- 1 Cette citation est extraite de la pièce Lines (2011) de James Fritz qui a pour particularité d’être (...)
[F]or some time now, critics have been beginning to identify emerging trends in arts, criticism, and theory that, often through various ways of ‘reconstruction’, seem to move beyond postmodernism.
(Krijnen 150)
- 2 Nous noterons aussi l’ouvrage en cours de publication de Paola Botham chez Bloomsbury, Political Th (...)
1Le théâtre verbatim est-il bel et bien une pratique scénique de la reconstruction ? Quel horizon d’attente définit la notion de « reconstruction », dans le halo sémantique qu’elle implique et quels seraient ses fondements présupposés ? La reconstruction en tant que « ré-écriture » n’est-elle pas justement le contraire du théâtre verbatim ou plutôt n’est-elle pas le moment où celui-ci explose ? La citation retenue pour cet article résume la problématique au centre des préoccupations du phénomène théâtral verbatim dont il est question ici. De façon intéressante, le théâtre verbatim contemporain en Grande-Bretagne — une pratique scénique dont le texte repose entièrement sur les mots exacts énoncés par des personnes réelles — s’est distingué par un rapport de dépassement vis-à-vis du postmodernisme, ou du moins d’une de ses versions comme nous l’avions souligné en ces termes à l’occasion d’un autre article : « verbatim theatre, as a fascinating theoretical anomaly, might represent at least a preliminary step towards a post-postmodern theatre » (Garson et Gonzalez 2015). Cette particularité des spectacles verbatim par rapport à l’ensemble de la production théâtrale outre-Manche est désormais une tendance qui se confirme au vu des écrits que cette question a inspirés (Adiseshiah et Lepage 4 ; Botham 307 ; Canton 38 ; Martin 3 ; Schulze 208)2. L’argument principal de cet article est effectivement que cette tendance esthétique — qu’elle soit ou non la marque du post-postmodernisme — s’apparente à un travail de reconstruction. Pour en revenir à la dernière question du paragraphe précédent, le théâtre verbatim, de par sa nature de copie verbatim de la réalité, c’est-à-dire s’appropriant un mode que l’on pourrait qualifier ici de mimétique, ne s’envisage pas aisément comme une réécriture. Il opte le plus souvent pour une reconstruction absolue qui va jusqu’à répéter l’événement sélectionné dans la totalité du réel. Ainsi les spectateurs de The Colour of Justice (1999) par Richard Norton-Taylor, qui reconstruit l’enquête publique qui a suivi l’assassinat de Stephen Lawrence, sont amenés à reproduire la minute de silence à la fin de la représentation : « Would you stand with me for a minute’s silence » (415) ; et à marquer un entracte de vingt minutes précises correspondant à l’une des pauses réelles faites lors de l’enquête publique « we will break off now for twenty minutes » (366). De ce point de vue, notre position sera de tenter de comprendre le théâtre verbatim contemporain à travers le prisme de la notion de « reconstruction ». Cette proposition, que nous soutiendrons ici, tient de l’évidence tout en se révélant difficile à saisir pour celle ou celui qui souhaiterait en déterminer les contours. Nous tenterons néanmoins d’en déplier les divers sens possibles, lors de chacune des étapes de notre réflexion sur le théâtre verbatim contemporain en Grande-Bretagne.
2Avant toute chose, il importe de rappeler que l’une des premières difficultés pour élucider ces questions tient au fait qu’en dépit des apparences, le théâtre verbatim publié ou monté se définit par son caractère expérimental, puisque chaque spectacle proposé semble suivre ses propres règles et en instaurer sans cesse de nouvelles. C’est en tout cas, le constat du critique Andrew Haydon dans l’ouvrage Modern and British Playwriting 2000-2009 (48) qui le voit essentiellement comme un théâtre libéré des codes et conventions parfois figés autour des notions de texte et d’auteur, ces dernières formant encore à l’heure actuelle l’épicentre de la production contemporaine en Grande-Bretagne. À cette première constatation s’ajoute celle, presque paradoxale, selon laquelle il serait simultanément un « théâtre à contrainte » (2009), comme l’a judicieusement suggéré Élisabeth Angel-Perez dans un article sur la scène anglaise contemporaine. En ce sens, il faudrait comprendre le théâtre verbatim comme une pratique qui oscille entre deux pôles. D’une part, il suit une série de protocoles afin de conserver coûte que coûte son aura de théâtre du réel, ce que Christina Wilson appelle « [the] fetish of the verbatim » (114). D’autre part, il ne cesse d’enfreindre ces mêmes codes, rendant particulièrement difficile tout travail de théorisation.
