- 1 Voir par exemple Melba Cuddy-Keane, Virginia Woolf, the Intellectual and the Public Sphere, Cambrid (...)
1« Literature is no one’s private ground; literature is common ground. It is not cut into nations; there are no wars there. Let us trespass freely and fearlessly », écrivait Virginia Woolf dans « The Leaning Tower » (Woolf 1948, 154). On a bien souvent commenté cette phrase pour interroger le sens donné par Woolf à cette démocratie de la lecture dessinée d’un trait accusé dans The Common Reader1. Mais elle ouvre, dans le même temps, la question de la circulation de l’œuvre au-delà de ses frontières, au-delà des nations que ces frontières délimitent. Or un roman français paru en 2011 est au cœur de ces enjeux, qu’il travaille doublement : Nicole Roland citant abondamment Mrs Dalloway dans Les Veilleurs de chagrin importe le roman de Woolf avec ceci de particulier qu’elle l’interroge thématiquement sur son pouvoir de transmission et de circulation. La narratrice hérite de sa grand-mère le roman de Woolf, et l’emporte avec elle sur les charniers du Kosovo. Nous nous demanderons d’abord quel espace commun se dessine pour la littérature dans ce passage de frontières, mais aussi comment se repositionne la question du commun dans l’œuvre de Woolf. En effet, si la reprise intertextuelle questionne directement la forme de la communauté des livres, elle fait surgir rapidement une articulation de la communauté littéraire à la communauté politique, par la manière dont les livres relient entre eux les membres d’un groupe. La nature de ce lien, cependant, et les modalités de cette mise en relation, n’ont rien d’évident et nous devrons les interroger, ce qui nous conduira à montrer, pour finir, que par sa manière d’accueillir le roman de Woolf celui de Roland réalise la pensée de la communauté woolfienne comme résistance.
2Les Veilleurs de chagrin par sa reprise de Mrs Dalloway, mais aussi par la manière dont cette reprise est travaillée dans l’écriture, s’apparente à une réécriture : les trois modalités de la présence de l’autre livre (référence ou allusion, citation, présence de l’objet) sont actualisées, dans une écriture qui semble devoir beaucoup à celle de Woolf. Le roman inscrit très vite des références à Woolf, d’une manière assez explicite pour rendre incontestable l’héritage revendiqué. La première de ces références évoque le contenu du récit sur le mode de l’allusion : « Dans ce livre, il y a la folie, la destruction, la mort, mais des abeilles s’élancent dans l’air brûlant de vibrations, des fleurs s’ouvrent, frémissantes de plaisir » (Roland 64). On reconnaît les thèmes (la folie, la destruction, la mort), et une scène, celle où Clarissa entre chez la fleuriste Miss Pym et, saisie par le souvenir de sa propre jeunesse qui affleure, voit surgir des « girls in muslin frocks [who] came out to pick sweet peas and roses » (16). Mais si Clarissa revoit les papillons de sa jeunesse (« the grey white moth spinning in and out »), les « abeilles » du texte de Roland signalent le déplacement dont ce détail est le signe : la mémoire n’a pas retenu le nom de l’insecte et l’a déformé d’une manière qui trahit l’appropriation, car l’abeille, loin d’être un animal anodin, est la métaphore par excellence de l’emprunt intertextuel, comme le précise Michel Schneider dans Voleurs de mots. À Montaigne pour qui « les abeilles pilotent deçà delà les fleurs, mais […] en font après leur miel, qui est tout leur », comme à Proust ou à d’autres, la métaphore est utile pour distinguer le plagiat qui est pillage de l’écriture de la transformation recréatrice » (Schneider 1985, 87–88). La figure de la fleuriste revient d’ailleurs plus loin dans Les Veilleurs de chagrin, alors que la narratrice « enregistre » le catalogue du réel — de la « glace pilée dans le caniveau » aux « tickets de métro » sur le sol, à côté des « œillets, gerberas, lys du Japon » (Roland 175). À l’évidence, Roland partage avec Virginia Woolf un goût pour cet éclatement et cette dispersion, pour cet « art de l’incongruité, glanant tessons d’expérience, bribes de conversation, brisures de temps au gré d’un vagabondage phénoménologique qui désarrime la réalité » (Bernard 2002, 250). La description de la ville, obéissant chez l’une comme chez l’autre à une véritable « esthétique de la flânerie » (Bernard 2006, 148), détermine un même partage de l’espace commun, une même manière de le détailler et de le découper.
