- 1 Même s’il prête au débat, le terme victorien, comme catégorie critique, est encore revendiqué comme (...)
1Même si son titre n’en laisse rien entendre, Lighthousekeeping le dernier roman de Jeanette Winterson, en dépit de ce clin d’œil appuyé en direction d’un autre phare, celui de Virginia Woolf, sacrifie pourtant à un phénomène littéraire confirmé dorénavant Outre-Manche : le roman d’inspiration victorienne1. Les références incontournables sont bel et bien là ; un écrivain emblématique (Stevenson), et l’inévitable Darwin qui, depuis The French Lieutenant’s Woman, ne cesse de réapparaître de manière régulière. De nombreux faits culturels, labellisés victoriens, émaillent encore la fiction, de façon plus ou moins allusive ; une section entière est précédée de l’en-tête « Great Exhibition » (75-109) et l’épisode biblique de la résurrection de Lazare, dont l’énigme devait tant tarauder les Victoriens ébranlés dans leur foi, n’est pas omis non plus (57). Une fois ces repères saillants posés, la relation que la fiction entretient avec ce contexte historique, posé de manière ostentatoire, se doit d’être envisagée dans toute sa complexité ; autrement dit, s’agissant de Winterson, son instabilité, ou mieux sa poéticité ; poiesis plutôt que mimesis, pour une fable incluant toutefois des gages d’historicité.
- 2 Pour cette figure de la chorégraphie dont l’énergie de déplacement prend littéralement le temps de (...)
- 3 Voir le colloque « Hystorical Fiction : Women, History and Authorship » organisé en août 2003, à l’ (...)
- 4 Christine Reynier dans son article « L’Art Paradoxal de Jeanette Winterson », Études Anglaises, 50- (...)
2La romancière, en effet, ne se livre à aucun moment à une démarche objectivante ou identifiante de moments du passé, mais fait bien œuvre de création, en se glissant dans les interstices laissés entre les « faits » d’une Histoire, parfois recomposée en images d’Épinal. « I discovered that my own life was written invisibly, was squashed between the facts » (10) affirme Jordan, l’un des narrateurs dans Sexing the Cherry. Si des contextes historiques sont convoqués dans les fictions de Winterson : les guerres napoléoniennes avec pour décor l’Europe tout entière dans The Passion, ou encore Londres et les Puritains, avec en exergue une année emblématique (1649) dans Sexing the Cherry, ce n’est pas tant pour arrêter un point du temps, que pour porter témoignage d’une trace, qui déjà s’échappe à elle-même. Plutôt que de contexte, terme qui étymologiquement connote une notion de durée, nécessaire à l’assemblage des événements et circonstances pour tramer une toile de fond, il s’agirait bien davantage de la présence fugace d’une conscience, en un point d’intersection entre un instant et un lieu. Ainsi le renvoi à un soi-disant arrière-plan historique est-il, de prime abord, relativisé par une représentation d’un temps plastique et élastique, qui ne se reconnaît pas dans les séquences chronologiques, qu’elle court-circuite allègrement, avec la légèreté et la vélocité d’un mouvement chorégraphique2. La contribution majeure de Winterson au renouveau du récit historique (hystorical fiction3), tient précisément à cette conceptualisation d’un espace-temps relatif, pris dans un champ gravitationnel, et qui dès lors ne ferait plus de distinction entre passé et futur. Plus question d’un temps unique et absolu ; avec la mécanique quantique4 notamment, s’impose la notion d’un « temps imaginaire » que Stephen Hawking définit ainsi : « Imaginary time is indistinguishable from directions in space. If one can go north, one can turn around and head south ; equally, if one can go forward in imaginary time, one ought to be able to turn around and go backward. This means that there can be no important difference between the forward and backward directions of imaginary time » (Hawking 1988, 143-4).
3À côté de cette volatilité dans le traitement du temps, dans un texte renvoyant pourtant à l’Histoire, le paradoxe de Lighthousekeeping tient encore au brouillage ontologique entre fictionnalité et historicité ; ce qui constitue sa facture postmoderne. Mais, de manière plus subtile encore, si le récit renvoie au monde référentiel, à travers des faits avérés — notamment la construction des phares en Écosse au xixe siècle sous la houlette d’un certain Stevenson, ingénieur de son état et pionnier d’une dynastie de bâtisseurs de phares : « They were the Borgias of lighthousekeeping » (25) — ce n’est au fond que pour annexer les références au monde supposé réel et tangible, afin de les intégrer à l’espace de la fiction ; en les soumettant à la libre circulation des signes, au tourbillon des signifiants. Dès lors, Lighthousekeeping, placé sous la responsabilité de Silver — sa narratrice vif-argent dont le nom est un clin d’œil en direction de Treasure Island — au croisement de récits pluriels, mais qui toujours excèdent leurs bords : « A beginning, a middle and an end is the proper way to tell a story. But I have difficulty with that method » (23), se déleste peu à peu de sa substance référentielle, pour ne garder qu’une inscription minimaliste, échouée dans le blanc d’une page :
Tell me a story, Silver.
