1Les animaux modernistes de Virginia Woolf eurent un effet sur la philosophie animale de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans Mille Plateaux, les deux auteurs citent Woolf dans le dixième chapitre, lorsqu’ils établissent les trois façons d’aborder la question animale. Il y aurait d’abord les « animaux œdipiens », comme par exemple (mais pas exclusivement) les chats et les chiens. Ces animaux sont idéalisés, ils sont « individués » comme des petits humains. Puis, il y a « les animaux à caractère ou attribut, les animaux de genre, de classification ou d’État », ceux qui sont faits pour correspondre aux « archétypes », aux « modèles » et aux « grands mythes divins ». Ces deux types d’animaux sont perçus comme des êtres secondaires dont le rôle est de soulever des questions apparemment plus sérieuses concernant l’être humain. Ce sont des créatures anthropomorphisées qui servent des buts anthropocentriques. Pour la troisième catégorie, Deleuze et Guattari délimitent un groupe d’animaux « à meutes et affects, et qui font multiplicité, devenir… » (Deleuze et Guattari 294). Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il ne s’agit pas ici de « classifications évolutionnistes » ni de préciser que « certains animaux vivent en meutes ». Cette troisième façon de voir les animaux prend en compte leurs propres capacités à construire un monde, au lieu de les assimiler à l’ordre établi par une construction anthropocentrique. C’est dans le paragraphe qui précède ce passage tout à fait essentiel de Mille Plateaux que Woolf apparaît, dans une référence quelque peu sibylline :
Virginia Woolf ne se vit pas comme un singe ou un poisson, mais comme une charretée de singes, un banc de poissons, suivant un rapport de devenir variable avec les personnes qu’elle approche […] Nous disons que tout animal est d’abord une bande, une meute. Qu’il a ses modes de meute, plutôt que des caractères, même s’il y a lieu de faire des distinctions à l’intérieur de ces modes. C’est là le point où l’homme a affaire avec l’animal. Nous ne devenons pas animal sans une fascination pour la meute, pour la multiplicité. (Deleuze et Guattari 1980, 293)
2Comme le suggèrent Deleuze et Guattari, Woolf présente dans son œuvre la troisième catégorie des animaux telles qu’ils la définissent : il s’agit des animaux qui initient « le devenir ». Les animaux chez Woolf ne sont pas que des êtres secondaires et anthropomorphiques, ils pointent l’entrelacs ontologique de l’humain et du non humain. Woolf présente « un devenir-animal » (comme d’autres auteurs modernistes, tels que Kafka et D. H. Lawrence) en déplaçant la catégorie stable du sujet tel qu’il est conçu au sein de l’humanité, en faisant entrer l’humain dans une zone de proximité avec l’animal, en rendant l’animalité et l’humanité impossibles à distinguer. Le concept de « devenir-animal » construit par Deleuze et Guattari a peut-être son origine philosophique dans une « Nature » immanente et affective à la Spinoza et dans une redécouverte nietzschéenne de l’animalité de l’humain, mais il est aussi informé des assemblages (non)humains de la littérature moderniste.
- 1 Les critiques s’intéressent de plus en plus aux différentes manières dont les autres animaux ont un (...)
- 2 Voir Ryan et Mattison 2013.
3Mais qu’en est-il des animaux choisis pour décrire le « devenir-animal » de Woolf dans ce passage ? J’aimerais montrer qu’ils ne sont pas aussi excentriques ou étranges qu’ils ne semblent l’être à première vue. Quand Deleuze et Guattari écrivent que Woolf « se vit […] comme une charretée de singes » par exemple, ce pourrait être une référence aux surnoms de l’écrivaine britannique « the Apes » (les Singes) dont sa famille l’affublait et qu’elle employait elle-même. Ce peut également être une allusion au passage de The Waves où Jinny dit, à propos de son désir de se libérer des « facts » communs qui limitent « body’s imagination », qu’elle est comme « a monkey » qui « drops nuts from its naked paws ». En se libérant ainsi, elle peut entrer dans la « heterogeneous crowd » (Woolf 1998a, 146). Cette comparaison évoque une autre image qui apparaît un peu plus tôt dans le roman, lorsque Louis, qui a « lived a thousand lives already », se décrit comme « the little ape who chatters over a nut » (Woolf 1998a, p. 104-105). De plus, le « poisson » dont parlent Deleuze et Guattari dans la citation du chapitre 10 de Mille plateaux annonce sûrement une autre référence qu’ils feront plus tard à la dernière section de The Waves, où Bernard décrit la nomination de ses amis et de lui-même comme « only a string of six