3La fragmentation ne décrit pas seulement une esthétique, mais le fonctionnement même de la mémoire qui unit description de la vie des âmes et description de la vie des livres. Ainsi, lorsque Clarissa imagine sa propre mort, elle imagine aussi sa survie dans l’éparpillement de son être :
[…] here, there, she survived, Peter survived, lived in each other, she being part, she was positive, of the trees at home; of the house there, ugly, rambling all to bits and pieces as it was; part of people she had never met; being laid out like a mist between the people she knew best, who lifted her on their branches as she had seen the trees lift the mist, but it spread ever so far, her life, herself. (11)
4Or cette sensation d’éparpillement de soi, de la survie dans le multiple, est immédiatement suivie d’une citation de Shakespeare, d’une phrase de Cymbeline dont une page est aperçue derrière une vitrine, de sorte que le texte de Shakespeare paraît lui-même s’intégrer à cette mémoire de l’âme, l’intertextualité se superposant à la circulation des âmes se dispersant au vent. La pratique de la citation renvoie à un mode d’écriture chez Woolf qui accueille l’autre œuvre, et en assure la survie, tout comme la mémoire des autres assure celle des amis morts. Caroline Pollentier souligne ainsi que les essais de Woolf s’inscrivent dans la continuité des recueils d’extraits, les Common-Place Books de la Renaissance, par leur destination (les lecteurs ordinaires), par leur forme (fragmentaire) et par les images récurrentes qu’ils mobilisent du livre comme débarras (« The Elizabethan Lumber Room »), comme tissu ou comme carnet de notes (voir Pollentier 2007, 55–59). La littérature, à l’image de l’âme de Clarissa, apparaît donc comme portant la promesse continuelle d’une unité toujours à venir : « It is from note-books of the present that the masterpieces of the future are made » (Woolf 1994, 241). Or, l’image de la brume décrivant le fonctionnement communal des livres, que l’écriture fragmentaire (éclatée et citationnelle) actualise, est recyclée par Nicole Roland, qui, cette fois, ne signale pas son emprunt à Woolf :
[M]on père répétait souvent que nous étions faits de poussières d’étoiles, de même nature au fond que les animaux sauvages ou les fleurs des champs et il croyait que le seul fait de respirer nous reliaient à tous les êtres qui avaient existé. Est-il possible qu’en respirant j’inhale, aujourd’hui encore, quelques particules libérées au moment du dernier souffle de Virginia Woolf ? Elle suffoquait dans les eaux glacées de la rivière et son dernier soupir aurait libéré des molécules qui se seraient répandues dans l’atmosphère, puis intégrées dans d’autres organismes. (158–159)
- 2 « Toute la joie des fleurs se dissipe, et avec elle le bonheur fragile d’un instant car je m’en sou (...)
5La métaphore de la brume est littéralisée dans le discours du père repris par la narratrice, rendant ainsi visible une véritable filiation de pensée et une pensée de la filiation qui vient de Woolf auteur mais aussi de Virginia femme. L’allusion au suicide superpose le livre et l’âme d’autant que plus haut les figures de Septimus et de Virginia Woolf se confondaient dans la même allusion à Mrs Dalloway2. Le continuum de la mémoire (des livres, des gens) mêle références et citations masquées tout en exhibant un fonctionnement hérité de Woolf par son émule française.
