1Tenter de comprendre notre insistance à poser la question de la fin de la littérature implique de comprendre ce qui, dans cette fin crainte et anticipée, nous lance, comme une douleur, encore et toujours. C’est comprendre aussi ce qui nous anime dans l’expérience de lecture, ce à quoi nous ne pouvons renoncer et qui, parallèlement, ne renonce pas à nous, ne nous abandonne pas, insiste, encore et toujours. C’est — et ce sera aussi mon propos — être attentif à la manière dont nous lisons et à quelle fin. Quelle expérience située se rejoue dans chaque expérience de lecture, quelle est notre disposition face aux textes, notre intentionnalité invue et ce qui, dans nos lectures, se trame d’une vie, d’un être au monde singulier, le nôtre ? Imposer de situer le récit de la fin/des fins de la littérature, comme Donna Haraway parle de « savoirs situés » (Haraway 1988), n’est donc pas une mince affaire, pas plus qu’elle ne sera jamais une affaire classée. On me pardonnera j’espère de tracer, dans le propos qui suit, des allées peut-être trop cavalières, ou d’emprunter des voies traversières ; mais Louis Marin dans son libre essai de 1992, Lectures traversières, ne nous invite-t-il pas à justement lire et penser le long d’allées traversières ? C’est ainsi, selon Marin, que l’on peut « dire, écrire vers quels buts, vers quelles fins » nous lisons, et ainsi que l’on doit « dire, écrire à partir de quels fonds et fondations [nous lisons], [à partir] de quelles secrètes bases et fondements, de quels principes posés ou présupposés, de quels systèmes de référence, postulats supposés ou puissances conditionnantes » (13). Lire en se situant, lire en tentant de penser son savoir situé, telle serait donc aussi la tâche de quiconque aspire à comprendre ce qui se rejoue dans la fin/les fins de la littérature, pour nous, aujourd’hui.
2Penser la fin de la littérature n’est en rien une mince affaire, on doit le redire. La question agite la littérature et la critique depuis toujours sans doute. Elle est peut-être consubstantielle de ce qui s’entend, dans notre culture, par littérature. En cette question se dit notre attachement à cette forme de vie si singulière qui s’invente dans et par la littérature : forme de vie au sens où l’entendent Sandra Laugier et Estelle Ferrarese dans leur introduction au numéro de la revue Raisons politiques, qu’elles consacrent à la « Politique des formes de vie » : « Une forme de vie tient ensemble des pratiques sociales et des institutions, un rapport au monde et des manières de percevoir, des attitudes et des dispositions comportementales » (5). Rapport nécessairement dialectique entre une relation au monde et un sensorium pluriel, entre un habitus et un lien toujours singulier au sens, la littérature serait donc cette forme de vie qui nous relie au monde et le lit, une « configuration de co-existence humaine » (6), pourrait-on dire en empruntant les mots de Ferrarese et Laugier. On saisit aisément pourquoi sa fin redoutée nous inquiète tant. On m’objectera qu’une telle configuration est en fait celle que construisent la culture dans son ensemble, les structures discursives et les grands récits qui architecturent notre être historique. L’objection serait légitime. Et l’on se doit de questionner l’attachement que nous conservons à cette version spécifique, et finalement structurante, de la littérature ; je tente, plus loin, de cerner cette « configuration de co-existence humaine » qui, pour moi, se noue dans une relation, située, à la littérature, ou plutôt à une certaine littérature de fiction.
3Penser la fin de la littérature n’est donc pas une mince affaire, on doit le redire. Tenter de la cerner nous condamnerait donc aux mises en garde et aux anaphores rhétoriques, à d’infinies précautions méthodologiques qui pourtant n’épuiseront jamais le propos et notre peur de la fin. Et pourtant de tels caveats sont précieux. Ils nous renseignent simplement sur notre propre situation dans une histoire de cette fin. Ils nous permettent de poser les termes du débat, aujourd’hui, et donc de nous situer.