little fish that let themselves be caught while a million others leap and sizzle » dans le « cauldron » de la vie (Woolf 1998a, 214) : « chacun de ces personnages », écrivent Deleuze et Guattari, « avec son nom, son individualité, désigne une multiplicité (par exemple Bernard et le banc de poissons) ; chacun est à la fois dans cette multiplicité, en bordure et passe dans les autres (Deleuze et Guattari 278). On pourrait croire que les poissons et les singes font partie d’un réseau d’images dans The Waves, mais pour Deleuze et Guattari, ils expriment une conceptualisation de l’animalité et de l’humanité comme profondément entremêlées. Tout ceci permet de voir que l’exploration de l’animalité par Woolf occupe une place importante dans la philosophie animale de Deleuze et Guattari, ou ce que l’on pourrait appeler leur éthologie. Le fait que l’on rencontre Woolf dans leur territoire philosophique permet déjà de nous alerter sur l’occurrence ordinaire des figures animales dans les écrits de l’auteur britannique1. Cet article, développant les territoires peuplés d’animaux que partagent Woolf et Deleuze, s’inscrit dans un projet de plus grande envergure qui cherche à rendre les écrits woolfiens « étrangers » de façon créative, en cartographiant les affinités qui unissent son esthétique moderniste et la philosophie deleuzienne2. Pour ce faire, il ne s’agira pas d’étudier les singes et les poissons, mais d’observer l’un des animaux que l’homme a domestiqué depuis si longtemps qu’on pourrait dire qu’ils sont « ordinaires », à savoir les vaches.
- 3 Dans les écrits de Deleuze également les territoires bovins se retrouvent dans d’autres textes qui (...)
4Les territoires bovins de l’œuvre de Woolf sont plus vastes qu’on ne pourrait se le figurer au départ3 : dans Jacob’s Room, Jacob regarde et entend les « legs of cows » dans l’herbe « juicy and thick » : « Munch, munch, he heard; then a short step through the grass; then again munch, munch, munch, as they tore the grass short at the roots » (1992, 29) ; dans Orlando, le protagoniste voit « cattle sprinkled on the dark fields » (2004, 161) ; et dans The Years, on lit que les vaches « munched » et même « coughed » en avançant dans l’herbe des champs (2002, 150). Enfin, dans un train qui part de Londres vers le nord, c’est la vue d’un « quiet group of cows » qui fait dire à Kitty : « they were in open country now » (Woolf 2002, 198). Tandis que les vaches ici apparaissent dans l’arrière-plan, ou en marge des paysages modernistes de Woolf, l’attention que porte l’écrivaine britannique à certaines actions, comme celles du ruminement et de la toux est importante car elle délimite un territoire strictement bovin. En effet, « ce qui intervient pour marquer un territoire c’est aussi une série de postures » (Deleuze et Parnet). Mais c’est dans The Waves, le texte auquel Deleuze et Guattari font référence lorsqu’ils parlent du devenir-animal chez Woolf, que les vaches nous entrainent plus clairement vers un entrelacs de l’humain et du non humain qui n’est pas anthropocentrique et qui va au-delà des caractéristiques et des classifications, vers un animal « à affects ». Un exemple frappant peut être relevé quand Susan s’échappe de l’enceinte de son école et accueille le début des vacances d’été :
the day is still rolled up. I will not examine it until I step out on to the platform in the evening. I will not let myself even smell it until I smell the cold green air off the fields. But already these are not school fields; these are not school hedges; the men in these fields are doing real things; they fill carts with real hay; and those are real cows, not school cows. (Woolf 1998a, 48)
5Les vaches réelles, contrairement aux vaches « d’État » ou même aux vaches « œdipiennisées » que l’on rencontre dans les exercices de sciences naturelles à l’école, sont à l’initiale du processus par lequel Susan s’échappe de l’espace strié de « this school that I have hated » et efface les plis d’un jour qui était « rolled up ». Plus tard dans le roman, Susan entre dans une zone d’échange ou d’assemblage avec cette vache : « the cow that creaks as it pushes one foot before another, munching », et cela fait partie de sa connexion avec une nature dont, dit-elle, elle « cannot be divided » : « At this hour, this still early hour, I think I am the field, I am the barn, I am the trees » (Woolf 1998a, 78). Ce passage constitue moins l’affirmation d’une appropriation d’un monde naturel qu’une ouverture à celui-ci. C’est un exemple de ce lieu où « all the world is breeding » (Woolf 1998a, 81), comme le dira Susan plus loin.
