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Virginia Stephen (Woolf) et le rire comme horizon

Virginia Stephen (Woolf) and Laughter as a Horizon
Christine Reynier
p. 5-18

Résumés

Il est tout à fait inhabituel d’associer le nom de Virginia Woolf au rire. Or, en 1905, Virginia Stephen publia dans The Guardian un essai intitulé « The Value of Laughter ». Un rire franc, un éclat de rire, c’est ce que revendique la jeune essayiste. Le rire qui, selon elle, est considéré comme indigne d’une société civilisée et comme inférieur au langage, est aussi ce que dénigre la littérature, qui lui préfère le tragique ou l’humour, plus noble.
Cet éloge du rire, apparemment anodin, mérite d’être analysé en détail et d’être confronté à l’œuvre de fiction que l’auteur élabora par la suite. Il sera dans un premier temps comparé à l’ouvrage contemporain de Bergson sur le rire. On verra alors comment le rire, dans ses traits définitoires qui recoupent ceux de Bergson et dans ceux qui s’en démarquent, devient paradigme de la fiction woolfienne et dessine l’horizon vers lequel l’auteur tendra dans sa fiction à venir.

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Texte intégral

  • 1 Voir à ce sujet le compte-rendu de Woolf  : «  Dreadnought Notes » (1940) et «  Interview » (1910) (...)
  • 2 Voir aussi «  Julia Margaret Cameron. Introduction » (Rosenbaum 85-95).

1Longtemps, l’image de Virginia Woolf fut associée à la dépression, voire la folie. Même si cette image est peu à peu révisée et nuancée — Woolf la neurasthénique étant petit à petit remplacée par une Woolf aimant la vie en société — il en ressort davantage une Woolf intellectuelle et sérieuse qu’une Woolf qui s’adonne au rire. Son œuvre a révélé et continue de révéler de multiples aspects mais le rire est loin d’occuper le premier rang; l’ironie est plus souvent mise en avant. Or le rire est bel et bien présent dans l’ensemble de ses écrits, comme il le fut dans sa vie. Celle qui participa en 1910 au Dreadnought Hoax1, ce canular qui réussit à faire passer Virginia Stephen, Duncan Grant, Adrian Stephen et quelques autres pour l’Empereur d’Abyssinie et sa suite auprès de la Marine anglaise, était aussi une grande lectrice de Punch. Dans ses jeunes années, elle s’inspira d’un personnage de ce magazine pour rédiger une série d’histoires comiques, « A Cockney’s Farming Experiences » (Bell I, 30). Elle écrivit une comédie, Freshwater, en hommage à sa grand-tante, l’artiste Julia Cameron, dont elle saisit avec humour les marottes de photographe sans oublier celles de son entourage de Dimbola, à commencer par Tennyson. Son introduction à Victorian Photographs of Famous Men and Women est elle aussi truffée d’anecdotes comiques2. L’humour préside également au choix du personnage principal de Flush, le chien d’Elisabeth Barrett Browning, tout comme il donne le ton d’Orlando. Dans sa biographie de Roger Fry, Woolf saisit avec brio les réactions du public londonien devant les tableaux de Cézanne et Picasso lors de la première exposition post-impressionniste. Et nombreux sont les passages qui, dans ses romans et nouvelles, dans ses lettres et son journal, prêtent à rire et à sourire. L’ensemble de l’œuvre de l’auteur décline toutes les nuances du rire, du comique à l’humour le plus raffiné en passant par le grotesque, la caricature, la satire et l’ironie.

  • 3 Voir en particulier Ames, Connolly, Cuddy-Keane, Jacobsen, Knowles, Little, Lokke et McWhirter.
  • 4 Cet essai définit le rire par opposition à ce qu’il n’est pas, le loud laughter proche de celui de (...)
  • 5 Il s’agit d’une recension de l’autobiographie de Jerome K. Jerome.

