- 1 « leere Stelle » dans le texte allemand ; « blanks », « gaps », « places of indeterminacy » dans la (...)
1Dans The Act of Reading, l’ouvrage qui a changé la conception que nous nous faisions de la lecture, Wolfgang Iser consacre le dernier chapitre de sa présentation aux « vides » ou « blancs » du texte, « lieux d’indétermination1 » dont il fait le support central et décisif de la participation du lecteur, aussi bien dans le cas du texte documentaire que dans celui de fiction. Son analyse porte sur la dimension sémantique du texte. On reconnaîtra aisément que ses conclusions peuvent s’appliquer aux silences structurels et syntaxiques propres au récit de fiction, petits « riens » qui pourraient passer inaperçus mais y sont de la plus haute importance puisqu’ils mettent en évidence une sorte de carrefour où se rencontrent écriture et lecture. Sans elles, le sens tel qu’il se donne à nous et tel que nous le décodons nous resterait inaccessible. Les coupures physiques opérées dans le tissu narratif déclenchent une véritable maïeutique de la césure, au sens large du terme, qu’il s’agisse d’interruptions majeures telles que les divisions en chapitres, de pauses locales correspondant aux paragraphes et à la période, ou de micro-suspensions inter-et infra-phrastiques afférentes à la ponctuation. Ces faits d’appartenance rhétorique nous orientent vers une approche typologique partiellement anhistorique. Ils sont aussi inter-génériques puisqu’ils concernent tous les types d’écriture. En dernier ressort, ils relèvent du style individuel, chaque romancier les mettant en œuvre à sa façon, de la plus machinale à la plus créatrice, avec toutes les nuances intermédiaires. Qui plus est, ce donné collectif a varié selon les époques, de l’élaboration des formes canoniques du roman occidental au xviiie et surtout au xixe siècles à sa mise en cause, sa subversion et son dépassement dans le moment utopique du modernisme ; sans oublier l’épisode plus tardif des expérimentations en France autour du nouveau roman, avec un retour en arrière, ou au moins un compromis, aujourd’hui, dans la plupart des pratiques contemporaines. Le roman présent ne peut donc être véritablement compris dans sa variété hors de la relation avec les grandes écritures du passé, en particulier celles du xixe siècle qui composent dans leur ensemble cette « grande tradition » à partir de laquelle, ou contre laquelle, les écritures modernistes se sont établies. Ainsi Virginia Woolf définit-elle son projet, dans « Modern Fiction », en opposition absolue avec l’approche de ses prédécesseurs. Remonter aux sources presque premières du xixe siècle paraît donc nécessaire si on veut définir et caractériser en eux-mêmes des fonctionnements toujours présents dans les modalités utilisées aujourd’hui encore. La comparaison est d’autant plus nécessaire que ces fonctionnements pourraient passer inaperçus du fait qu’ils sont la plupart du temps modulés, masqués, contrecarrés, et parfois même refoulés.
2Les quatre exemples ici retenus, parmi tant d’autres possibles, ont été choisis parce qu’ils représentent tous des cas extrêmes permettant de mieux mettre au jour les processus en jeu et d’en définir plus clairement les retombées sémantiques en termes de lecture. Le premier concerne la forme « feuilleton » établie en Angleterre dans les années 1830-1840 et qui n’a plus guère bougé depuis. L’extrait retenu met tout particulièrement en évidence la fin de chapitre et les jeux de la ponctuation. L’avantage complémentaire du cas Thakeray (doc. 1 ci-dessous), et de celui de Dickens (doc. 2 ci-dessous, cité pour sa dimension parataxique), est que la séparation entre littérature populaire et littérature élitaire n’était pas encore intervenue, le feuilleton s’adressant à tous les types de public indistinctement. Les faits en jeu gardent donc une pertinence générale que la division actuelle entre haute et basse littératures tend à nous faire perdre de vue, voire nous en faire contester la présence dans les formes dites supérieures de fiction. Les deux extraits suivants (doc. 3 et doc. 4 ci-dessous), concernent la dimension plus restreinte de la ponctuation. Repris de Ulysses de Joyce, ils illustrent deux formes de « courant de conscience », l’une parataxique (les funérailles de Dignam), l’autre hypotaxique (le monologue de Molly, et son absence complète de toute scansion syntaxique).
