les méandres de son discours nébuleux, évoquant les raisons qui l’ont retenu pour un temps loin de ses compagnons ou les circonstances qui encadrent la disparition des membres de la troupe, le juge l’interrompt au moyen de formules de recadrage destinées à retrouver le fil directeur de l’intrigue : « Yes, yes. Come to your letter » (A Maggot 208)/ « Pass to where they parted upon the Bideford road » (A Maggot 216)/ « To the events » (A Maggot 225)/ « To the point » (A Maggot 230)/ « Come to [Rebecca’s] tale upon the road » (A Maggot 248)/ « Come to the journey west — what told he concerning that ? » (A Maggot 250)/ « That may well be ; but out with it » (A Maggot 251). Le juge use du même procédé avec les autres intervenants comme Lacy auquel il laisse une infime marge de manœuvre pour en venir aux faits. Dans un souci d’efficacité, le juge tend à dépoussiérer le langage erratique et ampoulé des personnes interrogées, à le vider des expressions satellitaires qui viennent trop souvent parasiter l’essentiel de son contenu. Dire le moins possible pour faire jour sur l’opacité du discours, telle semble être la devise de ce dernier. Nombreux sont les exemples où le juge impose des limites aux propos verbeux et futiles de ceux qui comparaissent devant lui (A Maggot 126, 128).

  • 3 C’est ainsi que Fowles justifie la narration pour le moins épurée de son roman A Maggot : « I have (...)

7Derrière la méthode rigoriste adoptée par le juge se profile celle de Fowles le romancier qui, de par la technique presque mécanique de l’interrogatoire et du procès, cherche à épurer son texte de toute didascalie et autres éléments superflus qui n’apportent rien de concret à la facture et à l’évolution de l’intrigue proprement dite3. S’efforçant de remettre de l’ordre dans le magma discursif, de démêler les fils de la narration qui ne cessent de s’enchevêtrer, Ayscough se voit en fin de compte épaulé par ceux-là même qui sont à l’origine du désordre. C’est ainsi que Jones reprend rétrospectivement le cours de l’enquête au discours direct libre et devient un avatar du juge par un effet parodique de ventriloquie :

You speak my very words your worship. What maggot, says I, what dost speak of ? […] Then I say, what has happened to Mr Bartholomew ? She says, They are gone. I say, How gone, I have watched the cavern’s mouth all day and none has come out save thee thyself and Dick. Again she says, They are gone. […] Now, sir, I had thought me of a stratagem to explain my presence and that might oblige her to tell me more. So I said, Not so fast, Louise, I must tell thee I am here secretly upon the orders of Mr Bartholomew’s father, to watch his son and report what he does ; and the father is a great person in this land and Mr Bartholomew likewise a much greater than he’s pretended. […] And then I say, For this reason thou must tell me what he’s done, or look you, it shall be the worse for thee. She says, Then thou’dst best tell His Grace his son meddles in things that common people are hung for. (A Maggot 243)

  • 4 Pour reprendre les termes de Mikhaïl Bakhtine, « le discours d’autrui constitue plus que le thème d (...)

8Caractérisé par la présence des incises, du temps présent, de la première et de la deuxième personne du singulier de même que des embrayeurs, le discours du comédien peine à promouvoir un passage vers le récit ; afin de mieux déformer les propos et les sources des témoins, l’auteur le double d’une autre instance énonciative que constitue la voix cristalline de Rebecca, voix dont le lecteur, comme dans la transparence d’un papier carbone, s’efforce de délimiter les contours encore imprécis. Plus que dans toute autre fiction de Fowles, ce dernier cherche à faire résonner les échos des conversations virtuelles retranscrites de manière peu scrupuleuse par le greffier. Ne parvenant pas, le plus souvent, à se relire, John Tudor, habilement nommé, rédige les compte rendus de manière inexacte, déforme les témoignages des prévenus et les envoie à l’échafaud ou leur sauve la vie, selon son humeur et la rigueur du travail accompli. Par son manque de professionnalisme, il annihile de fait l’efficacité de l’interrogatoire musclé mené sur la durée et introduit un grain de sable dans les rouages de l’enquête parfaitement huilée. En l’absence de signes de ponctuation clairement identifiables, le discours direct libre se fait donc l’emblème de ce déraillement de la chaîne narrative qui cherche les moyens de s’abolir sans y parvenir tout à fait et met sur un plan d’égalité l’énoncé citant et l’énoncé cité. Comme le souligne à juste titre Christelle Reggiani, « le rapport direct de la parole marque ainsi une hétérogénéité minimale, où la discontinuité signale la distance que le locuteur entretient avec un énoncé qui lui appartient cependant » (Reggiani 1204). Ainsi Jones, dans son témoignage, se montre incapable d’assumer ses répliques, de s’affranchir du discours matriciel de Rebecca et du juge Ayscough, comme s’il voulait cautionner ses énoncés par leur intermédiaire4. Le discours de Jones apparaît donc, selon les termes de Bakhtine, comme un discours interactif fondé sur une « appréhension active de l’énonciation d’autrui » (Bakhtine 161) ; force est de constater, par ailleurs, qu’il relève davantage d’une dissonance ironique que d’une congruence entre les voix des intervenants langagiers mis en scène à travers lui.

