- 1 « Il n’y a pas de néant absolu » : voilà la phrase exacte de Schopenhauer (512).
1Commençons par une mise au point conceptuelle. À l’instar du néant dont Schopenhauer dit que c’est un concept « essentiellement relatif » (Schopenhauer 512), le rien ne peut se concevoir que de manière relative et on peut dire, en modifiant légèrement la formule du philosophe allemand, qu’il n’y a pas de rien absolu1. Tout comme il ne peut être connu, le rien ne peut être vécu, étant hors du champ de l’expérience humaine, hors du temps et de l’espace. Si Christian Miquel, à propos du rien, parle de nontologie et de « vide nontologique » (Miquel 104), c’est bien pour indiquer une mise en cause de l’ontologie classique, la négation d’une entité qui aurait quelque fondement sensible ou intelligible que ce soit. Concept inconceptualisable, « signifiant insignifiant » (Rey-Flaud 173), le rien, par conséquent, n’est « rien qui soit et se dise ontologiquement » (Derrida 37). Certes donc, puisque le rien n’est rien, il semble se désintégrer dans une tautologie aporétique, mais c’est surtout sa négativité, sa « négatité » dirait Sartre (58), qui le distingue : proche en cela de la notion de khôra interrogée par Derrida, le rien est « quelque chose qui n’est pas une chose », un concept essentiellement « privé de référentiel » (Derrida 33). Parce qu’il est non seulement non-modèle mais non-modélisable et à cause de cette fondamentale absence de référent, le rien ne semble donc pas pouvoir s’approcher selon les principes de la mimesis : l’écriture du rien ne peut s’envisager que grâce à la liberté créatrice de la poiesis. Ecrire le rien revient à transcrire une représentation, une métaphore ou une hypostase du rien. Bien entendu ce mode de représentation indirect et analogique est celui que privilégient la littérature et le discours sur le rien, qui s’apparente forcément à une métaphorisation du rien, se retrouve donc en bonne place dans l’espace littéraire.
2Que Swift est l’un des écrivains qui tente de dire le rien dans l’espace littéraire n’est nulle part plus évident que dans Waterland dont le chapitre 36 s’intitule « About Nothing » et où s’articule l’une des intuitions majeures de son œuvre : « the old, old feeling, that everything might amount to nothing » (Swift 1984, 269). Reprise un peu plus loin dans le texte et appelée « terror », cette hantise, « [t]he feeling that all is nothing » (Swift 1984, 270), fait écho à la « nontologie ultime » de la philosophie contemporaine et à son « pressentiment d’un Rien ou Néant originel que chacun cherche à fuir, qui s’effrite dès que posé », pressentiment justifié par « les résultats obtenus par la science [qui] semblent corroborer l’importance d’un Vide originel, et cela à tous les niveaux de l’univers » (Miquel 104, 113). Quand le rien devient tout, quand tout n’est rien, la synecdoque déborde du rhétorique pour englober l’axiologique et ce sont les retombées de cette axiologie swiftienne que nous voudrions examiner ici en nous concentrant sur Ever After et Last Orders.
3Le rien, rappelons-le, ne peut se définir de manière absolue, « il ne se laisse pas substantiver » (Habachi 1174), il ne se conçoit que de manière relative, et il rejoint alors le « presque rien » de Jankélévitch, ou, de manière dialectique, par opposition au quelque chose qui se trouve au cœur de son étymologie. La paire rien/quelque chose se retrouve dans la belle définition de Sartre pour qui le rien est « un néant de choses » (50 ; c’est l’auteur qui souligne) et donc, si l’appréhension de ce concept abstrait par excellence ne peut faire l’économie d’un détour par le concret, c’est bien que la représentation du rien doit opérer une translation ontologique pour donner un corps, une image, un contenu à un concept qui n’en a pas. Chez Swift la conscience de l’indispensable truchement des hypostases pour écrire le rien se signale d’abord par la mise en scène ostentatoire et répétée de la mort et de ses diverses manifestations. Si la mort est indissociablement liée au rien, c’est avant tout, selon Schopenhauer, parce qu’elle « rappelle le rien non seulement qui vient de se produire (et qui se produira pour nous) mais qui a toujours déjà été avant nous, avant lui » (Schopenhauer 1221). Le rien de la mort est donc à la fois prospectif et rétrospectif, un après et un avant, notre avenir et notre passé. Bien entendu la parenthèse comprise entre l’infinitude à venir et l’infinitude passée paraît dérisoirement étriquée et le rien de la mort, à l’amplitude incommensurable, ne peut que provoquer le vertige de l’abîme dans lequel l’écrivain aime à se perdre.