3Pour étayer cette interprétation, il convient de dire d’emblée, qu’à l’inverse de ce que l’on aurait pu croire, le théâtre verbatim pourrait aussi bien se faire l’avatar de la déconstruction puisqu’il est façonné de toutes pièces par une écriture de la déformation, le texte étant construit à partir de divers fragments, son identité même étant instable, en perpétuelle redéfinition. Prenons par exemple la pièce The Uncertainty Files (2010 ; traduit sous le titre Dossier incertitude en 2011) de Linda McLean qui a retranscrit les verbatim de treize personnes réflécissant à la notion d’incertitude, en incluant tous les sons superflus et autre rupture de rythme ou erreur :
JA (homme, 28 ans)
je me demandais juste s’il y a de la certitude dans
(moto)
hm
heu
ben je crois pas que quelqu’un puisse être votre certitude enfin
à mon avis c’est dangereux
de
de devenir dépendant de quelqu’un
mais je dirais que
L’HUMANITÉ
peut être une certitude
je veux dire
le fait qu’on existe
que
qu’on
construise
des choses […] (17)
4Loin de prôner une esthétique de la reconstruction de la parole telle qu’on la trouve, classiquement, dans les dialogues façonnés par les dramaturges dans l’écriture, le théâtre verbatim propose souvent une retranscription de l’oral spontané qui s’apparente à celle des linguistes qui incorporent toutes les pauses et les scories de la communication :
And then, um. Geoff, she met on—uh—she went on a cruise. Was it last—um—no … Yes … end of …. May—she met him on a cruise, and he lives in Shrewsbury. And he … he’s only seventy-eight. (Laughs). (Blythe 23)
5De manière bien visible ici, le langage ordinaire n’est plus filtré par un langage dramatique qui aplatit la diversité et reproduit souvent la seule mélodie de l’ordre établi. Dans le même temps, cette reproduction quasi-fidèle de l’irrégularité langagière sur le mode mimétique peut aussi bien s’envisager comme l’exemple même d’une esthétique de la reconstruction puisqu’elle vise à reproduire l’insaisissable instant de l’énonciation. Le théâtre verbatim aurait donc pour intention de mettre reconstruction et déconstruction en tension. Prenons l’exemple de Torycore (2014) de Lucy Ellison où le matériau verbatim des discours des conservateurs, comme celui de George Osborne à propos du budget en 2014, se craquelle sous la vivacité sonore saisissante du death metal. Ce matériau n’est plus, dès lors, ce que l’on va préserver à tout prix afin qu’il apparaisse comme à nouveau nu sous la lumière des projecteurs. Quoi qu’il en soit, comme le souligne le texte de cadrage du congrès, « [l]a question de la reconstruction mène à s’interroger sur la notion d’authenticité, voire de la nostalgie de l’original, qui est au cœur du postmodernisme »3. Ceci se vérifie dans le théâtre verbatim qui, quelle que soit sa forme, demeure une pratique scénique de nature suspecte qui engendre la méfiance à l’égard de parti-pris esthétiques interpellant de manière souvent brutale le spectateur et lui posant une série de défi.