  • 5 On peut également percevoir dans ce jeu de transparence et de mise en regard une référence implicit (...)

9Les personnages fowlesiens, comme les prisonniers de la caverne platonicienne, contemplent le théâtre des ombres où défilent les apparences des choses telles qu’ils les perçoivent5. Dans sa déposition, David Jones mentionnera ces ombres (« as I told, the shadows grew long, and began to creep across the sward, and I lay with even greater shadows on my mind » [A Maggot 229]) et fera également état d’une source de chaleur située à quelque distance de la caverne ainsi que de l’extrême luminosité du soleil :

« The sun burnt me » (A Maggot 228), « and the sun crept close to the cavern’s entrance » (A Maggot 231), « first must I say another strangeness I did not mark at once. Which was that a small smoke rose from a place above where this cavern lay, out of the green ground, as from a lime — kiln, tho’ I could see no chimbly. Like to a fire inside, which found its way out by some hole or crack within and so to the pentice above the cliff, where the ravens had sat ». (A Maggot 228)

10Pour reprendre les explications de Louis-Marie Morfaux concernant les jeux de lumière et les illusions d’optique qui se jouent dans le mythe de la caverne, « les ombres projetées par un foyer brûlant derrière [les personnages] sont donc éloignées à deux degrés de la réalité et ce sont ces apparences d’imitation que les “prisonniers” [de la caverne d’Exmoor] prennent pour la réalité » (Dictionnaire Morfaux 44). C’est sous la contrainte que Rebecca s’achemine en tenue d’Eve jusqu’à la lumière du jour, hors de la caverne où son âme se détourne de l’aveuglement du monde sensible (« as if [Rebecca] saw nothing, were blinded » [A Maggot 231]), une fois son regard accoutumé à la lumière crue du monde des idées : « Then stopped she and raised her arm to her eyes, I doubt not she was dazzled by the light, though the sun stood low […] Next turned she toward the cavern’s mouth and fell upon her knees, so to give thanks to God for her deliverance » (A Maggot 231). À l’image du philosophe qui s’échappe de la caverne platonicienne par le biais de la réflexion, Rebecca Lee contemple le reflet des idées dans un lac qui s’éclaircit peu à peu au point de devenir transparent. Sorte de messie féminin et membre à part entière de la secte des Shakers, l’héroïne ne perçoit que trop bien la mission qui consiste à révéler leur erreur aux prisonniers. Venue témoigner de son expérience de « June Eternal » — un modèle de société idéale — [a place] « out of this cruel world and all its evil, out of [Rebecca’s] own most miserable sins and vanity » [A Maggot 378], Rebecca se trouve confrontée à l’entêtement du magistrat qui discourt sans fin sur les ombres et ne croit pas en l’existence du monde des Idées selon la perspective platonicienne.