6Enfin, le dernier mode de présence du livre de Woolf est son insertion dans le monde de la narratrice, comme objet circulant entre ses espaces de vie — sa maison (Roland 63), la chambre d’hôpital de son père mourant (84), mais aussi l’avion qui l’emmène vers le Kosovo (111) et sa chambre là-bas. Le mode de partage qui unit alors les deux romans ne se situe plus dans les effets de continuité entre leurs manières de penser ou d’écrire le commun, mais dans la circulation même du livre franchissant les frontières. La narratrice, Esther, travaille dans un laboratoire, où elle observe les os et les « lignes de Harris », ces « indicateurs de stress, les traces d’une mauvaise adaptation aux exigences de l’environnement qui s’était traduite par des troubles physiques plus ou moins profonds » (Roland 27). Étudiant le « monde des morts », elle jette donc un pont entre le présent et le passé, les vivants et les disparus (23), mais aussi entre les nations, par ses voyages sur les charniers de Chine (23–24) et du Kosovo (111–171). Véritable figure de passeuse, elle transporte le livre de Woolf, comme pour l’ancrer et s’ancrer ailleurs mais sans y parvenir, sans parvenir à sortir de l’errance. Ces déplacements géographiques dans l’espace mondial font surgir néanmoins un enjeu jusque-là dissimulé : le voyage et la recherche d’un territoire mettent au jour l’articulation de la communauté politique à la communauté littéraire.
7La pensée du commun telle qu’elle se déploie dans l’œuvre de Virginia Woolf lie indissociablement ces deux dimensions politique et littéraire, de sorte que l’analyse s’enrichit à considérer la résonance de cette œuvre avec d’autres ; et, inversement, l’étude de la circulation entre les livres ne saurait trouver sa pleine expression que dans sa confrontation à la pensée de la communauté. De fait, l’image que l’œuvre mobilise pour décrire le commun (littéraire ou politique) est préférentiellement celle de l’organisme. Ainsi, dans « The Leaning Tower », Woolf décrit les relations entre les livres sur le modèle de la filiation (« books descend from books as families descend from families » [Woolf 1948, 130]). De même, dans A Room of One’s Own, elle évoque la production des chefs-d’œuvre en ces termes : « [the masterpiece] are the outcome of many years of thinking in common, of thinking by the body of the people, so that the experience of the mass is behind the single voice » (Woolf 2000, 59–60). Cette métaphore organiciste lie doublement la communauté littéraire à la communauté politique : d’une part, elle fait des livres un élément de l’organisme, une émanation de la « pensée commune » ; d’autre part, l’image est héritée d’un discours sur les nations. Comme le rappelle Judith Schlanger, la métaphore de l’organisme a été l’image privilégiée pour décrire la vie politique aux xviiie et xixe siècles. Même si le sens de l’analogon a pu varier historiquement, il reste que :
lorsqu’on veut penser une totalité individuelle, des parties différenciées qui concourent à l’unité d’un tout, un développement qui s’auto-modifie au cours même de son devenir, c’est le langage de l’organisme qui s’offre le plus naturellement à l’expression, c’est le schème de l’organisme qui se présente d’emblée comme évident. Le vivant est le grand paradigme. Le schème de la vie sert de référent à l’être. (Schlanger 1991, 87)
- 3 Voir Jean-Luc Nancy, Jean-Christophe Bailly, La Comparution : politique à venir, Paris : Bourgois, (...)
- 4 Jessica Berman, dans les chapitres qu’elle consacre à l’œuvre de Virginia Woolf dans Modernist Fict (...)
8La communauté woolfienne obéit à ce modèle des « parties différenciées qui concourent à l’unité de tout », au fondement de la métaphore organique, celle-là même que Woolf mobilise pour décrire la vie de la littérature. De fait, dans A Room of One’s Own, par exemple, elle ébauche le modèle d’une société fondée sur la coopération, modèle qu’elle développera dans Three Guineas, et qu’incarne la figure de l’androgyne telle qu’elle se l’approprie : dressant un « plan de l’âme » (« a plan of the soul » [Woolf 2000, 88]), elle y voit les parts masculine et féminine se combiner et conclut que « the normal and comfortable state of being is that when the two [the male and the female power] live in harmony together, spiritually co-operating » (Woolf 2000, 88). Jessica Berman insiste sur l’importance de ce modèle coopératif qui repose sur « the continuing diversity of beings who nonetheless exist together » (Berman 2001, 122), et qui formule à sa manière ce que Jean-Luc Nancy décrit sous le nom de « comparution »3 : « Just as Nancy insists that, while remaining inescapably political, the notion of being in common should never give way to the idea of a common being » (Berman 2001, 122)4. C’est donc sur la coopération, et contre toute rhétorique de l’autorité comme l’écrit Katerina Koutsantoni (« Woolf’s anti-authoritarian and dialogic position » [Koutsantoni 2009, 151]), que se fonde le rapport aux personnes dans la société comme le rapport aux livres et aux écrivains dans la lecture. Woolf ne pense donc pas le commun littéraire différemment du commun politique, mais elle ne le pense pas non plus sans lui, indépendamment de lui ; non seulement, en effet, l’image de l’organisme le dit, mais cette prégnance du biologique lui-même vient à Woolf de ses lectures — de Darwin, mais aussi de Platon et du corps-état (« body politic ») que la Renaissance a théorisé à partir des textes de Galien. Comme le souligne Gillian Beer, la pensée de la communauté chez Woolf est le produit d’un commun de la pensée qui réunit philosophes, historiens, artistes, astronomes et biologistes (voir Beer 1996).
