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Les affects et la lecture : plaidoyer pour une autre pratique du texte

Affects and reading : a plea for a different approach to texts
Michel Morel

Abstracts

The article analyses the latest discoveries in matters of cognition, and their importance concerning reading, and criticism. The three successive studies, to date, by Antonio Damasio all foreground the preconscious logic of affects, emotion only coming as a secondary outcome. These are revolutionary discoveries in so far as they reverse the recognized subordination of judgement to analysis. Such facts being established, the article proceeds to a review of different consequences to be drawn from such a Copernician turning of the critical tables : first in terms of the practice of duality, which makes it possible to establish hierarchies between genres, the prevalence of common traits in different genres suggesting the possibility of a pedagogy of reading based on a systematic and multipolar comparison between them, with implicit spin-offs in matters of devising new types of university syllabuses.

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  • 1 L’affect comme décharge d’énergie neuronale doit être distingué de l’émotion. C’est le matériau con (...)

1La première chose à noter dans le domaine de la lecture, qu’elle soit spontanée ou critique, est le rôle primordial des affects. Concernant cet aspect central de l’acte de lecture, une découverte capitale des sciences cognitives est intervenue dans les années quatre-vingt-dix : c’est d’elle dont Antonio R. Damasio nous parle dans son ouvrage fondateur, La Raison des émotions, L’erreur de Descartes1.

  • 2 Il faut cependant faire observer que même dans sa dernière version, ce texte ne pouvait pas prendre (...)
  • 3 Ne serait-ce que Thomas Hardy dont le roman The Mayor of Casterbridge est directement dérivé d’un f (...)

2Le fait essentiel mis au jour par ces recherches est que dans le moment même de la perception notre système nerveux oriente et interprète les stimuli reçus, en termes de positivité et de négativité. Il s’agit d’un phénomène instantané, de l’ordre de quelques millièmes de secondes, dont témoignent des réactions physiologiques immédiates — sudations et variations électriques de la peau du sujet — qu’on peut mesurer. La conséquence première de ces faits de perception est que le traitement des percepts précède et oriente les opérations du néocortex, et donc de la pensée organisée et consciente. Ce traitement fondateur ou tri originel est de première importance dans la mesure ou il implique que les processus de perception, et indirectement de pensée, trouvent leur origine dans une opération axiologique initiale, appuyée sur le répertoire acquis propre au sujet qui reçoit le message, en référence donc au système de pensée qui est le sien, et plus largement à celui de son époque. Le stimulus ainsi traité devient acceptable ou non, c’est-à-dire « bon » ou « mauvais » selon la pratique normative caractérisant le répertoire de ce sujet, et c’est cette évaluation élémentaire et immédiate qui, selon Antonio Damasio, enclenche toutes les autres opérations du cerveau, et par conséquent de la pensée. Inversement, ces recherches démontrent que la suppression de cette capacité première rend le sujet incapable de maîtriser son comportement. À l’origine de telles opérations se trouve ainsi un marquage évaluatif pour ainsi dire constitutif de pensée, ignoré de celle ou de celui qui en est le sujet. Un vulgarisateur parle à ce sujet de « coup d’État neuronal », de « piratage neuronal » et de « sentinelle psychologique du cerveau […] qui court-circuite le néocortex ». Il nomme la perte traumatique de cette faculté essentielle « cécité affective » (Goleman, 30, 34 & 31 respectivement). Ces orientations axiologiques impératives sont de l’ordre du réflexe immédiat, et imposent une vectorisation préliminaire au matériau auquel la réflexion consciente croit avoir à faire. Il s’agit donc d’un processus précognitif dont la logique réductrice explique en grande partie les démarches appréciatives immédiates, dans quelque domaine que ce soit, dans le moment ou nous déchiffrons, et donc « lisons », les signes du monde autour de nous. Nous sommes ainsi conduits à prendre pour naturelle et inscrite dans le stimulus lui-même cette dualisation première qui paraît organiser la réalité en positivité et en négativité, alors qu’elle provient en fait de notre appareil perceptuel. Nous projetons littéralement sur le monde une version reconstruite par cet appareil, version qui préforme notre perception en son origine même. Les observations cliniques de Antonio Damasio montrent que ces processus sont fondateurs et donc indispensables à la pensée organisée puisqu’ils permettent une sorte de marquage des percepts sans lequel tout ne serait que désordre et irrésolution dans l’esprit : ainsi en est-il de patients ayant perdu l’usage du cortex préfrontal, qui se voient ainsi privés de toute autonomie de pensée et de vie, alors même que leurs autres facultés intellectuelles ont été intégralement préservées (Damasio 1995, 54-55). Les découvertes de Antonio Damasio sont venues contredire des théories de la cognition qui ne concevaient pas jusque-là, et ne permettaient pas de concevoir, qu’on puisse tenir compte de la dimension affective. Il paraissait difficile en effet d’intégrer dans une démarche qui se voulait scientifique et non intuitive une composante aussi aléatoire. La réponse de Damasio est qu’il s’agit moins de réactions individuelles que de processus dont il est possible de mettre en évidence la présence, et dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Il a par ailleurs poursuivi ses recherches dans la direction d’une théorie de la mémoire et de la formation de la personnalité, qui se trouve exposée dans son second ouvrage : Le Sentiment même de soi (1999). Cette présence de l’affect paraît maintenant acceptée par les cognitivistes et intégrée dans leur méthodologie. De leur côté, les critiques en matière d’esthétique ont été beaucoup plus lents à prendre en compte le véritable changement de paradigme que ces découvertes représentent. Le plus décevant en ce domaine est de constater que ceux qui paraissent vouloir le faire restent prisonniers de présupposés conduisant à un double rabattement. D’un côté, ils réduisent la force déstabilisante de l’affect à l’émotion dans ses dimensions dites humanistes, et risquent ainsi d’en revenir à certaines dérives subjectivistes de la théorie de la réception ; ce qui était déjà le cas chez Nelson Goodman qui bien qu’il déclare que « les émotions fonctionnent cognitivement »et bien qu’il reconnaisse que « les émotions ne sont pas […] séparables des autres éléments dans la démarche cognitive » ne peut guère aller plus loin faute d’avoir reconnu la différence entre affect inconscient et émotion fonctionnant cognitivement ou non (Goodman, 290 & 2942) ; de l’autre, les commentateurs restent incapables de concevoir, comme le font pourtant les grands auteurs3, que les formes les plus élevées de l’art puissent trouver leur origine et puiser leur force dans des processus communs à tout un chacun, processus qui sont tout particulièrement mis en évidence dans les expressions et productions dites populaires ou de masse ; la démarche retenue conduit alors à méconnaître la puissance générale et hors catégories esthétiques de l’affect, et à paradoxalement rester prisonnière de lui puisque le choix préliminaire qui conduit à privilégier un niveau d’expression et d’écriture par rapport à l’autre est en fait dérivé d’une mise en œuvre irréfléchie (sous le coup d’un affect ignoré) du répertoire acquis et donc d’un enfermement dans les présupposés qui en découlent.