11S’il encourage vivement l’aubergiste Thomas Puddicombe à fonder sa déposition « sur ce qu’il a effectivement vu ou entendu » (A Maggot 66) et non sur la foi aveugle de sa servante Dorcas, Ayscough éprouve quelque difficulté à valider le témoignage tronqué de Jones dans la mesure où il repose exclusivement sur les informations recueillies de la bouche de Rebecca, laquelle confessera plus tard avoir menti à Jones (A Maggot 329 ; Acheson 82). En sa qualité de comédien, Jones est sans doute le plus apte à dissimuler la vérité des faits, des expressions et des sentiments qu’il interprète en se réfugiant sous le voile des apparences et des faux-semblants. Néanmoins, le fait qu’il ait quitté le reste de la troupe en chemin ne lui permet pas de recoller les morceaux du puzzle mystique, de faire concorder les théories pythagoriciennes chères à son maître avec les événements inexpliqués, censés s’être déroulés tout au long du voyage et à l’intérieur de la caverne. Les doutes de Jones concernant la véritable identité de la servante Louise (en vérité la prostituée Rebecca) sont rapidement balayés dès lors que Lacy ou Mr. B. expriment leur opinion à son sujet. À la question « You are positive she was not what you thought ? », ce dernier choisit de se fier à ce que ses compagnons d’infortune lui ont affirmé : « I took Mr Bartholomew’s word, sir. Or rather, Mr Lacy’s taking of his word as to who she was » (A Maggot 205). De même, lorsqu’il évoque l’expérience mystique ainsi que l’orgie à laquelle la servante semble s’être livrée, bien malgré elle, dans la caverne, Jones continue de se distancer de ses propos par des formules du type : « I tell as told, sir, I pray your worship remember that » (A Maggot 258)/ « I [caught the wench], sir, and heard all. Which will not please your worship’s ears, but you’d not have me say else than she said herself, I know » (A Maggot 232). Il ne cesse par ailleurs de se dédouaner des faits blasphématoires rapportés au moyen de précautions oratoires et de dénégations censées atténuer le courroux de son récepteur qui le prend dans tous les cas pour un menteur : « Sir, I have seen such things I’d not believe myself, were another to say them » (A Maggot 213). Le lexique et la syntaxe de Jones dérivent directement de la prise en compte du niveau de langue et de la capacité d’entendement de son interlocuteur. La structure argumentative de son discours anticipe ainsi les objections du juge tout en y répondant et abolit par là même l’expression de sa subjectivité au profit d’une communication pour le moins avortée. Cet enchâssement de la parole qui fait de Jones un véritable perroquet et contribue à la déformation de la vérité trouve son expression ultime dans les témoignages nébuleux des marins et d’autres personnes anonymes qu’il s’avère impossible de valider ou d’invalider (A Maggot 212). S’ajoute à l’éclatement des discours proférés par les multiples acteurs du drame l’opacité créée par le mensonge et les semi vérités qui contribuent à donner à des interlocuteurs différents des versions édulcorées d’un seul et même événement. Nous en voulons pour preuve la énième déposition selon laquelle Rebecca aurait modifié la véritable teneur des faits en fonction de ce que Jones, son destinataire, était supposé valider :

Ayscough : « Did not the Devil himself have advantage of you in that Devonshire cavern ? Why answer you not ? Jones says he did, and that you told him so ».
Rebecca : « I told him what he might believe ».
Ayscough : « And not what truly passed there ? » 
Rebecca : « No ».
Ayscough : « You lied to him ? »
Rebecca : « Yes. In that ».
Ayscough : « Why ? »
Rebecca : « Because I wished to lead him from meddling further. Because I would be what I am now become, an obedient daughter and a true Christian. »
(A Maggot 304)

12Les personnages adaptent leurs témoignages, tels des caméléons, en fonction des récepteurs auxquels ils délivrent le message, brouillant chaque fois un peu plus les pistes de l’instruction en cours de déroulement. Selon Mikhaïl Bakhtine, la langue n’est en somme que le reflet de cette ambivalence constitutive du je dans le discours qu’il élabore autant qu’il s’approprie au moyen des mots et des usages d’autrui (Todorov 1981). À plusieurs reprises, Rebecca évoque cette difficulté de communiquer, de se faire entendre au moyen des codes et de « l’alphabet » imposés par le juge lors de l’interrogatoire.