4S’atteler à une trop brève histoire ou généalogie de l’idée même de la fin de la littérature, ce n’est sans doute rien moins que réécrire toute l’histoire de l’esthétique littéraire, de ses hiérarchies, de sa construction et de sa ou ses réceptions, c’est penser donc la littérature comme une forme de vie. Alexandre Gefen, spécialiste de littérature française, se prête à l’exercice en 2009, dans un article de la revue Fabula : Littérature, histoire, théorie et le paragraphe introductif de son éclairant article convoque pas moins de douze sources différentes, d’Antoine Compagnon, bien sûr, à Renaud Camus, de Enrique Vila-Matas à Pierre Jourde et Jean-Philippe Domecq, autant de critiques et historiens de la littérature qui n’auront cessé de sonder leur intuition que la littérature se mourait peut-être. Gefen retrace, dans ce travail, toute une histoire de cette fin, jusqu’à Pline le Jeune ; histoire qui dit les mutations incessantes des normes mêmes de la littérarité, mais aussi notre relation toujours contrariée à un « absolu littéraire » (titre de l’influent essai de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy sur le Romantisme allemand, paru en 1978). Centrale à cette généalogie est bien sûr la figure de William Marx qui n’aura cessé de sonder cette relation contrariée, pour mieux comprendre l’amour fou et nécessairement malheureux — amour toujours déjà romantique —, peut-être amour-haine, pour la littérature, jusques et y compris au cœur même de la modernité de Flaubert. La lecture que William Marx déploie de la littérature mériterait que l’on s’attarde sur l’infléchissement qui s’y fait jour entre L’adieu à la littérature (2005), ou La Haine de la littérature (2015) et son lumineux essai Des étoiles nouvelles (2021), texte écrit du cœur du confinement, aux confins donc de notre « co-existence humaine » (pour reprendre la définition déjà donnée des formes de vie). Sans doute une forme de nouvelle raison littéraire se dit-elle dans le sous-titre de l’essai de 2021 : « Quand la littérature découvre le monde ». Tourner le dos au récit de l’amour-haine et de la fin, pour repenser la puissance heuristique de la littérature, qui nous porte au-devant du monde, telle serait l’intuition de cet essai qui lit, comme Blake, le monde « in a grain of sand » et la modernité littéraire dans quelques vers de José Marìa Herédia : son poème de 1869, « Les Conquérants ».
- 1 Voir en particulier la toute première section de On Literature : « Farewell Literature? ».
5En 2012, Dominique Viart et Laurent Demanze relançaient déjà le débat dans les deux volumes monumentaux consacrés aux Fins de la littérature, tome I : « Esthétiques et discours de la fin », tome II : « Historicité de la littérature contemporaine ». Penser la fin, c’est bien sûr ici toujours penser les fins de la littérature, mais aussi la « faim » de la littérature, titre de l’entretien qui conclut le tome I de cette somme. On n’en finirait pas de faire la généalogie du concept et de ses ramifications et fructueuses homonymies. Harold Bloom, Tzvetan Todorov, Joseph Hillis Miller1 bien sûr se seront confrontés à leur propre certitude que cette forme de vie touchait à son épuisement, dans sa fonction la plus émancipatrice et qui fait, selon eux, sa modernité. De manière tout à fait stratégique, la revue Textual Practice aura, dans le numéro anniversaire de ses 30 ans, invité quelque trente critiques ou écrivains à réfléchir à « The Future of Literary Thinking ». De Catherine Belsey à Laura Marcus, de Marjorie Perloff à Elleke Boehmer, de Derek Attridge à Rita Felski, de J.M. Coetzee à Ali Smith, le numéro confronte des points de vue — certains eschatologiques, d’autres dessinant des ouvertures utopiques — ancrés dans des traditions théoriques très diverses, souvent contradictoires, pour mieux dire l’urgence qui se niche au cœur même de la littérature de penser son propre devenir.