6Plus largement encore, c’est le sens même qui est mis en question, car comme le précise à juste titre Jérémy Mahut, « on doit aussi reconnaître que les citations acquièrent un sens en fonction de leur contexte » (2010). Face à l’infinie instabilité sémantique, comment le théâtre verbatim peut-il se targuer de reconstruire la matière de la réalité ? Pour certains, comme Michał Lachman, de nombreux constituants de ce théâtre appartiennent à une époque révolue : « [verbatim theatre] innocently believes that the objective truth of facts can be reconstructed from the chaotic pool of rioting, subjective voices » (321). À une époque où les pratiques anti-réalistes et la « déconstruction » sont encore prépondérantes sur une scène contemporaine toujours caractérisée par la culture postmoderne, la posture reconstructionniste du théâtre verbatim ne laisse pas de susciter l’interrogation. Ces formes théâtrales du verbatim, dans leur diversité même, semblent aussi marquer une rupture profonde avec les stratégies scéniques plus traditionnelles en Grande-Bretagne. Nous proposons l’idée que l’une des raisons du succès fulgurant du théâtre verbatim outre-Manche au xxie siècle tient peut-être justement à ce penchant du verbatim pour une esthétique de la reconstruction.
7On sait que, selon Carol Martin, l’une des fonctions du théâtre documentaire — que l’on peut appliquer au théâtre verbatim aussi — est de reconstruire un événement (13). Un exemple intéressant de reconstruction concerne le mot « home ». D’un titre à l’autre, les pièces verbatim véhiculent l’image très prégnante d’une reconstruction possible à travers ce mot qui se retrouve dans My Home (2006) de London Bubble, Home (2013) de Nadia Fall, Home is Where … (2016) par Hyphenated, Re-Home (2016) de Cressida Brown, etc. ou par l’intermédiaire d’une évocation de son processus comme dans My Country: a Work in Progress (2017) de Carol Ann Duffy et Rufus Norris. Ce que semble souligner le mot home ici est la notion d’hospitalité et de reconstruction de la communauté politique et citoyenne. De façon plus importante encore, l’habituel avertissement au public en début de spectacle — l’une des conditions sine qua non de ce théâtre — qui nous rappelle que « [c]e qui suit a été retranscrit mot pour mot à partir d’entretiens et de correspondances. Rien n’a été ajouté et les mots utilisés sont ceux employés même si certaines coupes ont pu être faites » (Kelly 11), favorise une lecture reconstructionniste du point de vue de la réception de ces pièces. Enfin, plus surprenant encore, ce projet reconstructionniste est parfois poussé jusqu’à l’absurdité, lorsque par exemple l’un des personnages de la pièce Stand (2014) de Chris Goode sort brusquement côté cour avant d’avoir fini sa phrase, sous prétexte de devoir vérifier la cuisson de son dessert. On pourrait allonger la liste de ces observations, mais ce que l’on retiendra ici en dépit de la pluralité des approches, c’est que le théâtre verbatim semble intiment lié à l’exigence de reconstruction, concept que l’on sait riche et varié. Reste à savoir comment la relation qu’entretient le théâtre verbatim avec ce concept se négocie dans la pratique ; et, plus largement, comment le théâtre verbatim pense la reconstruction. Si l’une des visées de ce théâtre est la reconstruction, quel est le rôle de celle-ci au regard du contexte qui définit ce phénomène théâtral ? La connaissance de ce contexte, tel qu’il se lit dans une sélection d’œuvres verbatim peut-elle, en retour, nous livrer des indications sur une utilisation spécifique de la reconstruction sur scène ?
8Dans Fatherland (2017) de Simon Stephens, Scott Graham et Karl Hyde, qui se penche sur la relation paternelle, les personnages sont tous confrontés à un point de rupture : Craig nous confie n’avoir jamais rencontré son père biologique (8), Alan peine à se souvenir des moments passés dans son enfance à regarder son père jouer au football (11) et Daniel en est venu à perdre l’habitude de parler de son histoire : ‘Um, I, I … I’ve been on my own for so long, um, I, I sort of … I just, I … I found it very difficult’ (14). Mais le sentiment de rupture ne se limite pas à ces confessions ; il envahit toute la pièce et provoque même une interrogation profonde sur ce que cela implique d’utiliser la parole de personnes réelles pour monter une pièce verbatim. Plus complexe encore, une esthétique reconstructionniste culmine dans ce spectacle à travers le parcours de Simon, Scott et Karl — les alter egos fictionnels des auteurs — qui nous donne accès au processus de reconstruction nécessaire pour mener à bien ce projet verbatim. Il nous faut aussi reconnaître le parcours (plus personnel ?) des personnages-auteurs qui sont aussi, comme les autres personnages de la pièce, à la recherche d’une reconstruction de soi qui passe par la figure presque symbolique du père. Précisons tout de même aussi que les choix créatifs de mise en scène opérés par Scott Graham de Frantic Assembly et par Karl Hyde de Underworld sont éloquents dans ce contexte : reconstruction chorégraphique de scènes de la vie réelle et reconstruction musicale/sonore à partir d’objets évoquant les souvenirs de l’enfance et de la figure paternelle.