3Ce donné fondateur en matière de pensée organisée — de là le titre du premier ouvrage de Damasio puisque le type de jugement qui y est décrit ne se situe pas au point d’arrivée des démarches analytiques qu’il viendrait pour ainsi dire couronner, comme le conçoit Descartes, mais à leur départ même — tend, lorsqu’il n’est pas intégré, et pour ainsi dire mis à distance par la pensée consciente, à se présenter à nous sous les dehors d’une évidence indépassable. Les messages affectifs en provenance du cerveau limbique sont alors pris comme vérité du monde. D’outils subalternes de la pensée, ils deviennent dominants et paraissent énoncer une règle générale et absolue. De ce fait, ils orientent les jugements en réalité seconds que nous ne cessons d’émettre concernant tout ce qui nous entoure et tout ce qui vient à notre connaissance. L’une des conséquences les plus dramatiques de cette usurpation manifeste est qu’elle induit une reconstruction de l’univers qui nous entoure, en termes de dualité, une dualité apparemment générale et indépassable. Ce type de démarche, dont les conséquences se manifestent et tendent à prévaloir dans les moments de pensée irréfléchis (colère, haine, peur, etc.), nous amène à réduire les faits de vie ainsi traités et déformés à des fonctionnements bipolaires réactifs où chacun des pôles est défini de façon circulaire par son opposition à l’autre, processus de projection réciproque qui est à l’origine de comportements tels que le racisme ou l’agressivité paranoïaque, véritables maladies de la pensée et du comportement. À l’opposé de cette pratique spontanée des faits de dualité, toujours susceptible de resurgir pour peu que nous nous trouvions sous pression ou sous le coup d’une violente surprise, les processus de la pensée équilibrée et équilibrante trouvent dans l’expression artistique la plus élevée un modèle contraire de pratique de la dualité, une dualité fondée sur la complémentarité dans la différence. Dans ce second type de relation duelle, les pôles opposés ne se définissent plus réciproquement de façon oppositionnelle et circulaire, mais dans une relance constante de correspondance dans la dissemblance, qui, dans son expression la plus élevée, aboutit à l’échange dynamique et ouvert que Umberto Eco appelle « sémiosis illimitée ». C’est ce type d’échange, dans le domaine de la relation entre personnes, et particulièrement entre homme et femme, que D. H. Lawrence paraît définir dans son roman Women in Love lorsqu’il parle d’union dans la différence. Parmi les rares expressions délibérées portant sur un domaine si important, on pourra se référer à l’exemple particulièrement saisissant de « The Phœnix and the Turtle » où Shakespeare nous offre, en vingt-huit vers seulement, une suite de dix-sept formulations équivalentes de cette relation — ici amoureuse — paradoxale ; à l’exemple de la neuvième strophe : « Property was thus appalled,/that the self was not the same ; /Single nature’s double name/Neither two nor one was called. » (Shakespeare, 858). Une autre illustration, langagière celle-là, peut être trouvée dans la métaphore vive chère à Paul Ricœur. Ailleurs, ce sont les processus d’équilibration architecturale dont témoignent les cathédrales gothiques dans l’analyse de Eugène Viollet-le-Duc (Viollet-le-Duc, 100-102), ou plus généralement, et plus indirectement, les faits d’osmose rendant possible le bon fonctionnement du corps dans l’état qu’on appelle « santé ». Au total on voit s’opposer deux formes et pratiques de dualité, l’une circulaire et qui s’impose à nous comme une sorte d’évidence, l’autre ouverte et toujours en capacité de dépassement et de distance, et donc plus difficile à percevoir et à pratiquer. La première est la source des pires enfermements de la pensée, la seconde n’est découverte qu’en de rares occasions, qu’il s’agisse de moments de vie ou de réussites artistiques. La dualité réactive trouve son expression la plus achevée, mais aussi la plus figée, au point de paraître invariante, dans un mode d’écriture répétitif fondé sur le présupposé d’évidence : à savoir le « fait divers ». On n’atteint guère la seconde (la dualité réversible), et cela de façon très éphémère, que dans les moments de vie les plus inspirés et dans les formes d’expression artistique les plus émérites. Il semble possible de suggérer que ce qui certains appellent « épiphanie » relève de cette seconde dimension qui se trouve soudain, mais temporairement, comme incarnée.

