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« A black cloud [...] stood above the horizon, marking out Dunkirk1 » Vision, histoire et réécriture dans Atonement de Ian McEwan

‘A black cloud... stood above the horizon, marking out Dunkirk’ : Vision, History, Rewriting in Atonement by Ian McEwan
Elsa Cavalié
p. 91-104

Résumés

Comme l’annonce explicitement le titre du roman phare de Ian McEwan, Atonement, c’est un processus d’expiation qui dynamise le récit fantasmé de Briony Tallis, jeune fille à l’imagination trop fertile. Coupable de la fausse accusation qui enverra Robbie Turner, l’amant de sa sœur, dans les prisons anglaises puis sur les routes de Dunkerque en 1939, Briony recherche, par le biais de l’écriture, à ajuster son regard sur les événements de la soirée où elle commit son crime.
Sont ainsi déclinées les figures architecturales du regard : les portes et fenêtres de Tallis House, qui matérialisent à l’intérieur du récit les seuils d’une réécriture à la recherche d’un horizon éthique. Mettre en scène les cadres structurant l’espace de la demeure c’est interroger la notion d’horizon personnel comme limite de la vue se heurtant à une altérité perçue comme déstabilisante mais néanmoins désirable. Mais le roman fait également de l’Histoire l’horizon de l’écriture, lorsque la représentation du fait historique et de l’écriture de l’Histoire deviennent des thèmes centraux — les enjeux, de fait, du retour fictionnel sur le passé.

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Texte intégral

  • 1 McEwan 2001, 216.
  • 2 Une distinction formalisée par Connor : « It is possible to suggest a distinction between two broad (...)

1Les deux derniers romans de Ian McEwan, On Chesil Beach (2007) et Solar (2010) semblent explicitement centrés sur la notion d’horizon. Des plages du Dorset aux immensités glaciaires de l’Arctique, ces derniers mettent en scène l’ouverture éthique d’un regard attiré par l’infini, un parcours géographique nécessairement limité par l’expérience humaine. A contrario, Atonement (2001) présente une structure feuilletée où les premières et troisièmes sections, situées en Angleterre, se referment autour de l’expérience angoissante de la retraite vers Dunkerque, mettant en scène un processus de réécriture visant à effacer la faute de la narratrice : comme l’annonce explicitement le titre, c’est un processus d’expiation qui dynamise le récit fantasmé de Briony Tallis, jeune fille à l’imagination trop fertile, dont la fausse accusation de viol enverra Robbie Turner, l’amant de sa sœur, dans les prisons anglaises puis sur les routes mortifères du nord de la France en 1939. Atonement, roman le plus connu de Ian McEwan, marque un tournant stylistique et thématique dans l’œuvre fictionnelle de ce dernier, en ce qu’il abandonne le sujet privilégié des vingt premières années d’écriture, l’exploration clinique de la noirceur de l’âme humaine telle qu’on peut la lire dans Enduring Love (1997), The Cement Garden (1978), ou The Comfort of Strangers (1981), et opère un retour historique plus net que celui déjà présent dans The Innocent (1990), car le style d’écriture, au même titre que les personnages ou le cadre temporel, s’inscrit dans l’entre-deux entre écriture historique et écriture historicisée2.

  • 3 « Within the half hour Briony would commit her crime » (156).

2C’est ainsi à travers l’écheveau des réécritures de la journée cruciale et des projections d’un avenir impossible que Briony tente d’ajuster son regard de romancière sur les événements de la soirée où elle « commit son crime3 ». Dans Atonement, l’horizon est tout d’abord la limite de la vue, cette confrontation avec le passé qui se heurte à « l’altérité de l’Autre » (Levinas 215), qui ne peut être totalement appréhendée par le retour sur le passé. Sont ainsi déclinées les figures figeant dans l’architecture de la demeure le regard scrutateur et impuissant de Briony la romancière : les portes et fenêtres de Tallis House, « technèmes » au sens de Philippe Hamon (Hamon 175), matérialisent à l’intérieur du récit les seuils d’une réécriture à la recherche d’un horizon éthique. Mettre en scène les cadres structurant l’espace de la demeure c’est interroger la notion d’horizon personnel comme « limite de la vue », se heurtant à une altérité perçue comme déstabilisante mais néanmoins désirable. Mais le roman fait également de l’Histoire l’horizon de l’écriture de McEwan, lorsque la représentation du fait historique et de l’écriture de l’Histoire deviennent des thèmes centraux — les enjeux, de fait, du retour fictionnel sur le passé. L’horizon est alors le domaine qui s’ouvre à la pensée, celui d’une éthique du retour, de la réécriture, in fine, de la fiction. C’est donc le problème de « l’image du passé » que pose McEwan dans Atonement, à la fois surgissante et fugace, trompeuse et révélatrice.

