1Birdsong, Evermore, Another World : au cœur de ces trois œuvres, la Première Guerre mondiale, horrifiante, fascinante, obsédante. La Grande Guerre et ses traces, cimetières et mémoriaux en tous genres, que des personnages, anciens soldats ou petits-enfants de soldats, découvrent des années plus tard. Entre 1994 et 1998, alors que disparaissent les survivants et qu’approche le nouveau millénaire, reléguant le premier conflit mondial à l’inquiétante étrangeté du passé, trois romanciers font le récit du ou des voyages de l’un des protagonistes vers ces lieux de mémoire du Nord de la France. Qu’ils soient narrés en quelques pages, ou que l’œuvre entière leur soit consacrée, ils occupent une place primordiale, bouleversant le rapport des personnages au temps, à l’espace, à eux-mêmes et aux autres.
2Pourquoi cette obsession des lieux de mémoire ? Quels regards, convergents ou divergents, les trois écrivains portent-ils sur ces emblèmes nationaux ? Si l’idée de nation est bien une construction culturelle, bâtie à l’aide de représentations et de symboles, dans quelle mesure le texte littéraire prenant ces représentations pour objet peut-il contribuer, par sa dimension métasémiotique, à construire, ou déconstruire, l’idée de nation ?
3Pour répondre à cette question, c’est d’abord l’évocation fictionnelle de la guerre elle-même qu’il faut considérer, non plus crise paradigmatique permettant de réaffirmer l’identité collective, mais lieu de brouillage : ambiguïté du statut d’alliés, de ces soldats britanniques qui se battent sur le sol français dans une guerre qui leur reste malgré tout « étrangère » (B1 161); ambivalence de la relation fraternelle, quand aux frères d’armes se substituent, au-delà des clivages nationaux, frères ennemis ou ennemis fraternels. En rupture avec l’étymologie, la nation évoquée ici n’est plus lieu de naissance, patrie ou terre-mère veillant sur la fratrie, mais infanticide. Dans cette dérive belliqueuse de l’idée nationale qui tend à provoquer « le réveil de mythes diaboliques, de pulsions de mort [la nation ne peut plus] servir à l’état de corps physique » (Wunenburger 5) : littéralement, elle n’incarne plus rien. La symbolique de la désincar-nation atteint toutefois son paroxysme avec le topos, étrangement récurrent dans les trois livres, du soldat disparu, dont l’incorporéïté même remet en cause la nation comme « corps symbolique censé faire passer les exigences abstraites du rationnel dans les déterminations spatio-temporelles du conditionné humain » (Wunenburger 6). Sans corps ni dépouille, le soldat disparu déréalise la nation.
4Quel rôle jouent alors les lieux de mémoire dans les trois œuvres ? Participent- ils à la reconstruction de l’idée de nation ou à son détournement ? Dans quelle mesure enfin l’évocation des cimetières militaires ou des monuments aux disparus n’exprime-t-elle pas aussi, au-delà d’une idée de la nation, une relation au signe et à la postmodernité ?
- 2 AW : Another World
- 3 E : Evermore.
5Dans ces textes démontant le mythe de la guerre comme réaffirmation de l’identité collective, les lieux de mémoire sont clairement identifiés comme espaces nationaux : avec leurs croix noires ou leurs feuilles d’érable, les cimetières allemands ou canadiens sont bien « iconophiles » (Aries 7), mais l’icône en l’occurrence est toujours nationale — autant qu’elle construit la nation, elle invite au nationalisme. Telle une nation, terme supposant autorité souveraine ou « ordre politique » (Smith 72), ces lieux de mémoire définissent un espace social où l’ordre règne : parfait alignement des tombes, rigueur de la loi — lorsque Miss Moss, l’héroïne d’Evermore, femme âgée qui a consacré toute sa vie à la commémoration obsessionnelle de la mort de son frère, tombé sur les champs de bataille, demande à dormir sur sa tombe, la War Graves Commission refuse. Dans ces lieux de droit, régis par le Surmoi, les fantasmes incestueux n’ont pas leur place. L’ordre moral prévaut, garant de stabilité et de continuité. Car à l’instar des nations qui sont « certes récentes et historiques […] mais surgissent aussi d’un passé immémorial et […] glissent vers un avenir sans limites » (Anderson 12), les lieux de mémoire ont pour but de « lier l’avenir projeté au passé remémoré » (Nora XVI). Ainsi Miss Moss et Geordie, le vétéran de Another World, veulent-ils profiter de leur dernière visite au mémorial avant de mourir pour « greffer » — image commune aux deux textes (AW2 74, E3 20) — leurs souvenirs du passé national sur des esprits plus jeunes. Réfléchissant aux définitions proposées par le dictionnaire pour le terme Evermore : « “Always, at all times, constantly, continually” […] but she preferred sense I : “for all future time” » (19), Miss Moss illustre la conception traditionnelle du lieu de mémoire supposé, comme la nation, « reconduire éternellement l’héritage […] et installer le souvenir dans le sacré » (Nora XVIII).