- 2 Le vertige temporel est encore magnifié par la référence intertextuelle à A Pair of Blue Eyes où le (...)
4Ce vertige, Swift l’évoque dans Ever After à travers la rencontre fortuite entre un géomètre victorien et un fossile d’ichtyosaure, trace de vie passée, vestige d’un temps infiniment éloigné2. Dans un chiasme à valeur d’épiphanie, « [h]e is the creature ; the creature is him » (Swift 1992, 101), le narrateur rend compte de ce rien « qui se produira pour nous » et décrit la rencontre en terme de chute vertigineuse : « [h]e feels something open up inside him [...] and feels himself starting to fall, and fall, through himself. [...] No one will ever know [...] how far he has fallen through himself » (Swift 1992, 101 ; 103). Quand disparaît le socle des certitudes, une béance s’ouvre inévitablement et la chute vertigineuse décrite ici suggère donc, d’après Pascale Tollance, un « vide dans lequel Bill [le narrateur], comme Matthew [le personnage victorien], menace de s’abîmer » (Tollance 103). Métaphysique, ce vide est décrit en termes d’oxymore comme « [a] groundless ground » (Swift 1992, 55), une formule qui rappelle la définition que donne Christian Miquel du rien quand il évoque un « non-fond originel » et qu’il parle d’un « principe paradoxal, un fond sans fond » (Miquel 26). Figure non seulement du paradoxe mais de l’énigme voire de l’aporie sémantique, l’oxymore traduit bien le caractère inintelligible du vide et du rien et c’est pourquoi ce procédé rhétorique assure le lien entre les deux strates narratives du roman. Tandis que le récit victorien fait avant tout état de l’expérience de l’apostat confronté au vide laissé par la disparition divine, une « absence sans absent » (Fedida 198), les notes du narrateur contemporain, elles, tentent de dire le rien de l’existence, le rien après l’existence, « the schemeless scheme of things » (Swift 1992, 256). En conjuguant ces deux oxymores structurels, Swift associe le rien métaphysique et le rien ontologique, paraissant ainsi suggérer un nihil universel, le rien du tout.
- 3 « Le néant ne peut se néantiser que sur fond d’être : si du néant peut être donné, ce n’est ni avan (...)
- 4 Cette opposition fonctionnelle est signalée par Liliane Louvel dans son article « De l’objet d’art (...)
5Pour revenir au rien de la mort, l’hypostase la plus mémorable dans l’œuvre de Swift demeure bien entendu celle de l’urne en plastique de Last Orders. Contenant trivial pour un contenu solennel, l’urne circule de locuteur en locuteur et reste présente tout au long du récit, bien mise en évidence dans les divers décors qui forment les étapes du pèlerinage funéraire. Plus qu’un simple memento mori, le cénotaphe, décrit sur le comptoir du pub, sur la plage arrière de la Mercedes ou dans les bras de l’un ou de l’autre des narrateurs, peut donc fonctionner comme vanité, quoique comme vanité décalée et textuelle, et cela d’autant plus qu’à la fois par la rotondité de sa forme que par son contenu funèbre l’urne peut rappeler le crâne, objet et sujet privilégié de la vanité. Bien sûr, l’urne n’est pas rien, mais elle désigne le rien dans la mesure où les cendres, comme le rappelle Liliane Louvel, symbolisent « néant et nullité de la vie » (Louvel 1998, 148). Omniprésentes, ces cendres semblent sans relâche rappeler l’intuition de Sartre « que le néant hante l’être » (Sartre 46 ; c’est l’auteur qui souligne) ou que l’être est le néant — puisqu’être et néant sont indissociables3. En tant qu’absence très présente, cette néantisation de la vie constitue, selon la très belle formule de Fedida, « ce négatif hallucinatoire de l’angoisse » (Fedida 226), un négatif qui affecte, les uns après les autres, les différents personnages qui apparaissent dans les scènes de vanité. C’est donc bien la fonction spéculative que revêt l’urne-vanité par opposition à la fonction esthétique de la nature morte, par exemple4.