13Le cartésien Ayscough est à la recherche d’une vérité absolue, dépourvue de zones d’ombre, qui ferait l’unanimité de tous les témoins interrogés. Jouant sur le double sens du signifiant et du signifié, Rebecca tient Ayscough en son pouvoir, prend fallacieusement les rênes de l’enquête en même temps que celles de sa destinée, et dissémine à travers son discours défaillant les signes criants de sa culpabilité. Convaincu que les progrès de la science et de la technique auront raison de l’équivocité et de la surdétermination des indices relevés, Ayscough véhicule un langage susceptible d’agir sur le monde par sa seule force performative. Dans une lettre adressée au père du jeune aristocrate, l’homme de loi, ne pouvant s’appuyer sur la réalité transparente des faits concrets pour constituer son dossier, se résout à émettre une série de conjectures susceptibles de se substituer au manque de preuves : il suggère que « Dick aurait été témoin du suicide de son maître, qu’il serait sorti de la caverne en courant, se serait réfugié dans les bois — horrifié par les événements auxquels il venait d’assister — puis serait retourné cacher le corps de son maître après le départ de Jones et de Rebecca. Sa tâche accomplie, le domestique, réduit au désespoir, aurait alors attenté à ses jours » (A Maggot 444 ; Acheson 89, traduit par nos soins). Pourtant, Acheson envisage d’autres explications plausibles au fur et à mesure que se déroule l’enquête :

It may be, for example, that Dick, who is observed to be resentful of his Lordship, betrayed his master to the beings inside the cave, then fled to hang himself as Judas did after betraying Christ. The fact that the servant seems familiar with the country in the immediate vicinity of the cavern, while his Lordship is not, suggests that Dick brought his master to a pre-arranged meeting, then left him to be murdered. (Acheson 89)

  • 6 De la même manière, les romans de Graham Swift montrent que les réponses nettes et définitives aux (...)
  • 7 Pour reprendre la réflexion de John Fowles dans The Aristos : « Mystery, or unknowing, is energy. A (...)

14Autant de questions qui demeurent rhétoriques à la fin du roman6. C’est dans l’énergie produite par le mystère que le lecteur fait une expérience le menant au-delà du littéraire (Boyer 717). Arrivé aux limites de son raisonnement, Ayscough concède dans l’avant-dernier paragraphe qu’il est impossible d’embrasser la totalité du sens et adresse un clin d’œil ironique à l’interprétation empiriste qu’il avait élaborée jusque-là :

Man would of his nature know all ; but it is God who decrees what shall or shall not be known ; and here we must resign ourselves to accept His great wisdom and mercy in such matters, which is that He deems it often best and kindest to us mortals that we shall not know all. In the bosom of that great mystery, I most humbly suggest, should Your Grace (Lord —) seek comfort.
(A Maggot 450)

15Qui dit la vérité ? Telle est la question que se pose immanquablement le lecteur solidaire du juge dans sa persévérance à résoudre l’énigme opaque et grandissante en un faisceau transparent d’intentions et de contingence. Si dans la description des événements merveilleux qui se sont produits à Stonehenge et dans la caverne le 1er mai 1736, Rebecca n’exclut pas la possibilité d’une mise en scène hautement élaborée, elle maintient néanmoins que son récit, bien qu’en apparence opaque, reste fidèle aux événements dont elle a été le témoin : « I tell thee this came not in a dream, by apparitions, but more like to those prodigies I have seen on show in London. Thee may say they are false, done by deceit and trickery ; but not that they were not there to be seen » (Mt 363). Le magistrat n’a toutefois d’autre choix que de prêter foi aux allégations de Rebecca puisqu’il s’avère que le mensonge était exclu de l’éthique et du vocabulaire des Quakers ; prêter serment dans un procès constituait dans la pratique cérémonielle de ces derniers un acte sacrilège en opposition aux commandements de Jacques (5,12) et de Mathieu (5, 33-37) : « Ne jurez ni par le ciel, ni par la terre, ni par aucun autre serment. Mais que votre oui soit oui, et que votre non soit non […] » (cité dans Tual 5).