6Cette sacralisation du lieu de mémoire, manifeste dans Evermore où les cimetières sont comparés à des « sanctuaires » (7), existe aussi dans Birdsong : « every grain of the surface had been carved with British names; their chiselled capitals rose […] to the height of the great arch itself […] She looked at the vault above her head and then around in panic at the endless writing, as though the surface of the sky had been papered in footnotes » (264). Isotopie de la hauteur, murs du mémorial se confondant avec le ciel, l’évocation du monument s’achève sur un mouvement de transcendance. Or l’idée de nation, « résidu d’histoire, de traditions sacrées, et de rêves chauds coagule des savoirs, des affects, et un mythe fondateur, un noyau de sacralité » (Wunenberger 3). L’imaginaire nationaliste rejoint l’imaginaire religieux, tous deux occupés par « les liens entre les morts et ceux qui ne sont pas encore nés, le mystère de la régénération » (Anderson 11). À plusieurs reprises les lieux de mémoire sont effectivement associés à la terre : ainsi c’est une unité de mesure agraire qui est utilisée pour évoquer l’effarement d’Elizabeth devant l’immensité des arches de Thiepval (« furlongs of stone » [B 264]), tandis que les cimetières militaires d’Evermore, lovés au creux d’une vallée, deviennent, par le même processus de naturalisation trahissant chez les deux focalisatrices une conception essentialiste de la nation, une terre-mère, lieux de fécondité et de renaissance. Après son passage à Thiepval Elizabeth se sent même « presque maternelle » (B 267) envers les soldats morts à la guerre, et le roman s’achève sur la naissance de son fils émergeant de son corps comme son grand-père avait émergé du tunnel où il était pris au piège grâce à l’aide d’un soldat allemand. Dans cette coïncidence symbolique s’exprime la fusion entre individu et nation, caractéristique du nationalisme : « The hortatory rhetoric of nationalism demands that the citizen not only adore the nation but identify with it; insists on the coincidence of a narrative of national belonging and the citizen’s autobiography; requires that the citizen manifest the nation’s mystic geography in his or her own flesh » (Baucom 185).
7Lieux d’ordre et de continuité, espaces sacralisés voués au mystère de la régénération, les lieux de mémoire semblent souvent dans ces fictions contribuer à la reconstruction de l’idée nationale, dont ils cristallisent les contours mouvants. Par un acte inconscient de sublimation plusieurs personnages, survivants, parents endeuillés, lointains descendants arrivés là au terme de leur quête anamnestique, y substituent au souvenir de la nation précipitée dans la tourmente d’une guerre mondiale, l’Idée de Nation, si bien incarnée leur semble-t-il par ces micro-espaces pacifiés et civilisés. Toutefois derrière cette vision, dominante dans Birdsong, présente dans Evermore, à peine esquissée dans Another World, s’insinue, en contre- chant ironique, un autre discours, qui pervertit l’image du lieu de mémoire bâtisseur de nation; un discours subversif qui, tout en remettant en cause le lien, à la fois synecdochique et symbolique, entre lieu de mémoire et nation, pose de manière plus large la question de toute représentation.