2Ce rapide tour d’horizon du rire dans la vie et l’œuvre de Woolf ne peut que renvoyer ici aux quelques travaux, articles et chapitres d’ouvrages, qui ont, ici et là, étudié l’humour dans tel ou tel de ses romans3. Une étude systématique du rire chez Woolf devrait, à mon sens, s’appuyer sur une étude des essais que l’auteur consacra à ce sujet. Et c’est ce que je propose de faire ici. Virginia Woolf aborda le rire très tôt, quand elle se nommait encore Virginia Stephen, dans un essai publié dans le Guardian en 1905 et intitulé « The Value of Laughter ». Elle revint à ce sujet en 1918, avec « Loud Laughter4 » et en 1926, avec « Laughter and Tears5 », qui sont tous deux des recensions. Alors que le deuxième essai définit le rire de manière négative, par opposition à ce qu’il n’est pas, le dernier définit l’humour. Le premier texte, quant à lui, est beaucoup plus détaillé et se présente comme un véritable éloge du rire.

3Je propose de lire cet essai dans son contexte et de le confronter en particulier à celui d’Henri Bergson. Cela débouchera sur une lecture précise de ce texte, plein de fraîcheur et d’esprit, et de son rôle dans l’économie de l’œuvre de l’auteur. Si l’on postule, comme je l’ai fait dans mon livre sur les nouvelles de Woolf, qu’il existe une circulation entre les écrits de l’auteur, on pourra se demander quel rapport cet essai entretient avec le reste de l’œuvre. S’agit-il d’un écrit de jeunesse sans lendemain chez un auteur dont la vie fut régulièrement ternie par la mort et la maladie ? Ou attire-t-il notre attention sur des œuvres, comme Freshwater et Flush, où le rire occupe une grande place et qui sont généralement considérées comme marginales ? Nous oblige-t-il à les relire et les repenser ? Ou cet essai, apparemment anodin, a-t-il une portée plus vaste et construit-il, avant même que l’auteur ait vraiment commencé sa carrière d’écrivain, l’horizon vers lequel tendra son écriture ?

4Il serait tentant de lire « The Value of Laughter », cet essai de 1905, en parallèle avec celui du contemporain et compatriote de Woolf qu’est James Sully qui, à l’orée du  siècle, publia An Essay on Laughter. Cependant Sully propose une problématique évolutionniste du rire dans laquelle il distingue le rire organique du rire primitif, du rire social et du rire esthétique, ce qui n’est pas du tout la perspective adoptée par Virginia Stephen. Par ailleurs, faire, comme le propose Sully, du rire social et du rire esthétique deux catégories distinctes sous-entend qu’il y a, dans le rire esthétique, une autonomisation par rapport à la société dans les activités désintéressées de l’art. Or Woolf défend la thèse inverse et à ce titre, se rapproche davantage de la pensée d’Henri Bergson.

5Le philosophe et l’écrivain ont d’ailleurs souvent été rapprochés quand il s’est agi d’étudier la conception du temps dans l’œuvre de Woolf : les Essais sur les données immédiates de la conscience (1889) et Durée et simultanéité (1922) de Bergson ont alors été convoqués. En revanche, à ma connaissance, la conception du rire de Bergson, telle qu’il l’a exposée dans son ouvrage de 1900, Le Rire. Essai sur la signification du comique, et celle de Woolf n’ont guère été comparées. Or Bergson et Woolf se rencontrent sur plusieurs points. Tout d’abord, ils considéraient tous deux que le rire est le propre de l’humain. Au « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain » (Bergson 2) de Bergson répondent les mots de Woolf : « laughter is the one sound [...] no animal can produce » (Woolf 1905, 59). Et pour tous les deux, le rire est lié à la fois à la société et à l’art. Pour Bergson, « le plaisir de rire n’est pas un plaisir pur, [...] un plaisir exclusivement esthétique, absolument désintéressé » (Bergson 104) mais repose toujours sur « une arrière-pensée que la société a pour nous quand nous ne l’avons pas pour nous-mêmes » (Bergson 104), ce qui fait que sa philosophie relève à la fois de la philosophie de l’art et de la sociologie (et de la morale, comme nous le verrons plus loin). En ce qui concerne Woolf, introduire par le rire des références à la société victorienne et édouardienne dans son œuvre permet, par exemple, la satire et plus généralement, crée un art qui n’est pas esthétisme pur. Le philosophe et l’écrivain considèrent en effet que le rire est lié à la société et à la norme. Bergson montre que le rire est déclenché par une personne comique, un geste, une attitude, qui s’écarte de la norme que la société incarne, et Woolf écrit : « the comic spirit concerns itself with oddities and eccentricities and deviations from the recognised pattern » (Woolf 1905, 59). Et pour l’un comme pour l’autre, le rire, dans le domaine de l’art, repose sur des artifices (que Bergson étudie en détail, se penchant sur les phénomènes d’inversion, d’exagération, de transposition, etc. dans la comédie) tout en permettant d’aller au-delà des apparences. Frédéric Worms résume ainsi le cœur du troisième chapitre du Rire de Bergson pour qui le rire, dans l’art, permet « la saisie des choses et des êtres réels [...] que nous masque notre perception habituelle » (Worms 11). De même, pour Woolf, « the comic spirit [...] probes to the quick » (Woolf 1905, 60). Enfin, ces écrits sur le rire jouent le même rôle dans l’économie de l’œuvre de chacun des deux écrivains. Si, selon Frédéric Worms, « Le Rire de Bergson déborde largement son objet ponctuel, pour être sans aucun doute l’une des pièces majeures de la philosophie bergsonienne de l’art, qui affleure dans tous ses livres » (Worms 11), je suggèrerai que « The Value of Laughter » nous fait pénétrer de la même manière au cœur de l’œuvre de Woolf.

