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The War Against Cliché de Martin Amis : l’essai critique comme embrassement amoureux de la littérature

The War Against Cliché by Martin Amis or, ‘The Literary Essay Clasping Diaphanous Literature into Its Hairy Arms’
Anne-Laure Fortin-Tournès
p. 45-56

Résumés

Cet article pose la question de la nature de la relation existant entre l’essai critique et l’œuvre littéraire. Plus qu’un commentaire thématique ou une analyse stylistique des textes qu’il passe en revue, l’essai critique est une écoute attentive de la voix des textes qu’il rencontre, avec lesquels il forme un couple quasi amoureux. Dans les essais littéraires de Martin Amis réunis dans The War Against Cliché, l’écriture du romancier britannique s’inscrit dans un processus de fidélité à la manière dont les voix littéraires résonnent dans les textes, dont elle embrasse le rythme. Ainsi, le plaisir de lecture généré par The War Against Cliché est lié à l’effet de vérité critique que produit, sous la plume d’Amis, la fidélité à l’événement d’une rencontre entre l’écrivain et les textes qu’il lit.

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Texte intégral

  • 1 Cf. Claire de Obadia dans The Essayistic Spirit, Literature, Modern Criticism and the Essay, Claren (...)
  • 2 Le sujet d’amour que je vois à l’œuvre dans les essais critiques de Martin Amis est inspiré du suje (...)
  • 3 On pense ici aux analyses de Georg Lukacs dans Soul and Form, Pontypool, Torfaen : The Merlin Press (...)

1The War Against Cliché de Martin Amis, recueil d’articles critiques écrits de 1971 à 2000, frappe le lecteur par sa qualité littéraire, dans la continuité de l’écriture fictionnelle du romancier, qui pratique depuis plus de trente ans à la fois l’un et l’autre des deux modes discursifs, s’inscrivant ainsi dans la tradition de l’écriture de l’essai qui remonte à Montaigne1 et qui l’unit étroitement à l’œuvre littéraire. Au-delà de l’inscription d’Amis l’écrivain dans ses propres essais en tant qu’individu et en tant que styliste, on y trouve également une poétique de l’écriture comme vie qui annonce la naissance d’un troisième mode d’inscription subjective dans le texte, celle d’un « sujet d’amour » fidèle à l’événement d’une rencontre entre le grand texte et le lecteur critique2. Les lectures critiques d’Amis se placent sous le sceau de l’influence de Leavis, même si Amis entend tenir le maître à une distance respectable. Ainsi l’écrivain met en exergue le style des œuvres littéraires qu’il passe en revue comme autant de preuves de leur valeur, puisqu’il voit dans le travail du style une des plus hautes tâches humaines. Mais si l’auteur britannique nous fait voir d’un œil neuf les œuvres qu’il analyse, c’est parce qu’il les arrache au cliché pour en faire résonner l’harmonie langagière dans la chambre d’écho de sa propre prose. Dès lors, on ne lit pas tant les essais littéraires de Martin Amis pour ce qu’ils nous disent des écrivains britanniques ou américains passés en revue que pour la façon dont ils le disent, et pour la captation qu’effectue la plume d’Amis, de l’énergie vitale des textes dont elle se nourrit. C’est cette captation que j’identifie comme la trace d’une fidélité au bouleversement induit par un texte chez un lecteur, constitutive d’un « sujet d’amour ». Si The War Against Cliché apparaît de prime abord comme un exercice résolument nombriliste de célébration d’une identité stylistique, la guerre qu’Amis entend mener contre le cliché laisse pourtant apparaître des enjeux poétiques de plus grande ampleur, fruits d’une capacité d’écoute quasi amoureuse de la littérature. Inscription de l’universel dans le particulier3, et du sujet dans le travail critique, l’essai devient ainsi le lieu de l’énonciation d’une poétique qui définit la littérature comme rencontre amoureuse. En effet, l’essai amisien souligne la nature événementielle de la rencontre entre un grand texte et son lecteur, capable de donner naissance à un mode subjectif spécifique fondé sur l’affirmation d’un certain nombre de valeurs langagières.

