1« Le commencement de l’agonie de tous les [...] horizons numineux » : j’emprunte cette formule (et partie de mon titre) à Ernesto De Martino. En 1959, cet anthropologue et historien des religions l’appliquait en effet au christianisme, dans l’émergence duquel il diagnostiquait la fin d’une pensée « magico-religieuse » à laquelle il associait le numineux. Avant de suggérer que l’œuvre du romancier britannique William Golding (1911-1993) s’appuie sur un désir de relever ou rédimer ce déclin annoncé du saisissement numineux dans la pratique chrétienne, je voudrais revenir sur les enjeux conceptuels et culturels propres à ce terme.
2Car si la formule de De Martino est forte, l’idée n’est pas exactement neuve : on la trouvait déjà, sous une forme certes atténuée, dans l’essai fondateur de Rudolf Otto publié en 1917 et traduit douze ans plus tard en français sous le titre Le Sacré. Otto y intronisait la notion de numineux, dérivée du numen latin, comme une composante fondamentale du sacré. Le numineux serait ce qui soustrait le sacré à la pensée conceptuelle, interdit de le penser selon des catégories morales ou esthétiques, et le définit plus largement comme ce qui éveille dans la conscience de l’homme le sentiment à la fois terrifiant et fascinant de son effacement devant une présence mystérieuse, celle d’un « Tout Autre » aussitôt associé au divin. Pour Otto et ceux qui hériteront de lui ce terme dans son acception religieuse, le numineux se laisse appréhender comme l’étape séminale, sine qua non, d’une expérience religieuse qui reste toutefois vouée à un devenir historique. Dans cette visée historiciste, le christianisme, dont le postulat premier est l’Incarnation d’un Dieu fait chair et inscrit, le temps de son destin humain, dans une temporalité finie, marque une mise en retrait de l’expérience numineuse et une altération des discours chargés d’en rendre compte. L’intuition du transcendant demeure, toujours soustraite à l’ordre logique, mais elle est médiatisée par la parole du Christ et celle de ses exégètes, qui tendent à « rationaliser, moraliser et humaniser l’idée de Dieu » (Otto 122). Est dès lors tempérée par la clarté des prédicats — postulant un Dieu paternel, bon, compatissant — la violence fondatrice qui accompagnait l’intuition du sacré, où la reconnaissance d’un objet pressenti comme absolument puissant et absolument extérieur à l’humain impliquait nécessairement la reconnaissance par l’humain de son propre néant.
3L’œuvre de Golding, dont l’auteur oscilla toute sa vie entre l’engagement chrétien et un agnosticisme proclamé, entend non seulement faire signe au numineux mais faire signe avec lui, faire que l’expérience littéraire mette en parole cette « rencontre surexcitée » (Otto) entre un protagoniste humain et le Tout-Autre du sacré. À cette fin, elle dut se confronter à plus d’un obstacle. Le plus évident tient au contexte dans lequel écrit Golding : l’immédiate après-seconde guerre mondiale, portant au premier plan spirituel et littéraire une pensée de la démystification ou de la désillusion spirituelle, que Paul Ricœur devait exprimer en définissant la société industrielle moderne comme un « âge post-religieux » (Ricœur 6), auquel faisait écho en littérature « l’ère du soupçon » décrite par Nathalie Sarraute en 1956. Dans cette perspective, si le roman peut encore « peindre de l’invisible », celui-ci doit se borner à la vie intérieure du personnage. Et si le numineux s’obstine à faire trace dans l’écriture, c’est par un tracé noir : l’écriture du désastre blanchottienne, retenant du numineux sa part d’effroi, le tremendum glosé par Otto, pour ne montrer qu’un ciel noir « absolument et vide absolument » (Blanchot 117). Cette écriture porte certes témoignage de l’effacement du sujet, à l’image de ce qui se joue dans le processus numineux, mais cet effacement n’a plus pour contrepartie l’affirmation plénière du Tout-Autre, le « Tu es » des mystiques. À la hantise, catégorie désignant l’emprise du sacré désireux de ne pas se perdre, avait succédé la spectralité, qui le donnait pour toujours déjà perdu, ou source pour qui s’y éprouvait d’une lassitude métaphysique l’incitant à se désinvestir de son « trop d’être ». Comment, dès lors, mettre en scène dans de nouveaux récits le saisissement de l’homme par ce qui le dépasse, si l’écriture devait elle-même rester en deçà de l’immanence et se vouer au « refus de la nature sacrée » (Blanchot, toujours) ?