  • 6 Bergson écrit  : «  La société se venge par lui des libertés qu’on a prises avec elle » (150).
  • 7 Cette expression est celle que Guillaume Sibertin-Blanc emploie dans la table analytique du rire (2 (...)

6Cependant, des divergences fondamentales sont à noter entre le philosophe français et l’écrivain britannique. Pour Bergson, « [l]e rire est le comportement corporel que la vie utilise pour châtier le personnage comique et le rappeler à la norme que la société incarne et applique » (Worms 9). Selon lui, le rire est une réponse à l’excentricité, au « mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson 29) et il « châtie certains défauts » (Bergson 151). Il est une réponse à toute forme de dérèglement et de liberté prise par rapport à la norme6, et rappelle à la norme. « Il est une force et une sanction » (Worms 10). Si Bergson admet qu’il y a, dans « un mouvement de détente » (Bergson 148), sympathie chez le rieur pour la personne dont il rit, il n’en montre pas moins que la société reprend cette expérience du rire pour lui conférer « sa signification de brimade et sa fonction correctrice7 ». Le rire a donc pour le philosophe, une utilité sociale et une visée moralisatrice et Bergson affirme in fine la tension qui existe entre les deux.

  • 8 «  [W]omen and children, then, are the chief ministers of the comic spirit, because their eyes are (...)
  • 9 «  We go to funerals and to sick beds far more willingly than to marriages and festivals, and we ca (...)
  • 10 «  [T]he danger is that they may laugh, like the child in Hans Andersen who said that the king went (...)

7Il en va tout autrement chez Woolf et c’est ce qui fait le sel de son essai. Si le rire est bien une réaction à une forme de déviance, il est loin de rappeler à la norme. Sa fonction est au contraire, selon l’auteur, de la signaler et de la dénoncer. Le rire, en effet, nous fait voir les êtres tels qu’ils sont, débarrassés des oripeaux de la richesse, du rang social et de l’éducation (« his cloak of wealth, rank and learning, so far as it is a superficial accumulation » [Woolf 1905, 60]). Il permet de voir au-delà des conventions sociales, ou d’en faire abstraction, et dévoile l’identité réelle de chacun. Dans le domaine artistique, il dénonce l’emphase, le sentimentalisme et le mélodrame. Dans la société comme dans l’art, le rire dévoile, dénude et élimine (« [laughter] leaves the bone bare »; « [its] keen blad [...] probes to the quick »; « It is a knife that prunes » [Woolf 1905, 60]); il fait fi des conventions sociales et littéraires qui affublent les êtres de titres et d’une importance sociale factice ou les mots d’un voile d’artifices. À travers ces métaphores, le rire apparaît comme libérateur; il libère de tout ce qui masque et étouffe (et joue pour Woolf une fonction comparable à celle du mot d’esprit qui lui aussi, selon Freud, libère, à la différence que pour l’écrivain, le rire libère de conventions et non du refoulé). Celui qui rit, d’après Woolf, est semblable à un enfant ou une femme car son regard n’est pas corrompu par le savoir8 : c’est un regard neuf et sans fard, un regard perçant qui est capable de voir que le culte victorien de la mort, les pleurs aux funérailles et le port du noir ne sont que de fausses vertus9, un regard audacieux qui, comme dans le conte d’Andersen, permet au rieur de dire que le roi est nu quand personne n’ose le faire10.

