Virginia Woolf : Essais choisis, traduction nouvelle et édition de Catherine Bernard
Virginia Woolf : Essais choisis, traduction nouvelle et édition de Catherine Bernard, coll. « Folio Classique », Paris : Gallimard, 2015 (544 pages), ISBN-13 : 9782070443789.
Texte intégral
1La nouvelle traduction des essais de Virginia Woolf par Catherine Bernard rassemble trente textes, publiés entre 1905 et 1942, accompagnés d’une préface, d’un appareil critique et d’un dossier documentaire très riche, retraçant l’historique de la publication des essais, le contexte évolutif de leur réception et leur postérité critique. Catherine Bernard a fait le choix de réunir des essais majeurs de Virginia Woolf, comme « La fiction moderne » ou « Mr. Bennett et Mrs. Brown », mais a souhaité également faire découvrir des pièces moins connues, « plus immédiatement expérimentales, voire intimes » (9), comme « En route pour l’Espagne » ou « Une nuit dans le Sussex : réflexions en route », autant de textes dont la rédaction a scandé et nourri toute la carrière d’écrivain de Virginia Woolf.
- 1 Voir par exemple les travaux de Catherine Bernard, Melba Cuddy-Keane, Elena Gualtieri, Frédéric Reg (...)
- 2 On pense par exemple aux traduction récentes d’Élise Argaud, Geneviève Brisac et Agnès Desarthe, Ca (...)
2La critique woolfienne a depuis longtemps pris la mesure de la place centrale des essais dans la production littéraire de Virginia Woolf, comme laboratoire de l’écriture1, et la publication très récente de plusieurs recueils de traductions témoigne de cet intérêt ininterrompu2. Si le recueil d’Essais choisis trouve sa place parmi les traductions qui ont fleuri ces dernières années, il s’en distingue par le désir de regrouper des productions de nature très variée, « de la critique littéraire aux essais plus libres et aux textes politiques » (10), à la seule exclusion des essais autobiographiques, selon un principe dialogique qui vise à mettre en regard les différentes modalités de l’essai et à faire émerger dans la confrontation de textes d’abord très divers « une forme d’art poétique » (9).
- 3 Antoine Berman, L’Âge de la traduction, Presses universitaires de Vincennes, 2008, 18.
3L’ensemble du recueil est structuré en quatre parties — « La lectrice », « Formes de la modernité », « Expérience et écriture », « Dire son temps » —, selon une progression non pas strictement thématique ni chronologique mais heuristique ou critique, qui manifeste pleinement le « lien d’essence entre traduction et commentaire3 » et invite à pratiquer une lecture intensive plus qu’extensive des essais, afin de faire entrer les textes en résonance. Le recueil se prête ainsi très bien à une lecture à l’aventure, selon la praxis woolfienne (« Reading at Random »).
- 4 Melba Cuddy-Keane, Virginia Woolf, the Intellectual and the Public Sphere, CUP, 2003, 146-66.
4La première section, qui rassemble les recensions et la critique littéraire de Virginia Woolf, fait naturellement résonner l’écho fondateur de la lecture dans l’écriture et le dialogue complexe de l’auteure moderniste avec les grands textes du passé, des Essais de Montaigne à la littérature russe. S’y dessinent les contours d’une pensée woolfienne de l’histoire littéraire, marquée par un souci constant de « lire historiquement4 », toujours attentive à la temporalité complexe des œuvres, au contexte de leur production, à l’évolution des formes (« Defoe », « Madame de Sévigné »), aux conditions changeantes de leur réception, mais animée aussi par un désir de déstabiliser les fondements de l’histoire littéraire instituée, en produisant « une contre-histoire au féminin » (17) à travers les essais sur « Jane Austen » ou « Jane Eyre et Hurlevent » par exemple, et en inscrivant sa propre pratique dans des « généalogies aux libres associations » (21).
5Les « Formes de la modernité » transposent l’activité critique de Virginia Woolf de « la calme quiétude du passé » au « terrain brûlant du présent » (219), où, forte de ce dialogue avec ses prédécesseurs mais convaincue que les livres nouveaux nous permettent de mieux comprendre les livres du passé, elle tente de saisir « la matière et l’esprit de [son] temps » (183), les formes encore indéfinies d’une littérature et d’une culture en devenir. C’est la même essence fuyante dont Woolf cherche à cerner les contours sous les traits de Mrs. Brown, ce feu follet insaisissable qui s’agite sur les décombres du roman édouardien (« Mr. Bennett and Mrs. Brown »), dans les images du cinéma expressionniste (« Le cinéma »), dans les impressions suscitées par un intermède à l’opéra (« Impressions de Bayreuth »). Autant d’« imprévisibles visions » (185) et de « sensations inconnues » (186), celles de la vie même, qui nécessitent une perte des repères, un oubli volontaire des habitudes de perception et qui ne peuvent trouver d’expression que dans des « formes inédites » (186), dans la transformation des genres littéraires connus (essai, roman, biographie, critique musicale) ou encore dans la définition de nouvelles pratiques intermédiales.