4Il demeure toutefois un point de convergence entre ces deux pensées de l’extrême : à la ruine de la parole par le désastre, constat désabusé d’après-guerre, fait écho sur un autre plan et depuis une autre angoisse, celle du contemplatif, l’indicible du divin. Si le désastre ne peut être connu en termes de langage, si son écriture n’apporte que de « renoncer au don d’écrire » (Blanchot 154), l’objet numineux est aussi bien ce qui met en déroute le sujet s’efforçant de le verbaliser, et qui découvre à cette occasion que « les noms ont le pouvoir étrange de cacher Dieu » (Otto 234). Ce pouvoir occultant du langage, l’illusion qu’il suscite en retour chez l’homme de pouvoir forcer par le nom la nature du sacré, Golding en est conscient alors qu’il cherche à ramener le numineux dans l’horizon de la représentation romanesque moderne. C’est ce qu’atteste une scène de son quatrième roman, Free Fall (1959), où le protagoniste, Sammy Mountjoy, se souvient du jour où il a pris la parole à contretemps pendant sa leçon de catéchisme. Son enseignante, Miss Pringle, vient de lire un extrait de l’Ancien Testament : le chapitre III de l’Exode, où Moïse rencontre Dieu sur le Mont Horeb sous la forme du Buisson Ardent.
« I am sure that you all heard this part of the Bible before. So I shall ask you some questions about it. After all you are supposed to be a little wiser now than you were a year ago. Mount Horeb. What did Moses see on Mount Horeb ? »
« A bush, miss, a burning bush’n the Angel of the Lord spoke out of the bush’n — »
« That will do. Yes. Was there anyone in the bush ? »
« Miss ! Miss ! Miss ! »
« Wilmot. Yes. Did Moses ever meet him again ? »
« Jennifer ? Yes. On Mount Sinai. Did he see clearly ? »
« Miss ! »
« Of course not. Even Moses had to be content with “I am that I am”. »
« Miss ! Miss ! »
« What is it, Mountjoy ? »
« Please, Miss. [...] He wanted to see but it would’ve been too much for him. So he was hid in a crack in the rock ’n ’e — he saw his backparts it says, miss, an’ I was going to ask you — »
« What did you say ? »
Now I was conscious of the silence, shocked off short.
(Golding 1961, 199-200)
5Le silence est suivi d’une sortie furieuse de Miss Pringle, qui interprète backparts comme un mot obscène, un synonyme de backside. Elle y voit un outrage volontaire du locuteur enfantin, outrage qu’elle explique en dénonçant à voix haute son milieu d’origine populaire, pour lequel elle affiche son mépris de classe. Ce en quoi elle est visiblement de mauvaise foi, car le roman insiste sur sa connaissance des textes et son talent d’exégète. Miss Pringle sait donc que le mot backparts apparaît tel quel dans la version anglaise de la King James’s Bible, alors encore la référence en matière d’Écritures : « And I will take away mine hand, and thou shalt see my back parts, but my face shall not be seen » (Exode 33 : 23). Elle choisit donc de réinterpréter selon un registre déplacé un vocable anglais dérivé d’un vocable grec, lui-même adapté du vocable hébreu « achor », dont le sens générique est « l’arrière » ou « la face arrière » (et dont la traduction anglaise devait être modernisée dans la New International Version de 1984, la New American Standard Bible de 1995 ou encore la English Standard Version de 2001, par un prudent « You shall see my back »).
- 1 Il suffit de reporter le verset en question sur Google pour constater que l’ancienne traduction con (...)