- 5 Et on se rappelle alors cette question indignée qui taraude le narrateur de Ever After : « why [... (...)
6Le propre de la vanité romanesque c’est qu’en plus de sa portée universelle, elle a une valeur particulière étant la représentation d’une mort spécifique, ici celle de Jack. C’est le personnel, le connu, le familier qui suscite pour chaque narrateur la compréhension et l’appréhension d’un rien d’ordre général, inconnu et étranger. Or, Jack c’est aussi le nom de l’homme de la rue, l’anonyme, « un prête-nom, prête-rêve, prête-livre, prétexte à écriture, une forme vide » (Louvel 1998, 135). La pulvérisation de Jack représente donc la pulvérisation d’une forme vide, l’anéantissement du néant, la mort au carré, le rien superlatif. Evocation redondante de la mort, « Jack in a box » (Swift 1996, 49) n’est plus que redondance comme le laisse entendre la formule « Jack aint nothing neither » (Swift 1996, 168) où l’inutile enchaînement de négations souligne bien le vertige — et peut-être l’absurde — d’une néantisation en cascade, négatité de négatité, rien de rien. Tout se passe donc comme si Jack réduit en cendres représentait la nontologie contemporaine telle qu’elle est exprimée dans l’explication centrale du texte : « because Jack’s nothing » (Swift 1996, 201)5. Grâce à cette équivalence sans ambiguïté, on voit bien que tout le discours sur Jack, toutes les interrogations et les réflexions sur Jack, élaborent en fait un discours indirect sur le rien. Et comme ce discours indirect est décliné par l’ensemble des témoins narratifs sur l’ensemble du récit, on voit bien que le rappel et la promesse du néant envahissent l’espace textuel et que là aussi la tentation du nihilisme ne peut pas être exclue.
- 6 Voir Raphaël Ingelbien, 1999.
- 7 Dans Philip Larkin, autre écrivain de l’après-guerre pour qui le rien devient un thème de prédilect (...)
7Quand on évoque le nihilisme dans l’œuvre de Swift, on pense d’abord à Ever After avec sa structure enchevêtrée dont le principe de la cohérence de l’incohérence reproduit au plan architextuel l’idée de chaos qui nourrit le roman au plan idéologique et qui reprend l’intuition de Lyotard qui affirme : « [l]’état le plus probable, c’est le chaos » (Lyotard 1993, 81). Dès le désormais célèbre incipit, « [t]hese are, I should warn you, the words of a dead man » (Swift 1992, 1), le narrateur affiche sa nature de mort-vivant pour qui, comme ses confessions ultérieures le montrent, la vie est « a nonentity » (24 et 232), l’âme une fiction discréditée (183 et 249) et le monde « a random universe » (180 et 234). (L’évolution diégétique du narrateur ressuscité qui perd le second souffle qu’il pensait avoir trouvé en Matthew va dans le même sens d’une perte radicale de toute foi.) L’effondrement du narrateur, « that fearful sense of falling into a void » (103), aboutit à un désenchantement radical, « an apprehension that the universe holds nothing sacred » (84), qui paraît coïncider avec la définition que donne Critchley du nihilisme : « Nihilism is the declaration of meaninglessness, a sense of indifference, directionless or, at its worst, despair » (Critchley xix). La désillusion qu’incarne le porte-parole de Ever After semble tout à fait typique de la fiction d’après-guerre inaugurée par Beckett avec qui Swift a reconnu entretenir une filiation6 et dont les formules chocs ne sauraient être reniées par les narrateurs swiftiens : « there is nothing, nothing to discover, nothing to recover » (Beckett 288), « there is nothing else, only it, open on the void, open on the nothing7 » (Beckett 377-78).