3Lors de la première section du roman, celle où la faute est évoquée en premier lieu, plusieurs scènes problématisent la limitation du regard de Briony, en jouant sur la double existence fictionnelle de la jeune fille : celle d’une enfant qui ne saurait voir, de par sa méconnaissance du monde des adultes, et son rôle en tant qu’auteur se heurtant à l’altérité irréductible des personnages du passé, images fugaces n’existant que dans sa mémoire.

  • 4 Pour plus de détails, voir par exemple Cavalié.

4Nous n’évoquerons que brièvement la scène fondatrice4, celle de la bibliothèque où la jeune fille voit sa sœur Cecilia et Robbie consommer leur amour : la vision quasi freudienne de cette scène originelle est d’abord racontée de façon cryptique du point de vue de Briony enfant (Chapitre X) : l’accent est alors mis sur l’indéchiffrabilité de l’instant, sur la pénombre entourant le jeune couple, symbole paradoxalement transparent de l’impossibilité que ressent Briony à comprendre la rencontre. Dans le onzième chapitre du roman, la scène est réécrite, et clarifiée, pour le lecteur, par la vision qu’en a Cecilia, une réécriture explicative n’intervenant qu’après un retour diégétique vers le début de la soirée, laissant au malaise de Briony le temps de s’installer dans l’esprit du lecteur, une technique que Paul Crostwaithe apparente au phénomène de delayed decoding moderniste : « McEwan employs a technique that has been termed “delayed decoding” in order to enact the incapacity of consciousness to grasp a rupturing event that occurs, in Caruth’s words, too soon, or “too quickly” » (Crostwaithe 60).

  • 5 La scène de la fontaine intervient chronologiquement en premier, avant leur rencontre dans la bibli (...)

5Dans la seconde scène cruciale du roman5 — celle de la rencontre de Cecilia et Robbie près de la fontaine — la fenêtre à travers laquelle Briony observe les deux amoureux prend une place primordiale dans le dispositif narratif :

She had arrived at one of the nursery’s wide-open windows and must have seen what lay before her some seconds before she registered it. It was a scene that could easily have accommodated, in the distance at least, a medieval castle. Some miles beyond the Tallises’ land rose the Surrey Hills and their motionless crowds of thick crested oaks, their greens softened by a milky heat haze. Then, nearer, the estate’s open parkland, which today had a dry and savage look, roasting like a savanna, where isolated trees threw harsh stumpy shadows and the long grass was already stalked by the leonine yellow of high summer. Closer, within the boundaries of the balustrade, were the rose gardens and, nearer still, the Triton fountain, and standing by the basin’s retaining wall was her sister, and right before her was Robbie Turner. (37-8)

6La fenêtre sert tout d’abord de cadre à la description, comme l’explique Philippe Hamon : « son “cadre” annonce et découpe le spectacle contemplé, à la fois sertissant et justifiant le “tableau” descriptif qui va suivre, et mettant le spectateur dans une pose et une posture de spectateur d’œuvre d’art » (Hamon 174). Ici, à la manière d’un zoom arrière, le regard de Briony passe progressivement d’un plan large sur la campagne anglaise à un cadrage de la fontaine, à la périphérie de laquelle se trouvent Cecilia et Robbie Turner. Ce faisant, la végétation alterne brutalement entre la douce verdure de la campagne anglaise, évoquant un hypothétique calme ancestral, et l’étrange transformation du parc de la demeure en une savane brûlante et sauvage, écrin de la passion des deux jeunes gens. Il est néanmoins important de remarquer que le cadre à travers lequel Briony observe la scène est celui de la nursery et que c’est donc explicitement un regard d’enfant qui informe la vision de cet instant.