6Le choix éditorial de Textual Practice nous rappelle que penser la fin de la littérature, c’est aussi en re-penser, en interroger la puissance critique — « criticity » dirait-on en anglais —, et donc les savoirs théoriques situés qui l’articulent, pour chacun d’entre nous. C’est donc bien la comprendre elle-même comme un savoir théorique situé, une forme de vie qui noue notre « rapport au monde ». Là encore, faire l’archéologie, même brève et humble, des formes d’articulation critique de la littérature, serait une tâche infinie. Mais le numéro de Textual Practice 30@30 nous rappelle bien sûr à l’évidence que la littérature est d’emblée une fabrique critique, qu’elle est geste critique et que la penser impose de la co-penser avec les grammaires théoriques qui en ordonnent le sens et les hiérarchies formelles, afin de cerner la relation de la littérature à ses autres, ce qui est rejeté au-delà de ses confins ; toutes choses qui sont évidentes.
7On aura compris la fin de mon propos, caveat infini : penser la fin de la littérature c’est bien sûr penser aussi les formes de vie qui en conditionnent la définition : les discours critiques et leur entrechoc. C’est aussi bien sûr, comme Arthur Danto l’a fait avec le concept d’art, dans son essai After the End of Art (1997), renoncer à l’essentialisme et lire « la littérature » comme un savoir construit, ayant une fin et un ou des débuts, débuts qui se perdent dans l’histoire même du concept, comme le rappelle encore Alexandre Gefen.
8Mais la fin des fins a une fin. C’est pour partie ce que suggèrent Elizabeth S. Anker et Rita Felski dans le volume qu’elles ont co-dirigé, Critique and Postcritique, et Felski elle-même, à partir de son essai de 2008, Uses of Literature, puis dans The Limits of Critique (2015) et son récent ouvrage Hooked. Art and Attachment (2020). On ne peut qu’être bien sûr intrigué par la concomitance de cet essai récent de Rita Felski et de celui de William Marx, Des étoiles nouvelles. Ces deux textes s’essaient à comprendre comment la littérature nous fait épouser le monde, dans toute sa matérialité historique et l’épaisseur expérientielle de la résonance qu’elle a en nous ; nous verrons que la résonance est sans doute un concept clé pour comprendre l’agentivité historique et phénoménologique, historique parce que phénoménologique, de la littérature. Quoique déployant des rationalités critiques différentes, Marx et Felski ont en commun de se tenir aux confins de la littérature, là où elle fraie avec l’expérience, là où elle se laisse traverser par la réalité — celle historique des explorations scientifiques pour Marx, qui tournent notre regard vers les étoiles —, celle de la pluralité des habitus culturels qui nous abritent et que nous abritons pour Felski : une chanson qui cristallise un moment de nos vies, les quelques vers d’un poème, un film vu et revu…
9Pour Felski, comme pour Marx, il n’est plus même pertinent de cartographier la littérature et de faire le départ entre elle et son ailleurs ou son autre, entre son centre — son essence — et ses confins. La puissance imageante de la littérature est la matière même de nos expériences, de notre être au monde. William Marx s’interroge ainsi : « Qu’appelle-t-on image en littérature ? Des mots, de simples mots. Mais des mots en capacité de se lier à une vision, à évoquer une configuration déjà connue dans la réalité, ou bien susceptible plus tard d’être reconnue si jamais l’on y était confronté » (Marx 2021, 9).
- 2 On Literature se veut une défense et illustration de la puissance heuristique de la littérature.