  • 11 Woolf précise  : «  [laughter] gives symmetry and sincerity to our acts and to the spoken and the w (...)

8Woolf revendique par conséquent ce qui est d’ordinaire dénigré et associé aux enfants ou au sexe faible. Elle fait du rire une force libératrice, une force qui s’élève contre tout ce qui est factice et artificiel et peut faire table rase du mensonge dans la société et les arts. Le rire, porteur de sincérité dans les actes comme dans les mots11, apparaît alors comme le fondement d’une éthique de vie et d’un art éthique, loin de la visée moralisatrice que lui accorde Bergson.

9Par ailleurs, si Bergson affirme que le rire est le propre de l’humain, Woolf, à y regarder de plus près, est plus ambiguë : elle écrit bien, comme cela a été mentionné plus haut, que le rire est le propre des hommes et des femmes (« laughter seems to belong essentially and exclusively to men and women » [Woolf 1905, 59]), mais elle écrit aussi dans le même essai que d’une part, l’humour n’est pas permis aux femmes (« humour [...] is denied women » [Woolf 1905, 58]) et d’autre part que les femmes et les enfants essentiellement maîtrisent le comique (« women and children, then, are the chief ministers of the comic spirit » [Woolf 1905, 60]) — autant d’assertions qui paraissent se contredire. C’est en retraçant les étapes de son raisonnement que l’on peut espérer comprendre ou résoudre cette contradiction apparente.

10Au début de son essai, Woolf évoque les deux grands genres littéraires que sont la tragédie et la comédie (l’un sérieux, l’autre comique) et leur devenir. Selon elle, au moment où elle écrit, la tragédie a été remplacée par un substitut : « a decorous substitute which dispenses with blood and daggers, and looks its best in a chimney-pot hat and long frock-coat. This we may call the spirit of solemnity, and if spirits have a gender, there is no doubt that it is masculine » (Woolf 1905, 58), écrit-elle dans une évocation satirique de la mentalité victorienne et édouardienne. Et la comédie, qu’elle situe du côté féminin, se moque ouvertement de cet « esprit solennel » : « Now, comedy is of the sex of the graces and the muses, and when this solemn gentleman advances to offer his compliments she looks and laughs, and looks again till irresistible laughter comes over her, and she flies to hide her merriment in the bosom of her sisters » (Woolf 1905, 58). La comédie, comme l’indiquent les termes « laughs », « irresistible laughter », « merriment », pratique le rire, un rire pur (« pure laughter » [Woolf 1905, 58]), ce que l’on attribue traditionnellement aux femmes et aux enfants, ce que l’on dénigre et que l’on perçoit comme insensé au double sens de « fou » et de « privé de sens » (« It gives no message », écrit Woolf [Woolf 1905, 59]), donc indigne de tout être civilisé. Alors que l’humour est considéré comme étant au sommet de la hiérarchie (« Humour is of the heights » [Woolf 1905, 59]) et comme étant par conséquent l’apanage des hommes, le rire, lui, est courant et reflète les incidents les plus banals (« comedy walks the highways and reflects the trivial and accidental » [Woolf 1905, 59]).

  • 12 Woolf indique  : «  sympathy with the underdog » (Woolf 1926, 375).
  • 13 Voir aussi l’excellente préface de Frédéric Regard à cette réédition. L’essai de Woolf ouvre d’aill (...)

11Woolf relit donc ici l’histoire de la littérature et des genres littéraires en termes de gender, de genres masculin et féminin, ce qui, en 1905, est inédit. Elle place le rire du côté du féminin tout en définissant le féminin de manière très personnelle. Le féminin, c’est ce qui est l’apanage des femmes mais aussi des enfants, c’est-à-dire de tous ceux qui sont habituellement considérés comme inférieurs mais qui, pour elle, présentent l’avantage de ne pas être aveuglés par les conventions. Le féminin, c’est ce qui est du côté de la folie et de la frivolité, du non civilisé, de ce que la société rejette. C’est le territoire qu’explore Jerome K. Jerome, auquel Woolf consacrera Laughter « and Tears » en 1926 et dont elle apprécie le rire car il traduit sa « sympathie pour les laissés-pour- compte12 ». C’est celui qu’Hélène Cixous appellera soixante-dix ans plus tard dans Le Rire de la Méduse, « continent noir », le territoire de tous ceux à qui on a fait « coup de l’Apartheid » (Cixous 4113).