8C’est effectivement un détournement, une appropriation individuelle du lieu national qu’évoque obliquement la nouvelle de Julian Barnes. Un demi-siècle après la guerre Miss Moss ne vit encore que pour ses voyages dans la Somme où chaque cimetière, chaque monument aux morts sont devenus sources de réconfort — « in the bossy statistics of death she would find the comfort she needed » (32), et objets d’amour : « it was true, she had her favourite cemeteries » (6). Par l’alchimie d’un deuil maladif, tout ce qui est lié à la Grande Guerre est élevé au rang d’objet d’amour : « She felt no rancour towards these Huns; […] her resentment was against those who had come later, and whom she refused to dignify with the amicable name of Hun » (29). Dans chaque village, elle compare le nombre de soldats tués aux deux guerres et tire du bilan plus lourd de la Grande Guerre une satisfaction équivoque : « 67 against 9, 83 against 12, 40 against 5, 27 against 2 : here was the eternal corroboration she sought » (32). Conflits mondiaux ou compétitions sportives ? Derrière la syntaxe iconoclaste se lit en creux le plaisir de Miss Moss pour qui la première guerre est objet de jouissance : « during this period, she was hungry for the solitude and the voluptuous selfishness of grief » (10). Champ sémantique du plaisir présent aussi dans le nom du cimetière où repose son frère : Cabaret Rouge. Plaisir de la chair et de la bonne chère, rougeur du sang mais symbole de la passion — et de l’interdit. Duplicité d’un texte où amour de la patrie, mémoire de l’événement fondateur, obsession du mémorial se font garde-corps, empêchant le désir incestueux refoulé d’émerger dans le conscient. Dans ce type de deuil pathologique, l’objet d’amour incorporé « rappellera toujours […] quelque chose d’autre de perdu : le désir frappé de refoulement […]. Monument commémoratif, l’objet incorporé marque le lieu, la date, les circonstances où tel désir a été banni de l’introjection » (Torok, dans Nachin 100). Les cimetières et monuments que Miss Moss vénère auraient donc une double fonction : celle de servir à la fois de discours écran, masquant au conscient l’existence du désir transgressif; et de métaphore, projection du « monument commémoratif » qu’est devenu l’objet d’amour incorporé à l’intérieur du psychisme. Dans cette logique inconsciente le lieu de mémoire ne saurait avoir la transparence voulue pour permettre l’accès au passé d’un peuple, ni l’objectivité nécessaire pour que l’individu transcendé puisse s’identifier à la collectivité nationale. Plus qu’il ne favorise la remémoration du fait national, il cautionne le refoulement du souvenir privé.
9Cette thématique subversive, implicite dans Evermore, tient le devant de la scène dans Another World, portrait d’un vétéran qui à cent ans ne sait toujours pas s’il a tué Harry, son frère enrôlé dans le même régiment, pour lui épargner d’atroces souffrances après une blessure fatale, ou s’il a profité de la situation de guerre pour éliminer le rival détesté que sa mère lui préférait. Loin de lui rendre la mémoire, la visite à Thiepval déclenche un processus hallucinatoire : jour après jour il revit le moment fatidique où il a tiré sur son frère; éternellement répété, le passé oblitère le présent. Geste tragique ou meurtre sordide ? Il ne le saura jamais : pour lui Thiepval n’est pas un lieu de mémoire, mais le lieu d’une mémoire, celle construite par la nation. Cette mémoire-là, qui se nourrit d’actes de bravoure, l’aliène. Écartelé entre la religion de la commémoration nationale et l’obsession du souvenir traumatique, entre une idée de la mémoire et la conscience de sa perte de mémoire, il ne peut réconcilier le mémorial, univers de règles et d’interdits dictés par le Surmoi national, pour lequel un fratricide est impensable, et son monde intérieur, chaos pulsionnel où dominent les rivalités œdipiennes. Lui dont les souvenirs sont présentés comme « carved in granite » (AW 86) est voué à la « tragédie » (86) de la non-mémoire : ni le mémorial, ni son inconscient ne permettent la résurgence du souvenir. À peine revenu de son ultime pèlerinage à Thiepval, Geordie, terrassé par un cancer intestinal, se vide, littéralement et figurativement. Métaphorisant la scène traumatique, la tumeur entraîne l’évacuation définitive du souvenir. À la symbolique de la rétention mémorielle permettant l’accomplissement du deuil et l’identification avec la nation s’est substituée celle de l’excrétion. Le symptôme, qui « structure dans le corps un étranger inassimilable, monstre, tumeur, cancer… » pour finalement posséder totalement l’individu — « dans le symptôme l’abject m’envahit […] je le deviens » (Kristeva 19) — est ici doublement déstructurant : il efface la trace mnémonique inconsciente et signale le dévoiement du lieu de mémoire, non plus vecteur privilégié permettant la transmission de la mémoire ou la pérennisation du mythe national, mais catalyseur, par son absolue altérité, de l’expulsion définitive du souvenir. Pour Geordie le terme « lieu de mémoire » s’avère antiphrastique.