10Lier, configurer, reconnaître : la capacité de la littérature est donc bien d’articuler notre être au monde, de s’en saisir et de le re-saisir, de le réarticuler pour ouvrir les domaines du possible et « rendre compte du jamais vu » (Marx 2021, 10). Le paradoxe logique — rendre compte du jamais vu/être comptable et déployer, par un fulgurant effet d’intempestivité ce qui ne s’imagine pas encore —, ce paradoxe fait la puissance et l’agentivité de la littérature. On peut objecter que la définition n’est en rien nouvelle, que Joseph Hillis Miller, dans On Literature, ne nous dit déjà rien d’autre2. Mais objecter cela, c’est faire peu de cas de la lettre même de la définition proposée par William Marx ; car il est bien question ici de configuration, de réalité, de connaissance et de reconnaissance, de confrontation, bref de la littérature comme forme de vie, puisque, Marx nous le rappelle, « la littérature détermine aussi les cadres de la perception » (Marx 2021, 11). Il n’est plus ici question d’absolu littéraire, mais bien d’une configuration, de ce lien qui nous relie au monde, le connaît et le lit pour et avec nous. Je n’aurai pas le temps de m’intéresser en détail à la manière dont l’invocation de l’image amène le dire à frayer avec le voir, avec la puissance/la capacité imageante du langage. Car il est bien, une fois encore, question ici de cette vieille notion de représentation, dont on pensait avoir vu la fin. Mais la représentation n’est pas morte finalement. Elle insiste. Elle s’obstine. Elle objecte que la littérature cristallise et nous donne à voir notre relation configurante à l’expérience, à sa matérialité historique. Elle lit et relie. Pour quiconque s’intéresse aux politiques de la représentation aux xxe et xxie siècles il s’agit bien, à nouveau, de rendre compte de la capacité de représentation, de configuration de la littérature, de sa/ses puissances herméneutique et cognitive.
- 3 Sur la survivance trans-historique des images de pathos, on renverra bien sûr à l’essai que George (...)
11Lire ce serait donc toujours se relier, et se relire dans le monde. Georges Didi-Huberman, qui n’aura cessé d’explorer la capacité de configuration de l’image, ne dit rien d’autre dans son discours de réception du prix Warburg, qui lui fut décerné en 2021 à Hambourg et qui est paru, en version anglaise, dans un tout récent numéro de Critical Inquiry ; 2021 : une fois encore intéressante coïncidence ou co-existence des dates. Suivant l’injonction de Warburg formulée dans un discours prononcé à l’occasion de la réouverture de l’Institut d’Histoire de l’art de Florence en 1927 : « Si continua – coraggio ! – ricominciamo la lettura » (« On continue — courage ! — Reprenons la lecture », je traduis [Didi-Huberman 2023, 276]). Il n’est donc pas de fin, mais un travail de reconfiguration, de ressaisie du monde infini. On comprend la puissance de cette injonction pour Georges Didi-Huberman. Elle ajointe image et herméneutique, les survivances de l’image — les Pathosformeln — dont Warburg aura suivi la trace dans notre imaginaire et leur historicité au présent3. L’injonction nous oblige, comme elle oblige l’image et sa capacité de configuration. Elle nous rappelle aussi que lire c’est d’emblée installer et entretenir la promesse d’un lien à nous-mêmes, ici et maintenant : « How, then, should we understand this injunction to ‘start the reading again’ (relire)? With what should it be linked (relier)? What should we expect from the act of reading in this call to read again? » (Didi-Huberman 2023, 277 ; traductions dans le texte).
- 4 Bruno Latour formule cette théorie dès 1987, dans Science in Action. How to Follow Scientists and (...)
12Rita Felski, dans Hooked, a pour sa part recours non à la métaphore de l’image, mais à celle, auditive, de l’accord — « attunement » —, pour signifier la relation qui se tisse avec les œuvres de culture qui nous importent. Le propos de Felski embrasse tout ce qui fait notre habitus culturel individuel, de la chanson à la littérature, du cinéma à l’art, formes dignes et indignes ou pauvres, en un geste qui déborde les hiérarchies génériques et esthétiques. Quoiqu’elle aborde la relation esthétique d’un autre bord — spécifiquement celui tracé par la théorie des acteurs et des réseaux articulée par Bruno Latour et d’autres (Actor-Network-Theory)4 —, elle aspire aussi à comprendre ce qui se relit/relie dans ces attachements esthétiques. Comme Didi-Huberman, et Marx, elle nous rappelle à la nature co-existentielle de l’expérience esthétique : « There is never a face-to-face of subject and object ; even if we brood over a page of prose in monastic solitude, the air is thick with the ghosts of the many coactors who made the encounter possible » (Felski 2020, 7). Images survivantes, spectres : il conviendrait de s’interroger sur cette poétique du fantôme, sur ce qui se dit d’un retour endeuillé d’une expérience principielle, au cœur de la relation. Je me contenterai plutôt de souligner que cette capacité à nous attacher est aussi une promesse de rencontre « anew » nous dirait Didi-Huberman, après Warburg ; capacité à nous porter au-devant du monde et en son milieu.