16Le dénouement de A Maggot hésite volontairement entre réalité historique et science-fiction : la femme dépeinte par Rebecca comme scellée au destin funeste de son maître se distingue essentiellement par la texture et la couleur argentée de ses vêtements qui font d’elle un voyageur étranger « surgissant de l’avenir pour observer l’Histoire en train de se déployer » (Acheson 85, traduit par nos soins). De plus, l’énorme engin en forme de ver flottant dans les airs (« a great swollen maggot, white as snow upon the air » [A Maggot 359]) qui semble relever dans un premier temps de la science-fiction, s’avère être en fait une machine artificielle, sorte de deus ex machina (A Maggot 364) venant opportunément dénouer une situation dramatique apparemment sans issue (A Maggot 359-60). Les incohérences de l’intrigue de même que l’impossibilité ontologique de construire un dénouement plausible et rationnel font habilement écho à la révélation divine sur laquelle repose le mysticisme des Quakers. L’expérience personnelle de leur relation à Dieu et le besoin de vivre leur foi en communauté se traduisent dans le texte fowlesien par le cheminement spirituel à la fois individuel et collectif de Bartholomew qui s’éclipse de la sphère diégétique comme l’apôtre du même nom se déroba avant lui des saintes Écritures.

17À l’instar de la figure multiple (réplique féminine de la Sainte-Trinité) que l’être venu d’ailleurs ne manque pas de présenter à ses hôtes dans le cadre du jeu mystique, le moi de Rebecca Lee apparaît fragmenté et contradictoire. Plus souvent connue sous le nom de Louise ou de Fanny, elle est l’une des prostituées les plus sollicitées de la maison close tenue par Hannah Claiborne, où elle a su s’attirer les bonnes grâces de la clientèle masculine de par son habileté à jouer les jeunes femmes pieuses et chastes. Au cours de la mission entreprise par le jeune aristocrate anonyme, la prostituée se repentira de sa vie de débauche et de ses péchés pour se muer progressivement en figure christique et donner naissance au sauveur de l’humanité : « She I carry, yea, she shall be more than I, I am but brought to bring her » (A Maggot 421). Le domestique muet et son jeune maître semblent également refléter deux facettes complémentaires d’une seule et même personnalité aux pouvoirs surnaturels, Dick étant au corps ce que l’aristocrate, féru de mathématiques et de philosophie, est à l’esprit. Selon Katherine Tarbox, Bartholomew représenterait aux yeux de la servante Rebecca l’incarnation masculine de la volonté divine, expliquant de ce fait l’entière soumission de la prostituée à la volonté de ce dernier :

Certainly Rebecca ultimately sees him as a Christ figure, a kind of pure light, which is the metaphor with which Christ describes himself : « I am the light of the world ; he who follows me will not walk in darkness, but will have the light of life » (John 8.12) […] Bartholomew, of course, was one of Christ’s Apostles, but the only distinction achieved by Bartholomew the Apostle is that absolutely nothing is known about him. (Tarbox 146)

18Sa disparition inexpliquée au sommet de la fiction qu’il a lui-même initiée permet de relancer la tension dynamique à l’œuvre dans le roman : l’existence qui est la nôtre relève-t-elle d’un texte déjà écrit que l’on est forcé de suivre à la lettre ou peut-on infléchir le cours de sa destinée en écrivant à sa guise les pages laissées vierges par un auteur qui se veut non omniscient et athée ? À travers ce questionnement formulé de façon tacite par un personnage cruellement absent de la scène diégétique, Bartholomew s’érige en créateur donnant à ses compagnons d’infortune une certaine autonomie qui, tout en les affranchissant du joug d’un auteur tyrannique, leur permet de rendre compte de leurs actes mais aussi de trouver en eux-mêmes leurs propres valeurs. Il s’agit là d’un topos baroque mais aussi moderniste et postmoderne qui réaffirme le positionnement existentialiste de John Fowles livrant les enquêteurs et les victimes de ses romans policiers à une forme d’auto-engendrement. En posant l’absence de déterminisme au fondement même de sa réflexion, le discours de l’auteur renvoie implicitement à la formule de Sartre selon laquelle, « l’existence précède l’essence, [ce qui signifie que] l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. [S]’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite et il sera tel qu’il se sera fait » (Sartre 29).

  • 8 Cette conception de l’enfantement et de la paternité résonne des échos du roman de Graham Swift pré (...)