10Mémoires nationale et individuelle détournées ou niées : ce contre-discours ironique est indissociable d’une réflexion sur l’oubli. Ainsi Evermore, qui commence par le récit d’une commémoration obsessionnelle, s’achève sur la hantise de l’oubli : « the war memorials would come down, with their important statistics […]. And after that it would be time to plough up the cemeteries, to put them back to good agricultural use […]. Then the great forgetting could begin… » (41). Plus encore que l’opportunisme de la nation, Miss Moss condamne « le fonctionnement palimpseste de l’histoire qui tend à recouvrir les événements anciens par les épisodes récents » (Guignery 84), et tronque le passé : « history, gross history, daily history, would forget » (43). Par histoire Miss Moss entend cette « analyse intellectuelle et laïcisante » (Nora XIX), qui « désenchante le passé » (Baucom 19). La vision angoissée d’un avenir sans mémoire de la Grande Guerre à la fin de la nouvelle signe ainsi son appartenance à l’ère postmoderne car, comme le souligne Luckhurst, aujourd’hui « memory’s anamnesis resists History’s selective amnesia » (81). Sous le discours commémoratif se cache donc une parole subversive qui entre le lieu de mémoire bloquant la remontée du souvenir interdit et le spectre de l’oubli laisse peu de place au mémorial constructeur de nation. Dans Another World par contre l’oubli, thème qui clôt le roman, est présenté comme souhaitable. Errant dans le cimetière anglais où vient d’être enterré son grand-père, Nick contemple les tombes : « Some of the graves […] are so old the names are hidden by moss. They’re forgotten […]. There’s wisdom too in this : to let the innocent and the guilty, the murderers and the victims, lie together beneath their half-erased names, side by side, under the obliterating grass » (278). Loin de réhabiliter l’Histoire, comme le suggère J. Brannigan (138), la clausule dé-historicise le passé, la dévalorisation/démythification du lieu de mémoire nationale y ayant pour corrélat la valorisation de l’oubli devenu catharsis.
11La remise en cause de l’idée de commémoration nationale ne se limite pas néanmoins à cette apologie de l’oubli; la question de la représentation est aussi posée, car, comme le suggère A. Smith, reprenant l’idée de nation comme « imagined community » d’Anderson, « that which is imagined can, and has to be, re- presented, if it is not to remain in the purely private realm of the individual’s mental processes » (136-137). En filigrane derrière l’idée rassurante d’un lieu de mémoire représentant la nation celle, plus postmoderne, de simulation au sens où l’entend Baudrillard pour qui le signe aujourd’hui, loin de représenter le réel, non seulement le masque, mais en masque l’absence.
12Désireux de croire à la puissance représentative du lieu de mémoire constructeur de nation, certains personnages voient dans le signe « l’exhibition d’une présence offerte aux yeux, la visibilité de la chose présente tendant à occulter l’opération de substitution » (Ricœur 297). De fait dans les cimetières l’héroïne de Barnes imagine les morts « present and correct » (7) sous leurs stèles, illustrant ainsi les propos de Derrida, pour qui le deuil consiste à « ontologiser les restes, à les rendre présents » (1993, 9). Pourtant le doute parfois s’insinue, les monuments aux disparus, Thiepval en particulier, perturbent Miss Moss : « Yet each of those scraps of uniform and flesh […] had been brought back here and reorganized, conscripted into the eternal regiment of the missing […]. Something about the way they had vanished and the way they were now reclaimed was more than she could bear » (E 13). Grain de sable dans les rouages de sa machine à sublimer, Thiepval, Miss Moss le sent, simule plus qu’il ne représente, ses arches monumentales une illusion de présence occultant l’absence inouïe des corps : « an arch of triumph, yes, but of what kind, she wondered : the triumph over death or the triumph of death ? » (11). De son côté Nick, le héros de Pat Barker qui accompagne son grand-père à Thiepval pour sa dernière visite, n’y voit qu’un signe qui ne peut dire la Présence : « an abstract space » (74), « empty arches » (75) « opening on to emptiness » (74), une « cendre qui n’est pas, qui n’est pas ce qui est […], qui reste de ce qui n’est pas, pour ne rappeler au fond friable d’elle que non-être ou imprésence » (Derrida 1987, 23).
13D’où la difficulté de dire Thiepval et ses « annihilating abstractions » (AW 72). Lorsqu’Elizabeth veut désigner les morts dont les noms figurent sur les arches, les mots lui manquent : « Who are these… these… ? », demande-t-elle au jardinier. « These ?… the lost ». « These are just the… unfound ? » (B 264), s’inquiète-t-elle alors. Points de suspension, formulation négative, le langage d’Elizabeth trahit la soudaine terreur de ne pouvoir dire la présence : comme ces soldats disparus qui au moment de la guerre, ni morts ni vivants, déstabilisaient la nation, leurs noms sur les arches sont un « reste sans reste, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas » (Derrida 1992, 222). Même béance langagière dans Evermore où la protagoniste, songeant à Thiepval, s’indigne : « some of these names had first been given known and honoured burial, their allotment of ground with their name above it, only for some new battle with its heedless artillery to tear up the temporary graveyard and bring a second, final, extermination » (12). Noms enterrés : brutalité de la substitution métonymique qui, dans l’absence du mot, fait éclater l’intolérable absence des corps; retournement du langage qui ne dit plus que l’Absence. Le héros de Pat Barker ressent lui aussi le besoin de dire Thiepval, « but there’s no time, he ought to be going. And anyway he hasn’t succeeded in telling himself about Thiepval yet » (85). Si les soldats disparus déréalisent la nation, le mémorial de Thiepval déconstruit la métaphysique de la Présence et piège le langage : « abandonnée à sa solitude, témoin de qui ou de quoi, la phrase ne dit même pas la cendre » (Derrida 1987, 25).