6Lorsque Woolf écrit son dernier roman, Between the Acts, les vaches se sont frayé une place centrale dans ses paysages affectifs, c’est pourquoi nous allons consacrer la suite de cet article à ces territoires bovins. Le roman se passe en juin 1939, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, et Woolf y examine les peurs non seulement au sujet de l’humanité, mais de l’animalité et du monde naturel. Dès la première page du roman, la proximité de l’humain et de la vache, qui sera à plusieurs reprises l’occasion d’une élaboration, est présentée au lecteur, lorsqu’on apprend que le premier personnage qui nous est présenté, Mrs Haines, « never feared cows » (Woolf 1998b, 3). En effet, puisqu’elle résida dans la ville de Liskeard en Cornouailles, où sa famille vécut de nombreuses années, elle aurait logé tout près du marché à bestiaux qui avait lieu là-bas tous les jeudis4. Dans les premières pages du roman, avant que le spectacle ne commence, il y a des moments où Woolf imagine sur le ton de la plaisanterie une « cow language » (Woolf 1998b, 25) et remarque que les humains et les vaches manifestent un même désir de « propinquity » (Woolf 1998b, 34). Lorsque commence le spectacle, les vaches marquent très fermement leur territoire, et leur présence est d’autant plus affirmée que les humains ne sont pas présents sur scène :
‘Ambitious, ain’t it?’ she said to Bartholomew, while they waited. Chuff, chuff, chuff went the machine. Could they talk? Could they move? No, for the play was going on. Yet the stage was empty; only the cows moved in the meadows; only the tick of the gramophone needle was heard. The tick, tick, tick seemed to hold them together, tranced. Nothing whatsoever appeared on the stage. (Woolf 1998b, 75)
7À cette occasion, cependant, la présence des vaches pacifie seulement le public, si bien que les spectateurs « sat gazing; and beheld gently and approvingly without interrogation » :
The view repeated in its own way what the tune was saying. The sun was sinking; the colours were merging; and the view was saying how after toil men rest from their labours; how coolness comes; reason prevails; and having unharnessed the team from the plough, neighbours dig in cottage gardens and lean over cottage gates. The cows, making a step forward, then standing still, were saying the same thing to perfection. (Woolf 1998b, 120-121)
8Ici, la rumination des vaches est transposée sur le public ; tous s’installent dans le territoire calme et rassurant de la vie pastorale—le retour au « coolness » et à la « reason » qui précède l’action. Les vaches sont toujours anthropomorphes, et continuent d’apparaître comme des personnages dont la fonction est anthropocentrique, puisqu’elles reflètent aux spectateurs des qualités humaines. C’est l’exemple des vaches qui, selon le mot de Bonnie Kime Scott, « modèle le comportement humain » dans le roman de Woolf (Scott 166).
9Pourtant, à mesure qu’on avance dans la lecture de Between the Acts, certaines rencontres remettent en question nos projections anthropomorphiques et l’ordre anthropocentrique du monde. Alors que la scène est « empty », et que Miss La Trobe devient « paralysed » par ce qu’elle perçoit comme l’échec de son spectacle, les vaches viennent à sa rescousse :
Suddenly, as the illusion petered out, the cows took up the burden. One had lost her calf. In the very nick of time she lifted her great moon-eyed head and bellowed. All the great moon-eyed heads laid themselves back. From cow after cow came the same yearning bellow. The whole world was filled with dumb yearning. It was the primeval voice sounding loud in the ear of the present moment. Then the whole herd caught the infection. Lashing their tails, blobbed like pokers, they tossed their heads high, plunged and bellowed, as if Eros had planted his dart in their flanks and goaded them to fury. The cows annihilated the gap; bridged the distance; filled the emptiness and continued the emotion. (Woolf 1998b, 126 ; voir également 77, 108, 157-178, 175)
- 5 La description par Woolf du troupeau de vaches meuglant est peut-être liée au fait qu’elle lisait l (...)
10Ici, les vaches ne sont plus des personnages secondaires, passifs, que l’on voit en toile de fond du spectacle, mais elles affirment leur présence dans « the present moment », et leur cri devient un événement et du spectacle et du roman de Woolf. La continuité entre l’humain et l’animal, faussement appuyée dans le passage cité précédemment, s’est déplacée. Auparavant, les vaches étaient assimilées au monde humain, elles disaient « the same thing » que les humains « to perfection » : c’étaient alors des animaux passifs qui reproduisaient les sentiments et actions humains. Cependant, ce qui se produit par la suite n’est plus simplement l’entrée des vaches dans le territoire humain, ni la création d’une « connexion humaine » entre les humains et les vaches, afin de pointer à nouveau vers la lecture de Scott (Scott 2012, 165)5 ; au lieu de cela, on pourrait penser qu’il s’agit ici d’un exemple de ce que Deleuze et Guattari appellent la « déterritorialisation » (Deleuze et Guattari 1980, 346) de l’humanité où l’humain établit une connexion animale. En se faisant entendre en tant que troupeau, les vaches « annihilated the gap » non pas seulement entre les actes de la pièce, mais entre le passé (« primeval ») et le présent (modernité), les relations entre elles et les spectateurs humains.