12Le rire est ainsi, écrit Woolf, ce qui nous permet de garder le sens des réalités, ce qu’elle nomme « our sense of proportion » : « it is for ever reminding us that we are but human, that no man is quite a hero or entirely a villain » (59). En d’autres termes, le rire attire notre attention sur l’ordinaire. Et loin de le considérer comme inférieur au langage, Woolf le place simplement au-delà du langage, réhabilitant ainsi ce qui est traditionnellement considéré comme moins noble. En faisant l’éloge du rire, Woolf revendique tout ce que la société dénigre et dévalorise : le sexe dit « faible », l’ordinaire, la folie, la frivolité, etc., c’est-à-dire tout ce qui appartient à la périphérie d’une société patriarcale. Le rire se fait ainsi prise de conscience de l’arbitraire d’une société, de ses aberrations et injustices, ainsi que force de subversion politique et esthétique radicale, ce qui peut expliquer la violence des métaphores citées plus haut, où le rire est « lame », « couteau » qui coupe et « élague ». Woolf oppose au système victorien et édouardien patriarcal non pas tant un pouvoir matriarcal qu’un pouvoir de la marge, choisissant en quelque sorte de déplacer le centre vers les marges plutôt que d’inverser les schémas sociaux (ou politiques) existants. Le rire n’est par conséquent pas l’apanage du sexe féminin; l’auteur donne au féminin un sens bien plus large que le sens habituel et peut donc écrire que le rire appartient aux hommes comme aux femmes, affirmation qui semblait au départ contredire le reste du texte mais qui à présent fait sens. Cette prise de position juvénile et radicale s’affinera par la suite mais ne se démentira pas.

  • 14 Woolf écrit avec malice  : «  the male gymnast not infrequently topples over ignominiously on to th (...)

13Tout en définissant le rire, Woolf le met en pratique, en particulier au début de l’essai où les humoristes masculins sont tournés en dérision et comparés à des équilibristes qui ont tendance à se retrouver au ras du sol14. De même, elle décrit le rire comme déviance par rapport à la norme et propose une histoire de la littérature peu conventionnelle, qui dévie par rapport à la norme. La mise en pratique ce qu’elle décrit au moment où elle le décrit sera une pratique régulière dans ses essais et « The Value of Laughter » dessine ainsi l’horizon de l’essai woolfien qui se situera entre critique littéraire et fiction, entre fiction et métafiction.

  • 15 Dans son journal, alors qu’elle réfléchit à The Waves, le 28 novembre 1928, elle indique  : «  I me (...)
  • 16 Voir mon analyse de cet essai (Reynier 108).

14Plus fondamentalement et de manière fort intéressante, Woolf donne au rire un pouvoir immense et un champ d’application non moins grand. Le rire, dans ses traits définitoires qui recoupent ceux de Bergson et dans ceux qui s’en démarquent, devient paradigme de la fiction woolfienne et dessine l’horizon vers lequel l’auteur tendra dans sa fiction à venir. Pour l’auteur, le rire, nous l’avons vu, met à nu les aberrations sociales et esthétiques, telles que les conventions du réalisme et sa chape de faits, ou la hiérarchie conventionnelle entre les genres nobles et moins nobles (et Woolf reprendra cette métaphore de la dénudation, en particulier, dans Flush); le rire élague, épure (comme Woolf dira le faire dans The Waves où le procédé d’élagage ira jusqu’à l’élimination15); le rire met en valeur ce qui habituellement ne l’est pas (et promeut ainsi un art de l’ordinaire), et fait voir les choses autrement, affirmant ainsi son pouvoir de défamiliarisation (tout comme plus tard, la maladie sera utilisée comme métaphore du pouvoir défamiliarisant de la fiction dans « On Being Ill16 »).

  • 17 Expression que Frédéric Regard emploie à propos du rire de la Méduse chez Cixous (14).
  • 18 Ce que synthétisera le mot d’ordre et jeu de mot d’Hélène Cixous  : «  À nous de rire, à nous d’écr (...)