- 4 L’acteur, en tant que support vivant, est ici perçu comme ayant la capacité d’interagir avec le réa (...)
- 5 Il s’agit parfois ici d’un refus de la fusion psychologique entre acteur et personnage. À cela s’aj (...)
- 6 Ceci est la traduction généralement acceptée en France pour tribunal plays. Ce terme correspond aux (...)
- 7 Il existe une traduction française de cette pièce par William Nadylam (Des choses qui arrivent) qui (...)
9Ainsi, pour comprendre la notion de reconstruction à l’œuvre dans le théâtre verbatim, il convient ici d’enquêter sur un certain nombre de pièces. On pourrait tenter alors une analyse plus poussée des caractéristiques de ce théâtre de la « reconstruction » en montrant notamment la diversité des pratiques verbatim qui s’y manifeste, du théâtre de David Hare à celui d’Alecky Blythe, des spectacles de DV8 à ceux de Look Left, Look Right, de ceux du Tricycle Theatre aux performances de Chris Goode. Nous nous contenterons cependant de quelques spectacles verbatim clefs, à même d’illustrer un aspect spécifique de la reconstruction. Il s’agira donc ici d’examiner deux catégories de spectacles qui semblent a priori relever d’une esthétique de la « reconstruction » mais qui possèdent, malgré tout, des traits susceptibles de complexifier notre tentative de théorisation du paradigme à l’étude. Essayons d’abord d’en esquisser les lignes principales. De façon plus ou moins arbitraire, nous distinguons au sein du théâtre verbatim contemporain en Grande-Bretagne deux grandes tendances esthétiques avec leurs exigences propres. D’un côté, ce que nous appelons le « réalisme documentaire », une tendance esthétique qui s’oppose fortement à ce qui serait le propre du théâtre et de l’art afin de se rapprocher à tout prix du réel. La représentation est souvent bien plus qu’un spectacle puisqu’elle bouscule les codes de la pratique culturelle théâtrale (art du jeu brimé4, notion de personnage ébranlée5, absence de dispositifs lumière, de costumes pour les acteurs, et même dans certains cas du traditionnel salut au public). Tous les spectacles affichant cette tendance — dont les pièces-procès6 telles que The Colour of Justice mentionné dans l’introduction font office de modèle — sont des expériences de transposition du réel à la scène, sans que celui-ci soit adapté complètement aux critères de la scène au profit d’autres qui semblent être prioritaires pour ses créateurs. Il s’agit donc d’un théâtre qui ambitionne de convaincre l’auditoire et sacrifie la dimension théâtrale (lumières, fable, langage et artifice) sur l’autel d’une impossible reconstruction. D’un autre côté, certains spectacles verbatim s’éloignent du réalisme documentaire, ne cachant pas le moment limite où le geste esthétique de la reconstruction peine à contenir la friction inhérente à toute pièce de ce type dans un contexte où la scène est confrontée à des mots qui ne lui sont pas destinés. À cela s’ajoutent diverses modalités d’interpénétration entre la fiction et le réel. À la différence des pièces-procès mentionnées plus haut, les productions telles que Stuff Happens7 (2004) de David Hare affichent leur distance, leur geste de reconstruction.
- 8 Selon Patrice Pavis, il n’existe pas réellement de traduction française pour le terme anglais « phy (...)