- 2 « By impeding textual coherence, the blanks transform themselves into stimuli for acts of ideation (...)
- 3 « As blanks mark the suspension of connectability between textual segments, they simultaneously for (...)
- 4 « The nonfulfillment of traditional narrative functions leads to « minus functions »... » (Iser 209 (...)
- 5 « The text itself simply offers « schematized aspects » through which the subject matter of the wor (...)
- 6 « [...] how I dig out beautiful caves behind my characters. [...] The idea is that the caves shall (...)
3Avant d’entamer cette étude de cas, un retour sur la notion de « blanc » selon Iser paraît nécessaire, en particulier concernant les échanges entre texte et lecteur qui interviennent en ces moments cruciaux de la rencontre avec le texte. Le blanc selon Iser désigne toutes les interruptions de la « bonne continuation » de la lecture (Iser 185), tous les manques de cohérence2 qui simultanément suspendent la lecture et en connectent les phases successives3. Ces mécanismes mettent en jeu l’échange dialectique déclenché par chaque fait narratif nouveau dans sa relation dynamique avec l’horizon textuel acquis, horizon ainsi élargi par ce fait inédit qui vient s’y agglomérer en cours de lecture. Le manque de cohérence marqué par le « blanc », sorte de « fonction moins4 », déclenche la productivité du lecteur (211) qui ne peut alors que s’en remettre au répertoire acquis, répertoire relatif à son cheminement dans le texte individuel et, plus largement, à tout ce qui touche à ses expériences personnelles de lecture et de vie ayant précédé cette rencontre. Le blanc est le point-pivot (169) de la « concrétisation » du texte par ce lecteur5, donné qui exige un investissement herméneutique personnel sans lequel la progression de lecture devient impossible. Tel est bien le moyen que, selon lui, Virginia Woolf paraît adopter lorsqu’elle se réfère aux « cavernes » qu’elle « creuse » derrière ses personnages6. La suspension du déroulement par ces blancs permet ainsi et paradoxalement la « bonne continuation » de la lecture (185). Iser donne quatre exemples de ces modalités, de la plus rigide et normative à la plus ouverte et déstabilisante : tout d’abord le texte à thèse, puis le feuilleton, puis le roman à dialogues, et pour finir, le récit moderniste.
4Dans son très intéressant article : « Le Rôle des blancs dans la constitution de l’acte de lecture en poésie moderne », Laurence Bougault complète utilement la typologie établie par Iser. Elle distingue quatre formes de blancs : les blancs typographiques, les blancs syntaxiques, les blancs sémantico-fictionnels, les blancs référentiels. Les deux premiers correspondent très précisément aux quatre exemples ici retenus en vue d’illustrer les effets syntaxiques et typographiques. Le troisième type est celui qui intéresse Wolfgang Iser tout au long de son analyse de l’acte de lecture. Quant au quatrième, il renvoie à une approche représentée par la poésie de Mallarmé, particulièrement dans « Un coup de dés ». En littérature anglaise on pourrait penser à son contemporain, Hopkins, dont les poèmes les plus complexes recourent systématiquement à ces quatre formes de blancs. Laurence Bougault fait aussi remarquer que les blancs syntaxiques « sont presque totalement passés sous silence dans L’Acte de lecture » (70). On pourrait en dire autant des blancs typographiques, et pourtant ces deux types ne cessent de guider et d’influencer la concrétisation du texte par le lecteur au plus près de sa rencontre individuelle avec une voix qui lui conte une histoire.