15Le rire, dans cet essai, est un mot chargé de sens et porteur du sens de l’œuvre de Woolf, un « opérateur de sens », pourrait-on dire ou plus simplement, un concept-clé. À visée esthétique, éthique et politique, il annonce la combinaison de ces trois dimensions dans les écrits de l’auteur. Il concentre l’essentiel des traits définitoires de la fiction woolfienne comme art de la rupture, art de l’épure et art défamiliarisant. Il se présente comme une prise de position de l’auteur, contre les conventions sociales et littéraires, prise de position qui implique une position particulière, un déplacement du regard, une désarticulation de la perception — en un mot, une position décalée que l’on pourrait appeler « dys-position » en empruntant le terme de Georges Didi-Huberman. On ne peut certes établir d’équivalence exacte entre l’activité de Bertold Brecht que décrit Didi-Huberman dans son dernier ouvrage en date et celle de Woolf. Didi-Huberman montre en effet que Brecht, dans son Abécédaire de la guerre, découpe des photos dans différents journaux et les assemble, désorganise leur ordre de première apparition et les « dys-pose », leur donnant ainsi un sens nouveau et saisissant en rendant visible ce qui ne l’était pas. La « dys-position », dans ce cas, consiste à désorganiser l’ordre premier des images pour les organiser autrement, ce qui est le propre du montage. Montées, « dys-posées », les images révèlent un sens différent qui se fait également le signe de la prise de position politique de Brecht. La « dys-position » en tant que concept désigne donc la désorganisation et la disposition ou réorganisation qui s’ensuit, réorganisation qui induit une défamiliarisation, une forme de connaissance ainsi qu’une prise de position. En ce sens, le rire selon Woolf est une « dys-position » : il « affole les présupposés17 », dérègle les conventions sociales et esthétiques, les démonte; il procède d’une perception défamiliarisante et induit une forme de connaissance nouvelle tout en traduisant une prise de position éthique et politique de l’auteur. Mais, parce qu’il synthétise aussi les grands traits de la fiction selon Woolf, il contribue à disposer ou reconstruire autrement la maison de fiction qu’il a démolie. Pour l’écrivain, le rire comme « dys-position », n’est finalement pas tant, comme il l’est pour Bergson, réaction au dérèglement que dérèglement — dérèglement créatif18.

16Ainsi s’aperçoit-on que Woolf donne au rire une définition qui en déborde le cadre habituel. Le rire woolfien dépasse l’humour, le comique, la satire pour embrasser tout dérèglement. Woolf utilise ainsi un signifiant qui existe pour désigner tout autre chose que le signifié habituel. Elle opère une disjonction du signifiant et du signifié, fait dysfonctionner l’association signifiant/signifié, ce qui sera, à mon avis et comme j’ai pu le montrer pour d’autres termes dans mon livre sur la nouvelle woolfienne, le fondement de sa théorie esthétique. Loin de se contenter d’énoncer avec Prufrock l’inadéquation du langage (« It is impossible to say just what I mean ») et de constater l’incapacité des mots à dire le monde, elle les redéfinit, tentant par là-même de contrôler et de contenir la crise du langage.

  • 19 «  [O]ld, old words »  : c’est l’expression que Joseph Conrad emploie dans sa Préface à The Nigger (...)
  • 20 Elle indique en particulier  : «  How can we combine the old words in new orders so that they survi (...)

17C’est ainsi qu’elle renouvelle tout au long de sa carrière les « vieux, vieux mots19 » tout en feignant, comme elle le fera encore dans son émission radio-diffusée en 1937, « Craftsmanship », de continuer à poser la question : comment renouveler le langage20 ? Il n’est en fin de compte guère étonnant que Woolf soit rarement associée au rire car le rire, chez elle, est loin d’avoir la signification qu’on lui accorde d’ordinaire. Libérateur, contestataire, le rire est finalement créateur de l’horizon esthétique, éthique et politique vers lequel tend toute l’œuvre de l’auteur.

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Bibliographie

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Worms, Frédéric, Préface à Le Rire de Bergson, Paris : PUF, 2007, 1-13.

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Notes

1 Voir à ce sujet le compte-rendu de Woolf  : «  Dreadnought Notes » (1940) et «  Interview » (1910) (Rosenbaum 165-70). Voir aussi Bell 157-161.