11De manière cruciale, le « dumb yearning » des vaches devient précisément ce qui « bridged the distance » et « continued the emotion ». Le fait qu’elles ne partagent pas la capacité humaine du langage ici n’est pas perçu comme un manque. C’est peut-être ce qui donne un exemple de ce que Jacques Derrida décrit comme « accédant à la pensée […] qui pense l’absence du nom, et du mot, et comme autre chose qu’une privation » (Derrida 48). Placé dans le contexte de la guerre qui menace, le cri « donne voix », selon Vicki Tromanhauser, « avec plus de puissance que l’aboiement du dictateur fasciste, à une souffrance matérielle commune que les spectateurs humains, plongés dans un trauma culturel et personnel, ne peuvent pas concevoir ou mettre en mots de manière convenable. » (Tromanhauser 78) La privation est du côté du public humain dans le roman de Woolf ; ce dont les spectateurs manquent, c’est d’une capacité à être impliqués dans la pièce en dehors des chainons de la rationalité et de la reconnaissance : ils ont sans cesse besoin de savoir ce que signifie la pièce, et comment cette signification peut être reliée à leur propre vie. Woolf se moque du désir humain de se reconnaître, et les vaches se moquent avec elle :
Miss La Trobe waved her hand ecstatically at the cows.
‘Thank Heaven!’ she exclaimed.
Suddenly the cows stopped; lowered their heads, and began browsing.
Simultaneously the audience lowered their heads and read their programmes. (Woolf 1998b, 126)
12Les vaches ne sont pas intéressées par une quelconque reconnaissance de la part de Miss La Trobe et avec humour, elles échappent à sa tentative de les capturer dans sa pièce, de les remercier comme si elles étaient des comédiennes jouant sur sa scène. Son geste apparemment innocent est en fait le signe d’un effort pour contrôler les vaches qui rappelle comment elle voulait capturer ses spectateurs (elle n’a de cesse de s’inquiéter qu’elles « slipping the noose » [Woolf, 1998b, 161]). Les vaches résistent à son appel et ne se laissent pas contrôler par l’homme cependant. Elles refusent de devenir modelées ou maquettées en animaux d’État, en particulier parce qu’elles n’ont pas le désir de devenir des bêtes de scène.
13Est-il possible ici de voir les vaches comme une manière de lancer le « devenir-animal » du roman ? Elles jouent certainement un rôle dans le devenir-animal de Lucy Swithin. Comme les vaches, Lucy n’est pas intéressée par les significations fixes et les réponses rationnelles, et comme elles, elle échappe aux sentiments négatifs des autres spectateurs qui trouvent qu’ils ont été « caught and caged », « exposed », « neither one thing nor the other », « suspended, without being, in limbo » (Woolf 1998b, 158-59). Elle affirme plutôt, de manière à rappeler le « I » de l’entrelacs écologique qu’emploie Susan dans The Waves, l’assemblage de la vie qui est partagée par les humains et les non humains : « Sheep, cows, grass, trees, ourselves—all are one. If discordant, producing harmony ». Il ne s’agit pas seulement du « a circular tour of the imagination » que rejettent William et Isa (Woolf 1998b, 157), mais un devenir matériel-sémiotique, la reconceptualisation charnelle de ce qu’être humain et animal signifie. Si les vaches signalent « present-time reality » aux spectateurs de la petite pièce (et au lecteur du roman de Woolf), cette réalité n’est pas celle d’une unité homogène où se rencontrent l’humain et les animaux (Woolf 1998b, 161). La réalité de cette sorte, où la production de l’harmonie est discordante, suggère plutôt une prolifération de différences qui forme un assemblage hétérogène qui inclut les vaches tout autant que le public humain. Cela est évident quand la pièce en vient à son dernier acte, quand Miss La Trobe présente des morceaux de verre qui reflètent au public « Ourselves ! Ourselves ! » :
Out they leapt, jerked, skipped. Flashing, dazzling, dancing, jumping . . . To snap us as we are, before we’ve had time to assume […] And only, too, in parts […] That’s what’s so distorting and upsetting and utterly unfair.