8Cette faillite axiologique on peut aussi en trouver des traces dans Last Orders. La structure morcelée, dont on a dit qu’elle représentait « l’aporie irréductible » des identités contradictoires des divers narrateurs (Vinet 122) ou encore « un résidu de vie pulvérisée en particules de voix » (Louvel 1998, 137), dit avant tout, comme l’a remarqué Michel Morel, une absence, celle d’une « voix narrative englobante » qui assurerait « le collage de ces multiples voix », une absence où se distingue « le vide au cœur même du texte » (Morel 72-73 et 83). Ce que l’on peut aussi lire dans cette structure de la fragmentation narrative c’est la fissure et l’émiettement de l’amitié ou de l’amour qui sont censés relier les différents fabricants du récit à son personnage-thème, son héros absent. S’il n’y a pas d’unité narrative, c’est peut-être tout simplement parce que, précisément, le lien et la cohésion font défaut. En effet, ce que révèlent les divers segments du récit, dont l’isolement dit d’ailleurs sans ambiguïté la solitude de ses sujets, c’est bien les petites trahisons, les mensonges, les déceptions, si bien que ce qui ressemble superficiellement à un florilège d’hommages s’apparente davantage à des constats d’échec ou à des confessions d’illusions perdues. On ne peut donc pas exclure une lecture désenchantée de ce roman de l’atomisation et de la dispersion, ce que confirme cet aphorisme mémorable au sujet de la vie d’un homme : « it don’t mean a monkey’s » (Swift 1996, 128).
- 8 « Cette multiplication de voix permet aussi à Swift de transmettre toute la richesse et la variété (...)
- 9 On pourrait encore dire que la nature contrastive de l’urne en plastique, objet vulgaire et symbole (...)
- 10 On peut alors se rappeler avec Jacques Rancière que « toute cendre est [aussi] un pollen » (59) et (...)
9Cependant, comme le laisse paraître la formulation de cet énoncé aphoristique, la tentation nihiliste chez Swift ne peut pas être dissociée d’un élan contraire vers le ludisme, une association paradoxale dont Patrick O’Neil affirme qu’elle particularise avec pertinence la littérature postmoderniste au sein de laquelle « nihilism is no longer a negative value, associated with futility and despair, but a positive value associated with liberation from the authoritarian shibboleths of the « logocentric » past » (O’Neil 21). Dans Last Orders le ludisme est avant tout linguistique et on peut donc aussi voir la multiplicité des voix narratives comme un procédé propre à célébrer la variété et la vitalité des parlers populaires, comme le souligne François Gallix8. Sur le plan diégétique, chaque micro-récit consigne les petits désespoirs de la vie, mais sur le plan architextuel, cette narration plurielle reproduit une mosaïque de pratiques et de particularités syntaxiques, stylistiques et lexicales. Dans leur diversité même, les vanités présentées dans ce roman sont donc par essence ambivalentes puisqu’elles disent simultanément le vide de la vie et le trop-plein de la langue, le néant nontologique et la richesse artistique9. Placée dans ces lieux de vie par excellence que sont le pub et la voiture collective, l’urne fonctionne par conséquent comme une vanité pleine ou comme une nature morte vivante10.
- 11 Colloque de Nice, 5-6 novembre 2010.
- 12 « And why there should be this stuff called poetry, to begin with, which strikes our hearts at such (...)
10Que le rien ne fonctionne pas uniquement comme évocation du néant ontologique de la condition humaine apparaît également dans les réflexions de l’instance narrative de Ever After, qui, dans une même phrase, constate la néantisation de la mort (« I am wiped clean, a tabula rasa ») et « a strange, concomitant yen, never felt before, to set pen to paper » (Swift 1992, 231). Nous y voilà : le rien, ce néant sidéral, ce « majestueux vide » (Villani 9), provoque une réaction de révolte, une pulsion contraire de créativité ; encore une fois, le vide suscite le besoin du plein. Pas seulement memento mori mais aussi ars poetica, le rien devient la gageure littéraire de Swift. Si, pour Schopenhauer, il est « proprement le génie inspirateur ou le « musagète » de la philosophie » (1203), pour Swift le rien est traité comme le thème de prédilection mais aussi comme la justification a contrario de la littérature qui, elle, devient l’anti-rien par excellence. L’explication et l’exaltation de la littérature, comme l’a rappelé Swift lors de sa récente intervention à Nice, se résume à cette formule : « To start with nothing and create the whole world11 ». Transformer le rien en tout revient à imaginer une synecdoque bien particulière puisque la partie qui devient le tout est un ensemble vide, un élément inexistant, une entité sans entité, et c’est peut-être parce que cette opération synecdochique défie les règles de la rationalité que Swift évoque si souvent, dans sa fiction comme dans son métadiscours12, le caractère magique de l’entreprise littéraire telle qu’il la conçoit.