4Autre conséquence de ces faits d’axiologisation élémentaire, il paraît inévitable en matière d’écriture que certaines pratiques, et donc formes génériques, favorisent plus ou mois l’un ou l’autre type de dualité. On peut affirmer, par exemple, que la tragédie s’oppose en ce domaine à la comédie, la seconde étant peut-être plus susceptible de dépasser les oppositions binaires qui paraissent enfermer la première dans sa course irréversible vers la catastrophe finale. À l’intérieur des deux genres, pourtant, des différences marquées opposent la tragédie selon Racine à la cruauté sanguinaire des tragédies de la revanche en Angleterre à l’époque de la Renaissance ; de même, la comédie de Molière est généralement très éloignée des brutalités de la farce telle qu’elle était pratiquée dans le théâtre du Moyen Âge. En résumé, on rencontre des genres et des textes dont l’objectif premier est de cultiver et d’exacerber l’évidence d’affrontements binaires qu’ils nous proposent comme une vérité indépassable de la vie, alors que d’autres s’emploient au contraire à contourner et même à démasquer les présupposés d’évidence fondant les premiers, le meilleur exemple en ce dernier domaine étant peut-être Hamlet où Shakespeare dénude et dénonce par tous les moyens possibles — folie supposée, théâtre au théâtre, mort symétrique du héros et de son adversaire, etc. —, les travers éthiques et les excès de la tragédie de la revanche.