19L’épilogue de A Maggot ne tranche qu’illusoirement le nœud gordien pour démêler un enchevêtrement de réalités invisibles : si l’on en juge par la date de naissance prématurée d’Ann Lee, fondatrice de la secte religieuse des Shakers, l’héroïne ne peut se targuer d’être la mère fictive de ce personnage réel pas plus que Dick Thurlow, homme généreux mais aux capacités intellectuelles limitées, ne peut en revendiquer la paternité8. Par ailleurs, le statut du destinataire extra-diégétique, physiquement et vocalement désincarné, n’est validé qu’en tant que ce dernier appartient à la visée du juge le tenant informé des progrès de l’enquête diligentée : les compte rendus rédigés par Ayscough restent cependant lettres mortes, privant la forme épistolaire de la dimension interactive qui lui est généralement octroyée. S’il est censé représenter le lecteur premier des courriers rapportant le simulacre des faits plus que les faits eux-mêmes, le père de l’aristocrate n’en demeure pas moins un lecteur fictif et muet, évoqué seulement dans la bouche de l’enquêteur qui piétine et sort de son chapeau nombre de béquilles narratives censées consolider le fragile édifice factuel. Dans une même perspective, l’identité de Bartholomew se trouve ironiquement ébranlée par l’abréviation de son patronyme qui le réduit au statut de personnage dépendant de la toute puissante figure paternelle. Sa révolte à l’encontre du Duc anonyme peut s’interpréter comme le refus du fils — relégué dans le champ de l’analepse externe — de jouer le rôle imposé par son père dans l’univers diégétique englobant. L’intégration quasi mythique dans le cosmos du personnage fictif se lit aisément, dans une perspective fowlesienne, comme une tentative de quitter les frontières de l’univers textuel, de devenir « l’écrivain de soi-même » (cité dans Pifer 48) pour reprendre une formule du critique Dwight Eddins.

20Forme hybride à la croisée de l’anti-roman policier et du nouveau roman policier postmoderne, A Maggot conclut une fois encore l’échec des probabilités rationnelles et du positivisme logique au profit d’une explication mystique non naturelle et non homogène anéantissant les certitudes et les grilles de lecture transparente. Le drame policier, par la prolifération et la dissémination d’indices qu’il véhicule, relève davantage chez Fowles d’un détournement du sens et des paradigmes originels du récit d’investigation que d’une élucidation logique et transparente du mystère. À défaut de trouver une solution nette et définitive qui clôturerait les enquêtes diligentées suite aux disparitions opaques et inexpliquées, le roman appelle d’autres questions d’ordre ontologique et métaleptique qui font des descriptions factuelles le prétexte à une réflexion métafictionnelle. Le dernier roman de John Fowles devient alors emblématique du récit de détection métaphysique qui met en exergue ses procédés d’écriture et renoue avec toutes les contraintes du genre pour mieux les déconstruire et les subvertir. Trouver les multiples sens cachés, mettre au jour des vérités tapies sous le voile des convenances, tel est le dessein du narrateur dont le regard avisé tend à débusquer l’équivocité et la surdétermination des indices relevés au hasard de l’enquête. Le détective ne s’attache plus tant à restituer et à recomposer la chronologie des faits concrets qu’à re-construire le monde tout en interprétant ses indices sémiotiques. La vérité nue et limpide pointe malgré tout à travers les zones d’ombre du palimpseste que constituent les dépositions hétéroclites de personnages en proie à des hallucinations ou à des révélations plus profondes sur eux-mêmes et sur la nature humaine. En donnant libre cours à une « fantaisie » (sens littéral du titre A Maggot) qui se nourrit de l’interprétation et de l’imagination du lecteur, John Fowles s’enlise dans le bourbier du matériau linguistique et confère à son univers fictionnel une épaisseur quasi charnelle.