7Il est toutefois possible de déceler dans cette scène la trace du « strabisme divergent » informant la narration. Si Briony enfant est la source explicite du point de vue — ce que Philippe Hamon nomme « le personnage porte regard » (Hamon 172) — c’est Briony adulte qui détient en fait les clés de la narration. Ainsi, la scène est le symptôme de l’obsession de la jeune Briony pour l’ordre, présent dans la structuration rigide du paysage entre arrière- et avant-plan et dans la disposition des deux protagonistes comme les personnages d’une scène de théâtre, rappelant la pièce que la jeune fille est en train de diriger, pièce dont l’intrigue (une jeune fille quitte la demeure familiale pour rejoindre son amant en subissant la désapprobation de ses parents) semble pouvoir être lue comme une prolepse parodique du sort de Cecilia. Aussi impuissante à diriger la scène qui se déroule près de la fontaine qu’elle l’était à contrôler les répétitions de sa pièce, Briony doit se résigner à voir, sans contrôler voire comprendre. Alors que Cecilia plonge dans la fontaine pour récupérer le vase que Robbie a laissé échapper, l’accent est mis sur la simultanéité du désir de Briony à contrôler les événements et de son impuissance à le faire : « The sequence was illogical — the drowning scene, followed by a rescue, should have preceded the marriage proposal. Such was Briony’s last thought before she accepted that she did not understand, and that she must simply watch » (39).

8Mais il est également possible de détecter dans la narration de ces instants cruciaux des traces de Briony-l’auteur. La description de la pelouse (« the long grass was already stalked by the leonine yellow of high summer ») est un des seuls détails ayant survécu à la première fictionnalisation de la scène — la nouvelle « Two Figures by A Fountain » évoquée dans la troisième section du roman (311-5), que celle-ci chercha à publier en 1939 — et au sujet de laquelle Cyril Connolly écrivit prétendument à Briony : « There are some good images — I liked “the long grass stalked by the leonine yellow of high summer” » (312). La conservation d’un détail narratif aussi frappant attire l’attention sur le statut fictionnel du récit, et peut permettre au lecteur attentif de soupçonner, lors de la lecture de la lettre de Connolly, l’identité du narrateur de la première section. Ainsi, le cadre de la fenêtre, en oblitérant partiellement la source du regard permet le brouillage de l’instance narrative, prise dans l’écart entre le je-narré (la jeune Briony) et le je-narrant (Briony adulte). La fenêtre est ici un emblème du kaléidoscope de représentations littéraires de la rencontre entre Robbie et Cecilia, transcendant les limites génériques et temporelles.

9Ainsi, à la fin de la scène, le statut de la fenêtre comme technème de la fiction, symbole de la limitation d’un regard fixant l’horizon de l’altérité, est à nouveau souligné :

Briony leaned back against a wall and stared unseeingly down the nursery’s length. It was a temptation for her to be magical and dramatic, and to regard what she had witnessed as a tableau mounted for her alone, a special moral for her wrapped in a mystery. But she knew very well that if she had not stood when she did, the scene would still have happened, for it was not about her at all. Only chance had brought her to the window. (39)