5Ce qui peut conduire à une conséquence essentielle en matière de lecture, à savoir que, contrairement aux idées généralement reçues dans les études universitaires de lettres, selon lesquelles il est impossible, et même condamnable, d’établir une hiérarchie entre les productions artistiques les unes par rapport aux autres, il existe bel et bien des critères permettant d’émettre un jugement fondé quant à la qualité relative des œuvres. Les pratiques d’un texte ou encore d’un film en matière de dualité sont une base sûre d’évaluation. Il y a les œuvres qui suscitent ou simplement favorisent les manifestations de la dualité réactive dans sa pratique spontanée : par exemple le roman gothique, ou encore les récits qui, au xixe siècle, ont recours au double comme argument de déstabilisation narrative ; plus près de l’écriture contemporaine, il faudrait citer le roman policier, et le récit de science-fiction, etc. Et il y à celles qui au contraire visent à l’idéal plus élevé de la seconde forme de dualité dans sa version d’équilibration maximale. Ces dernières sont plus rares et peinent à se maintenir à un tel niveau. Ailleurs on rencontre ces deux propensions alternativement et concurremment dans la même œuvre, comme dans l’exemple de Under Milk Wood de Dylan Thomas où l’équilibration l’emporte sur les facteurs de désunion et d’opposition dont la dimension tragique se trouve comme désamorcée. Chez certains auteurs, on devine le refus croissant des facilités de la première approche. Ainsi Thomas Hardy interrompt son écriture de romans après la publication de Jude the Obscure où justement il s’efforçait de construire un tableau de nature socioculturelle, au delà des grandes machines tragiques qu’il avait pratiquées jusque-là, analyse nouvelle dont le public ne sut pas reconnaître les potentialités, et peut-être en reconnut trop bien les possibilités subversives, ou tout au moins déstabilisantes, et les refusa.

6C’est donc bien aux lecteurs, armés de cet outil de discrimination quasiment clinique, d’établir un diagnostic en ce domaine concernant les stratégies de l’auteur à leur égard : le texte qu’ils lisent suscite-t-il chez eux des réactions primaires spontanées ou les met-il en situation d’éviter ce type de démarche, et de le comprendre pour ce qu’il est réellement ; fait-il appel aux mécanismes de l’évidence ou, le faisant, nous conduit-il à prendre conscience de ce que cela signifie en réalité ? L’observation critique des processus de dualité permet d’observer au plus près l’acte de lecture tel qu’il se déroule concrètement. Le consensus en matière de critique textuelle contemporaine est de condamner le jugement évaluatif parce qu’il tend à nous référer à un canon qui est justement mis en cause par les études culturelles. Malheureusement ou peut-être heureusement, il y a loin des commandements de la critique aux comportements individuels de lecture puisque chaque individu émet inévitablement un tel jugement axiologique dans son for intérieur, non seulement au terme de sa lecture mais à chaque instant de sa progression dans le texte, et ce du fait même des donnés neurologiques mis en évidence par Antonio Damasio. Puisque le fonctionnement même de notre appareil de perception rend impossible de ne pas « juger », c’est-à-dire de prendre la mesure des percepts, et donc du texte, en termes axiologiques, autant le faire de façon éclairée et en fonction de critères concrets et avérés : ce que permet très précisément une démarche centrée sur l’observation des processus de dualité au fondement même de l’acte de perception, et donc de lecture.

7Du fait de sa fidélité au fonctionnement concret du texte, au plus près de sa concrétisation par le lecteur, un bénéfice complémentaire d’une telle démarche est donc qu’elle permet d’aborder la question des classifications génériques de façon novatrice. Cela pourrait impliquer des conséquences majeures du point de vue de notre pratique de la lecture et donc des programmes annuels proposés aux étudiants. En effet la présence des processus de dualité au cœur du fonctionnement textuel et de lecture, et donc du genre, autorise non seulement les évaluations et classifications signalées plus haut, mais suggère une pratique intergénérique comparative du plus haut intérêt. D’une démarche plus fidèle aux conditions ordinaires de la lecture peut donc naître une autre conception et une autre pédagogie du texte.

  • 4 Cet aspect est très explicitement mis en évidence par Michel Picard dans sa conception d’une tripar (...)

8Une fois rejetées les exigences du canon, et donc les hiérarchies qu’on reprend comme des donnés sur lesquels il n’y a pas à discuter, on peut concevoir l’idée d’une pratique plus ouverte, fondée sur des rapprochements inédits mettant en évidence des fonctionnements généraux et permettant de faire apparaître une communauté de processus qui serait ignorée si on s’en tenait à une approche séparative des genres. En réalité il n’y a rien là que nous ne faisions constamment dans la vie courante, sans pourtant en tirer tout le bénéfice possible. Notre lecture est toujours partiellement influencée par les situations de vie qui sont les nôtres dans le moment où nous nous plongeons dans un livre4. Ces situations et expériences influencent à notre insu notre contact avec l’écriture. On nous fait croire qu’il est souhaitable de nous en abstraire alors qu’elles sont le terreau à partir duquel se développe en réalité notre rencontre avec le texte. Elles en sont le terreau dans la mesure où dans cet échange esthétique et affectif, à vrai dire idéologique, se manifestent et se déploient les mêmes procédures axiologiques que dans les actions les plus diverses qui jalonnent notre existence quotidienne. C’est donc à ce niveau précis de la pratique de lecture, niveau qui nous renvoie indirectement aux donnés axiologiques dérivés des faits de perception premiers, qu’on pourra opérer les ouvertures, les ressourcements, les éclairages méthodologiques les plus efficaces, parce que les mieux adaptés, par nature, à notre répertoire acquis personnel.