- 5 Annette Hug, Le grand enfouissement, trad. Camille Luscher, Chêne-Bourg, Zoé, 2023.
- 6 Alexandre Gefen, dans un essai de 2017, explore la capacité de la littérature à « réparer le monde (...)
13Pour quiconque travaille sur les imaginaires contemporains de la fiction cette rencontre a intimement à voir, à faire, avec la matérialité de la forme littéraire, son inscription, dans l’histoire — survivante toujours, mais bien vivante — de la littérature comme forme de vie, comme capacité à configurer le monde, à « recréer communauté et monde » (8), pour reprendre les termes employés tout récemment par Thiphaine Samoyault à propos du roman de l’écrivaine suisse Annette Hug, Le grand enfouissement5. « Faire monde » : sans doute ne lisons-nous, pour certains, que pour refaire, encore et encore, l’expérience de cette capacité inépuisable à faire monde, capacité qui objecte obstinément, en dépit de toutes les fins de parties6. Jean-Michel Ganteau, dans son tout dernier essai, The Poetics and Ethics of Attention in Contemporary British Narrative, choisit, pour sa part, de lire l’attention toujours singulière que la littérature construit en nous, comme l’espace-temps d’une intensification de l’expérience qui nous porte au-devant de l’altérité enfin connue et reconnue, une altérité qui nous relie, nous change et nous oblige. C’est cette capacité d’attention de la littérature qui alors ici fait monde.
- 7 On peut ainsi renvoyer au dernier roman de Isabel Waidner, Sterling Karat Gold (2021). À propos de (...)
14Je tenterai, dans le reste de mon propos, de comprendre comment « faire monde », pour des écrivaines et écrivains tels qu’Ian McEwan, Ali Smith, ou Kazuo Ishiguro, revient toujours, inlassablement, à un travail de configuration et re-figuration du présent, travail intimement métamorphique, travail de relecture infini d’une identité littéraire située. Mon attachement à la littérature anglaise est là, dans son insistance obstinée à mettre en récit la matière du monde. On m’objectera, et on aura raison, que la littérature anglaise ne saurait se réduire — « se réduire », comme si le travail de la représentation constituait une limite ou une faiblesse de la littérature ? — au seul récit et à la représentation, et on aura raison. La littérature expérimentale a toujours fait cette autre promesse d’une transgression anti-mimétique, contre le récit : de Christine Brooke-Rose ou B.S. Johnson à Tom McCarthy ou Isabel Waidner7, la littérature anglaise contemporaine n’aura eu de cesse de défaire la grande forme. Mais quiconque a vécu un peu au long cours avec Mrs Dalloway ou dans Jacob’s Room, sait aussi que même les modernistes anglais n’auront jamais renoncé à la puissance du récit, à sa promesse de sens, à la fulgurance orphique de la clôture, quand bien même elle est bien sûr traversée par la mort. Jacob’s Room, comme je l’ai suggéré ailleurs (Bernard 2022a), reste un Bildungsroman, en dépit de tout, et To the Lighthouse se clôt sur le trait définitif d’une vision réparatrice ; « I have had my vision », sont, on s’en souvient, les mots sur lesquels se clôt le texte de Woolf : ouverture salvatrice infinie que seul autorise le miracle du present perfect.