What story ?
This one. (225)
4La dernière fiction de Winterson compte parmi ces romans qui, à travers leur économie narrative même, s’emploient à rendre aléatoire et incertaine la possibilité même d’amarrer le fictif à un « hors texte », tant la perspective de le fixer se fait illusoire, et somme toute dérisoire, à mesure que le récit se déploie. Dans cette perspective, la référence au phare dans le titre est métonymique, puisqu’à travers la forme en ing, c’est l’activité en procès auquel il est associé qui est soulignée. Babel Dark, le pasteur victorien, qui naît le jour même de l’inauguration du phare, à travers son prénom, porte le projet d’un récit polyphonique et babélien, scellé par un chiasme : « The lighthouse, Babel. Babel, the lighthouse » (102). Or, le phare dont il s’agit, celui de Cape Wrath en l’espèce, se trouve relayé par un chapelet d’autres phares (Tarbert Ness ; Bell Rock ; Lundy etc.) qui ne sont pas tant des points sur une carte que des foyers de récits : « Every lighthouse has a story to it — more than one, and if you sail from here to America, there’ll not be a light you pass where the keeper didn’t have a story for the seamen » (39). Par homophonie, les marins seamen sont aussi la semence semen, et par extension sémantique le signe (sème), participant ainsi au brouillage entre la vie et le Texte. N’est-il du reste pas révélateur que le père de Silver, la narratrice, vienne métaphoriquement jeter l’ancre dans le ventre de la mère de cette dernière, engendrant ainsi l’enfant, puis la femme, porteuse de récits multiples ? Le rapprochement entre l’enfantement des histoires et la mise au monde des enfants est au demeurant explicitement formulé :
« Why can’t you just tell me the story without starting with another story ? »
« Because there’s no story that’s the start of itself, any more than a child comes into the world without parents. » (26-7)
5Toute ligne de démarcation entre texte et hors texte se trouve abolie dès lors que chacun devient à soi-même et pour les autres sa propre fable : « Are real people fictions ? We mostly understand ourselves through an endless series of stories told to ourselves by ourselves and others. The so-called facts of our individual worlds are highly coloured and arbitrary, facts that fit whatever fiction we have chosen to believe in » (Winterson 1997, 59). Et quand tel naufragé ne doit son salut qu’à l’énergie de raconter des histoires qui s’enchaînent fébrilement jusqu’à ce qu’enfin apparaissent les côtes salvatrices (40).
6Dans ce roman placé sous le sceau du raconter, l’inscription scripturale demeure néanmoins la voie d’accès au passé, là encore Lighthousekeeping retrouve un procédé métanarratif commun à de nombreuses fictions néo-victoriennes : l’allusion à des journaux intimes, pièces de correspondance, croquis et autres dessins (124-5), autant de traces qui préviennent contre toute tentation de subordination de l’écriture à une parole qui serait source de vérité originelle. En outre, la narratrice contemporaine rédige elle aussi ses propres carnets (160). De manière tout à fait symbolique, le narratif, qui ne saurait être purement le souffle inspiré (pneuma ou anima), intangible et éthéré, est rendu manifeste et concret à la faveur d’une scène qui n’est rien moins qu’un rite de passage, le phare venant se substituer à la toile d’araignée. En effet, le gardiennage du phare, transmis par filiation chez les Pew, a toujours été étroitement solidaire de l’acte de raconter, depuis ce jour où un aïeul, collectionneur de toiles d’araignée, qu’il tendait sur de petites branches, pour les revendre à des marins avides de rapporter au pays un témoignage de leurs expéditions lointaines, s’est installé dans la tour de lumière. Cette transition est centrale dans le roman, car elle définit deux régimes textuels, deux pôles en tension dans Lighthousekeeping : l’écriture hyphologique à laquelle il conviendrait d’opposer, en risquant le néologisme, l’écriture pharologique. Pour la première, Barthes dans Le plaisir du texte, propose une glose explicative : « [...] nous accentuons maintenant l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu — cette texture — le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. Si nous aimions les néologismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphologie (hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée) » (Barthes 1973, 101).