- 5 Catherine Bernard, « Translation/Transport in Flush and Other Hybrids: Virginia Woolf’s Ethics of C (...)
6Les essais réunis dans « Expérience et écriture » tentent précisément de traduire en mots ces « chocs phénoménologiques » nouveaux (23), imposés par la vie moderne, ces « expériences heuristiques du mouvement5 », telles la désorientation (« Promenade nocturne »), le voyage en terre étrangère (« En route pour l’Espagne »), le spectacle d’une éclipse (« Le soleil et le poisson »), la flânerie nocturne dans la ville (« Par les rues : aventure londonienne »), la vitesse (« Une nuit dans le Sussex : réflexions en route »), la maladie (« De la maladie »). La forme de l’essai y épouse la nature profondément labile d’une expérience qui semble ne pas préexister à sa mise en mots et qui, impliquant la déstabilisation volontaire des perceptions, pousse l’écriture hors de ses retranchements. Sa « plasticité » rend possible l’expression de ce nouveau rapport entre l’œil et le monde, la saisie à vif des impressions sensibles, grâce à de nouvelles expériences d’écriture : l’écriture par scènes, le recours à la fiction, les effets d’hybridation générique dans l’essai-conversation, quand l’unité du moi vole en éclats (« Une nuit dans le Sussex : réflexions en route »), ou dans l’essai-correspondance (« Souvenirs d’une coopérative d’ouvrières »).
7Cet engagement dans la modernité se traduit également par un engagement politique à « Dire son temps », à lutter contre les spectres victoriens de l’Empire (« Orage sur Wembley ») et de l’Ange du foyer (« Des professions pour les femmes »), afin de faciliter l’accès des femmes à la vie professionnelle et d’améliorer les conditions matérielles de la classe ouvrière (« Souvenirs d’une coopérative d’ouvrières »). Dans ces essais engagés, Woolf s’efforce de définir « une autre manière de combattre » pour les femmes écrivains, qui opposent le pouvoir de la plume à la violence guerrière (« Considérations sur la paix en temps de guerre » 428).
- 6 Catherine Bernard, « Translating Woolf’s Essays: Reflections on an Experience of Polyvocal Writing (...)
8En sélectionnant ces essais politiques moins connus de Virginia Woolf et en faisant émerger sa pensée de la communauté, Catherine Bernard « déstabilise » et subvertit les représentations convenues de l’auteure élitiste enfermée dans sa tour d’ivoire, incarnation « hyper-sensible » d’un « génie féminin6 ». Parce qu’elle transpose les essais dans « un ailleurs langagier », Catherine Bernard les « transplante » aussi dans un sol critique plus neuf (Berman 82), les débarrasse des strates de lecture accumulées et nous aide à porter sur eux un regard nouveau.
- 7 Ibid., §18.
9Face au défi que présente l’écriture woolfienne, Catherine Bernard s’est attachée à rendre en français le double rapport contradictoire d’« enracinement » et de « dépassement » qui selon Antoine Berman lie toute œuvre littéraire à sa langue originale (53), et qui dans le cas de Virginia Woolf est particulièrement délicat à préserver. La traductrice a ainsi su restituer à la fois la vérité orale, immémoriale, de la langue portée par les voix du passé, et ce que l’écriture woolfienne a de profondément subversif, la distance critique qu’elle creuse précisément avec ces voix dans un « processus de mise à distance intérieure7 ».
- 8 Selon Virginia Woolf elle-même, « l’humour est la première qualité qui disparaît dans une langue ét (...)
- 9 Catherine Bernard, « Translating Woolf’s Essays: Reflections on an Experience of Polyvocal Writing (...)