2L’essai d’Amis est une forme d’auto-écriture dans la mesure où il inscrit, à même le regard critique, la figure de l’auteur en costume des années quatre-vingt dont l’iconoclastie irrévérencieuse plane sur tout le recueil : « Even then I sensed discrepancy, as I joined an editorial conference (to help prepare, perhaps, a special number on Literature and Society), wearing shoulder-length hair, a flower shirt, and knee-high tricoloured boots (well-concealed, it is true, by the twin tepees of my flared trousers) » (xi). Mais l’essai d’Amis a également vocation à l’universalité, qui voit dans la définition de la littérature par le critique littéraire un enjeu éthique à valeur exemplaire : « My private life was middle-bohemian — hippyish and hedonistic, if not candidly debauched, but I was very moral when it came to literary criticism » (xi). Cette ambiguïté est constitutive du genre même de l’essai puisque, ainsi que le rappelle Claire de Obadia dans The Essayistic Spirit, l’essai est précisément le mode discursif qui marque le passage du règne de l’universel au particulier, dans la mesure où historiquement, il émerge au moment où la Scholastique est remise en question par la philosophie matérialiste et le sensualisme : « The very choice of the essay form manifests philosophy’s awareness of its time-bound, historical character, its recognition, in concrete terms, of the contingency of the subject (writer or reader) and world. It marks the rejection of the ideal of a context-free or neutral medium characteristic of a philosophy which models itself upon scientific discourse » (de Obadia 32).

3Inscription de l’individu dans le texte tout autant que mise en place de valeurs littéraires à vocation universelle (à laquelle je donne ici le nom de « poétique »), l’essai amisien oscille entre spécificité et généralité, approche subjective et analyse scientifique basée sur la stylistique. Nous verrons que, malgré leur héritage leavisien qui fait du style la valeur objective du texte, ce n’est pas tant lorsqu’ils mesurent les textes littéraires à l’aune de la stylistique que les essais d’Amis en disent le plus long sur ce qu’est la littérature. Bien plutôt, c’est lorsqu’ils épousent l’inventivité, les débordements et la violence langagière des œuvres qu’ils commentent, lorsqu’ils deviennent eux-mêmes littérature, qu’ils esquissent le mieux une poétique du littéraire.

4Les essais d’Amis ne cessent de revendiquer leur subjectivité, à commencer par celle du canon littéraire que se constitue l’auteur. Qui pourra justifier du choix que fait Amis de placer Nabokov avant Joyce dans son panthéon littéraire portatif, lorsqu’il reproche à l’Irlandais l’artificialité de son écriture : « Joyce could have been the most popular boy in the school, the funniest, the cleverest, the kindest. He ended up with a more ambiguous distinction : he became the teacher’s pet » (446) ? Que dire, encore, de sa panthéonisation de Saul Bellow, qu’il célèbre par un jeu de mots effroyable sur l’onomastique, tandis qu’il voue Beckett aux gémonies de l’écriture comme supplice : « Beckett was the headmaster of the Writing as Agony school. On a good day, he would stare at the wall for eighteen hours or so, feeling entirely terrible ; and, if he was lucky, a few words like NEVER or END or NOTHING or NO WAY might brand themselves on his bleeding eyes » (384).

5De toute évidence, les choix littéraires d’Amis sont dictés par des préférences d’affect, des résonances émotionnelles, plus que par des critères plus objectifs. Son goût pour Nabokov ne vient-il pas, au-delà de son travail sur le langage, de ce que l’évocation de la figure de la nymphette dans Lolita rencontre chez lui un écho particulièrement enthousiaste, comme le montrera son roman Yellow Dog qui met en scène la pédophilie et l’inceste, thèmes déjà présents, bien qu’évoqués en filigrane, dans des romans plus anciens comme London Fields. Si le roman de Nabokov lui apparaît comme « something so embarrassingly funny, so unstoppably inspired, so impossibly racy » (473), n’est-ce pas, selon Amis, en raison de la cruauté réjouissante de son auteur, qui condamne la nymphette à mort avant même que son histoire ne commence, ainsi que le suggèrent les mots suivants : « Nabokov is the laureate of cruelty […] Nabokov understood cruelty : he was wise with it ; he knew its special intonations » (474) ? C’est au nom de cette cruauté qu’Amis donne à Nabokov la balle de match lors d’une confrontation imaginaire organisée avec Joyce : « Although of course Joyce and Nabokov never met in competition, it seems to me that Nabokov was the more “complete” player. Joyce appeared to be cruising about on all surfaces at once, and maddeningly indulged his trick shots on high-pressure points — his drop smash, his sidespun half-volley lob. Nabokov just went out there and did the business, all litheness, power and touch » (489).