10Ce survol rapide n’a d’autre but que de souligner le paradoxe que constitue aujourd’hui la posture reconstructionniste de ce théâtre. Une fois arrêté, le texte verbatim se décline donc sur scène de diverses façons selon les choix esthétiques fort variés de ses praticiens. Si, comme nous venons de le voir, la majorité des créateurs accordent une importance capitale au traitement verbatim des paroles recueillies, d’autres privilégient l’image, le corps, les technologies, la musique dans un dispositif plurisémiotique qui comporte très souvent des supports multimédia. Si nous cherchons à comprendre à présent comment se décline ce projet reconstructionniste du côté des formes plus expérimentales du théâtre verbatim, il apparaît que les productions caractérisées par une saturation du visuel, physique et sonore sur scène opèrent un dépassement d’une conception traditionnelle de la reconstruction, tout en aspirant à rester fidèles au geste initial du verbatim qui reconstruit envers et contre tout. Dans cette perspective, les spectacles du collectif DV8 Physical Theatre (To Be Straight with You, Can We Talk about This? et John) co-produits par le National Theatre à Londres et mis en scène par Lloyd Newson s’éloignent au plus haut point de ce que l’on entend généralement par « reconstruction » puisqu’ils transforment le verbatim en véritable principe chorégraphique. Ce dernier engage d’ailleurs le corps tout entier dans un processus qui accorde une grande importance aux impulsions naissant de la rencontre entre les mots exacts d’une personne et le récepteur-acteur. Ici, les performeurs dansent d’un personnage à l’autre et imitent une très large gamme d’accents, et l’originalité du projet de Newson tient à son rendu explicite du phénomène de mise en corps du matériau verbatim par les danseurs-acteurs. À la croisée du théâtre, de la danse et des arts visuels (vidéos d’animation), le théâtre verbatim physique8 de DV8 (de l’anglais « deviate ») fait littéralement dévier les normes et procédures de reconstruction de ce théâtre. En ce sens, le cœur de ces spectacles réside dans cette confrontation entre textuel et visuel, et à certains moments, l’énergie de la performance physique parvient même à évincer la signification linguistique. Il existe donc plusieurs types de reconstructions opérées par la pratique théâtrale du verbatim en Grande-Bretagne : celles qui touchent au rendu visuel et mettent l’accent sur le contexte d’origine des mots, celles qui concernent le rendu de ces paroles verbatim, ou d’autres encore qui transgressent le mode mimétique et qui surprennent même le spectateur averti de ces pièces. On l’aura compris, cette reconstruction ne saurait être synonyme d’harmonie esthétique quelconque ou d’achèvement dramatique.
11Ce bref parcours à travers le théâtre verbatim met en lumière quelques figures notables de la reconstruction. Il ressort plus particulièrement que ce théâtre semble contenir malgré tout en son sein le désir d’instaurer un principe d’unité et d’amener le spectateur à réfléchir au sein d’un système cohérent et ordonné. Or, la question qui se pose à nous est désormais la suivante : cette reconstruction qui s’incarne dans des déclinaisons esthétiques pour le moins singulières nécessite-t-elle un minimum de stimuli esthétiques afin de contribuer au résultat escompté ? En d’autres termes, le seul fait de savoir que les paroles prononcées sont des verbatim, que les personnages sont construits à partir d’individus réels, que les événements de la pièce sont réellement survenus, qu’en résumé les éléments textuels, sonores et iconiques du spectacle ont une existence indépendante du théâtre, suffit-il à susciter une impression de reconstruction chez le destinataire ? Rien ne s’opposerait par conséquent à envisager une reconstruction qui ne serait que pur discours sans aucune matérialité scénique, c’est-à-dire un théâtre « anti-rétinal » pour reprendre un concept esthétique de Marcel Duchamp. Ce faisant, l’effet d’une esthétique de la reconstruction pourrait se produire sans l’utilisation d’un dispositif scénique particulier, c’est-à-dire sans l’appui d’aucun des vecteurs visuels, sonores ou autre que l’on associe normalement à la pratique verbatim. C’est en partie le cas de Called to Account (2007) du Tricycle Theatre qui nous présente le procès imaginaire de Tony Blair suite à sa politique d’intervention en Irak et s’approprie, pour ce faire, la logique des pièces-procès. C’est enfin dans ce rapport, ce questionnement autour de l’esthétique et de sa réception par un public, que peut résider la clef qui nous permettrait d’expliciter les enjeux réels de ce projet reconstructionniste, tel qu’il se présente aujourd’hui sur la scène britannique.