10Le souci de préserver la variété des registres et des tons, la conversation intime (« Des heures à lire »), la diatribe (« Des professions pour les femmes »), l’humour, qui a si souvent tendance à disparaître dans les traductions8, de faire émerger la parole commune des obscures, la voix de Mrs. Brown (dont le fils « file un mauvais coton » 227) ou celles des ouvrières (« Souvenirs d’une coopérative d’ouvrières »), contribue à préserver cette vérité collective de la langue, à laquelle Woolf était très attachée et qu’elle convoque à travers son œuvre sous la forme de murmures ancestraux, ceux de la lecture partagée qu’on « ânonne » à voix basse. Porteuse de cette vérité orale, de ce fond commun, la traduction restitue également le pouvoir subversif de l’écriture woolfienne, son étrangeté radicale face à la langue commune, à la limite parfois de l’agrammaticalité9, la plasticité de sa syntaxe, ses irrégularités et « irréticences étranges », pour citer le néologisme d’« En route pour l’Espagne » (311).
11Les Essais choisis se veulent aussi éminemment dialogiques en ce qu’ils font entendre « la confrontation feutrée » de Virginia Woolf avec « la tradition littéraire et la culture » (13). Catherine Bernard ne traduit pas simplement le discours de Virginia Woolf, mais son discours tel qu’il est toujours déjà entretissé de citations, de concepts et de notions empruntés aux auteurs grecs, à Matthew Arnold, Leslie Stephen, Thomas Hardy, Henry James, E. M. Forster ou Lytton Strachey. Woolf ne cite pas simplement les propos de ses prédécesseurs ou de ses contemporains mais les « traduit » en concepts opératoires pour sa propre critique littéraire. Ainsi, le « terrain brûlant du présent », emprunté aux essais sur la poésie d’Arnold, est-il reconfiguré en un espace d’exploration captivant de la modernité (« Ce qui frappe un contemporain » 219). En faisant entendre les voix de ces auteurs, tels qu’ils sont lus et détournés par Virginia Woolf, la traductrice met en évidence l’historicité singulière des essais, la vie continuée du passé en eux mais aussi leur rapport critique à la tradition.
12Pour toutes ces raisons, la nouvelle traduction des essais de Virginia Woolf constitue un apport précieux aux études woolfiennes et plus largement aux études modernistes. C’est un ouvrage qui saura plaire aux spécialistes, aux amateurs de littérature en général, mais aussi au « commun des lecteurs ». Il nous invite à de nouvelles interprétations des essais et participe en cela à la vie continuée des textes en langue étrangère, un phénomène dont Virginia Woolf était elle-même si consciente et si soucieuse (« De l’ignorance du grec »).
Notes
1 Voir par exemple les travaux de Catherine Bernard, Melba Cuddy-Keane, Elena Gualtieri, Frédéric Regard et Caroline Pollentier. La bibliographie de fin d’ouvrage établie par Catherine Bernard fournit des indications de lecture précieuses sur ce point (462-63).
2 On pense par exemple aux traduction récentes d’Élise Argaud, Geneviève Brisac et Agnès Desarthe, Caroline Marie, Nathalie Pavec et Anne-Laure Rigeade… souvent autour de thématiques particulières. Catherine Bernard retrace également l’historique de la traduction des essais de Virginia Woolf dans son recueil (456-57).
3 Antoine Berman, L’Âge de la traduction, Presses universitaires de Vincennes, 2008, 18.
4 Melba Cuddy-Keane, Virginia Woolf, the Intellectual and the Public Sphere, CUP, 2003, 146-66.
5 Catherine Bernard, « Translation/Transport in Flush and Other Hybrids: Virginia Woolf’s Ethics of Cultural Displacement », colloque « Trans-Woolf », organisé par Catherine Bernard, Claire Davison, Catherine Lanone et Anne-Marie Smith-Di Biasio à l’Institut du Monde Anglophone, 2-3 juillet 2015.
6 Catherine Bernard, « Translating Woolf’s Essays: Reflections on an Experience of Polyvocal Writing », Ebc 48 (2015), §5-7 : http://ebc.revues.org/2232 (consulté le 11 septembre 2015).
7 Ibid., §18.
8 Selon Virginia Woolf elle-même, « l’humour est la première qualité qui disparaît dans une langue étrangère » (« De l’ignorance du grec » 272). Dans Rire ou ne pas rire, Caroline Marie, Nathalie Pavec et Anne-Laure Rigeade ont choisi de traduire l’humour de Virginia Woolf.
9 Catherine Bernard, « Translating Woolf’s Essays: Reflections on an Experience of Polyvocal Writing », §15.
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Référence électronique
Marie Laniel, « Virginia Woolf : Essais choisis, traduction nouvelle et édition de Catherine Bernard », Études britanniques contemporaines [En ligne], 49 | 2015, mis en ligne le 06 novembre 2015, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/2765 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.2765
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