6L’écriture de la cruauté est également à l’origine de son goût pour les romans de J.G. Ballard et les perversions bizarres qu’ils mettent en scène, comme dans Crash dont il résume de manière idiosyncrasique et avec une évidente jubilation les tribulations du narrateur : « As Vaughan trains for his sex-death by splatting dogs on pavements, lurching out of access roads for orgasmic prangs with female motorists, masturbating and taking snapshots at pile-ups, the narrator is led further into this tumescent heat-hazed car-scape to share Vaughan’s vision of the whole world dying in a simultaneous automobile disaster, millions of vehicles hurled together in a terminal congress of spurting loins and engine coolant » (96). Admiratif de la manière dont Ballard dépeint « the chilling isolation of the psychopath » (96), Amis qualifie cette réussite de « sensational and scintillating » (96).

7Cette inscription du subjectif dans le canon chez Amis va de pair avec un rejet de la théorie à l’anglo-saxonne, telle que la stigmatise l’auteur. Dès la préface, Amis fustige ce qu’il appelle « theory », qu’il situe du côté de la politique des identités : « Literary criticism, now almost entirely confined to the universities, thus moves against talent by moving against the canon. Academic preferment will not come from a respectful study of Wordsworth’s poetics ; it will come from a challenging study of his politics — his attitude to the poor, say, or his unconscious “valorization” of Napoleon ; and it will come still faster if you ignore Wordsworth and elevate some (justly) neglected contemporary, by which process the canon may be quietly and steadily sapped » (xiii) — la théorie que fustige Amis diffère de ce que nous appelons d’ordinaire « théorie » en France. Elle s’apparente au développement, dans les universités anglo-saxonnes, et en particulier américaines, d’une approche dite « culturaliste » des phénomènes artistiques, envisagés sous l’angle d’une politique des identités (cf. Fortin-Tournès, http://www.whithertheory.com). Contre la théorie, Amis en appelle donc à l’écriture critique qui capture dans ses filets la vivacité et la fraîcheur des œuvres : « As criticism coagulates into a discipline in which only the academic lab-man feels at ease, a new and neglected subject looms imposingly in the foreground : “it looks like literature. What a beautiful sight” » (76). Ainsi, Amis éprouve une grande sympathie pour les anti-théoriciens comme Angus Wilson, qui fustigent le jargon incompréhensible dans lequel s’exprime la théorie : « One could attribute these fragmentations to the rise of the universities and their attempt to make the study of literature, if not as hard as philosophy or physics, then certainly a lot harder than geography » (76). Comme Wilson, Amis déplore chez le théoricien l’abandon de la littérature elle-même : « one could bluntly argue that the critical theorist (half priest, half cultural janitor), fails to find literature very interesting, all by itself » (77). Il s’inscrit en cela dans une fidélité à l’émergence historique de l’essai comme changement d’épistémè marqué par le passage du philosophique au littéraire, de l’objectivité du système à la subjectivité du savoir.

8C’est que Martin Amis considère la notion de canon littéraire comme opératoire pour discriminer entre le grand texte et celui qui l’est moins. Cela ne correspond pas, chez Amis, à un réflexe passéiste. Bien plutôt, c’est un appel vibrant à la fidélité de l’écriture critique à l’écriture littéraire par le biais d’un devenir-littéraire de l’essai, garant, par son écriture de l’embrassement, de la prolongation de la vie du corps littéraire, « the body of knowledge we call literature » (xiii).