6Derrière — si l’on peut dire — le comique apparent du lapsus, qui permet d’éclairer les enjeux cachés de l’intrigue — la frustration de Miss Pringle, amoureuse du pasteur homosexuel qui a adopté le jeune Sammy à la mort de sa mère — le malentendu oblige à reconsidérer l’obligation de rendre compte du numineux au moyen de signifiants qui s’avèrent flottants, traîtres au fil des siècles, non adhérents à l’objet qu’ils ont charge de représenter, toujours susceptible, enfin, d’être réappropriés par le sujet de la parole pour exprimer son propre ressenti1. La procédure catéchistique, qui procède sur le mode traditionnel des questions-réponses, témoigne toutefois de l’illusion institutionnelle : Miss Pringle, en sa qualité de pédagogue, croit qu’il est possible de restituer le fond sacré de l’épisode en quelques phrases lapidaires, celles qu’elle attend de ses élèves et qu’elle sanctionne ou réprouve selon qu’elles lui paraissent correspondre ou non aux énoncés bibliques. Notons cependant que la narration omet de rapporter les réponses des enfants chargés de réciter ces énoncés de mémoire. Le lecteur anglais de 1959 ignore ce qu’ils sont ou doit se rapporter à l’Ancien Testament pour les reconstituer. Et le lecteur de tout âge de s’interroger sur la signification de ces ellipses, qui constituent peut-être la réponse ironique du narrateur lui-même, de Sammy adulte que sa qualité d’autobiographe autorise à prendre sa revanche sur la professeur de dogme. En « gommant » les citations bibliques, en laissant un blanc là où le « texte sacré » devrait s’insérer, Sammy proteste, et Golding avec lui, contre cette primauté donnée par la récitation à la lettre sur l’esprit du texte biblique qui insiste au contraire sur l’impossibilité pour l’homme d’appréhender Dieu en son essence. En soustrayant rétrospectivement ce dernier au dialogue, et au contrôle que Miss Pringle s’arrogeait sur lui, il le voue de nouveau à l’énigmaticité qui devrait être partie prenante de toute mise-en-parole du numineux.
7La fascination de Golding pour ce double épisode de l’Exode ne cessera jamais, continuant de faire écho dans sa vie et son œuvre. Ses textes sont hantés par ce qu’on pourrait appeler l’hypotexte mosaïque, un hypotexte lui-même parcellisé, disséminé, un tesson ici, un autre là — que ce soit le brasier accouchant d’une instance angélique (Darkness Visible), le motif du dieu tournant le dos (The Double Tongue), le visage inhumain, dont la vue frontale éveille une terreur insupportable (Lord of the Flies) — dans des récits qui le revalorisent, mais sous un éclairage sémantique toujours instable. Ne pouvant rendre justice à chacun de ces tessons, je me concentrerai sur l’un d’eux en particulier : le motif de la fente dans la roche (« the cleft in the rock » ou « the crack in the rock », sa variante goldingienne).
8dès le premier roman, Lord of the Flies, où il est la condition d’apparition d’un numineux encore à l’état démoniaque : c’est en effet dans cette fente que sera érigé le totem des jeunes chasseurs, la tête de cochon, emblème de leur violence destructrice, dont la voix satanique générera un énoncé pastichant la tautologie divine, « I am the reason [...] why things are what they are » (LF 162). Le pastiche marque la continuité entre la source biblique et son pendant fictionnel, mais il dénonce simultanément le travestissement de la source puisque la fente, the crack, n’est plus un refuge contre la terreur numineuse. Elle symbolise bien davantage la brèche faite aux certitudes morales et idéologique, la fêlure dans l’image infracturable que l’homme civilisé voudrait conserver de lui-même — le « toujours déjà » propre au péché originel, dogme auquel Golding souscrivit sans faille toute sa vie durant. « He’s cracked » est du reste le verdict des enfants sur le seul d’entre eux, Simon, qui se montre sensible à cette part du mal originaire dans leur âme.