10La tournure oxymorique « stared unseeingly », évoque l’horizon éthique bouché de la jeune fille, en ce que la scène, vue à travers la fenêtre de la nursery, est explicitement comparée à un tableau, à la fois tableau vivant et peinture mystérieuse transformant la « réalité » en œuvre d’art, la fenêtre sur le monde que l’artiste découvre au hasard de ses expériences. Le fait que celle-ci semble avoir été placé là « seulement pour elle » questionne la responsabilité éthique de l’écrivain lors de la fictionnalisation du réel. En ce sens, la position de Briony — désireuse de ne voir que le potentiel artistique de la scène qu’elle observe — semble annoncer les critiques que McEwan adresse au modernisme et qui seront formulées plus clairement dans la troisième section du roman. Est-il possible de changer l’histoire en art, et, pour ce faire, de transformer le cadre de la fenêtre — interface en monde « réel » et monde fictionnel — en tableau où l’image fugace du présent devient une œuvre dont la visée n’est qu’artistique ? Les conséquences tragiques du comportement de Briony appellent évidemment à répondre par la négative. Selon McEwan, la position de l’artiste ne peut être celle de la jeune Briony, transformant la « réalité » en essence artistique au risque de perdre tout horizon éthique : la fenêtre, figurant symboliquement le lieu de circulation entre « réel » et art, nécessite l’implication éthique de l’artiste tout autant que celui qui « voit » à ses cotés — le lecteur, afin de ne pas verser dans ce que McEwan semble dénoncer comme une renoncement éthique dont le mouvement moderniste fut à ses yeux coupable, privilégiant la forme littéraire au dépens de l’engagement moral : « I suppose I was wanting to enter into a conversation with modernism and its dereliction of duty » (Interview Silverblatt). Dans la dernière scène du roman, alors que Briony devenue âgée médite sur le statut de son roman en tant que tentative d’expiation par l’écriture, le motif de la fenêtre réapparaît et semble superposer passé et présent en une image finale :

I’ve been standing at the window, feeling waves of tiredness beat the remaining strength from my body. The floor seems to be undulating beneath my feet. I’ve been watching the first gray light bring into view the park and the bridges over the vanished lake. And the long narrow driveway down which they drove Robbie away, into the whiteness. (371)

11Le tableau, presque turnérien dans son utilisation de la lumière évanescente, renforce la sensation de flou visuel, et c’est Briony tout entière qui semble vibrer et onduler. Plus que jamais, la lumière du parc est symboliquement grise, et, par contraste, la présence fantomatique de Robbie disparaissant à l’horizon dans la blancheur apparaît comme une réécriture de la fin de la première section où celui-ci était emmené par la police. Ainsi, le cadre que figure la fenêtre n’est jamais la limite nette entre « réalité » et fiction, mais acquiert la dimension vibratoire du fantasme rédempteur, oscillant entre dénonciation de la faute et réécriture salvatrice.

  • 6 Le metteur en scène de l’adaptation cinématographique du roman, Joe Wright, choisit de représenter (...)

12Le rôle de la vision et l’impossibilité éthique d’une réécriture expiatrice, représentées sur le plan de l’intime et du personnel dans la première et la troisième section du roman, par le biais du récit multifocal du « crime » de Briony, acquièrent une qualité programmatique dans la deuxième section du roman, mettant en scène la course désespérée de Robbie, devenu soldat, vers Dunkerque. En effet, en se confrontant au fait historique, la réécriture se fait témoignage et ne semble plus s’autoriser la multiplicité postmoderniste des visions de l’événement présente dans la première section. La superposition des cadres qui figeaient et structuraient la vision de Briony fait place à une avancée linéaire6, géographiquement et chronologiquement scandée par l’insertion de « faits réels », tirés des recherches et de l’expérience familiale de McEwan, comme autant de jalons dont le regard historique ne saurait se déprendre. L’auteur joue ainsi de la similarité entre mise en fiction et écriture de l’histoire soulignée par Michel de Certeau : « En fait, l’écriture historienne — ou historiographie — reste contrôlée par les pratiques dont elle résulte; bien plus, elle est elle-même une pratique sociale » (De Certeau 103).

13Le romancier déclare ainsi avoir consulté de nombreux témoignages relatifs à la retraite de Dunkerque et à la vie dans un hôpital de guerre, lors de la phase préparatoire à l’écriture : « The writer of a historical novel may resent his dependence on the written record, on memoirs and eyewitness accounts, in other words on other writers, but there is no escape : Dunkirk or a wartime hospital can be novelistically realised, but they cannot be re-invented » (McEwan 2006). Comme le commente à ce propos Christine Reynier :

[Pour McEwan, les chemins de la narration] doivent être le fruit d’un choix responsable, d’un engagement de l’écrivain vis à vis de l’histoire. Un tel choix ne peut se faire qu’au sein d’une esthétique réaliste. Celle-ci se doit d’être fidèle dans les grandes lignes à l’histoire et la réalité [...]. (Reynier 2004, 65)

  • 7 En 2006 éclata une accusation de plagiat, comme l’indique Natasha Alden, dont McEwan se défend dans (...)