9À l’instar des œuvres qu’ils passent en revue, les essais d’Amis soignent leur écriture, qui nous enchante par son inventivité, sa cruauté, et la persistance rétinienne et auditive des images qu’elle engendre. Difficile de continuer à lire un roman d’Iris Murdoch comme si de rien n’était, lorsque l’on a parcouru l’essai où Amis la désigne comme championne du style ampoulé avachi : « it is bloated and it sags » (87). C’est en effet pour le plaisir du texte qu’ils occasionnent et le bruissement de la langue qu’ils rendent audible que l’on apprécie les essais d’Amis car ce plaisir de la langue fait, plus que tout autre argument, œuvre de poétique. Lorsqu’Amis trempe sa plume à même l’acide pour décrire la prose d’Evelyn Waugh, c’est bien l’énergie créatrice du propos et la puissance d’évocation de l’image qui convainquent le lecteur plus que le jugement esthétique lui-même, par ailleurs sans appel : « what the reader senses, I suspect, is the fat wet handshake of bad art » (203). Le mot juste, l’ironie mordante et l’irrévérence font de l’écriture amisienne un bonheur de lecture, parsemé de petites épiphanies linguistiques, comme lorsqu’il compare les critères de la vraisemblance pour l’écrivain à des béquilles sur lesquelles ce dernier peut s’appuyer : « the more superbly an author throws away the crutches of verisimilitude, the more heavily he must lean on his own style and wit » (95). C’est que l’essai amisien, dans la pure tradition de l’essai de Montaigne, est une œuvre littéraire en puissance, « literature in potentia » (de Obadia 5).

10Le fait qu’Amis définisse l’écriture par l’intériorisation du travail du style fait de l’essai amisien un genre ambigu, un anti-genre, un travail critique pris dans un mouvement de devenir littéraire. C’est que l’essai d’Amis s’inscrit dans une fidélité à l’objet qu’il commente et avec lequel il forme couple.

11La poétique dont les essais d’Amis esquissent les fondements est celle-là même qui les définit en tant qu’essais : le travail obsessionnel sur le langage, le goût pour l’image juste et la ventriloquie. Son analyse des essais critiques d’Angus Wilson est à cet égard significative, qui met en avant le caractère élusif de la frontière entre essai et œuvre littéraire : « in the end, we learn more about the judge than the judged » (80). Marqué par l’école critique de F.R. Leavis, l’exigence d’Amis en matière de style se veut un reflet de la valeur de sa propre écriture : « Just as surely as in the Leavisite doctrine, the value judgment reflects on its espouser » (79). La littérature pour Amis, c’est le style, le travail sur le langage : « Literature is, among other things, a pattern of words, and an author’s mode general procedures will always be reflected in its verbal surface », déclare-t-il à propos d’Iris Murdoch (87). C’est dans le style qu’un texte dépose ses valeurs, et c’est principalement dans leur style que les essais d’Amis affirment leur fidélité aux œuvres qu’ils passent en revue : « Style, of course, is not something grappled on to regular prose ; it is intrinsic to perception. We are fond of separating style and content (for the purposes of analysis, and so on), but they aren’t separable : they come from the same place. And style is morality. Style judges » (467).

12La tâche du critique consiste à citer avec amour et exactitude les passages qu’il apprécie pour jouir tranquillement de la beauté du texte : « Bellow’s third novel, following the somewhat straitened performances of Dangling Man and The Victim, is above all free — without inhibition. An epic about the so-called ordinary, it is a marvel of remorseless spontaneity. As a critic, therefore, you feel no urge to interpose yourself. Your job is to work your way round to the bits you want to quote. You are a guide in a gallery where the signs say Silence Please ; you are shepherding your group from spectacle to spectacle — awed, humbled, and trying, so far as possible, to keep your mouth shut » (448). En les citant, Amis emprunte aux œuvres qu’il lit leur énergie langagière, pour la mettre au service de son propre commentaire. Le devenir littéraire de l’essai amisien passe ainsi par une ré- appropriation et un recyclage de son objet. Où l’on voit que l’essai est avant tout un travail de lecture, au cours duquel se constitue un sujet double, sujet d’amour produit par la rencontre entre un grand texte et son lecteur, par l’embrassement parfois dévorateur d’une écriture par une autre, à l’image de la prose nabokovienne qui rêve de tenir le mot juste dans ses bras : « Nabokov’s is really an amorous style. It yearns to clasp diaphanous exactitude into its hairy arms » (371). Elle est également à l’image de la critique d’Angus Wilson, à qui Amis pardonne toutes les lourdeurs parce qu’il aime véritablement l’objet littéraire sur lequel il se penche : « Wilson lassoes himself into argument as if somebody else were trying to thwart and bedevil him. But he is a man in love, and one cheerfully grants him his excitements » (81). Si l’écriture est personnage chez Joyce, le personnage principal des essais d’Amis est bien l’écriture, dans sa capacité à réverbérer les singularités stylistiques auxquelles elle fait écho.