15Le récit, et plus spécifiquement encore, le récit réaliste, quand bien même son pacte mimétique est mis à mal, insiste, s’obstine, résiste dans nombre de textes publiés ces six dernières années en Grande-Bretagne. Chez Ali Smith, Ian McEwan ou Kazuo Ishiguro, la mimesis fait front. Elle se dresse face au présent et face à l’histoire. Elle tient, et tient à donner forme à l’expérience d’une historicité douloureuse, dans laquelle, depuis sans doute les années soixante-dix, le corps politique ne se vit et ne se pense plus que sur la mode de la fracture : sociale, culturelle, toujours politique donc. On pourrait se tourner vers la poésie ou le théâtre britannique contemporains et l’on ferait le même constat : de Simon Armitage — poet laureate depuis 2019 — à debbie tucker green, dans le domaine théâtral, la littérature britannique ouvre une scène agonistique. L’expérience du présent et la conscience historique y sont traversées par des fractures qui rendent impossible tout ajointement de l’individu et du collectif. Ici, comme dans la fiction, la représentation y est tout à la fois impossible et impérative, faillible et urgente. Élisabeth Angel-Perez explore en détail, dans son essai récemment publié Le théâtre de l’oblitération, cette dialectique finalement aporétique qui oblige plus que jamais la littérature qui se tient face au présent : « Le non-spécularisable, cet être qui échapperait à l’être-vu, à la fois désengage la question de la représentation et la refonde » (360).
16Dans son roman Lessons paru en 2022, Ian McEwan se place au cœur du régime des représentations ; il embrasse la promesse du roman comme forme de vie et ainsi la mémoire vive du roman anglais et du Bildungsroman tel qu’inventé par Dickens et l’on verra que Dickens ne cesse aujourd’hui de faire retour dans la fiction, qu’il résonne. Quelles leçons l’héritage mimétique nous livre-t-il, quelles leçons, dans leur impertinence même, ou leur anachronisme ? Le roman peut-il encore embrasser le monde et l’histoire ? Peut-il être comptable de notre historicité elle-même faillible et s’attacher encore et toujours à donner forme à ce qui ne peut se connaître tout à fait ? McEwan choisit ici de suivre le parcours d’un everyman des années 40 à aujourd’hui, des années qui précèdent sa naissance même, à sa mort murmurée dans les dernières lignes du texte ; « from the cradle to the grave », pourrait-on dire, en écho à William Beveridge, initiateur du Welfare State en 1942. De la fin de l’occupation anglaise en Afrique du Nord, à la crise du Covid-19, Lessons se donne pour ambition farouche et sciemment illusoire de remettre au travail le pacte mimétique. Chaque chapitre de la vie du protagoniste est ainsi corrélé à un événement historique majeur, qui a durablement changé la Grande-Bretagne et aura ébranlé les fondations de son pacte social.
17McEwan, qui n’aura cessé de tester les puissances du roman, sait qu’imaginer — encore — un Bildungsroman implique un très complexe travail réflexif, et d’écrire avec et contre la fin de cette forme qui fut la forme même de la modernité. Franco Moretti, dans son essai fondateur sur le Bildungsroman, de 1987, The Way of the World, le souligne : ce genre littéraire qui aura imaginé, donné forme, mis en récit, la condition même de la modernité, en Angleterre, est d’emblée une forme vouée à l’aporie : c’est-à-dire donner forme à ce qui ne peut avoir de forme, le mouvement perpétuel de la modernité. Et la subjectivité qui se construit dans cette forme principielle du roman creuse une intériorité toujours déjà faillible et manquante : « dissatisfied and restless » (4), suggère Moretti. Mais c’est aussi parce qu’elle porte en elle ce manque, la promesse d’une impossible clôture que le Bildungsroman est aussi un genre addictif, pourrait-on dire. Trois ans avant la parution de l’essai de Moretti Peter Brooks nous ramenait à une évidence simple et puissante : nous lisons « for the plot » (Brooks).