14Trois œuvres donc qui, chacune à sa manière, explorent la fonction transitionnelle des lieux de mémoire. Balisés par la nation, comme l’indiquent les panneaux en « British racing green » (E 7) que Miss Moss suit pour parvenir aux cimetières militaires, ces chemins de mémoire définissent un espace ouvert, un poros conçu pour faciliter le passage d’un lieu et d’un temps à un autre tout en favorisant l’identification de l’individu à la collectivité nationale : « for her, now, the view back to 1917 was uncluttered : the decades were mown grass, and at their end was a row of white headstones » (E 38).
15Toutefois, aussi désireuse soit-elle de croire à une nation rassemblée autour d’une mémoire éternelle, Miss Moss, troublée par Thiepval dont elle devine l’incapacité à dire la présence, emprisonnée dans son deuil pathologique, s’interroge : « what if memory-grafting did not work ? » (E 40). S’élabore alors un nouvel espace mental, dans lequel les lieux de mémoire perdent leur accessibilité : « the gap in the trees [that] discovered the curving ranks of slender headstones » (38) […] « would close » (43). Dépourvu de voies d’accès, cet espace-là, caractérisé par « le passage difficile ou impraticable, ici même impossible, le passage refusé, nié, ou interdit, le non-passage » (Derrida 1996, 8), est aporétique. Car dans certains cas la sublimation permettant au visiteur de ces lieux de reconstruire l’Idée de Nation et de résister à l’abjection, au sens où l’entend Kristeva — « dans le symptôme, l’abject m’envahit, je le deviens, par la sublimation, je le tiens. L’abject est bordé de sublime » (19) ne se produit pas : frères ennemis ou incestueux, soldats disparus, qui comme le spectre de Derrida ne sont ni vraiment présents ni vraiment absents, ces réalités-là, étrangères à l’idéologie nationale, restent hors d’atteinte, radicalement autres, « Another World ». Aucun chemin n’y mène : à la confiance en la capacité transitionnelle du lieu de mémoire, dominante dans Birdsong, s’opposent à la fois le scepticisme grandissant de la protagoniste de Barnes chez qui le culte du lieu de mémoire national, s’il permet une « représentation sémiologique fidèle de la bataille livrée par le sujet contre l’écroulement symbolique » (Kristeva, dans Winter 225), ne parvient ni à empêcher la mise en question du pouvoir représentatif du signe ni à faire ressurgir les souvenirs refoulés; et chez Pat Barker la défiance de Nick qui refuse l’idée même de mémoire nationale et avec elle la dimension onto-théologique des lieux de mémoire : « I don’t believe in public memory. A memory’s a biochemical change in an individual brain » (85).
16Ce sont donc des points de vue différents sur Thiepval et les cimetières militaires que proposent les trois œuvres : lieux d’incar-nation dans Birdsong qui s’achève sur la naissance du fils d’Elizabeth, vision romantique du passé accouchant de l’avenir; espaces désincarnés dans Another World, où à l’évocation du mémorial national, signe vain d’une mémoire toujours différée, se substitue celle du lent travail du temps qui, effacant les traces, reconstruit du sens; univers sémiotique instable dans Evermore où Miss Moss voit le microcosme des cimetières, incar-nation du passé, s’effondrer au contact de Thiepval qui, dépourvu de corps, devient un signe hétérogène et subversif, « a tense location of cultural difference » (Bhabha 148) remettant en cause toute repésentation. Doutant à la fois de l’histoire — « history […] would forget », et de l’aptitude du lieu de mémoire à construire la nation, Miss Moss en vient à douter de son doute même : « Is this how it would be ? » (43). Fuite des signifiants en éternel devenir, déconstruction du lieu de mémoire et de la nation : plus qu’un pèlerinage, la nouvelle décrit un douloureux voyage vers la postmodernité.