- 13 Robert Misrahi, lui, parle de « transcendance horizontale » (826).
- 14 « I keep company with this notebook. This book ! This book ! » (183) ; « This jotting urge. This ne (...)
11En tant qu’il croit en la littérature comme l’envers du rien ou l’anti-rien, comme la possibilité de la totalité en superposition à la nullité, Swift semble renouer avec une conception romantique de l’art démiurgique, ce que vient confirmer cette remarque métatextuelle et autoréférentielle au sujet de la littérature grâce à laquelle « darkness is matched with light and life is reconciled with death » (Swift 1992, 71). Une fois de plus, c’est par la combinaison oxymorique que Swift se propose d’appréhender ce rien transfiguré où sont associés de manière indissociable le vide et le plein, le silence et la poésie, le néant et la vie, le tout et le rien. Si le rien représente une forme d’immanence absolue, la littérature du rien, elle, tend vers une forme de transcendance, pas de transcendance absolue, mais, dans les termes de Sartre, de « transcendance dans l’immanence13 » (Sartre 69). En insistant métadiscursivement, à la fois dans le récit victorien et dans le récit contemporain, sur l’urgence de l’écriture, de la trace, de la mise en texte et de la mise en forme14, c’est bien cette transcendance dans l’immanence que Swift cultive et préconise dans ses romans, empreintes simultanément de la hantise et de l’antidote du rien.
12Ne surtout pas oblitérer « la vacance de fondement de la condition humaine » (Miquel 71) mais aussi célébrer « le pouvoir poétique de transformer toute réalité finie en hiéroglyphe de l’infini » (Rancière 69), telle semble se dessiner la tâche artistique de Swift, ce bâtisseur de passerelles entre l’être et le néant. L’esthétique du rien, indissociable de l’esthétique du tout, n’est nulle part plus clairement explicitée que dans ce passage où la syllepse le dispute à la métalepse pour formuler une définition spéculaire, une mise en abyme qui est aussi une prise sur l’abîme : « To build a bridge ! Is that not one of the noblest of man’s endeavours ? To link terra firma with terra firma ; to throw a path across a void » (Swift 1992, 141). La syntaxe exclamative que l’on retrouve un peu plus loin (« To build a bridge ! To span a void ! » [203]) traduit bien l’enthousiasme du défi lancé au néant que constitue l’entreprise swiftienne. L’enthousiasme, que l’étymologie associe au divin et à l’inspiration créatrice, renvoie ici, avec la figure de l’ingénieur, à la figure de Pontifex, celui à qui revient la fonction sacrée d’entretenir les ponts, symbole du lien entre l’homme et la divinité, entre le profane et le religieux. Et c’est bien de re-ligere, de relier, qu’il s’agit dans ce cas où l’écriture sacralisée réconcilie l’être et le non-être, la présence et l’absence, la parole et le silence.
- 15 Autre aposiopèse sans marque typographique, celle qui refuse de compléter l’expression « It’s the g (...)