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Notes

1 Nous retiendrons ici uniquement les paradigmes de Van Dine qui seront utiles dans le cadre de notre démonstration : « 6. The detective novel must have a detective in it ; and a detective is not a detective unless he detects. His function is to gather clues that will eventually lead to the person who did the dirty work in the first chapter ; and if the detective does not reach his conclusions through an analysis of those clues, he has no more solved his problem than the schoolboy who gets his answer out of the back of the arithmetic. 7. There simply must be a corpse in a detective novel, and the deader the corpse the better. No lesser crime than murder will suffice. 9. There must be but one detective — that is, but one protagonist of deduction — one deus ex machina. To bring the minds of three or four, or sometimes a gang of detectives to bear on a problem, is not only to disperse the interest and break the direct thread of logic, but to take an unfair advantage of the reader. If there is more than one detective the reader doesn't know who his codeductor is. It's like making the reader run a race with a relay team. 11. A servant must not be chosen by the author as the culprit. This is begging a noble question. It is a too easy solution. The culprit must be a decidedly worth-while person — one that wouldn't ordinarily come under suspicion. 12. There must be but one culprit, no matter how many murders are committed. The culprit may, of course, have a minor helper or co-plotter ; but the entire onus must rest on one pair of shoulders : the entire indignation of the reader must be permitted to concentrate on a single black nature. 13. Secret societies, camorras, mafias […] have no place in a detective story. A fascinating and truly beautiful murder is irremediably spoiled by any such wholesale culpability. To be sure, the murderer in a detective novel should be given a sporting chance ; but it is going too far to grant him a secret society to fall back on. No high-class, self-respecting murderer would want such odds. 14. The method of murder, and the means of detecting it, must be rational and scientific. That is to say, pseudo-science and purely imaginative and speculative devices are not to be tolerated in the roman policier. Once an author soars into the realm of fantasy, in the Jules Verne manner, he is outside the bounds of detective fiction, cavorting in the uncharted reaches of adventure. 18. A crime in a detective story must never turn out to be an accident or a suicide » (Van Dine 192).

2 Si le motif de l’enquête occupe le devant de la scène diégétique dans A Maggot, il est en revanche relégué à l’arrière plan, voire presque totalement occulté dans The Collector où les investigations policières interviennent soit en parallèle de l’intrigue soit à la fin. Soumis au même régime de désinformation que l’héroïne privée de tout contact avec l’extérieur, le lecteur du premier roman fowlesien ne perçoit que des fragments de l’enquête à travers les coupures de journaux et les propos rapportés des journalistes et de la police, élaborant un scénario tantôt des plus alarmants, tantôt des plus optimistes ou saugrenus. Ces incursions sommaires de l’intrigue et des bribes de dialogues externes dans le cours de l’action principale, creusent un peu plus l’écart entre les deux protagonistes dont l’accès au savoir est totalement disproportionné. Si Clegg a un pied dans les deux univers parallèles de l’enquête et de la séquestration, Miranda reste coupée du monde extérieur par son ravisseur qui refuse de lui apporter les nouvelles des investigations dont elle fait l’objet. Le syllogisme intégré au dialogue entre les acteurs du film de William Wyler, de même que la circularité de l’utilisation des pronoms compléments « me » et « you » soulignent la distance ironique des propos de Clegg qui peut se réjouir d’avoir accompli le « crime parfait » : « They’ll be looking for me »/ « They’ll be looking for you ; but no one will be looking for me ». The Collector. Direction : William Wyler. Adapté du roman de John Fowles. Distribution : Terence Stamp, Samantha Eggar, Maurice Dallimore, Mona Washbourne. Scénario de Stanley Mann et John Kohn. Production : Jud Kinberg et John Kohn. (1963 ; USA : Columbia Pictures Industries, 1965).

3 C’est ainsi que Fowles justifie la narration pour le moins épurée de son roman A Maggot : « I have always liked the old trial report, where trials are reported in dialogue alone : purely question, answer, question, answer. That is quite common. It did not start with Defoe by any means but I like it, as a novelist, because it sets you an enormous problem. This is another strange thing that novelists have to do to themselves. They have to set themselves difficult situations. If you use this trial technique — question, answer, question, answer — you lose half your arms, half your weapons as a novelist. There is no description of what people are doing […] “She smiled”, “She lit a cigarette” (not in the eighteenth century !) ; but anything you can say in an ordinary novel is forbidden by using this technique of the trial report. I like that because it also makes your dialogue much better. You have to express far more through your dialogue than you will in an ordinary conversation […] I think that the novel has not caught up with the modern world in the sense of what the novelist can leave out. This is one of the great qualities a novelist must have, knowing what to omit, what to leave out » (Fowles interviewé par Onega 185).