9Quels rapprochements, quelles conjonctions imaginer pour éclairer notre perception du texte et de son inscription ou modulation générique, perception si nécessaire à la compréhension effective du sens tel qu’il se donne à nous, et non tel que nous le projetons du fait de nos présupposés et habitudes de pensée ? La réponse est qu’il n’est aucun rapprochement qui ne puisse éclairer d’une façon novatrice les deux textes et genres mis en co-présence si l’hypothèse d’une communauté fondamentale des fonctionnements (axiologiques) est bien vérifiée. Il existe pourtant des parentés privilégiées, des affiliations sur lesquelles il est possible de jouer pour jeter une lumière nouvelle sur l’un des supports de la comparaison ou sur les deux.

  • 5 Ainsi dans le cas des textes écrits dans des conditions de haute pression psychologique, à l’exempl (...)

10Ainsi en est-il de la poésie et de la publicité. Une mise en parallèle de l’une avec l’autre fera apparaître une puissance d’invention de langue dans certaines des productions publicitaires de tous les jours, qu’une approche non avertie de ces appartenances latentes pourrait faire ignorer : ainsi change aussi la langue au jour le jour sous la poussée de ces infra-créations commerciales trop souvent méprisées. Inversement, le démontage critique des stratégies textuelles de la publicité peut servir de révélateur aux composantes quelque peu négatives de l’écriture poétique, en particulier concernant tout ce qui relève de la séduction du lecteur, dont une approche sacralisante de la « littérature » ne permet guère de prendre conscience5.

11Dans un autre domaine, celui de la narration, la multiplicité des rapprochements les plus déstabilisants est rendue possible par cette pratique pour ainsi dire sauvage de la comparaison qu’autorise la communauté des fonctionnements évaluatifs de base. Ici, ce sera la bande dessinée qui comparée au récit court (la nouvelle) permettra d’observer de la façon la plus clinique la réduction de la représentation mimétique à ses composantes essentielles (dans le cas des séries Charlie Brown, visages et mimiques, postures et attitudes corporelles, paysages stylisés, etc.) ; ailleurs, toujours dans le cas des séries de deux à cinq images, comme dans la page quotidienne consacrée à la bande dessinée dans le International Herald Tribune, mais du point de vue temporel cette fois, le rapprochement avec la nouvelle, elle aussi contrainte pas sa brièveté, permettra de montrer la présence et les conséquences de découpages équivalents en un nombre restreint d’unités narratives, temporelles et/ou thématiques successives (rarement plus de six ou sept), et les conséquences que cela peut avoir sur la lecture de ces textes.

  • 6 De là une conséquence concernant la figure très fréquemment utilisée dans l’écriture contemporaine  (...)

12Dans un autre domaine, celui de l’invention de réalité, et donc de fiction, rapprocher le récit de science-fiction du roman ordinaire permet de prendre conscience des parentés d’effet qui nous sont masquées par les distinctions immédiatement opérées en termes de « canon ». On comprendra mieux alors que loin d’être la forme dégradée et limitée (populaire et à répétition) d’une littérature plus noble représentée par les grandes œuvres de fiction, le premier, en tant que récit hypothétique, est littéralement fondateur. Les faits d’invention de réalité ne nous frappent dans la science-fiction que parce qu’ils sont mis en évidence et forment la composante principale de ce genre. En effet, dans de telles formes d’écriture dites « à formule », ce qui compte en premier est le schème de fonctionnement, fonctionnement qui cadre impérativement une représentation constamment mise à son service. Ainsi en est-il, dans un autre domaine de l’écriture à formule, de la « psychologie » des personnages dans le roman policier, qui au mieux sert de faux-semblant, quand elle ne représente pas une fausse piste avérée. Toutes ces formes rendent visibles aux yeux du lecteur, et par nécessité constitutive, leur appartenance générique. Dans le récit littéraire au contraire, les opérations génériques sont masquées, dépassées, et même déconstruites6. Leur présence active n’en reste pas moins nécessaire pour guider le lecteur. Le nouveau roman français avait cru pouvoir contester cette efficacité, au risque de rompre le pacte qui l’unissait aux lecteurs. Une fois comprise cette parenté latente entre haute et basse littératures, ce que nous révèle la science-fiction, pour revenir à elle, est que l’invention de réalité n’est pas moins présente dans le roman mimétique que dans le récit hypothétique qu’elle promeut. Une comparaison en ce domaine montre que la science-fiction énonce en quelque sorte la vérité cachée du roman dit réaliste. Un regard critique croisé permet alors de démontrer la présence de la logique de l’affabulation au fondement même du roman qui se prétendrait le plus fidèle à la réalité vécue, et d’analyser ses constructions en trompe-l’œil en tant que telles.