13Pour Amis la lecture est donc avant tout une rencontre intersubjective : « When we read, we are doing more than delectating words on a page, we are communicating with the mind of the author », dit-il dans son article sur Saul Bellow datant de 1997 (327). Amis, qui entend désigner par là non pas l’esprit de l’auteur réel, mais celui de l’auteur implicite ou virtuel, c’est-à-dire postulé par le texte, propose une définition de la lecture comme fidélité à la façon dont un autre sujet habite la langue. C’est pourquoi elle ne saurait se limiter à l’analyse grammaticale, mais doit prendre en compte la spécificité de la façon dont le sujet s’engage dans les textes lus. Certes, il arrive qu’Amis exprime sa colère contre les écrivains qui maltraitent la langue, lorsqu’il condamne le passage d’un « which » à un « that » (« Even in the interests of pseudo- elegant variation, you cannot start a clause with a ‘which’ and then switch to a “that”. ») ou bien lorsqu’il fustige l’usage généralisé du point-virgule chez Pritchett : « Pritchett’s prose, too, is quirky and nostalgic in its devices. He continues to write in a style that has not noticed the regularizing, the tidying-up, that accompanied the concerted push towards naturalism in the middle of the century. His punctuation is tangled, hectic and Victorian. He sometimes uses semi-colons in the way Dickens did — as brackets » (68). Mais au-delà de l’approche purement stylistique, l’essai critique d’Amis définit l’écriture avant tout comme souffle, pneuma, « an incredible instrument, half wand, half weapon » (443). Pour Amis, le grand texte fait vivre la langue, il est ce par quoi la langue vit lorsqu’elle se trouve habitée par un sujet. Lorsque l’écriture est forcée, artificielle, et devient procédé, alors Amis estime que la littérature se détache de la vie, comme c’est le cas pour la prose de Joyce, selon lui : « The Joyce corpus maps a journey into language and away from life — life, which never stays put or holds still for quite long enough » (444). On voit que la définition du style que donnent les essais d’Amis se distingue de celle qu’en donne la rhétorique classique, puisqu’elle se rapproche plutôt des notions de naturel, de consubstantialité de l’image et de ce qu’elle évoque, dans laquelle Amis voit une garantie de la quasi-immédiateté de l’effet d’écriture : « Style, of course, is not something grappled on to regular prose ; it is intrinsic to perception » (467). De toute évidence, Amis se sent plus à l’aise avec le canon postmoderne qu’avec le canon moderniste, et l’on aura parfois du mal à le suivre dans son rejet des grands auteurs du début du xxe siècle (son exécution de Joyce ressemble à cet égard plus au dépit de l’amoureux éconduit qu’à un véritable travail critique). On retiendra cependant cette définition amisienne du style comme habitation du langage par le rythme naturel de la vie car c’est ce vers quoi tend l’écriture d’Amis lorsqu’elle emprunte ses rythmes à l’oralité, pour le plus grand plaisir du lecteur.

14Saturé de répétitions, d’assonances, de reprises modulées, l’essai d’Amis déborde de l’énergie du slam ou du rap. Dès la Préface, Amis met en place ce rythme caractéristique basé sur la répétition et l’assonance. Mise au service du faux syllogisme, cette oralité donne tout so poids à l’arme de l’ironie : « It now seems that literary criticism was inherently doomed. Explicitly or otherwise it had based itself on a structure of echelons and hierarchies ; it was about the talent elite. And the structure atomized as soon as the forces of democratization gave their next concerted push. Those forces have gone on pushing. […] you can become rich without having any talent […]. You can become famous without having any talent […]. But you cannot become talented without having any talent. Therefore, talent must go » (xii). Plus encore que la nouveauté réjouissante de l’image bien trouvée, c’est le caractère oral, hypnotique, presque charnel du rythme de la phrase amisienne qui frappe le lecteur. Habitée par l’allitération et la rime, la prose se règle alors sur les battements du cœur, et devient pulsation vitale : « Life does rhyme : it rhymes all the time. Life can often be pure doggerel » (69). Ainsi, c’est la justesse du rythme de l’oralité qui convainc dans le discours littéraire et critique, non l’artificialité de la manière : « The needless emphases and train-wreck adjectives are occasionally combined, as in “the remarkable unique personal sense of power” and “some terrible ghastly frightening noise”. These locutions — and locutions such as “she was utterly utterly not English” or “confronted by a thin thin blade” — remind you at first of excitable conversation. But the prose has no basis in the rythms of the spoken language. It is utterly utterly not English. It is non-writing, unwriting, anti-writing » (92).