5L’intérêt de la fin d’un chapitre situé à l’apogée du roman — (doc. 1 10) « A Rescue and a Catastrophe », Vanity Fair, chapitre LIII —, est que les processus en jeu y sont comme essentialisés. Ce grossissement vient bien sûr de la dimension « feuilleton », dimension accentuée ici par le fait qu’il s’agit d’une méta-fin encadrant les trois chapitres composant la livraison du mois — un « number », avec couverture jaune canari pour Thackeray, et bleu-vert pâle pour Dickens) —, et interrompant ainsi temporairement l’échange avec les lecteurs. À cela s’ajoute que du point de vue de l’intrigue, le dernier chapitre de la livraison concernée met littéralement fin aux menées carriéristes de l’intrigante qui ont soutenu notre intérêt jusque-là. Cet arrêt temporaire concluant un épisode majeur joue ainsi de multiples façons un rôle intermédiaire entre fin de chapitre et fin terminale de roman.
6Le narrateur y conduit une double exégèse (un peu à la manière des futurs romans policiers) mettant au jour les deux composantes latentes du suspens, et peut-être de tout suspens : la composante « intrigue » (que va bien pouvoir faire l’héroïne ?), la composante « éthique » (que penser de son comportement ?). Le silence qui nous est imposé est donc travaillé par une double question à laquelle le narrateur nous demande indirectement de répondre. En parallèle, le fait qu’il se déclare incapable de nous aider dans ce travail d’interprétation transforme cette interruption de récit en une sorte de mystère de vie qui naturalise l’ensemble du dispositif. Nous sommes donc conduits à juger sur pièces, comme l’indiquent les adjectifs « dismal », « dreary », « miserable », « lonely », « profitless » (ce dernier, qui relève du discours indirect, démasquant avec une pointe de cynisme le machiavélisme et les comportements douteux de Rebecca). Le commentaire dresse un clair tableau de la situation : « lies », « schemes », « selfishness and wiles », « wit », « genius ». Les termes « bankruptcy » et « accomplice », la remarque de Rawdon : « you might have spared me a hundred pounds [...] out of all this », dénoncent le crime presque partagé et la transgression des valeurs en cours dans ce milieu et à l’époque. Nous écoutons la voix du narrateur comme celle d’un prêtre en chaire. Telle est bien la signification chargée de cet entre-deux de silence forcé causé chez les lecteurs contemporains par l’interruption temporaire du récit, ou pour nous, dans le moment de la page tournée. Une sorte de manque et de surcroît d’attente est créé, qui emplit le vide soudain ressenti, expérience que connaissent bien les habitués du feuilleton télévisé au moment où s’interrompt l’épisode du jour. Outre notre désir de continuation, nous restons sur un pour-contre dont le récit prétend nous avoir donné tous les tenants et aboutissants.
7Le même mécanisme se retrouve au niveau plus restreint du découpage en paragraphes et de la ponctuation interne de chacun d’entre eux. On note que l’édition électronique Gutenberg introduit un paragraphe après « or if that corrupt heart was in this case pure ? », façon de distinguer l’évaluation axiologique de la description de la scène entourant celle qu’on appelle maintenant « the woman ». Ce découpage supplémentaire met ainsi en évidence un arrêt temporaire où intervient nécessairement notre jugement à ce moment précis du texte. Ainsi procède en fait tout paragraphe dans le texte de fiction, et même de démonstration, mais de façon plus discrète et plus éphémère qu’un chapitre dans son intégralité. On avait déjà noté, et subi, le puissant interligne — en termes de silence — séparant la fin de la scène elle-même (« And he left without another word ») de l’arrêt sur image terminale, avec commentaire exégétique. Ces deux types d’effet mécanique, le second, simplement plus accentué, nous imposent un même retour méta-critique et donc évaluatif sur le texte.
8Une orientation semblable se devine au niveau plus restreint des coupures inter- et intra-phrastiques apportées par la ponctuation. La phrase paragraphe qui conclut le corps du chapitre est éloquente de ce point de vue. À la protestation « I am innocent » s’oppose la reprise purement descriptive : « And he left her without a word ». Ce curieux « And » semble mimer la double et abrupte réaction silencieuse des protagonistes qui met fin à cet ultime moment de vie commune. Le silence bornant l’affirmation de l’épouse pécheresse et la syntaxe le provoquant, nous font ainsi intérioriser ce sommet dramatique de confrontation. En même temps, la pause indiquée par le point accentue le retournement dramatique : le « And he » bifurque soudain vers le mari alors qu’on aurait pu attendre « And she... ». Le narrateur reprend ainsi le fil de la narration, la rupture syntaxique agrandissant encore par contraste l’effet du mutisme des époux. Cet effet est prolongé par la série anaphorique de questions qui suivent et sont reprises par une phrase insistante, elle aussi anaphorique : « All her lies and her schemes, all her selfishness and her wiles, all her wit and genius had come to this bankruptcy ». Il s’agit bien d’une conclusion synthétique, véritable terminus ad quem littéralement mimé par la syntaxe.