7La seconde serait l’écriture du phare, soit une esthétique de l’intermittence entre fulgurance et ténèbres : « these were my stories — flashes across time » (232) ; la lumière à intervalles réguliers ne faisant qu’accentuer le vide incommensurable, d’où cet aveu d’humilité quand il faut bien en arriver à clore le récit malgré tout : « My life a hesitation in time. An opening in a cave. A gap for a word » (232). À l’évidence, tout l’enjeu du projet Wintersonien dans Lighthousekeeping se cristallise dans cette scène de conversion du vieux Pew, collectionneur de toiles d’araignée puis gardien au phare, mais raconteur immanquablement. Hyphologie et pharologie ont encore le mérite de recouper deux paradigmes de l’écriture féminine. Le motif ovidéen d’Arachnée, associé à la création, en particulier chez Dickinson : « The spider as an Artist » (Dickinson 1975, Fragment 1275, 557), est abondamment repris dans la littérature néo-victorienne, notamment dans Possession (Byatt 1991, 38 et Terry 2001, 131-57), avec le poème « Ariachne’s Broken Woof ». En revanche, avec le glissement vers le phare, Winterson pointe en direction d’une romancière, dont elle n’a cessé de célébrer la créativité langagière : « Woolf’s words are cells of energy » (Winterson 1997, 92), parfois par opposition avec le roman victorien précisément, que faisant écho à la célèbre diatribe jamesienne, parlant de monstre flasque et ventripotent, elle décrit comme « loose overflowing slacksided bag » (Winterson 1997, 82). Comment donc retrouver l’enchantement, l’excès et le frémissement des mots qui s’exposent, tout en paraissant avancer sur les brisées d’une littérature ouvertement critiquée : « our present day obsession with reproduction ninenteenth-century novels where only the costumes and the sex have been updated » (Winterson 1997, 84) ? Qui plus est, si pour Winterson l’âge victorien marque le crépuscule de la création : « a dingy Victorian twilight » (Winterson 1997, 176) à cause de son mimétisme servile, et de son encombrement référentiel : « Too much matter is the matter » (Winterson 1997, 178), comment peut-elle se le réapproprier, en ne renonçant en aucune façon à cette quête d’allégement du langage et à ce ravissement des mots, qu’elle revendique pour son écriture ? C’est précisément ce tour de passe-passe que cette analyse tente de cerner de plus près. Comment renvoyer à un contexte si prégnant, autoritaire et pesant, sans lester son récit ? Au fond, comment Winterson tout en exploitant le même filon que ses congénères, reste-t-elle fidèle à son projet de s’affranchir de la tyrannie d’une écriture inféodée au réel tangible. La démarche peut se décliner en trois temps, d’abord Lighthousekeeping appelle un avant-texte : tous ces écrits dans lesquels Winterson rend compte de sa relation à la littérature victorienne. Puis, le rapport paradoxal que la romancière définit avec l’hypotexte, passe par un traitement particulier du paradigme du double : The Strange case of Doctor Jekyll and Mr Hyde n’est bien sûr pas convoqué par hasard, et par un retour inattendu au contexte darwinien. Enfin, nonobstant toutes ces références victoriennes, Lighthousekeeping peut être lu comme en écho à To the Lighthouse, et à son esthétique moderniste.
8Winterson commente à l’occasion la littérature victorienne, dans ses essais critiques, ou encore dans sa fiction, en particulier Oranges are not the Only Fruit, texte à résonance autobiographique, mais aussi variation sur le Künstlerroman. Lighthousekeeping est ouvert à la circulation des textes en tout sens, ce que le lecteur sait dès les premières pages, puisque la narratrice évoque tout à la fois des commencements hypothétiques, et forcément arbitraires : « I suppose the story starts in 1814 [...] The story begins now — or perhaps it begins in 1802 » (11-2), et des fins de circonstance, purement conjoncturelles, autrement dit, dépourvues de tout telos, de tout eschaton : « There was an ending — there always is — but the story went on past the ending — it always does » (11). Sans surprise donc, l’histoire « compliquée » de Winterson avec la littérature victorienne débute bien avant l’incipit de Lighthousekeeping, plus surprenant sans doute, elle se révèle plus fertile, plus inventive, que les propos parfois dévastateurs de la romancière n’auraient pu le laisser craindre (Winterson 1997, 137-8). Contre toute attente, dans Oranges are not the Only Fruit, la littérature victorienne aurait une fonction libératrice. Elle est d’abord synonyme d’excentricité par l’intermédiaire de la vieille Elsie Norris qui initie la jeune Jeanette aux plaisirs de Goblin Market (Winterson 2001, 29). La référence donne à entendre bien plus que ce qui n’est dit dans la fiction. En effet, le poème narratif de Christina Rossetti, de manière très ambivalente, met en garde contre le péché, tout en évoquant dans une sensualité préraphaélite, les délices de l’instant de la transgression. Les premiers vers : « Apples and quinces/Lemon and oranges/Plump unpecked cherries/Melons and raspberries » (Rossetti 1998, 162) infirment la formule autoritairement assénée par la mère : « a couple of oranges. “The only fruit”, she always said » (Winterson 2001, 29). L’explosion de couleurs, à laquelle l’allusion à Rossetti renvoie indirectement, foudroie le monochromatisme associé à la mère monomaniaque et manichéenne, pour qui il ne saurait qu’y avoir répétition du même : « Spanish Navels, Juicy Jaffas, Ripe Sevilles » (Winterson 2001, 134). Rossetti permet ainsi d’introduire, en creux en quelque sorte, la diversité potentielle des référents, en contrepoint au discours monoréférentiel de la mère et, ce faisant, elle anticipe déjà sur le léger infléchissement de l’autorité de celle-ci : « “After all,” said my mother philosophically, ‘oranges are not the only fruit’ » (Winterson 2001, 167).