  • 7 Un regard critique inspiré par cette proposition d’analyse apporte de curieuses lumières quant aux (...)

13Ailleurs encore, une autre conjonction éclairante peut être établie entre le roman, le roman policier, et le fait divers. L’étude de ce dernier, toujours selon la même logique d’une remontée pour ainsi dire archéologique aux sources de l’écriture, permet de décrypter les lois du suspens telles qu’elles perdurent dans les récits de la plus haute littérature. Ce que démontre en ce domaine particulier ce fait divers est que le paroxysme d’attente qui caractérise tout suspens narratif n’est pas vraiment fondé sur le désir quasiment enfantin de savoir ce qui va se passer, mais plus indirectement et plus profondément sur la mise en crise des valeurs selon le récit en question, et l’épistémè à laquelle il correspond. En ce sens, la crise provoquée par le moment de suspens démontre que tout récit est une sorte d’épreuve de vérité, une ordalie, indirectement traversée et surmontée par le lecteur, épreuve qui pourra soit le renforcer dans ses présupposés, soit ouvrir sa vision sur une nouvelle perception du monde, en proportion exacte des caractéristiques en ce domaine du genre et du récit concerné, mais aussi de ses propres capacités d’intellection et de perception. Où l’on retrouve l’influence première des processus affectifs, cette mise en crise axiologie étant le lieu même où se perpétuent dans une sorte de circularité vertueuse ou vicieuse, peut-être les deux simultanément, les puissances premières de l’affect7. On pourrait, en ce domaine, se poser la question du refoulement de ces mécanismes par les romans dits « postmodernes ». Qu’en est-il vraiment en matière de lecture ? Un tel refoulement ne risque-t-il pas de provoquer le retour des puissances de récit parfaitement désamorcées à force de dénudation, avec tous les dangers d’un tel retour plus ou moins inconscient, et donc prisonnier des mécanismes spontanés de la dualité réactive ?

14Ainsi, et toujours, quel que soit le type de comparaison, une retombée essentielle sera l’accroissement des capacités de jugement évaluatif du lecteur. À chaque fois, le rapprochement inter-générique permettra d’aiguiser cette propension axiologique inextinguible qui nous vient des donnés premiers de notre perception. On le voit, le bénéfice d’une prise de conscience des processus évaluatifs élémentaires est double : d’une part elle permet de libérer l’activité de lecture en l’ouvrant sur toutes les formes de déchiffrements de vie qui ne sont en rien différentes de celles qu’elle met en œuvre ; d’autre part cette lecture plus catholique et enrichie devient encore plus centrale dans la mesure où elle éclaire le regard critique et enrichit le conception de l’écriture qui est spécifique à chacune et chacun d’entre nous. De cet enrichissement pragmatique et donc personnel de la méthode naîtra en retour une démarche de lecture plus efficace, source de nouvelles capacités de compréhension. Une circularité vertueuse sera alors enclenchée qui ne pourra que faire progresser le lecteur dans la connaissance des textes et de soi-même. À vrai dire, une telle circularité est présente, de façon aléatoire et hésitante, dans les comportements de la vie de tous les jours. Ainsi en va-t-il de l’acquisition de ce que nous appelons notre « expérience », et, à un niveau plus général, de la maturation qui idéalement accompagne le passage des années. En ce sens, la lecture est comme la vie, et la vie comme la lecture.

  • 8 Un historique des quinze premières années de ce cours « Lecture », accompagné de statistiques sur l (...)