9La ponctuation intra-phrastique joue un rôle homologue bien qu’atténué et plus passager. Dans « Her hair was falling over her shoulders ; her gown was torn... », le point-virgule appuie le parallélisme syntaxique tout en imposant une suspension impliquant rupture et continuation. Ainsi intervient un mini-bilan de lecture en pleine phrase, en parfaite correspondance avec l’insistance de l’anaphore. De même la virgule dans « She heard him go downstairs a few minutes after he left her, and the door slamming and closing on him », incarne textuellement l’instant suspendu précédant un départ sans retour, ce qu’une lecture orale dramatique aurait tout loisir d’accentuer. La ponctuation dans son ensemble participe donc de façon essentielle d’une dynamique unique, celle de la négociation et de l’accentuation progressive de l’effet de fin, en référence aux deux composantes de base : intrigue et évaluation. La femme calculatrice a maintenant été rattrapée par ses agissements coupables et a reçu la punition qu’exige la justice poétique. Telle est bien l’efficace du feuilleton portée ici à son maximum par un auteur qui maîtrise parfaitement cet art de séduire et de gouverner ses lecteurs. D’un autre côté, une pareille virtuosité dénude littéralement la productivité de lecture, programmée et forcée, à l’œuvre dans l’écriture de roman. Elle démontre que l’interruption syntaxique, qu’elle soit plus terminale (dans le cas des chapitres et des paragraphes), ou plus ponctuelle (dans celui de la ponctuation inter- et intra-phrastique), fournit l’un des supports critiques les plus fins et les plus efficaces en matière de diagnostic narratif.
10La parataxe a pour conséquence principale d’accentuer le silence inter-phrastique que l’enchaînement syntaxique ordinaire s’emploie au contraire à combler. Dans les deux versions ici retenues, elle se veut constat de factualité, non intervention du narrateur, la différence étant que chez Dickens les coupures interviennent dans un discours narratif unitaire, alors que chez Joyce il y a juxtaposition entre des appartenances génériques différentes, ce qui tend à dénuder des phénomènes restés latents chez Dickens.
11Les trois premiers paragraphes de Bleak House (doc. 2 ci-dessous) décrivent Londres au début de l’hiver. Ils nous font passer de la cité en novembre, au brouillard sur la contrée toute entière avec retour vers les rues à l’heure du crépuscule. Deux paragraphes au présent poursuivront en syntaxe normale la mise en perspective pour assurer la transition vers le récit au passé à partir du sixième paragraphe : ainsi est donc progressivement opéré le passage d’un chronotope élargi au chronotope particulier qui est l’objet propre du roman. Il y a là l’équivalent d’un effet de caméra nous faisant passer d’une vision panoramique en plongée à une focalisation graduelle sur quelques destins individuels dans le Londres de la mi-xixe siècle. La ponctuation en coup de poing qui prévaut dans les deux paragraphes renforce le côté visuel de cette présentation. La force de la parataxe frappe dès le début des deux premiers paragraphes : « London. » et « Fog everywhere. » ont statut de titres-programmes. Le martèlement des fragments de phrase successifs est particulièrement éloquent dans le second paragraphe avec la reprise anaphorique du mot « fog ». On note en particulier un flagrant contraste entre la première phrase réduite à deux mots et les longues séries anaphoriques qui suivent, la scansion par les points-virgules apportant moins un répit que la suggestion d’une sorte d’étouffement croissant. On remarque aussi l’emploi de deux tirets cadratins, le premier suspendant le rythme, pour insister sur l’oxymore dysphorique : « flocons de suie », et le second attribuant au gaz la conviction qu’un crépuscule en plein après-midi, c’est quand même anormal. Ces deux silences supplémentaires s’unissent au reste de la ponctuation pour nous faire intérioriser un début de roman clairement situé du côté négatif. Le déchiffrement du texte paraît alors des plus simples et évidents : les silences inter-phrastiques se font sémantiques (Bougault 73). De façon discrète mais insistante, la dimension mimétique de ces blancs, ne serait-ce que du point de vue de la voix qui nous parle, « [orientent] l’activité lectorale » (Bougault 73), la préforment et la travaillent subrepticement. Une sorte de malaise envahit le lecteur qui n’en peut mais face à ce qui s’annonce dès le départ comme un univers quasiment opposé aux forces de vie et au bord de l’anormal.