9C’est bien une forme d’organicisme qui unit Les Veilleurs de Chagrin à Mrs Dalloway. Mais dans quel sens cet imaginaire est-il travaillé ? Autrement dit : comment l’organisme se forme-t-il ? Le premier principe en est l’ouverture et la disponibilité, comme le dit bien cette évocation de la « vie commune qui est la vraie vie » dans A Room of One’s Own :
For my believe is that if we live another century or so—I am talking of the common life which is the real life and not of the little separate lives that we live as individuals—[…] then the opportunity will come and the dead poet who was Shakespeare’s sister will put on the body which she had so often laid down. (Woolf 2000, 102)
10La vraie vie est cette « vie commune », qui, dépassant les séparations entre les vies et les œuvres individuelles, articule ces individualités non pour les unifier mais pour les relier en un assemblage aléatoire et provisoire. Le corps commun (indifféremment politique ou littéraire), accueillant successivement des incarnations de Judith Shakespeare à l’infini, apparaît donc comme ouvert et disponible. Chantal Delourme énonce le deuxième principe qui régit ce corps commun, et qui explique le premier. Lisant Between the Acts au prisme de la Communauté désœuvrée de Jean-Luc Nancy, elle montre en effet que la communauté s’impose sur le mode de l’interruption (toute communauté échoue à se constituer de manière définitive) et de la déliaison (le commun est ce qui est disponible infiniment pour se délier et se relier). Or ce modèle communautaire a des effets sur l’énonciation et la circulation de la parole : la phrase, qui circule d’une bouche à l’autre dans ces dialogues incessamment interrompus et repris, est « commune non parce qu’elle crée un sens commun et assigne une communauté dont elle deviendrait le mot d’ordre mais parce qu’elle est l’in-finition de l’énonciation, reprise pour être infiniment modulée, sollicitant la hantise pour être à nouveau habitée » (Delourme 2007, 140). La phrase passe de l’un à l’autre à l’intérieur de la communauté politique comme à l’intérieur de la communauté littéraire : la phrase décrivant l’incarnation de Judith Shakespeare en femmes concrètes est retravaillée dans Les Veilleurs de Chagrin, où l’âme de Virginia s’incarne dans le corps de la narratrice grâce aux « molécules répandues dans l’atmosphère, puis intégrées dans d’autres organismes ». Cette modalité de fabrication du commun circule d’une œuvre à l’autre à travers l’image même qui la signifie. Elle circule comme circule la phrase chez Woolf, sur le mode de l’interruption et de la déliaison. Or le modèle de la circulation a pour conséquence d’annuler toute forme de croyance en une origine ; elle nie l’existence d’une source, ou d’une autorité, offrant au contraire cette reprise démocratique, à l’infini, infiniment ouverte.