14McEwan établit une distinction entre la mise en fiction de l’Histoire (« novelistically realised ») et sa réinvention. S’il est légitime de considérer la distinction comme naturellement valide en ce qui concerne sa propre fiction et d’accepter celle-ci comme postulat de l’utilisation de l’Histoire dans Atonement, on peut néanmoins s’interroger sur l’impossibilité de « re-inventer » l’histoire que McEwan érige en précepte. La remarque de ce dernier demeure paradoxale, car la mise en scène de l’Histoire par la fiction semble bel et bien, dans tous les cas, une « réinvention » de celle-ci, quoique informée par le cadre que constituent les précédents récits de l’histoire. L’historiographie elle-même n’est-elle pas informée par les catégories fictionnelles que constituent le romantique ou le tragique comme l’a théorisé Hayden White dans Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe (29) ? Les récits de l’Histoire, prenant origine dans des témoignages personnels ou littéraires renforcent ainsi le maillage serré que McEwan veut tisser entre fait historique et mise en fiction. Dans l’article qu’il écrivit pour se défendre contre une accusation de plagiat7, McEwan évoque les différentes sources l’ayant aidé à composer le roman :

I was particularly fascinated by the telling detail, or the visually rich episode that projected unspoken emotion. In the Dunkirk histories I found an account of a French cavalry officer walking down a line of horses, shooting each one in turn through the head. The idea was to prevent anything useful falling into the hands of the advancing Germans. Strangely, and for exactly the same reason, near Dunkirk beach, a padre helped by a few soldiers burned a pile of King James bibles. I included my father’s story of the near-lynching of an RAF clerk, blamed by furious soldiers for the lack of air support during the retreat. Though I placed my imagined characters in front of these scenes, it was enormously important to me that they actually happened.
(McEwan 2006)

  • 8 McEwan explique par ailleurs que les détails historiques qu’il avait sélectionnés afin d’historicis (...)

15McEwan a donc un lien d’ordre personnel à l’Histoire, en ce que les souvenirs de la retraite de Dunkerque tels que les racontait son père furent un des points de départ du roman. Toutes les anecdotes évoquées plus haut se retrouvent en effet dans Atonement : des bibles sont brûlées par des officiers (« At the entrance to the same field, a chaplain and his clerk were dousing cases of prayer books and Bibles with petrol » [243]), Robbie et ses compagnons croisent un officier en train d’abattre un à un les chevaux (« At the head stood an officer dispatching each horse with a shot to the head, and then moving on to the next » [219]), lors de l’arrivée à Dunkerque un pilote est presque lynché par une foule de soldats en colère (251-2). On observe ainsi que seule la représentation de la guerre est explicitement fondée sur le recours au fait historique8 qu’il s’agisse du champ de bataille per se, ou de ce que l’on peut considérer comme son extension — l’hôpital de guerre à Londres.

16Cependant, ce n’est pas un hommage à « l’esprit de Dunkerque » que l’on trouve dans la seconde section du roman, mais, bien au contraire, une démystification de ce que McEwan considère comme un mensonge de l’Histoire : « You can’t avoid the fact that tens of thousands of people died in that retreat, and yet we have a rather fond memory of it in the national narrative, and you want to play off something of the sentimentality of the « miracle » of Dunkirk against the reality for ordinary soldiers as they made their way towards the beaches » (McEwan 2006). Un peu à la manière d’Ishiguro désirant déconstruire le mythe national à travers la représentation de la compromission d’une partie de l’aristocratie britannique avec les chemises noires dans The Remains of the Day, McEwan évoque « l’esprit de Dunkerque » pour mieux dévoiler la face cachée du mythe. Un premier paradoxe émerge ici : le témoignage personnel, et en particulier celui du père de McEwan, est utilisé afin de battre en brèche ce que ce dernier considère comme un mythe de l’histoire. Il semble ainsi que la représentation de l’Histoire fonctionne comme une recherche du « réel » historique, découlant des témoignages sur lesquels se fonde la fiction, une représentation dont la force et la violence participent de l’entreprise littéraire de démystification. La mise en scène de Dunkerque débute là où commence le mythe, par la longue marche vers la côte, nourrie par l’espoir de s’échapper : c’est en effet le sauvetage des soldats britanniques par diverses embarcations civiles qui fournit matière au mythe de l’héroïsme de Dunkerque. Mais le récit de la retraite de Robbie s’arrête, lui, au moment de son sauvetage hypothétique. Doit-on interpréter la mort de Robbie comme le point final de la démystification ? Le roman semble ainsi mettre l’accent sur les soldats morts en France, ceux qui ne purent emprunter les bateaux civils ou les transports militaires et s’échapper vers un horizon anglais salvateur. Les heures héroïques de la retraite se trouvent ainsi oblitérées, renvoyées au néant de la fiction, tout comme les morts en France furent relégués au néant de l’histoire. Cette réécriture de l’Histoire entre en résonance avec présupposés épistémologiques et les constructions primaires de la véracité du fait historique tels que les définit Ricœur : « Une épistémologie vigilante met ici en garde contre l’illusion de croire que ce qu’on appelle fait coïncide avec ce qui s’est réellement passé, voire avec la mémoire vive qu’en ont les témoins oculaires, comme si les faits dormaient dans les documents jusqu’à ce que les historiens les en extraient » (Ricœur 226).