9Même réévaluation et même inversion du paradigme dans le troisième roman, précédant Free Fall, Pincher Martin (1959), où le héros naufragé se blottit dans une crevasse du rocher surgi contre toute raison au milieu de l’océan. À première lecture, le geste relève de l’instinct de survie ; rétrospectivement, il apparaît comme un refus de la part de Martin de regarder la vérité en face jusqu’à ce qu’une puissance supérieure, Dieu puisqu’il faut le nommer, le contraigne à lever les yeux. Le paradigme biblique s’en trouve habilement inversé : le rocher fendu, interprété par les Pères de l’Église comme un symbole prémonitoire du Christ, participant de la toute-puissance divine (la roche) mais s’ouvrant pour héberger l’humanité (Moïse) afin de la soustraire à l’anéantissement du péché, devient dans le roman l’emblème de l’endurcissement narcissique, d’un Moi fossilisé se refusant obstinément à la conscience du Tout-Autre.
10Là encore, cette nouvelle valeur n’est pas assignée une fois pour toutes. Quand elle ressurgit dans le dernier roman, The Double Tongue, dont la narratrice héroïque est la dernière Pythie de Delphes, l’image de la fente est sexuée dans la première page, quand le bébé Arieka découvre « the modest slit between my legs [...] with no knowledge where it leads to » (Golding 1995, 3). Le lecteur est bien sûr invité à faire le lien avec l’évocation de la grotte pythique, l’ancien repaire du dieu Python vaincu par Apollon pour venger sa mère Léto (Golding suit ici la version d’Euripide, telle qu’elle apparaît dans la pièce Ion qui a inspiré en partie le roman) :
It was down there, in the adytum, that the compelling vapour was said to issue from the deep cleft in the rock — that same cleft, it may be, which had been the lair of Pytho. I myself was now in some sense Pytho himself, but humbled, forced into the obedient servant of the god, the human instrument whose mouth he might tear as he would. Daylight penetrated some distance down those stairs, but dimly. (Golding 1995, 81)
11Le motif de la fente demeure associé au numineux — elle reste l’interface nécessaire, le moyen pour l’inhumain de ménager à l’humain une brèche par où il se prêtera à une expérience sensorielle. Dans le cas de la Pythie, ce n’est plus par la voie du regard qu’emprunte l’inhumain pour se faire connaître (car l’adyton — en grec, l’impénétrable — est plongé dans les ténèbres) mais celle de la profération. Apollon déchire la bouche de la Pythie que l’imaginaire du récit associe à l’autre fente inhérente au corps féminin (le premier cri d’Arieka entrée en transe sera « One mouth or the other ! », énoncé occulte qui peut aussi bien renvoyer au corps sexué qu’à l’oracle apollinien et sa double langue, son message sciemment ambigu). Dans cette nouvelle réécriture, la fente n’est plus ce qui épargne au sujet sensible l’insupportable qui accompagne l’avènement du numineux, mais ce qui, au contraire, oblige le corps humain, déjà marqué par l’énigme de la différence sexuelle, à devenir partie prenante du mystère. Fendue de part en part par Apollon renouvelant sur elle le viol originel de Cassandre, la Pythie devient elle-même la voix montée du brasier, angélique et démoniaque, portant aux témoins rassemblés devant le pytheion consolation et terreur.
12À travers ces avatars d’un motif de l’Ancien Testament, renouvelant la création littéraire en la plaçant sous l’égide d’un numineux qui ne se laisse jamais évoquer deux fois de la même manière, l’écrivain s’explique interminablement avec sa source dont les mots le hantent sans qu’il ne veuille leur arrêter un sens définitif. Pour Golding, écrivain croyant, hanté par la croyance et son implication dans le fait littéraire, il faut vouer l’événement numineux à la redite — mais il faut renoncer dans le même temps à l’illusion selon laquelle le dire suffirait à lui assigner un statut d’objet textuel ou de contenu sémantique.