Mopping, mowing, whisking, frisking, the looking-glasses darted, flashed, exposed. People in the back rows stood up to see the fun. Down they sat, caught themselves […] What an awful show-up! (Woolf 1998b, 165)
14C’est alors que « the very cows joined in », ce qui signifie qu’elles participent de la multiplicité des miroirs qui réfléchissent la déterritorialisation de la subjectivité ainsi que celle de la nature : « the reticence of nature was undone, and the barriers which should divide Man the Master from the Brute were dissolved » (Woolf 1998b, 165). Comme Louise Westling le dit dans son interprétation éco-critique du texte woolfien : « voilà le contexte approprié pour repenser le destin humain : un enchevêtrement étourdissant de formes et d’êtres, à l’intérieur duquel chaque espère danse sur son propre rythme en restant toujours irrépressiblement entremêlée. » (Westling 867)
15L’apparition finale des vaches dans Between the Acts implique « a crude glass painting of a cow in a stable », plutôt que des vaches dans des champs. En entrant dans un bar, Miss La Trobe observe la peinture et voici la scène :
she raised her glass to her lips. And drank. And listened. Words of one syllable sank down into the mud. She drowsed; she nodded. The mud became fertile. Words rose above the intolerably laden dumb oxen plodding through the mud. Words without meaning—wonderful words. (Woolf 1998b, 191)
16La combinaison de la reproduction artistique de la vache (malgré sa qualité naïve) et des mots qui rendent la boue fertile, affirme le devenir-animal du roman de Woolf lui-même. On nous présente un enchevêtrement sémiotique et matériel, l’articulation boueuse d’un nouveau type de langage. On pourrait le considérer comme une tentative plus sérieuse de formuler la « cow language » qui est mentionnée au début du roman. On pourrait également penser ici à Bernard dans The Waves, lorsqu’il déclare qu’il désire « a howl; a cry » (Woolf 1998a, 246) et même, à un certain moment, un « bark » (Woolf 1998a, 210). Peut-être cet appel pour un cri d’animal, tout comme pour la célébration des « words without meaning » dans ce passage vers la fin du dernier roman de Woolf, symbolise le fait que le langage soit poussé à sa limite, ce que Deleuze, dans une interview avec Claire Parnet, décrit comme le devenir animal de l’écrivain. Écrire, c’est :
pousser le langage, et pousser la syntaxe […] jusqu’à une certaine limite, limite que l’on peut exprimer de plusieurs manières : c’est aussi bien la limite qui sépare le langage du silence, le langage de la musique, […] le langage de l’animalité, le langage du cri, le langage du chant […] (L’écrivain) est celui qui se situe sur cette limite […] Il faut être toujours à cette limite qui vous sépare de l’animalité, mais justement d’une telle manière que vous n’en êtes plus séparé. Il y a une inhumanité propre au corps humain, et à l’esprit humain, il y a des rapports animaux avec l’animal. (Deleuze et Parnet 2004)
17L’écrivain qui pousse le langage à la limite de l’humanité et de l’animalité découvre une frontière qui est continuellement à traverser et à redessiner, où les différences ne sont pas effacées mais plutôt libérées du cadre hiérarchique de la confrontation. Devenir-animal, c’est, conceptuellement et matériellement, créer « des rapports animaux avec l’animal », pour affirmer la différence sans la division et l’hétérogénéité sans la hiérarchie.
- 6 En Anglais : anomalous.
18Ainsi, pour conclure, j’aimerais suggérer que les vaches dans Between the Acts fournissent un exemple de ce que j’appellerais la qualité « animalous » de l’écriture woolfienne (Ryan 2013a, 159-160). Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari définissent « l’anomal » comme « un phénomène de bordure » qui est distinct de « l’anormal » qui « ne peut se définir qu’en fonction de caractères, spécifiques ou génériques » (Deleuze et Guattari 1980, 298-299). En conséquence, « l’anomal » est lié au troisième type d’affect animal que les philosophes repèrent dans l’écriture de Woolf, tandis que « l’anormal » est quelque chose de plus proche de l’Œdipe anthropomorphisée et les animaux d’État qui tombent dans la catégorie des prisonniers anthropocentriques. Mon néologisme « animalous » implique que l’anomal6 et l’animal se superposent dans l’écriture woolfienne. Dans Between the Acts, l’ordinaire et l’étranger sont entremêlés pour lancer le devenir-animal, le devenir-anomal à travers l’animal. L’interprétation des vaches de Woolf nous confronte non pas avec l’anormal et l’exclus, ou le normal et l’inclus, ni même avec les anomalies au sein du troupeau. Au lieu de cela, les territoires bovins de Woolf sont traversés et redessinés par les créatures « animalous » qui toujours évoluent entre culture et nature, humain et non humain, maître et brute.