12Chez Joyce (doc. 3 ), et contrairement à Dickens où prévaut une seule appartenance de parole, les phrases successives relèvent de registres et de domaines de langue différents. La conséquence en est que les effets restés latents chez Dickens semblent systématisés par une mise en évidence et peut-être même une exploitation subversive de la rupture syntaxique. Les discordances entre trois types de discours — narration, réflexion intérieure et liturgie — rendent plus explicite ce qui intervenait de façon minimale chez Dickens. De façon plus impérative que chez lui, l’arrêt marqué par un point final et le bilan temporaire qu’il implique s’imposent à notre attention, et ce du fait même que le domaine de langue change. Chaque rupture provoque un choc discursif accentuant le contraste entre les pensées de Mr Bloom et le service religieux en cours. La tombée du masque qui en résulte nous amène à immédiatement évaluer et la routine du rituel et les réactions du protagoniste face à elle : « They halted by the bier and the priest began to read out of his book with a fluent croak. / Father Coffey. I knew his name was like a coffin. / Domine-namine. / Bully about the muzzle he looks. Bosses the show. Muscular christian. Woe betide anyone that looks crooked at him : priest... ». Un peu plus loin, l’orientation satirique est rendue plus explicite encore par la déconstruction voltairienne, ou swiftienne, de l’aspersoir et du bénitier : « The priest took a stick with a knob at the end of it out of the boy’s bucket... »
13D’un point de vue plus général, les deux passages nous montrent qu’en effaçant le liant grammatical et syntaxique, la parataxe renforce l’effet terminatif de la phrase. Elle extrait, et nous force à interpréter, le silence fragmentaire négocié à ce moment syntaxique-là, un silence devenu rendez-vous axiologique renouvelé et toujours plus confirmé dans ses conclusions au fur et à mesure que nous progressons dans le décryptage du texte. Ce que révèlent donc les deux extraits, l’un de façon plus directe et l’autre par le biais d’une sorte de déconstruction réciproque des discours en jeu, c’est que dans la lecture ordinaire, le silence temporaire marqué par la ponctuation en fin de phrase, nous guide ne serait-ce que de façon minimale et subliminale : il module incessamment notre accord ou notre désaccord avec ce qui vient d’être énoncé, et plus généralement avec le texte lui-même.
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14En arriver au monologue de Molly (doc. 4 ci dessous), c’est justement se voir privé de cette machinerie et de cette facilitation de la lecture. Le « courant de conscience » suivi7, par opposition à sa version parataxique dans l’extrait précédent, force la lecture vers l’avant, dans impossibilité où le lecteur se trouve de savoir où s’arrêter. L’absence de bornage syntaxique frustre l’attente spontanée de découpage phrastique. La respiration physique et intellectuelle négociée par le passage de phrase en phrase est entravée et, avec elle, la progression raisonnée du jugement et de la pensée. En réalité nous nous efforçons de rétablir les coupures (et les silences temporaires qui vont avec) et pallions ce manque, en restituant des traces ou hypothèses de divisions possibles. Ce mode d’écriture nous fait voir en creux des opérations syntaxiques soudain déniées, alors que nous les absentons si spontanément dans la lecture courante, ce qui n’empêche pas leur efficace de nous guider. Son effet principal est de rendre difficile la mémorisation progressive du texte dans son déroulement, et de nous plonger au contraire dans une sorte de flux associatif ininterrompu dont nous ne pouvons prendre la mesure que globalement et aléatoirement, un peu à l’image de l’impuissante réaction de rectification que provoque la grammaire torturée de la fameuse phrase de la Duchesse dans Alice’s Adventures in Wonderland8. Nous manquent donc le découpage et la mise en ordre hiérarchique d’unité syntaxique en unité syntaxique, ainsi que le regard rétrospectif et prospectif qui l’accompagne, le tout aboutissant à une succession d’évaluations et de prises de distance critiques qui, littéralement, ponctuent les fins de phrase, de période, de paragraphe et de chapitre. En réalité, c’est toute l’économie du silence fondant la mémoire de lecture qui nous est retirée.