12Nous proposons ici de mettre l’accent sur les enjeux idéologiques singuliers d’une partie de la scène actuelle, que l’on observe de manière flagrante dans la création verbatim contemporaine. Outre le théâtre verbatim et documentaire, d’autres artistes comme Katie Mitchell, dans le cadre de sa série de pièces portant sur l’exploration scientifique du réchauffement climatique, en collaboration avec des chercheurs dans ce domaine, semblent interroger le pourquoi du théâtre, tout en ayant recours à une esthétique de la reconstruction. Plus précisément, on se rappellera que le bureau de Stephen Emmott à Cambridge fut entièrement reconstruit sur scène dans Ten Billion (2012). Même les pièces dont l’approche est plus fictionnelle comme A Pacifist’s Guide to the War on Cancer (2016) de Bryony Kimmings et Brian Lobel, en partenariat avec Complicite et le National Theatre de Londres, manifestent ce même désir de reconstruire. Dans la troisième partie du spectacle susmentionné, l’histoire fictionnelle des personnages Emma et Owen est interrompue après leur première journée à l’hôpital par une reconstruction verbatim des histoires de vrais patients touchés par le cancer : « The verbatim scene plays. Slowly throughout it EMMA listens. She is being surrounded by real people with cancer. As each voiceover plays, the corresponding ACTOR mouths along » (49). Ici et là, nous voyons ainsi des tentatives de reconstruction émerger sur scène.
13Depuis, disons, les années quatre-vingt-dix, de nombreuses esthétiques scéniques, rompant avec le postmodernisme, ou plus simplement transformant certaines des techniques identifiées au postmodernisme, conduisent à des réflexions novatrices sur les structures théâtrales contemporaines. Si nous suivons ce raisonnement jusqu’au bout, nous sommes amenés à considérer que le contexte socio-politique actuel est très différent de celui qui avait vu naître le postmodernisme et que, par conséquent, il n’est pas surprenant de voir apparaître une nouvelle culture scénique. Ce faisant, cette reconstruction dont les enjeux exacts restent à définir ici, ne s’envisage pas en tant que forme anachronique ou retour en arrière mais en tant qu’indice culturel. Poser ces questions autour de la reconstruction semble d’autant plus urgent que, dans le même temps, l’art romanesque est en proie au même phénomène. Pour Wolfgang Funk, dans son ouvrage The Literature of Reconstruction, il s’agirait de ce qu’il appelle la « reconstruction postmilléniale », qu’il applique à la littérature contemporaine et définit comme suit : « [t]his new form of literary communication draws on structural and formal paradox in order to create effects of authenticity in the reception of literary texts » (3–4). Plus précisément, il définit ce geste de la reconstruction par rapport au concept de la « déconstruction » en ces termes: « While deconstruction is driven mainly by epistemological scepticism and suspicion, reconstruction is founded on an attitude of confidence in the power of sign systems to actually convey experience rather than reflect the workings of the sign systems themselves » (5).