18McEwan sait tout ceci, comme il sait, avec Lukács, que le roman est la forme pauvre — vulnérable nous dirait Jean-Michel Ganteau — d’une faillite, celle du récit moderne à dire l’histoire et à la transcender ; je renvoie ici à « Raconter ou décrire », le texte que Georg Lukács consacre en 1936 à la description réaliste et à son matérialisme dégradé. McEwan sait lui aussi que le grand roman réaliste et le Bildungsroman sont des formes dégradées. Mais cette fatigue formelle est elle-même comptable de notre propre délitement historique. La métalepse sur laquelle se clôt Lessons scelle la double valence de cette réflexion sur l’art du roman. Alors qu’il va bientôt mourir, le protagoniste échange avec sa petite-fille sur la lecture qu’il sait qu’il ne pourra pas accomplir avant de s’éteindre — clôture bilingue, car la petite-fille du protagoniste a la double nationalité britannique et allemande et a grandi en Allemagne :
“Und was liest du, Opa?” And what are you reading?
“Well, there’s a pretend book I want to read. It’s very interesting and so enormous that I don’t think I’ll ever get to read it all.”
“Who’s in it?”
“Absolutely everybody, including you. And it’s a hundred years long.”
“Und was passiert da drin?” What happens?
“That’s what I’d love to find out.”
(McEwan 2022, 482)
19Lire, relire, relier encore une fois semble une tâche impossible et pourtant, comme Warburg, McEwan semble aussi nous dire qu’il faut continuer. Ou selon les derniers mots de L’innommable de Samuel Beckett : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer » (213). Lessons est donc le roman impossible du présent, un roman peuplé des fantômes du Bildungsroman, mais David Copperfield ne fait-il pas aussi revenir les fantômes dans les toutes dernières lignes du récit, alors que David se tient aux confins de la vie et s’écrit encore, ne renonce pas à s’inventer sur le fil ténu de son souffle narratif ?
20Dickens, toujours lui, revient déjà hanter l’incipit de Autumn de Ali Smith, premier volet de son Seasonal quartet ou Brexit quartet, écrit sur le fil de l’histoire en réponse au référendum de 2016. J’ai déjà largement exploré cette somme et ne reviendrai pas en détail sur la manière dont elle se définit, en un constant retour réflexif, comme comptable du monde et du destin douloureux de tout un corps politique (Bernard 2019, 2022b). Je rappellerai simplement les mots sur lesquels s’ouvre cette série : « It was the worst of times, it was the worst of times. Again. That’s the thing about things. They fall apart, always have, always will, it’s in their nature » (Smith 2016, 3 ; gras dans le texte). On aura reconnu tout à la fois l’incipit, radicalement infléchi, de A Tale of Two Cities, le grand roman historique de Dickens, roman de la révolution, roman des illusions perdues : « It was the best of times, it was the worst of times, it was the age of wisdom, it was the age of foolishness, it was the epoch of belief, it was the epoch of incredulity, it was the season of light, it was the season of darkness… ». L’incipit de Autumn résonne ici de cette histoire longue du roman historique, le texte de Dickens étant déjà un roman historique trop tard venu, après Walter Scott.
21Soulignons que la résonance occupe une place privilégiée dans la nouvelle critique ou post-critique de la réception que Rita Felski élabore. Elle est cruciale, selon Felski, pour comprendre non seulement nos attachements esthétiques, mais par extension, la manière dont ces attachements sont tramés de souvenirs, de survivances, de résonances qui nous inscrivent dans une communauté affective de lecture, et nous en rend acteurs, au-delà et à travers l’expérience de lecture :
- 8 La théorie de la résonance trouve, entre autres, sa source dans le texte de la philosophe et spéci (...)
Against the grain of […] critical historicism, I want to articulate and defend two related propositions : 1) that history is not a box—that conventional models of historicizing and contextualizing prove deficient in accounting for the transtemporal movement and affective resonance of particular texts—and 2) that in doing better justice to this transtemporal impact, we might usefully think of texts as ‘nonhuman actors’—a claim that […] requires us to revise prevailing views about the heroic, self-propelling, or oppositional nature of agency and to ponder the links between agency and attachments. (Felski 2011, 574)8
22Pour Ali Smith, lire, c’est, encore et toujours, lire et relire le présent, à l’orée de cette grande série qui vise à embrasser, comme Lessons, un vaste pan de l’histoire anglaise récente et de ses failles. C’est aussi poser son lien de re-lectrice avec la langue de ceux qui ont fait le récit du sujet contrarié et fragile de la modernité. Car Smith ne le sait que trop, avec Yeats, les choses se défont, se délitent, « fall apart, always have, always will, it’s in their nature ». Il revient donc au roman la tâche de les relier, les ravauder, les mettre en récit et les lire. Toute la série du Brexit quartet fera œuvre de liaison, contre la déliaison du monde, afin de refaire corps politique.