15On comprend alors la puissance cinétique et sémantique du cas inverse maximal, celui de l’interruption provoquée par l’aposiopèse, concentré de la para-communication inscrite dans les silences du texte, figure même de l’émotion et de ses modulations, connotant aussi bien l’hésitation que la surprise, l’indignation que le plaisir, l’excès de sentiment que le dérobement et la réticence (Gradus 64-65). L’un des cas les plus flagrants et plus absolus de ponctuation à valeur d’aposiopèse est celui du chapitre « A Mad Tea-Party » dans Alice in Wonderland. Chaque fois que la logique naïve et donc naturelle de la jeune enfant rencontre l’arbitraire du sens selon le Chapelier, ses remarques innocentes sont contrées par un brutal mutisme imposant la fuite en avant vers un autre sujet : « “I didn’t know it was your table”, said Alice : “it’s laid for a great many more than three.” / “Your hair wants cutting”, said the Hatter » (Norton 55). Véritable fin de non-recevoir, cette soudaine interruption avec changement de conversation nous laisse imaginer l’étonnement de l’héroïne, qui provoque en retour notre désapprobation quant au comportement du Chapelier, et notre réaction dubitative devant une démarche incompréhensible. La situation de nonsense surmultiplie ici l’effet ordinaire de silence syntaxique.
16En comparaison les arrêts sur aposiopèse, avec renversements de perspective, qui interviennent fréquemment à la fin des romans de William Golding, donnent à cette confrontation aporétique la dimension d’une révélation au bord de l’indicible, et du mystère. Ainsi en est-il de la mort de Jocelin, précédant le dernier paragraphe dans The Spire : « A gesture of assent — / In the tide, flying like a bluebird, struggling, shouting, screaming to leave behind the words of magic and incomprehension — / It’s like the appletree ! // Father Adam, leaning down, could hear nothing. [...] So of the charity to which he had access, he laid the Host on the dead man’s tongue » (Golding 223). Les italiques, l’exclamation, le changement de paragraphe qui suit (ici indiqué par la double barre oblique), sont autant de blancs à remplir et qui impliquent une interprétation à construire en collaboration avec le texte. L’éblouissement final de Jocelin, dans cet ultime moment d’incertaine exaltation, est le contraire de la foi assurée, mais bornée du Père Adam, tout autant que de l’absurde qui sourd du blocage syntaxique chez Carroll. Le blanc est ici l’expression d’un surcroît d’inexprimable, d’une intuition de révélation gnostique. D’un côté, l’aposiopèse incarne le vide de l’impensable, de l’autre elle est le trop-plein de ce qu’on ne saurait dire. En réalité, la suspension accentuée qu’elle impose ne fait qu’hypostasier les réserves latentes de silence, et de signifiance, contenues par le moindre point terminal.