13C’est pourquoi la redite s’avère glissante, tentée par le pastiche ou la parodie, un « chant à côté » de l’affirmation plénière qu’appelle l’acte de foi. Et pourtant — le And yet cher à Golding — redire contient le re du renouveau : dire encore, mais dire autrement, faire naître un dire neuf pour rendre compte d’un thème vieux comme Adam. Ou, pour citer l’auteur lui-même en des termes moins lyriques : « It is our business to describe the undescribable » (Golding 1988, 202). Les deux modèles de Golding à cet égard sont saint Augustin et Pascal : du premier, il cite le fameux exergue aux Confessions (« Woe unto me if I speak of the things of God, but woe unto me if I do not speak of the things of God ») ; quant au second, il exprime en quatre mots son admiration pour le Mémorial : « How dare he say it ? » (Golding 1988, 202). On comprend dès lors que les exégètes de Golding paraissent se contredire à leur tour quand il s’agit d’évaluer chez lui la part du numineux : Nadia d’Amelio y voyant l’aboutissement calculé de l’œuvre (« allowing, in the end, the Numinous to occur » [D’Amelio 47]) tandis que Leon Surette diagnostique une lacune persistante (« [...] we find very little vision in Golding’s fiction, if by vision we understand representation of the numinous » [Surette 206]).
14Tous deux ont raison, en réalité, puisque tous deux s’accordent à évoquer le numineux comme l’horizon du texte, irreprésentable puisqu’il n’a pas qualité d’objet « et pourtant » identifiable par le lecteur — de même que l’horizon est un phénomène inexistant, et pourtant visible. L’écriture de Golding, quand elle s’attache à représenter le numineux, me semble refléter très exactement le propos d’Alexis Nouss sur le texte théologique :
Le sacré est ce qui fait signe vers l’infini du texte. [...] Au-delà de l’approche esthétique ou formelle, la pensée contemple, médusée, dans le texte sacré ou théologique et dans l’expérience de sa lecture, un jeu de significations jamais en repos, une fuite incessante de signifiants qui, de circonvolutions en pérégrinations, amène au bord du non-sens sans jamais y succomber et qui fait de cette tentation le seul dévoilement du sens possible. (Nouss 4)
15Là encore, il faudrait, idéalement, pouvoir traiter chacun de ces passages où le numineux se laisse signifier « au bord du non sens » et dans le dévoilement sans fin du sens. Ne pouvant leur rendre justice à tous, je m’attarderai sur une seule occurrence, soit un passage où le numineux, simultanément, se porte à la rencontre du dire et lui oppose résistance.
16Il s’agit de l’avant-dernière page de Pincher Martin, précédant la révélation in extremis qui fit à la fois le succès et le scandale de ce roman. Le protagoniste, Christ Martin, un ancien acteur engagé contre son gré dans la marine pendant la seconde guerre mondiale, est caractérisé par un instinct de survie que sa représentation dénonce rapidement comme un égocentrisme exacerbé, le personnage cédant régulièrement à l’interdit kantien en faisant d’autrui non pas une fin en soi mais un moyen de satisfaire ses appétits primitifs. Le récit met dès lors en scène une fiction posthume, où Pincher, noyé, refuse de mourir et refuse de prendre acte de son refus de mourir. Il croit escalader un rocher géant (dont la forme lui est familière parce qu’elle lui a été inspiré par une de ses propres dents) et s’astreint à des rites de survie dont l’inanité lui est démontrée à la toute fin, quand il doit faire face au Tout-Autre. Celui-ci lui apparaît d’abord sous l’aspect du double — Pincher, dans son égocentrisme forcené, inversant le canon biblique en créant Dieu à son image — puis sous son aspect inhumain, numineux, par le truchement d’une image étrange : les « lignes noires » d’une foudre divine qui s’attache à déconstruire l’univers illusoire où l’homme régnait en maître et où il espérait subsister envers et malgré la volonté divine.
17À cette étape du récit, Pincher n’a déjà plus figure humaine et n’apparaît qu’à travers un double emblème : le « centre » — ego, conscience de soi, infinie volonté de refus devant l’annihilation — et deux « pinces » symbolisant sa cupidité primitive.
The lines of absolute darkness felt forward in the rock and it was proved to be as insubstantial as the painted water. Pieces went and there was no more than an island of papery stuff round the claws and everywhere else there was the mode that the centre knew as nothing.
The rock between the claws was solid. It was square and there was an engraving on the surface. The black lines sank in, went through and joined.