15C’est ce dialogue continu du texte-objet de l’attention critique à l’écriture-sujet qu’Amis met en œuvre pour lui faire écho qui crée la rythmique propre de l’essai amisien et produit l’effet de vérité critique qui le caractérise, pour nous faire sentir la différence entre une répétition vide de sens parce qu’artifice purement stylistique (celle qu’Amis dénonce), et une répétition rythmée, habitée, riche d’un engagement poétique qui passe par les valeurs de l’humour et de l’ironie (celle d’Amis). D’une manière similaire, c’est la reprise signifiante associée au jeu de mot qui crée, par sa rythmique propre, un effet de justesse critique dans l’essai d’Amis sur Ulysses : « What, nowadays, is the constituency of Ulysses ? Who reads it ? Who curls up with Ulysses ? […] I know a poet who carries Ulysses around with him in his satchel. I know a novelist who briefly consults Ulysses each night upon retiring. I know an essayist who wittily features Ulysses on his toilet bookshelf. They read it — but have they read it, in the readerly fashion, from beginning to end ? For the truth is that Ulysses is not reader-friendly. Famously James Joyce is a writers’ writer. Perhaps one could go further and say that James Joyce is a writer’s writer. He is auto-friendly ; he is James Joyce-friendly » (442).

16Le plaisir de lire les essais d’Amis, la jouissance que l’on éprouve à en savourer la cruauté mais aussi les enthousiasmes, ne saurait s’expliquer par une approche exclusivement grammaticale de leurs procédés stylistiques, de même qu’Amis n’est pas véritablement convaincant, en tant que critique, lorsqu’il mesure la prose de ses collègues à l’étalon de la rhétorique classique. La vie de l’écriture littéraire, qu’elle soit pratiquée par Amis ou par d’autres, se situe bien plutôt dans le rythme, la petite musique et la voix qui se font entendre à travers les textes, par quoi ces derniers se mettent à vivre de la même vie dont ils célèbrent l’énergie. Le fait que l’oralité vibrante de la prose d’Amis fasse elle-même des émules chez ses « reviewers » tend à montrer que son œuvre, y compris critique, ne se lasse pas de faire naître des échos chez d’autres écrivains et d’autres critiques, ce par quoi elle apparaît elle-même comme douée de cette vie qu’elle célèbre dans les grands textes rencontrés. Ainsi, Geoff Dyer, en 2001, rend hommage à la créativité verbale des essais en leur emboîtant le pas : « I was about to read English at Oxford, which actually meant reading “criticism”. Amis’s reviews didn’t feel like lit-crit ; they felt like Clive James’s TV-crit — they felt like fun. Amis, as I began to recognise his signature style, wasn’t a leather-patches-on-tweed-jacket critic ; no, he seemed a leather-patches-on-leather-jacket critic. Perhaps this is why he has always invited competitive disparagement as the appropriate register of admiration. And yet, the moment you get the new Amis you drop everything else to read it. At expectant moments in books, he observes, “the reader leans forward”. Amis gets you leaning forward so often you’re practically in italics. »

17Dans la droite ligne de l’essai de Montaigne, l’essai critique d’Amis dissout les frontières entre littérature et commentaire, en nous proposant d’assister à la naissance d’un nouveau mode discursif qui se constitue dans un processus de fidélité à un événement de lecture. Cette fidélité, dont j’ai mis en lumière la composante amoureuse, forme le socle de l’originalité de l’essai. Trace d’une fidélité, effet produit par la nomination d’une rencontre entre un texte et celui qui le parcourt, le sujet de l’essai amisien ne préexiste pas à son écriture. Coextensif à la constitution du discours critique, il est sujet en devenir, dont seul le temps peut confirmer la valeur : « Interacting with literature is easy. Anyone can join in, because words (unlike palettes and pianos), lead a double life : we all have a competence. It is not surprising, therefore, that individual sensitivities come so strongly into play ; not surprising, either, that the discipline has rolled over for democratization far more readily than, for example, chemistry and Ancient Greek. In the long term, though, literature will resist leveling and revert to hierarchy. This isn’t the decision of some snob of a belletrist. It is the decision of Judge time, who constantly separates those who last from those who don’t » (xiv).