17Car c’est bien une autre version de l’histoire qu’oppose McEwan à celle du mythe de Dunkerque fondée, elle aussi, sur la mémoire collective, qui s’incarne dans les souvenirs de son père ou l’ouvrage de Lucilla Andrews. Ces témoignages demeurent, malgré leur attachement à décrire la souffrance humaine, dans le domaine du mythe héroïque, des traces écrites ou orales de l’événement s’inscrivant dans une logique de protocole de reconstruction, et ne constituant en aucun cas une vérité intacte « dormant dans les documents ».

18L’iconoclasme, ici, provient donc d’une réinterprétation plus que d’une réinvention; McEwan se réclame d’une « stricte fidélité » au fait historique et envisage l’introduction de personnages fictionnels comme inféodée à la « réalité historique » :

When I came to write Atonement, my father’s stories, with automatic ease, dictated the structure; after I finished the opening section, set in 1935, Dunkirk would have to be followed by the reconstruction of a 1940 London hospital. It is an eerie, intrusive matter, inserting imaginary characters into actual historical events. A certain freedom is suddenly compromised; as one crosses and re-crosses the lines between fantasy and the historical record, one feels a weighty obligation to strict accuracy. In writing about wartime especially, it seems like a form of respect for the suffering of a generation wrenched from their ordinary lives to be conscripted into a nightmare. (McEwan 2006)

19Il semble que, pour McEwan, la présence de la guerre soit envisagée comme indépassable — horizon éthique de l’écriture, « réalité » ne pouvant jamais être rattrapée par la fiction, un positionnement éthique et littéraire semblant l’éloigner de la métafiction historiographique. Le romancier ressent la présence de l’Histoire comme un poids, le fait historique étant, dans la mesure de ses connaissances, la loi régissant toute fiction de ce genre.

  • 9 On pense, par exemple, à Flaubert’s Parrot de Julian Barnes, où la valeur du fait historique et de (...)

20Dominic Head note cependant que l’utilisation d’un « événement limite » (le lynchage du soldat) tel que la mort d’un homme afin d’« enrichir » la fiction, n’est pas sans répercussions éthiques : « But McEwan knows that he is also borrowing from an actual death scene, and that has troubling ethical implications : the fictionalizing of a death — whether or not any friend or relative of the dead man reads the novels and recognizes the source — crosses a symbolic line, and privileges fiction over life » (Head 172). La fidélité historique apparaît donc à double tranchant : en écrivant un roman marqué au sceau du fait historique, McEwan peut être, dans son utilisation d’événements limites, accusé d’« utiliser » l’Histoire, et de transformer la mort d’un soldat en cas extrême de ce que l’on pourrait nommer, pour imiter le célèbre mot de Barthes, « l’effet de réel historique », un événement utilisé afin de crédibiliser et légitimer la fiction. Ainsi, en développant une poétique du fait historique à visée explicitement éthique s’éloignant du relativisme prévalant dans d’autres romans publiés à la même époque et pouvant être qualifiés de métafictions historiographiques9, McEwan se prête paradoxalement à des critiques d’ordre éthique.