The rock between the claws was gone.
There was nothing but the centre and the claws. They were huge and strong and inflamed and red. They closed on each other. They contracted. They were outlined like a night sign against the absolute nothingness and they gripped their whole strength into each other. The serration of the claws broke. They were lambent and real and locked.
The lightning crept in. The centre was unaware of anything but the claws and the threat. It focused its awareness on the crumbled serrations and the blazing red. The lightning came forward. Some of the lines pointed to the centre, waiting for the moment when they could pierce it. Others lay against the claws, playing over them, prying for a weakness, wearing them away in a compassion that was timeless and without mercy. (Golding 1956, 201)
18Comme le restant du récit principal, cet explicit traduit le point de vue d’un sujet en déroute, Martin, défait dans sa prétention à penser son fantasme de survie selon des catégories cartésiennes (les qualités sensibles du rocher s’avèrent aussi évanescentes que ceux du morceau de cire dans la Seconde Méditation Métaphysique). En ce moment où le discours de la connaissance s’abîme dans la négation, ne reste pour donner la parole au texte qu’une série d’images qui semblent persister à faire signe, mais dont la succession, l’organisation sur la page, ébranle profondément la signification.
19La foudre, l’attribut traditionnel du tout-puissant, génère ainsi l’oxymore dark lightning, la lumière noire qui n’éclaire rien. On pourrait encore l’interpréter comme le symbole du courroux divin si la fin du texte ne lui associait pas le mot « compassion », comme un signe de trop (il a été volontairement ignoré par une génération de lecteurs persuadés que Dieu veut simplement annihiler Pincher) qui rend impossible de rapporter lightning à son contexte originaire, biblique, où il figurait le courroux divin dirigé contre les ennemis d’Israël (« He sent [...] lightnings manifold and discomfited them » [Psaumes 18 : 14]).
20Et la ligne de fuite sémantique ne s’arrête pas là, puisque compassion se voit aussitôt associer des prédicats marqués par la négation, « timeless and without mercy », si bien que le terme déborde à son tour le registre chrétien, éthique, néotestamentaire où il est précisément synonyme de merci. À travers cette ligne de fuite, avançant d’oxymore en paradoxe, l’écriture du numineux se met en scène comme un tracé noir sur fond blanc, tendu vers un horizon qui est le bord même du non-sens : la foudre ténébreuse, la compassion destructrice, l’écriture qui fait le vide [...] On pourrait croire dès lors qu’il en est des signes du texte comme de ces pinces refermées l’une sur l’autre, verrouillés dans une spécularité insensée faute d’un objet sûr à appréhender.
21Or ce non-sens est la condition du surgissement d’une autre voix dans l’écrit, celle qui se fait justement entendre dans le mot final de compassion, étranger au langage et à la conscience de Pincher : voix d’outre-texte, voix aliénante puisqu’elle oblige le lecteur — à renoncer à son interprétation première (la vengeance divine), ébranlant le protocole de signification. Cette ligne noire dans laquelle on croyait percevoir l’ultime avatar de la fente dans le roc, détournée vers la néantisation, cette ligne ne serait-elle pas en réalité une lifeline, ou la ligne du Pêcheur d’hommes décidé à harponner le réprouvé au bord de l’abîme ?
22Le numineux, lorsqu’il prend figure de désastre, devient ce par quoi se manifeste la force [...] pour peu que le lecteur, contrairement à Martin, acquiesce à la fuite du sens. Cette force est alors celle de l’événement pur, la monstration du Tout-Autre. Mais par elle peut se manifester aussi la force créative, cela que Derrida, dans L’écriture et la vérité, nomme « l’autre de la forme, dangereuse et angoissante ». L’écriture portée à son paroxysme, dont Golding a dit qu’elle suscitait chez l’écrivain lui-même un effroi sacré :
The writer watches the greatest mystery of all. It is the moment of most vital awareness, the moment of passionate and unsupported conviction. It shines or cries. There is the writer, trying to grab it as it passes, as it emerges impossibly and heads to be gone. (Golding 1988, 196)