11C’est pourquoi on ne saurait parler d’héritage pour décrire le rapport de Roland à Woolf : Veilleurs de chagrin ne descend pas de Mrs Dalloway, car si la métaphore organiciste rattache la pensée de la communauté en apparence à la biologie évolutionniste, il est un point sur lequel Woolf prend ses distances avec Darwin : elle refuse l’idée que toute forme se transforme sans reste ; elle résiste à cette confiance toute victorienne dans le progrès et le développement, pour imposer dans ses romans la persistance d’une résistance, prenant d’abord la forme de rémanences de la préhistoire : « she tempers the triumphalist narrative of development and meditates instead upon ways in which the prehistoric permeates the present day » (Beer 10). Dans Mrs Dalloway, la préhistoire ressurgit avec cette voix, « the voice of an ancient spring spouting from the earth », venue du fond des âges, « when the pavement was grass, when it was swamp » (89). Cette co-présence des temps, signalant une résistance au passage et au changement, semble reprise sans changement chez Nicole Roland : le chant d’amour et la célébration du printemps éternel (« that eternal spring » [Woolf 2000a, 90]) de la voix primitive chez Woolf résonnent dans l’expression-titre des « veilleurs de chagrin », expression empruntée à un poème d’Eluard qui célèbre lui aussi l’amour éternel. Ce titre décrit par ailleurs l’activité d’excavation d’Esther, qui signe la persistance d’un passé, qui fait remonter le passé des corps enfouis dans le présent ; ainsi de ce premier mort dont la mort « remont[e] à seize semaines au moins » (Roland 133) que l’équipe d’Esther met au jour pour le rendre à sa famille. Cette résistance au passage qui passe d’un livre à l’autre révèle surtout le véritable statut du livre de Woolf dans celui de Roland : il y est une survivance. La survivance (Nachelben) décrit d’abord le modèle mémoriel, qui ignore la chronologie et l’héritage direct, qui s’identifie au « contretemps » de la vie historique (Didi-Huberman 2002, 191) : dans L’Image survivante, Georges Didi-Huberman discute les positions de Darwin, par exemple, en lui opposant ceci : que la temporalité linéaire dont relève la théorie de l’évolution néglige précisément ce qui dans le vivant ne se transforme pas mais survit. C’est bien pourquoi le travail de Warburg, en tant qu’il recueille les anomalies du vivant, est le modèle de cette pensée de la survivance :
Les théoriciens de l’évolution ont parlé de « fossiles vivants », ces êtres parfaitement anachroniques de la survivance. Ils ont parlé des « chaînons manquants », ces formes intermédiaires entre des stades anciens et des stades récents de variation. […] À sa façon, le Nachleben warburgien ne nous parle en effet que de « fossiles vivants » et de formes « rétrogressives ». Il nous parle bien d’hétérochronies, voire de « monstres prometteurs » — comme cette truie prodigieuse de Landser, à deux corps et huit pattes, que Warburg aura commenté d’après une gravure de Dürer sous l’angle de ce qu’il nommait, précisément, une « région de monstres prophétiques » (Region der wahrsagenden Monstra). (Didi Huberman 2002, 68)
12Retracer l’histoire de l’art ou de la littérature par le fantôme, c’est ainsi s’intéresser au minuscule qui fait symptôme. Mais comment fait-il symptôme ? Par la torsion de ses formes, par leur « contre-mouvement » (Didi-Huberman 2002, 191), que Didi-Huberman nomme après Aby Warburg le Pathosformel des images. Le Pathosformel (ou « formule-pathos ») désigne la forme que prennent les émotions ou les motions figées dans l’œuvre mais traversant le temps avec elle, prêtes à s’animer de nouveau à tout moment. La survivance fournit donc un modèle de réception des œuvres, décrivant une lecture affectée — soit exactement le mode de lecture théorisé par Woolf dans ses Essais, où elle oppose à la maîtrise consciente du savoir académique « the unconsciousness of a seamless, image-producing encounter » (Smith 2001, 104). Or c’est bien sur ce mode que Mrs Dalloway est présent dans Les Veilleurs de chagrin, sur le mode d’un pourvoyeur d’images et de formes que le roman français réanime. Les Veilleurs de chagrin ne sont donc pas seulement partie de la communauté des livres dont Woolf rêve ; le roman ne permet pas seulement de mettre à jour la pensée de la communauté selon Woolf : il accomplit cette résistance qui la définit.