14À travers ces expériences artistiques éclectiques se dessine en filigrane un questionnement sur la nature d’un art politique aujourd’hui. En effet, à y regarder de plus près, quelques points communs apparaissent dans le flot intarissable des nouvelles pratiques se réclamant du verbatim. Sous l’effet d’une esthétique de la reconstruction, le théâtre verbatim, tel que nous l’observons sur la scène britannique, vise d’une part à agir contre les médias de masse en menant d’autres enquêtes pour contrebalancer les reconstructions officielles de la vérité. De la même façon, ces spectacles s’accompagnent souvent d’un travail de sape des préjugés, comme c’est le cas avec la communauté asiatique en Grande-Bretagne dans The Trouble with Asian Men (2005) du Tamasha Theatre. Mais à l’ère du soupçon et de la post-vérité, la préservation absolue, verbatim, d’une portion de la réalité sur scène, l’illusion d’une reconstruction à des fins d’intervention auprès du public sont remises en question et on reproche (à tort ?) à ces œuvres de ne jamais procéder au démontage des discours de l’intérieur auquel on s’attendrait. En effet, le contrat de spectacle de ces productions verbatim à l’esthétique reconstructionniste, c’est-à-dire le fait de savoir que les paroles prononcées sur scène sont des verbatim, change à jamais la réception pour le public présent en lui procurant un certain frisson de réel exacerbé. En outre, ce que l’on constate à une lecture attentive de ce théâtre, c’est qu’il affiche une volonté de recréer du lien dans une société fragmentée, de reconstruire le social pour en révéler de nouvelles potentialités. Comme Bérénice Hamidi-Kim l’explique avec beaucoup de clarté dans son ouvrage sur le théâtre politique en France depuis 1989, ‘[l]a société contemporaine est perçue comme marquée par la désagrégation du lien politique et social, et par la dépolitisation de ses membres, qui tendraient désormais à se définir comme des individus en compétition économique les uns avec les autres et non plus comme des citoyens membres d’une communauté politique » (372). Ainsi, ce type de travail avec une matière première verbatim représente un théâtre qui se conçoit (à nouveau ?) comme un lieu de sociabilité ayant le potentiel de permettre la reconstruction de liens entre les citoyens. Quelle que soit l’approche ou le dispositif scénique, la mise à disposition des sources primaires par les praticiens constitue toujours la trace incontestée de cette volonté et possibilité de reconstruire autrement. Il apparaît évident que la publication et la circulation des pièces verbatim, leurs diffusions médiatiques et théâtrales — surtout lorsque ce théâtre donne la parole aux laissés-pour-compte —, permettent de reconstruire une société au-delà des limites imposées par les archives officielles de la nation.
Plays that take on public issues may no longer carry the public with them. But as a political solution to the Left’s problems seems increasingly remote, so the voice of theatre becomes more important. Its value in illuminating different corners of society and in explaining ourselves to ourselves has never been more needed. (Stafford-Clark 31)
- 9 Ce spectacle, perçu comme d’utilité publique, a été récemment adapté par la BBC à la télévision (di (...)
15Face à la crise qui frappe la Grande-Bretagne depuis le Brexit et aux multiples réinventions culturelles qu’elle rend nécessaire dans ce climat de profonde incertitude, le rôle de l’art et du théâtre semble se dérober à nouveau au diktat des traditionnalistes, d’un côté, et à celui des progressistes, de l’autre, dans une quête perpétuelle de sens. Quelques artistes n’ont pas tardé à répondre, à explorer avec inventivité et diversité le bouleversement que subissent nos façons de concevoir le monde. Nous pourrions rappeler ici l’exemple verbatim de My Country (2017) co-créé à partir des témoignages enregistrés, au lendemain du référendum sur le Brexit, aux quatre coins du Royaume-Uni par Rufus Norris, le directeur artistique du National Theatre à Londres, et le poète lauréat, Carol Ann Duffy9 ; ou celui de Zest Theatre et Half Moon intitulé What Once Was Ours (2017) à partir du témoignage de deux cents adolescents issus de milieux diamétralement opposés ; ou encore le mélange de verbatim et de concours de talents avec Penetrating Europe, or Migrants Have Talents (2017) par la compagnie ukraino-britannique Molodyi Teatr London. D’autres artistes du verbatim ont quant à eux déjà jeté les premiers jalons de ce qui pourrait se cacher derrière l’expression « culture britannique », alors que la Grande-Bretagne essaie tant bien que mal de se forger une nouvelle identité dans le monde. I Walk in your Words (2017) du Tamasha Theatre utilise une technique qui demande aux comédiens de porter des casques audio sur scène afin qu’il reproduisent à la perfection non seulement les mots, mais aussi les tics du langage, l’intonation et les respirations des personnes interrogées. Cette technique de « déclamation enregistrée » permet de faire entendre non seulement la richesse des idiolectes au sein de l’anglais britannique, mais aussi de montrer le geste toujours fragile de la reconstruction : l’acteur est ici à la fois l’élément central du dispositif scénique et mis en retrait par rapport aux témoins qu’il représente. On reconnaît là des tropes qui ne cessent de travailler la réflexion sur la possibilité d’un théâtre politique aujourd’hui, un théâtre qui puisse à nouveau faire œuvre d’imagination, au-delà des divisions empreintes de clichés patriotiques et autres représentations fantasmagoriques.