18Si le panthéon littéraire amisien peut, à certains égards, apparaître comme daté, on peut gager que le processus de fidélité à l’événement littéraire dont il porte témoignage conservera encore longtemps son caractère scriptible, à l’image de Lolita qui, pour Amis, est source inépuisable d’émerveillement : « I have read Lolita eight or nine times and not always in the same edition : but the margins of my staple hardback bear a Pompeian litter of ticks, queries, exclamation marks, and lines straight and squiggly and doubled and tripled. My pencilled comments, I realize, form a kind of surrealistic summary of the whole […]. Clearly these are not a scholar’s notes, and they move towards no edifice of understanding or completion ; they are gasps of continually renewed surprise. I expect to read the novel many more times. And I am running out of clean white space » (489-90). Produit d’une écriture dans et de la marge, l’essai amisien outrepasse les limites du genre pour se faire programme poétique, nourri par une relation de va-et-vient avec le texte littéraire qu’il vient embrasser et caresser pour se ressourcer à sa fraîcheur, à son énergie et à son pouvoir de résonance, comme Humbert Humbert, figure de l’écrivain, à la fraîcheur naïvement perverse de Lolita…

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Bibliographie

Amis, Martin, London Fields, London : Jonathan Cape, 1989. The War against Cliché (2001), London : Vintage, 2002. Yellow Dog, London : Miramax, 2003.

Badiou, Alain, L’Éthique, Essai sur la conscience du mal, Paris : Hatier, 1998.

De Obadia, Claire, The Essayistic Spirit, Literature, Modern Criticism and the Essay, Oxford : Clarendon Press, 1995.

Dyer, Geoff, « Critical velocity », http://TheGuardian.co.uk, Sat. 14 April 2001.

Fortin-Tournes, Anne-Laure, « L’événement littéraire est-il théorisable ? », article paru en ligne, http://www.whithertheory.com, actes du colloque « Whither theory » organisé à Nanterre par Jean-Jacques Lecercle en juin 2003, 1-4.

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Notes

1 Cf. Claire de Obadia dans The Essayistic Spirit, Literature, Modern Criticism and the Essay, Clarendon Press : Oxford, 1995, qui qualifie l’essai de « literature in potentia » (de Obadia 5).

2 Le sujet d’amour que je vois à l’œuvre dans les essais critiques de Martin Amis est inspiré du sujet d’amour comme sujet de l’événement tel que le définit Alain Badiou dans L’Éthique, Essai sur la conscience du Mal, Paris : Hatier, 1998, 28, 38 et 40.

3 On pense ici aux analyses de Georg Lukacs dans Soul and Form, Pontypool, Torfaen : The Merlin Press ltd. 1991, citées par Claire De Obadia, sur l’essai comme lieu de tension vers une vérité d’ordre culturel, social ou artistique, et sur l’essai comme « struggle for truth » : « essay-writing aims at a kind of truth, as well as imaginative response » (de Obadia 9).

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Pour citer cet article

Référence papier

Anne-Laure Fortin-Tournès, « The War Against Cliché de Martin Amis : l’essai critique comme embrassement amoureux de la littérature »Études britanniques contemporaines, 38 | 2010, 45-56.

Référence électronique

Anne-Laure Fortin-Tournès, « The War Against Cliché de Martin Amis : l’essai critique comme embrassement amoureux de la littérature »Études britanniques contemporaines [En ligne], 38 | 2010, mis en ligne le 11 avril 2016, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/3208 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.3208

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Auteur

Anne-Laure Fortin-Tournès

Université Lille 2.
Anne-Laure Fortin-Tournès est docteur en littérature britannique contemporaine et maître de conférences à l’université Lille 2. Elle a écrit de nombreux articles sur le roman britannique contemporain et une monographie sur Martin Amis intitulée Martin Amis, le postmodernisme en question (PUR).

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