13Exprimer le silence, donner forme à l’informe, voilà bien l’acte suprême de l’écrivain du rien, la gageure ultime d’un romancier prométhéen. Dans cette tentative de rendre lisible le silence, l’aposiopèse ne s’impose-t-elle pas d’évidence comme le plus frappant des procédés swiftiens ? Consacrée, dans Ever After, à l’absence de père, au père néantisé, au vide paternel (Swift 1992, 150, 193, 195), l’aposiopèse désigne, dans Last Orders, la mort ou le mort, cet « anéantissement absolu » (Schopenhauer 1205), ce vide sans terme (Swift 1996, 222, 265, 278). Alors comment lire cette figure non verbale, cette suspension du texte qui en est aussi une négation ? On peut d’abord y voir la marque d’un refus, le refus de la répétition ou de la reformulation (car la désintégration du père et la mort de Jack ont préalablement été évoquées), le refus du lieu-commun et du cliché (car l’insoutenable vacuité ne saurait être enfermée dans la banalité). Il y aussi dans le refus de la verbalisation un refus apotropaïque de dire l’horreur, d’évoquer ou de convoquer le néant. L’aposiopèse c’est aussi la figure de l’émotion, une figure paradoxale où s’ouvre une béance qui traduit le trop-plein d’affect : ici c’est devant le père qui n’est plus et qui n’a jamais été et devant le mort qui n’est plus et ne sera plus jamais que le texte se bloque, se noue, se tait et défaille. Ensuite, l’aposiopèse représente fondamentalement une figure de l’ouverture vers le lecteur, presque une figure à deux voix, puisque l’énoncé est commencé par l’émetteur et doit être terminé par le destinataire. Il s’agit là d’une autre forme de pont, un pont entre scripteur et herméneute, entre encodage et décodage et on peut déceler dans cette mise en relation une formidable confiance accordée au lecteur. Enfin, on peut considérer cette figure du hiatus comme une figure mimétique dans la mesure où le vide textuel représente le vide ontologique, l’absence de verbe désigne l’absence de vie, le silence des mots semble reproduire le silence ultime, la vacance du texte concrétise une vacance axiologique. Ce mimétisme atteint son comble à la fin du dernier chapitre narré par Amy quand disparaît le tiret ou le tiret cadratin de l’aposiopèse et que ne reste plus qu’un vide typographique pour dire la mort du père qu’Amy n’arrive pas à dire à sa fille. Dans ce cas, on ne peut même plus parler de figure de rhétorique puisque rien ne figure ; dans ce « cri silencieux » (Tollance 42), c’est le rien qui envahit le texte, le rien qui assure la superposition entre signe et référent, entre représentation et représenté. Cette vacance graphique matérialise alors l’ultime signifiant du rien pour dire l’innommable : it can’t be said ; it must be said15.
- 16 « Le sublime est un sentiment qui tire son amer plaisir de la nullité de l’aisthesis » dit encore L (...)
14À adopter une perspective synthétique, on voit bien que le rien suscite chez Swift deux réactions distinctes : à la tentation nihiliste provoquée par la conscience du néant infini antérieur et postérieur à l’existence humaine s’oppose le défi créateur de l’artiste stimulé par la narration de l’inénarrable. Ce qui unit ces deux réactions, la terreur métaphysique et l’enthousiasme poétique, c’est peut-être le sublime tel qu’il est conçu par Lyotard, c’est-à-dire niché « au sein de cette imminence du néant » et produisant « ce sentiment contradictoire, plaisir et peine, joie et angoisse, exaltation et dépression » (Lyotard 1988, 95 et 104). Quand il essaie de « représenter rien », quand il « essaie de présenter qu’il y a de l’imprésentable » (Lyotard 1988, 133 et 112), alors l’art peut atteindre le sublime16. Cette tentative, Swift la fait sienne dans ces romans qui ne cesse de dire la hantise et la fertilité du rien et qui expriment à la fois la « douleur éprouvée à l’inconsistance de tout objet [et] l’exaltation de la pensée passant outre aux bornes de ce qui peut être présenté » (Lyotard 1993, 34). C’est bien quand elle faillit dans sa tentative de dire la trace de l’être aimé, le rien du souvenir, que la voix narrative de Ever After s’emballe dans des incantations palinodiques (« It’s not the end of the word. It is. Life goes on. It doesn’t ») et des cris de révolte redondants (« nothing is left but this impossible absence ») qui s’abîment inévitablement dans le vide du texte introuvable (« she never ever — » ; « so long as — » [Swift 1992, 249, 254, 256]) et qui suscitent le vertige de la déroute esthétique et ontologique. Doute endémique et entropique, concept imprésentable, le rien serait alors le subtil sublime superlatif, terreur et terroir postmoderniste, mais aussi résurgence et résonance romantique, pont entre le texte et l’effroi. Que Swift privilégie, dans sa quête de « présentation de l’imprésentable » (Lyotard 2005, 30), l’oxymore et l’aposiopèse, la figure de l’irréconciliable réconciliation, et la figure du silence, montre bien, en dernier recours, que le rien ne peut se concevoir que sous une forme dialectique ou sous une forme qui en fasse apparaître le caractère irreprésentable. La rhétorique swiftienne recoupe donc la philosophie contemporaine pour faire de la nontologie une esthétique du sublime, une esthétique du rien.