9Avec Jane Eyre, l’intertexte victorien met encore en tension le rapport mère/fille adoptive et, en filigrane, permet un débat métatextuel sur la romance. En substituant à la scène finale des retrouvailles entre Jane et Rochester, un mariage sans amour entre l’héroïne et St John Rivers, avant que ce dernier ne parte évangéliser les peuples de l’Empire britannique, la mère incite bien involontairement Jeanette à retrouver le texte originel derrière cette mouture édulcorée à des fins prosélytes : « Later, literate and curious, I had decided to read it for myself. A sort of nostalgic pilgrimage. I found out, that dreadful day in a back corner of the library, that Jane doesn’t marry St John at all, that she goes back to Mr Rochester » (Winterson 2001, 73). Ce que Jeanette découvre alors c’est la potentialité interprétative à laquelle se prête la romance victorienne, laquelle peut aller jusqu’à la récriture du texte de départ. Ainsi que Jean Michel Ganteau l’a montré, la romance, en raison même de sa nature métamorphique et protéiforme, réfractaire à toute répétition du même, est investie d’une portée éthique. Placée sous le signe de l’ouverture : « Despite its reliance on a stable set of conventions [...], romance as a mode is invested with the power of refusing constriction and closure » (Ganteau 2003, 227-8), elle pourrait s’inscrire dans le sillage de la pensée lévinassienne de la relation à l’autre, comme négation de la finitude. Or, justement, Lighthousekeeping fait sienne cette logique de l’ouverture associée à la romance. Silver, la narratrice est une figure mercurienne dans un récit nomade, qui accueille des voix étrangères, et déterritorialise des textes, par exemple la partition du Tristan und Isolde de Wagner, reprise sans ancrage énonciatif précis (177-82). Rien de surprenant à ce que la narratrice s’étonne lorsque le psychiatre lui conseille d’agencer les événements de sa vie en les distribuant le long d’un axe vectorisé. « A beginning, a middle, and an end ? » (161), s’interroge la jeune femme, pour qui les vies imaginaires multiples constituent tout un éventail de parcours possibles et non exclusifs. Winterson par son écriture, oppose à cet appel au bon sens et à la raison, la nécessité vitale de se perdre dans l’entrelacs perpétuel du texte comme hyphologie, selon Barthes. Car l’expérience excède toujours les formes discursives prédéterminées : « This is not a love story, but love is in it » (133). Les moments de forte intensité s’accommodent mal du logiciel de la langue : « the wrong size to fit the template called language » (135). Et pourtant, et c’est là le dilemme de l’écriture, il faut bien compter et composer avec les mots, qui seuls sont d’essence testamentaire : « You don’t need to know everything » précise Silver « There is no everything. The stories themselves make the meaning » (134). En l’absence de signifiés absolus ou transcendentaux, qui seraient le gage d’une présence ininterrompue sous-tendant, ou surplombant le texte, il ne peut y avoir que des instants de fulgurance du sens, des précipités — au sens chimique — d’existence, surgissant de l’ombre, pour saisir ce que Winterson ne peut traduire que par oxymore : « the still life of the jerky amphetamine world » (134-5). Hyphologie et pharologie se complètent donc à travers une écriture qui transgresse les catégories étanches de poème ou de roman (Winterson, 1997, 190).