13Lorsque la narratrice mentionne sa première lecture de Mrs Dalloway, c’est pour décrire l’exemplaire de sa grand-mère « ouvert, refermé, emporté, porté contre le cœur » (Roland 63). Or, par la suite, c’est à cette matérialité qu’elle s’attache prioritairement, aux aventures de l’objet « emporté » avec elle, de l’ouvrage annoté et commenté par la grand-mère de son vivant : « J’ouvre Mrs Dalloway. Sur la page de garde, ma grand-mère a recopié un haïku du xiiie siècle : ‘Dans ce monde, nous marchons sur le toit de l’enfer et regardons les fleurs’ » (188). Aussi nos soupçons s’éveillent-ils quand la narratrice parle de sa « relation fusionnelle » (159) à l’œuvre de Woolf et attribue sa vocation de l’écriture à la lecture de Mrs Dalloway : « […] je reprends l’exemplaire de Mrs Dalloway. Après quelques pages, j’interromps ma lecture. […] Je n’ai jamais cessé de vouloir écrire, je le comprends à présent » (206). De fait, lorsqu’on revient en arrière et qu’on examine les dix références à Mrs Dalloway, on s’aperçoit que la narratrice l’a fort peu lu. Toutes proviennent en effet de l’incipit du roman, s’enfermant dans la répétition bégayante de ce début. Il est surprenant de constater que la narratrice, qui dit « [avoir] lu tant de fois [ce livre] qu’il [lui] serait facile d’en restituer de mémoire des pans entiers » (156), ne paraisse pas avoir dépassé les premières pages ! Mrs Dalloway fait donc figure de référence vide, véritable forme évidée comme le cube noir de Tony Smith, ou comme le tombeau chrétien, autant de formes, selon Georges Didi-Huberman (1992, 1736), de l’expérience de la perte, de l’inassimilable. Le livre de Woolf est là, posé dans le roman de Roland mais n’a pas l’effet de l’aérolithe de 2001 : L’Odyssée de l’espace dont Judith Schlanger fait l’image du fonctionnement de la mémoire des œuvres : « D’abord Homère est là, Homère l’aérolithe, debout. Ensuite, il faut vivre avec cette donnée : il faut apprendre comment se conduire et découvrir quoi faire » (2008, 88). Le livre Mrs Dalloway s’impose, comme « Homère l’aérolithe », dans toute sa matérialité dans Veilleurs de chagrin, mais sans jamais se constituer en hypotexte, ni véritablement en intertexte ; jamais la narratrice n’apprend, pour rependre les mots de Schlanger, « quoi faire » du roman de Woolf.
14Le paradoxe du livre su par cœur et pourtant ignoré peut s’expliquer par le fait qu’il fonctionne comme pur signe dans l’économie du roman, comme signe du palimpseste—puisque la vocation de l’écriture vient à la narratrice après la lecture hypnotique, en une nuit, de Mrs Dalloway. Or le palimpseste est la colonne vertébrale du récit, l’opérateur de conversion des trois niveaux entre lesquels circulent le récit des Veilleurs de chagrin: l’écriture (la découverte de la vocation), l’archéologie, l’exploration de soi. La narratrice, archéologue, lit les lignes de Harris (la métaphore de la lecture est utilisée page 28), comme elle « lit » ses terrains de fouilles (« le terrain que nous fouillons peut se lire aisément » [Roland 133]). Or, les fouilles qu’elle accomplit au Kosovo, cette fois sur des corps non pas venus d’un passé lointain mais très proche, sont assimilées à sa mémoire personnelle : elle ne parvient pas à se défaire de l’impression que « à chaque dégagement, c’est le corps de [s]on père qu’[elle] arrache à la terre » (146). Si on précise maintenant que cette mémoire est elle-même qualifiée de « palimpseste » (209), que scruter son propre passé, c’est, pour la narratrice, « faire son archéologie » (207), la boucle est bouclée, de l’archéologie, de la mémoire et de l’écriture comme lecture. Le livre conservé de la grand-mère décédée apparaît en effet comme le tombeau de sa propre mémoire, qui est elle-même le tombeau de tous les morts excavés : le roman de Woolf fonctionne donc littéralement comme la Boîte Noire de Tony Smith, à la fois boîte et tombeau. Illustrant ce que Didi-Huberman nomme la « scission du voir » (1992, 9), cette œuvre impose son évidence massive d’objet [à voir] tout en ouvrant chez celui qui regarde une inquiétude irréparable, une angoisse de la perte, une déchirure des temps : « le cube noir de Tony Smith fonctionne […] comme un lieu où le passé sait devenir anachronique, alors que le présent s’y donne réminiscent » (Didi-Huberman 1992, 83). Le livre, comme le cube noir, fait revivre le passé dans le présent, et fait du présent un passé, chargé des strates d’une mémoire palimpseste indéchiffrable. En effet, si le cube noir est le produit et l’image de la mémoire (il a ressurgi dans les rêves de l’artiste se rappelant d’un cube noir chez un ami), cette mémoire est mystère : le cube noir ne dit rien du contenu d’un souvenir ; il se contente d’imposer sa présence silencieuse. C’est exactement ce qui se passe avec l’exemplaire de Mrs Dalloway dans Les Veilleurs de chagrin : le livre est là mais dans sa présence muette s’impose comme une résistance au temps indéchiffrable.