16Quant à la notion de « reconstruction » dont nous n’avons cessé de traquer le sens dans tous les exemples abordés, ses définitions demeurent multiples. Le théâtre verbatim, comme nous l’avons vu, peut aussi bien manifester l’apparente transparence d’une reconstruction à l’identique (pièce-procès) que la forme plus trouble d’une reconstruction différentielle (DV8). C’est donc à une variété de considérations que la notion de « reconstruction » nous appelle. En faisant dialoguer la pratique théâtrale verbatim avec cette dernière, nous avons voulu montrer combien la piste ouverte par cette réflexion est intéressante car elle met en évidence le fait qu’un pan important de la production artistique contemporaine dérive lentement mais sûrement, semble-t-il, vers un post-postmodernisme — ce que les recherches récentes sur les manifestations du réel dans l’art tendent à confirmer — mais aussi révèle des changements internes qui affectent les sociétés occidentales. Les influences qui ont pu s’exercer sur les trajectoires esthétiques du théâtre verbatim depuis les années quatre-vingt-dix seraient par conséquent symptomatiques d’une époque.
- 10 Ces outils souvent qualifiés de « postmodernes » sont utilisés ici sous une forme privée de ses ass (...)
17Enfin, il convient de dire que les manifestations que nous avons décrites ici ne doivent pas faire oublier pour autant que d’autres modèles esthétiques perdurent. Ainsi, il va de soi que le postmodernisme continue de nourrir la production théâtrale actuelle, y compris le théâtre verbatim qui parfois s’adonne au nomadisme du signe, se prête au jeu de l’abondance de langages scéniques parasites10 et/ou n’impose aucune grille de lecture au spectateur. De toute évidence, de nombreuses œuvres ont été occultées, certaines orientations et procédures du théâtre britannique contemporain injustement laissées de côté. Pour ne citer qu’un exemple : dans Opposition (2011) d’Hannah Silva, les verbatim extraits des discours d’Ed Miliband, Tony Blair et David Cameron sont décontextualisés, voire ouvertement manipulés par le « looper » et ne cherchent plus à reconstruire quoi que ce soit, mais visent à produire de nouvelles expériences qui ne sauraient être confondues avec leurs sources dans le monde réel. Dans cette configuration, les paroles verbatim du discours de David Cameron sur la « grande société » du 19 juillet 2010 ne sont plus des reconstructions au sens strict du terme puisque les sons et images sont créés pour le spectacle et n’ont pas d’existence en dehors de lui :
And yes cutting the
And yes cutting the nat
And yes cutting the national
And yes cutting the cutting the cutting cutting
The cutting cutting cutting cutting cutting cutting
Cutting cutting cutting cutting cutting cutting cutting
Cuttingcuttingcuttingcuttingcuttingcuttingcuttingcct ctctctctct (61)
18Il demeure néanmoins que même dans ce qui constitue l’avant-garde du théâtre verbatim, aucun spectacle ne désamorce complètement la possibilité d’une reconstruction. C’est-à-dire que malgré l’intensité avec laquelle le matériau verbatim est manipulé, le geste esthétique de la reconstruction ne semble pas pouvoir être véritablement remis en cause. Pour le dire autrement, la reconstruction, notion essentielle à l’activité du théâtre verbatim, parvient donc toujours à se frayer un chemin dans l’esprit du spectateur. À l’heure du bilan et des perspectives, il nous semblerait que ce geste reconstructionniste participe du désir de créer de nouvelles expériences radicales de restauration et c’est en cela qu’elles peuvent être considérées comme transgressives. Cette volonté de reconstruction à tout prix, malgré le scepticisme actuel et le contexte historique qui est le nôtre, ravive ainsi la flamme d’un optimisme radical, celui de vouloir à nouveau changer le monde.