17Que notre lecture soit solitaire et silencieuse ou orale et publique, on voit que les dispositifs d’interruption et de ponctuation canalisent notre concrétisation du texte. Une telle concrétisation engage la totalité de notre répertoire, ce qu’Umberto Eco appelle « encyclopédie » acquise. Impliquant à chaque moment des processus de repérage, de tri et d’évaluation, une semblable opération oscille entre deux possibilités contraires. D’un côté l’« agnition », de l’autre l’« ouverture », ces deux notions selon Umberto Eco. Par « agnition », il faut entendre la reconnaissance de ce que nous savions déjà, à l’image de ces fréquentes scènes de révélation concluant les romans du xviiie siècle. À l’opposé, l’« ouverture », qui n’est pas comme on le croit liberté d’interprétation, intervient lorsqu’un texte nous propose deux ou plusieurs interprétations compossibles pourtant intrinsèquement inconciliables, ce qu’on appelle dans un autre domaine la double contrainte ou « double-bind ». Du côté de l’agnition se trouve le silence comme facilitation, accentuation, assurance et effusion de l’évidence : tout ce que l’écriture de feuilleton selon Thackeray pratique à longueur de page. Du côté de l’ouverture règne le silence comme trou, blocage par conflit sémantique, par impossibilité d’aucune solution : comme dans les arrêts de conversations sur lesquels Alice ne cesse de buter comme elle le remarque très tôt dans le récit, à sa naïve façon : « She had never been so much contradicted in all her life before... » (Norton, 41) ; ou comme dans les doubles fins chez Golding, à l’exemple de celle qui implique que l’officier Pincher Martin dont nous avions suivi les sept jours d’agonie ne peut avoir survécu plus de quelques secondes à sa chute en mer. Dans cette situation de contradiction, le silence aboutit à une mise en cause du savoir textuel de lecture ou au moins à sa réorganisation en vue de restaurer autant que faire se peut l’équilibre antérieur et le système d’évidences acquises qui le fondaient. D’un côté donc, le silence est rabattement et renforcement de répertoire, de l’autre il est dérangement, contestation, peut-être même contestation de ce que nous croyions savoir, avec bien entendu toutes les possibilités de gradations d’un extrême à l’autre.
18Le silence programmé par le texte dans ses découpages et sa ponctuation doit donc être vu comme « épreuve » — le mot « ordeal » est la version anglaise d’ordalie dont l’étymologie renvoie à l’allemand « Urteil », donc au jugement —, comme processus de confirmation ou de déni et contestation. Le silence textuel, en particulier celui qui s’inscrit physiquement dans la mise en page et la typographie, est l’épreuve du sens, notre épreuve, notre voie obligée entre reconnaissance du connu et interprétation de ce qui nous dépasse. C’est là toute la véritable richesse d’une forme lecture qui se veuille plus consciente de ces processus, et par conséquent plus dynamique et plus éclairée.
- 9 Dans Lector in fabula, Umberto Eco utilise le terme « actualisation » en référence à la façon dont (...)
19En allusion indirecte aux dernières paroles de Hamlet : « The rest is silence », on pourrait affirmer que le silence du texte ainsi conçu est le reste en soi, le lieu d’échange dynamique au point de rencontre entre l’actualisation générique selon l’écriture en jeu, et la concrétisation que nous en opérons9. Ce silence, surtout dans sa version narrative, est l’opérateur irremplaçable de la lecture dans sa dimension de décryptage et de construction sémantique. Il est tout sauf un vide ou rien temporaire. On rappellera ici la distinction complémentaire établie par Laurence Bougault concernant les blancs en poésie (Bougault 82), précision fort intéressante concernant le thème général de ce volume, qui conduit à différencier « [...] le blanc (comme structure), le vide (comme thème), le rien (comme suspension à l’horizon des événements ») (82). Ce silence du texte ne s’approche jamais du rien sémantique que dans la subversion extrême de l’oxymore de langue ou de l’aposiopèse absurdiste. Et encore, ne s’agit-il pas d’un rien véritable mais d’une contradiction qui suspend et déconstruit les opérations de sens ordinaires et acquises. Dans les autres cas, il n’y a en lui qu’abondance et débordement de signifiance. Encore faut-il savoir reconnaître les dangers de cette abondance, et du sens de l’évidence où risquerait de se perdre à chaque instant une lecture trop naïve et trop séduite par les apparences du sens. Difficile équilibre à établir entre effusion et distance, tels sont les pièges, mais aussi la dynamique apportés par ces blancs qui, on le devine et on le voit, ne cessent à travers notre effort critique de faire parler le silence.