15C’est sur ces fondements que fut créé en 1973 à l’université Nancy 2 un cours appelé « Lecture », à l’intention des étudiants anglicistes de 1re année. Ce cours a subi de nombreuses mutations au cours des années, et ses ambitions se sont inéluctablement restreintes. Il continue pourtant d’exister et on peut espérer qu’il pourra surmonter les aléas de la présente refonte du cursus universitaire. Le but de ce cours était de répondre à l’attente très diversifiée, et, à vrai dire, incertaine, des étudiants en début de parcours universitaire dans une discipline depuis longtemps ouverte à tous les types de public. Il visait par ailleurs à combler les manques de formation et de connaissance au sortir de l’enseignement secondaire, tout en élargissant les horizons méthodologiques par l’initiation à la pratique des multiples aires linguistiques et culturelles des études anglophones. La voie choisie était celle de la lecture extensive, sur le modèle de celle que les universités anglaises pratiquent, de façon à d’autoriser la découverte d’un maximum de variétés d’écriture en une année d’étude, le tout par le truchement de la démarche comparative la plus ouverte qu’on puisse imaginer. Plus de trente années après sa création, ce cours reste toujours aussi justifié dans ses fondements premiers et dans son analyse des besoins du public concerné. Ce modèle paraît encore plus souhaitable aujourd’hui qu’autrefois, orienté qu’il est vers le développement de la capacité de lecture et de la faculté critique au sens le plus large du terme8.

16Telle fut la pratique pédagogique de la lecture instaurée à Nancy 2, sur la base d’une intuition née de l’insatisfaction provoquée par le cursus universitaire prévalant alors et qui, ayant pris forme concrète à la suite des bouillonnements de 1968, fut progressivement théorisée du fait des exigences inhérentes à cette aventure collective expérimentale, pour bientôt donner naissance à une thèse, et se voir finalement confirmée et justifiée vingt-cinq années plus tard par les étonnantes découvertes en matière de recherche cognitive contemporaine. La question qui reste posée est de savoir si une telle pratique peut prévaloir, et être comprise pour ce qu’elle est, dans un environnement intellectuel qui lui reste contraire ou du moins étranger. Faire prendre conscience du fonctionnement réel des textes, et non de ce que la tradition critique nous enseigne qu’il est, s’appuyer sur la réponse du lecteur pour l’enrichir à la lumière de la critique du texte, alors que la démarche pédagogique prédominante est ordinairement inversée (d’abord l’analyse, ensuite l’évaluation), est une entreprise quasiment héroïque. Et pourtant la seule voie concrètement ajustée au lecteur est celle qui s’appuie sur ses cheminements réels et vécus pour les éclairer, et lui en faire comprendre la logique profonde, celle justement que confirme la prévalence universelle des affects et de leurs retombées émotionnelles en nous. Il y a là une sorte de renversement copernicien des critères et normes dans un système d’enseignement qui sous les dehors d’une diversification croissante des lectures, et d’une apparente rupture avec le canon ancien, persiste à privilégier la distance analytique comme voie d’accès à la pensée. Il y a pourtant mieux à faire : inventer un autre type de distance, pragmatique, dérivée et seconde, celle dont justement nous avons le plus besoin dans le moment où nous lisons pour nous-mêmes, et où nous poursuivons notre propre voyage d’exploration dans l’immensité des possibles de l’écriture et de l’expression. On mesure cependant le côté utopique d’une telle entreprise quand on sait le poids de comportements institutionnalisés dès l’école primaire, renforcés par l’enseignement secondaire, et trop souvent encore par celui de l’université. L’enjeu est finalement politique au sens large du mot, puisque la lecture reflète la société dans laquelle nous nous trouvons : elle est en effet le point d’articulation et de relance du consensus culturel qui définit une nation tout entière. C’est bien là son enjeu principal. En ce sens une théorie de la lecture qui, en fin de compte, propose des voies nouvelles de négociation entre l’individu et le groupe auquel il appartient, une telle théorie donc engage et implique l’être socioculturel de chacun et par conséquent celui du pays dans son ensemble.

17En ce sens l’émotion, ainsi conçue et pratiquée, devient le ferment individuel qui participe de la dynamique collective, de la même façon que la moindre de nos paroles est, d’une façon infinitésimale, partie prenante dans la lente mouvance de la langue. En ce sens aussi tout acte de lecture est important, et même capital pour l’individu et pour le groupe. C’est la beauté périlleuse de l’enseignement en ce domaine, un enseignement qui se veuille et se fasse le moins susceptible de déformer les vérités fragmentaires mais bien réelles de la rencontre individuelle avec tous les types de texte qui nous entourent, à chaque instant de vie. Telle est bien la leçon positive des récentes découvertes en matière de cognition, tel est le trésor dynamique sur lequel peut s’appuyer une refondation de la lecture ajustée à la logique précognitive qui oriente notre pensée dans ses moindres opérations. Contrairement à d’autres domaines scientifiques où la méthode doit apprendre à se défaire de ses réflexes spontanés, la lecture, parce qu’elle est au plus proche des fonctionnements qui régissent notre vie dans ses formes les plus concrètes, ne peut quant à elle suivre d’autres voies de méthode que celles qui prévalent dans nos attitudes les plus ordinaires et les plus quotidiennes. C’est en se glissant en elles, pour en émuler le savoir concret, le comprendre en lui-même, et de ce fait rendre possible une distance critique appropriée à chacune et à chacun dans sa spécificité personnelle, que la lecture peut être véritablement en puissance de futur, le futur de l’esprit de chaque individu et donc du groupe et de la société auxquels il appartient. Et cette puissance, elle la doit en définitive à cette richesse en nous, inaugurale, personnelle et inépuisable, richesse toujours ajustée à nos besoins les plus particuliers, qui est celle de l’affect, et donc de l’émotion, de nos émotions.