15C’est par là qu’on comprend pourquoi Mrs Dalloway occupe cette place très particulière, pourquoi, si Nicole Roland a choisi ce livre comme intertexte privilégié et non un autre, c’est que Mrs Dalloway offre une version de l’histoire qui n’est jamais actualisée. Les citations de Mrs Dalloway que j’évoquais sont toutes empruntées au versant clair, lumineux, optimiste de l’œuvre de Woolf, sur lequel la narratrice insiste d’emblée (63–64). Paradoxalement, ce roman de la dépression, de la détresse et du carnage psychologique et collectif, ce récit de douleur et de chagrin que la narratrice adresse à son psychiatre (223), ne retient de Mrs Dalloway que des images de vie et de fleurs, à l’exception de la mention rapide du suicide de Septimus (156); il n’est pas jusqu’aux « cercles de plomb » qui ne desserrent leur étreinte pour évoquer le « ravissement » et la légèreté du papillon (162). L’histoire de la manière dont se transmet le livre-objet prend ici tout son sens : la narratrice possède un exemplaire, et un seul, celui de sa grand-mère maternelle, la mère idéale qu’elle n’a jamais eue, avec qui elle imagine une enfance rêvée qu’elle s’« invente » (201) : « je m’appelle Esther, comme ma grand-mère, celle qui aimait Mrs Dalloway. Moi qui lis et relis les phrases qu’elle a soulignées dans cet exemplaire de 1929, qui la cherche au creux des phrases, dans la couleur des mots. En effleurant le papier, je la caresse, je lui dis que je l’aime » (VC : 223). C’est la célébration de la vie que retient Roland de Mrs Dalloway parce que c’est à cette condition que le livre se confond avec la grand-mère, avec l’autre passé possible, le passé non advenu, qu’elle retrouve dans l’autre livre et fait advenir par cet intertexte. Contre une généalogie des livres, contre la logique de l’héritage, la survivance décrit précisément cette résistance, ce passé qui ne veut pas passer, qui n’est pas un passé parce qu’il ne se transformera jamais en présent. C’est en cela qu’on peut affirmer que les Veilleurs de Chagrin accomplit la pensée de la communauté comme résistance qui travaille l’œuvre de Woolf.
16Si Mrs Dalloway paraît se constituer véritablement en intertexte des Veilleurs de chagrin par un système de références (le livre dans le livre est mentionné et cité) et d’influences (le livre dans le livre transmet une appréhension phénoménologique du monde), la lecture rapprochée de ces deux textes ensemble fait apparaître que le terme ne convient pas. Une relation d’un autre ordre qu’intertextuel apparaît entre ces deux textes : ils forment une communauté singulière qui accomplit la pensée de la communauté à l’œuvre chez Woolf. Cette relation porte un nom : la survivance dans le sens et même dans l’exemple qu’en a produit Georges Didi-Huberman à travers le cube noir de Tony Smith. Le fonctionnement de la mémoire de ce cube noir décrit exactement la mémoire de Woolf chez Roland, une mémoire œuvrant à résister au présent comme au passage.