- 9 Voir en particulier le chapitre 3 de The Poetics and Ethics of Attention in Contemporary British N (...)
23Mais que faire quand c’est le sujet même qui manque, qui est absent ? Comment faire lien ? Comment s’attacher ? Comment narrer une telle absence de lien ? Comment dire et lire ? Comment croire encore dans les capacités de la littérature à faire forme de vie ? C’est la question que se pose Kazuo Ishiguro dans son dernier roman Klara and the Sun, paru en 2021. Le roman d’Ishiguro, un récit sourdement dystopique, fait le pari de se porter aux confins de la conscience narrative en imaginant un récit à la première personne, narré du point de vue d’une androïde — une intelligence artificielle. Ian McEwan a déjà, dans Machines Like Me (2019), sondé les enjeux de la mécanique de l’empathie quand le focalisateur est non humain. Jean-Michel Ganteau a montré, dans The Poetics and Ethics of Attention in Contemporary British Narrative, comment un tel pari bouleversait en profondeur le pacte de lecture et, finalement, notre propre capacité de projection affective9. Ishiguro pousse encore plus loin l’expérimentation avec le pacte mimétique et la grammaire narrative. Car, contrairement à l’androïde de Machines Like Me, la narratrice de Klara and the Sun n’apprend pas ou peu. Programmée pour en savoir juste assez pour remplir sa mission d’assistance à une adolescente, au génome lui-même augmenté, elle reste dans l’incompréhension du monde jusqu’au bout, alors qu’elle s’éteint lentement dans un cimetière à androïdes. L’expérience de lecture de Klara and the Sun est une expérience troublante. Nos réflexes affectifs, nos conditionnements de lectrice et de lecteur semblent inopérants. Quand bien même la narration à la première personne nous invite à l’empathie, la puissance de l’ironie dramatique qui sous-tend le texte n’ouvre sur aucun savoir et se révèle dépourvue de valeur cognitive. Nous n’apprenons rien, si ce n’est ce que nous savons déjà : la narratrice reste une machine, un algorithme voué à l’incomplétude. La logique herméneutique et cognitive du Bildungsroman est bafouée et le récit ne livre aucun effet de clôture rédempteur.
24Que faire donc de cette expérience de lecture ? Car quelque chose insiste pourtant. Quelque chose qui a sans doute à voir avec l’initiale du prénom de l’héroïne éponyme. Ce K résonne bien sûr. Il nous rappelle à une histoire du modernisme le plus sombre : celui de Joseph K dans Le procès de Kafka, mais aussi celui de Life & Times of Michael K, de J.M. Coetzee, romancier s’il en est de la crise moderne de l’empathie et de ce qu’elle défait dans la fiction, comme en atteste Disgrace, roman crépusculaire de l’anomie. Klara résonne donc, malgré tout, d’autres sujets empêchés, entravés, condamnés au mutisme, à l’oubli, à la nuit, d’autres sujets in-humanisés. À l’initiale du roman d’Ishiguro, cette lettre doit être prise au pied de la lettre, pour ses capacités de résonance. Elle vibre. Elle nous affecte, jusque dans notre désaffection. Elle est donc comptable, signe de peu, et signe puissant, de la tâche de la fiction, de la résonance de la littérature. Elle nous rappelle à la puissance vibratile de la littérature, et à ce qui, encore et toujours l’oblige : faire monde et nous permettre de l’articuler jusque dans ses apories, de le réfléchir encore et toujours.