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Picard, Michel, Lire le temps, Paris : Éditions de Minuit, 1989.

Rouxel, Annie, « Qu’entend-on par lecture littéraire ? » <http ://eduscol.education.fr/D0126/lecture_litteraire_rouxel.htm>

Shakespeare, William, Paris : Formes et reflets, Le Club français du livre, 1961 (vol. 12 : La Tempête, Henry VIII, Œuvres lyriques, 857-861).

Viollet-le-Duc, Eugène, L’Architecture raisonnée, Paris : Hermann, 1964.

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Notes

1 L’affect comme décharge d’énergie neuronale doit être distingué de l’émotion. C’est le matériau constituant de l’émotion, mais aussi de la pensée dans son moment spontané premier. Antonio Damasio, quant à lui, utilise le terme « émotion » aussi bien pour désigner l’affect que l’émotion qui en dérive, mais aussi le provoque en retour.

2 Il faut cependant faire observer que même dans sa dernière version, ce texte ne pouvait pas prendre en compte des données qui n’avaient encore fait l’objet d’aucune publication.

3 Ne serait-ce que Thomas Hardy dont le roman The Mayor of Casterbridge est directement dérivé d’un fait divers d’époque.

4 Cet aspect est très explicitement mis en évidence par Michel Picard dans sa conception d’une tripartition des fonctions de lecture entre « liseur », « lectant » et « lu » : « Dans La lecture comme jeu, M. Picard distingue au cœur de l’acte de lire l’existence de trois instances lectrices dans le lecteur, trois identités qui se superposent et interagissent. Ainsi le liseur est la personne physique qui maintient sourdement le contact avec le monde extérieur, le lectant désigne l’instance intellectuelle capable de prendre du recul pour interpréter le texte et le lu renvoie à l’inconscient du lecteur qui réagit au texte et s’abandonne aux émotions si bien que l’on peut dire que la personnalité du lecteur est “lue”, révélée, par le texte. Dans l’activité de lecture, ces trois instances interfèrent en un jeu subtil de participation et de distanciation […] », Annie Rouxel (« Qu’entend-on par lecture littéraire ? »).

5 Ainsi dans le cas des textes écrits dans des conditions de haute pression psychologique, à l’exemple de certains poèmes de guerre où transparaissent et se manifestent les mécanismes les plus dangereux de la persuasion.

6 De là une conséquence concernant la figure très fréquemment utilisée dans l’écriture contemporaine : la mise en abyme. Dans le cas du récit à formule, cette mise en abyme renforce le pacte générique, et joue donc contre la distance critique, alors que dans le cas du récit littéraire elle tend à favoriser cette distance, du moins dans sa version « aporistique ». Tel est bien le terme employé par Lucien Dällenbach qui distingue trois types de mise en abyme : « la réflexion simple », « la réflexion à l’infini » et « la réflexion aporistique » (Dällenbach, 30-31).

7 Un regard critique inspiré par cette proposition d’analyse apporte de curieuses lumières quant aux effets d’attente si bien ménagés par Jane Austen dans Persuasion par exemple, ou par Walter Scott dans ses divers romans, ce qu’admire tout particulièrement E. M. Forster dans Aspects of the Novel.

8 Un historique des quinze premières années de ce cours « Lecture », accompagné de statistiques sur la lecture des étudiants, figure dans le deuxième volume de la thèse de Doctorat d’État de Michel Morel : « Praxis de la lecture », 1989, consultable dans les Bibliothèque Universitaires des Lettres de Nancy 2 et Paris 3, et sur microfiches.

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References

Electronic reference

Michel Morel, “Les affects et la lecture : plaidoyer pour une autre pratique du texte”Études britanniques contemporaines [Online], 30 | 2006, Online since 13 July 2022, connection on 05 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ebc/13138; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ebc.13138

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