21Alors que, à la façon de Barker dans sa trilogie Regeneration, McEwan utilise le cadre historique de façon fidèle, ses personnages entièrement fictionnels sont « au service de l’Histoire » telle qu’elle se lit dans les témoignages de l’époque. Il n’est pas certain, cependant, qu’Atonement soit lu, ainsi que McEwan semble le désirer, comme un roman historique, témoignage littéraire sur les horreurs de la guerre, car l’empathie narrative envers les personnages autant que la découverte historique dynamisent la lecture.

22Peut-être n’est-il toutefois pas nécessaire de connaître la limite entre fait et fiction pour représenter l’Histoire ? C’est en tous cas ce que semble suggérer le roman contemporain, où les vides historiques, tout autant que les faits, construisent l’écriture de l’Histoire. Ainsi que l’analyse Benjamin : « On ne peut retenir le passé que dans une image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance » (Benjamin 430). L’entre-deux labile entre fiction et historiographie fournit ainsi à l’écrivain un locus privilégié du témoignage, ce que Soshana Felman décrit comme le lieu de la « justice littéraire » :

What indeed is literary justice, as opposed to legal justice ? How does literature do justice to the trauma in a way the law does not, or cannot ? Literature is a dimension of concrete embodiment and language of infinitude that, in contrast to the language of the law, encapsulates not closure but precisely what in a given legal case refuses to be closed and cannot be closed. It is to this refusal of the trauma to be closed that literature does justice. (Felman 8)

23Placé sous la ligne de l’infinitude et de la ligne de fuite, le roman devient alors témoignage à visée éthique. Si l’horizon de la fiction de l’intime est celui de la limite du regard, l’histoire est pensée chez McEwan comme horizon éthique de la fiction.

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Notes

1 McEwan 2001, 216.

2 Une distinction formalisée par Connor : « It is possible to suggest a distinction between two broadly different ways of narrating the past. The first employs the language and narrative style of the present to render the events of the past ; the second attempts to simulate or construct a language and form of narration appropriate to the historical subject or period in question [...] There is a tendency for the latter kind of narration to be employed in novels that appear to bring into ironic visibility the distance between the past and the present » (140).

3 « Within the half hour Briony would commit her crime » (156).

4 Pour plus de détails, voir par exemple Cavalié.

5 La scène de la fontaine intervient chronologiquement en premier, avant leur rencontre dans la bibliothèque.

6 Le metteur en scène de l’adaptation cinématographique du roman, Joe Wright, choisit de représenter cette continuité par dix minutes de travelling ininterrompu le long de la plage de Dunkerque.

7 En 2006 éclata une accusation de plagiat, comme l’indique Natasha Alden, dont McEwan se défend dans sa tribune du Guardian datée du 27 novembre.

8 McEwan explique par ailleurs que les détails historiques qu’il avait sélectionnés afin d’historiciser la première section furent abandonnés au profit de l’utilisation d’une langue aux accents surannés (voir interview Silverblatt).

9 On pense, par exemple, à Flaubert’s Parrot de Julian Barnes, où la valeur du fait historique et de l’événement est explicitement remise en question.

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Pour citer cet article

Référence papier

Elsa Cavalié, « « A black cloud [...] stood above the horizon, marking out Dunkirk » Vision, histoire et réécriture dans Atonement de Ian McEwan »Études britanniques contemporaines, 40 | 2011, 91-104 .

Référence électronique

Elsa Cavalié, « « A black cloud [...] stood above the horizon, marking out Dunkirk » Vision, histoire et réécriture dans Atonement de Ian McEwan »Études britanniques contemporaines [En ligne], 40 | 2011, mis en ligne le 27 août 2015, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/2475 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.2475

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Auteur

Elsa Cavalié

Université de Toulouse — C.A.S.
Agrégée d’anglais, Elsa Cavalié est l’auteur d’une thèse intitulée Réécrire l’Angleterre (1900-1945) dans la littérature britannique contemporaine, achevée en 2009. Elle a publié des articles consacrés au roman britannique contemporain (Julian Barnes, Ian McEwan, Kazuo Ishiguro...) dans des revues françaises et internationales.

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