4 Pour reprendre les termes de Mikhaïl Bakhtine, « le discours d’autrui constitue plus que le thème du discours, il peut faire son entrée dans le discours et sa construction syntaxique pour ainsi dire ‘en personne’ en tant qu’élément constitutif particulier » (Bakhtine 161).

5 On peut également percevoir dans ce jeu de transparence et de mise en regard une référence implicite à la grotte décrite par E. M. Forster dans A Passage to India. L’analyse psycho-narratologique que fait Catherine Lanone de l’expérience mystique vécue par les protagonistes dans les profondeurs de la caverne nous paraît tout à fait éclairante : « Dans la grotte abyssale, crypte obscure de la narration, là où le lecteur ne parvient jamais à suivre Adela, une inversion ironique du mythe platonicien de la caverne se produit ; la révélation n’est pas éblouissement solaire, envoi vers le ciel des Idées ; elle naît au contraire d’un passage terrifiant au cœur des profondeurs chtoniennes. La voie tracée vers les grottes, hésitant entre les scènes du néant et de l’infini, mène à une expérience traumatique où le miroir d’ombre fouille le tréfonds de la conscience. La cartographie évanescente, « exquisite nebulae » (Passage 126), du reflet de la flamme sur la paroi de la grotte, préfigure la visite d’Adela et de Mrs Moore [comme un écho onomastique à la grotte d’Exmoor mentionnée dans A Maggot], au cours de laquelle la grotte reflète obscurément les profondeurs de la psyché. Le reflet témoigne d’une lecture en miroir qui tient à la fois du mythe de Narcisse et de Prométhée, et qui structure moins l’identité que l’écart fondamental : « “There is little to see, and no eye to see it, until the visitor arrives for his five minutes, and strikes a match. Immediately another flame rises in the depths of the rock and moves toward the surface like an imprisoned spirit […]. The two flames approach and strive to unite, but cannot, because one of them breathes air, the other stone” » (Forster [1924] 1979, 126) ; cité dans Lanone (32-33).

6 De la même manière, les romans de Graham Swift montrent que les réponses nettes et définitives aux questions que l’on peut se poser s’auréolent d’une lueur diabolique et mortelle : l’ignorance et l’incertitude sont un moyen de refuser d’affronter la Gorgone de la vérité puisque l’éclatement de cette dernière dans son intégralité renvoie systématiquement aux personnages l’image d’une culpabilité difficilement assumée. Waterland se termine par le suicide de Dick (enfant dégénéré à l’instar du sourd-muet de A Maggot dont il porte le nom), responsable de la mort de Freddie Parr auquel il a asséné un coup mortel à la tempe avant de le noyer dans les eaux du Pays des Fens.

7 Pour reprendre la réflexion de John Fowles dans The Aristos : « Mystery, or unknowing, is energy. As soon as mystery is explained, it ceases to be a source of energy. If we question deep enough there comes a point where answers, if answers could be given, would kill. We may want to dam the river ; but we dam the spring at our peril » (The Aristos : A Self Portrait in Ideas 28).

8 Cette conception de l’enfantement et de la paternité résonne des échos du roman de Graham Swift précédemment cité. Dick, le personnage dégénéré de Waterland, issu de relations consanguines et attendu par son père comme le messie, croit aussi aux vertus de l’Immaculée conception au sens où il entrevoit la possibilité de concevoir un enfant avec Mary, la femme de son frère Tom, rien qu’en la tenant entre ses bras.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sonia Saubion, « Entre désir de transparence et opacité du mystère »Études britanniques contemporaines [En ligne], 44 | 2013, mis en ligne le 29 novembre 2013, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/474 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.474

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Auteur

Sonia Saubion

Université Bordeaux 3
Professeur d’anglais dans un lycée de la région bordelaise, docteur de l’université Paul-Valéry Montpellier 3, Sonia Saubion a soutenu récemment une thèse intitulée « Fragmentation et recomposition dans la fiction de John Fowles : vers une résolution de la crise postmoderne ? ». Elle a présenté un certain nombre de communications et publié plusieurs articles sur l’œuvre du même auteur.

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