2 Voir aussi «  Julia Margaret Cameron. Introduction » (Rosenbaum 85-95).

3 Voir en particulier Ames, Connolly, Cuddy-Keane, Jacobsen, Knowles, Little, Lokke et McWhirter.

4 Cet essai définit le rire par opposition à ce qu’il n’est pas, le loud laughter proche de celui de la tall-tale que pratique l’auteur canadien dont elle fait une recension.

5 Il s’agit d’une recension de l’autobiographie de Jerome K. Jerome.

6 Bergson écrit  : «  La société se venge par lui des libertés qu’on a prises avec elle » (150).

7 Cette expression est celle que Guillaume Sibertin-Blanc emploie dans la table analytique du rire (277). Sur ce sujet, voir la fin du chapitre III du Rire (147-153).

8 «  [W]omen and children, then, are the chief ministers of the comic spirit, because their eyes are not clouded with learning » (Woolf 1905, 60).

9 «  We go to funerals and to sick beds far more willingly than to marriages and festivals, and we cannot rid our minds of the belief that there is something virtuous in tears and that black is the most becoming habit » (Woolf 1905, 60).

10 «  [T]he danger is that they may laugh, like the child in Hans Andersen who said that the king went naked when his elders worshipped the splendid raiment that did not exist » (Woolf 1905, 60).

11 Woolf précise  : «  [laughter] gives symmetry and sincerity to our acts and to the spoken and the written word » (Woolf 1905, 60).

12 Woolf indique  : «  sympathy with the underdog » (Woolf 1926, 375).

13 Voir aussi l’excellente préface de Frédéric Regard à cette réédition. L’essai de Woolf ouvre d’ailleurs la voie à tout ce champ d’études qu’illustrera et synthétisera Hélène Cixous.

14 Woolf écrit avec malice  : «  the male gymnast not infrequently topples over ignominiously on to the other side, and either plunges headlong into buffoonery or else descends to the hard ground of serious commonplace, where, to do him justice, he is entirely at his ease» (Woolf 1905, 58).

15 Dans son journal, alors qu’elle réfléchit à The Waves, le 28 novembre 1928, elle indique  : «  I mean to eliminate all waste ».

16 Voir mon analyse de cet essai (Reynier 108).

17 Expression que Frédéric Regard emploie à propos du rire de la Méduse chez Cixous (14).

18 Ce que synthétisera le mot d’ordre et jeu de mot d’Hélène Cixous  : «  À nous de rire, à nous d’écrire » (25).

19 «  [O]ld, old words »  : c’est l’expression que Joseph Conrad emploie dans sa Préface à The Nigger of the Narcissus (xlix).

20 Elle indique en particulier  : «  How can we combine the old words in new orders so that they survive, so that they create beauty, so that they tell the truth  ? That is the question » (Woolf 1972, 249).

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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Reynier, « Virginia Stephen (Woolf) et le rire comme horizon »Études britanniques contemporaines, 40 | 2011, 5-18.

Référence électronique

Christine Reynier, « Virginia Stephen (Woolf) et le rire comme horizon »Études britanniques contemporaines [En ligne], 40 | 2011, mis en ligne le 31 août 2015, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/2365 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.2365

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Auteur

Christine Reynier

Université Montpellier III.
Christine Reynier est professeur de littérature britannique à l’Université Montpellier III. Elle est l’auteur de nombreux articles sur les auteurs modernistes britanniques et en particulier, sur Virginia Woolf. Elle a co-dirigé plusieurs ouvrages avec Jean-Michel Ganteau : Impersonality and Emotion in Twentieth-Century British Literature (2005), Impersonality and Emotion in Twentieth-Century British Arts (2007), Autonomy and Commitment in Twentieth-Century British Literature (2010). Elle a dirigé des numéros de revue, dont Insights into the Legacy of Bloomsbury. With Unpublished Essays and Memoirs by Roger Fry, Vanessa Bell and Virginia Woolf, Cahiers Victoriens et Edouardiens 62 (octobre 2005) et Journal of the Short Story in English. Special issue on Virginia Woolf (Spring 2008). Elle est l’auteur d’ouvrages sur Jeanette Winterson (Le Miracle ordinaire, 2004) et sur Virginia Woolf (Virginia Woolf’s Ethics of the Short Story, Palgrave Macmillan, 2009).

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