10Dans ses écrits critiques, Winterson exonère Dickens, en le soustrayant à la débâcle qui emporte quasiment tous les Victoriens. Parmi tous ces romanciers qui, à l’instar de Trollope, cheminent laborieusement à grand renfort de listes et de détails superfétatoires, Dickens, lui, fait du territoire du roman l’espace d’un échange d’énergie : « Why is Dickens a great writer and Trollope hardly a writer at all ? [...] (Look at Dickens again and see how little detail there is ; the man proceeds by leaps not lists.) Trollope does not love language, he uses it as a vehicle for story-telling, he does not understand the energy of words. He does not understand art as energetic space » (Winterson 1997, 177-8). L’électron libre par excellence serait l’orphelin(e), parce que de prime abord il/elle échappe à un certain déterminisme narratif. L’enfant trouvé(e) : le/la foundling, comme Jeanette dans Oranges are not the Only Fruit (2001, 4), est exposé(e) au contingent et au fortuit et Winterson joue avec le hasard des croisements intertextuels. La pancarte qui dans Oliver Twist offre une récompense à quiconque soulagera la paroisse du fardeau de l’orphelin se retrouve, sous forme à peine parodiée, dans Lighthousekeeping quand la narratrice est, elle aussi, offerte aux bons soins d’une âme charitable. Cependant, alors que Oliver subit passivement son destin, la jeune Silver ajoute facétieusement le descriptif du chien, dont elle est inséparable :
11Le paradigme de « Enfant trouvé » qui, ainsi que le montre Marthe Robert dans une perspective freudienne, alimente la fable pour différer l’instant de la chute — quand le récit en composant avec la pensée rationnelle s’abâtardit (Robert 1972, 105-30) — prendrait chez Winterson une coloration particulière. L’orphelin(e) n’est-il/elle pas en effet d’essence foncièrement romanesque, puisqu’il/elle se retrouve, en raison même de son abandon — avéré ou imaginaire peu importe — de l’« autre côté » (Robert, 81-233) ; dans cet envers fantasmatique du réel, ouvert à tous les possibles narratifs ? Dans Lighthousekeeping le passage de l’autre côté du miroir devient de surcroît affranchissement des lois de la pesanteur et libre évolution dans des espaces illimités ? De manière significative, la mère de Silver chute dans le vide en voulant escalader une falaise, et cet instant tragique, non seulement prive littéralement le personnage de toute(s) attache(s), mais encore scelle son entrée dans un univers de quasi-apesanteur. Mercure aux pieds ailés, Silver occupera un poste d’observation en haut du phare cyclope, avant de parcourir l’Europe. Et ce voyage dans l’espace va de pair avec des bonds dans le temps, puisque Silver recueille les récits du vieux Pew, gardien du phare et compulse les carnets de ses ancêtres victoriens. Toute l’originalité de Winterson réside alors dans le traitement qu’elle réserve à ce matériau historique victorien, contexte maintes fois recyclé au cours des trois dernières décennies.
12Le roman de Winterson orchestre le rapprochement entre deux figures clefs de la culture victorienne : Darwin et Stevenson, que Babel Dark, le pasteur du village écossais de Salts, aurait rencontrés. Le naturaliste et le romancier sont étroitement corrélés l’un à l’autre, à travers le motif du dédoublement. La référence à The Strange case parle d’elle-même, mais la crise darwinienne qui, ainsi que l’a montré Sally Shuttleworth (Shuttleworth 1998), est au cœur de nombreuses fictions néo- victoriennes, reprend également le thème du double. L’intrigue classique de ce type de récit consiste en effet à mettre en scène un personnage apostat qui, contre ses convictions les plus intimes, continue malgré tout de pratiquer, afin de préserver l’ordre familial et moral. C’est en substance la contribution d’un roman tel que Ever After de Swift à ce retour au passé victorien. The Strange case constitue bien sûr la référence par excellence au thème du dédoublement et de la prolifération des doubles. Winterson reprend ce motif à plusieurs niveaux ; le plus évident est celui de la structure dialogique de la fiction. Le récit circule librement de Silver à Pew, le gardien du phare, et c’est le va-et-vient de leurs voix qui donne forme aux histoires. De là cet effet d’inachèvement d’un texte où les récits viennent gonfler telles des vagues pour aller presqu’aussitôt se perdre dans l’infini :
Tell me a story, Pew.
What kind of story, child ?
A story with a happy ending.
There’s no such thing in all the world.
As a happy ending ?
As an ending. (49)
13Mais le double ne saurait être appréhendé uniquement au niveau de l’énonciation, car il implique un rapport hiérarchique : Pew, après tout, agit comme une sorte de conteur et mentor pour Silver, qu’il initie à l’art de raconter. La figure du dédoublement repose en particulier sur une vision binaire du monde, sur une dichotomie dont Winterson s’emploie à rendre les polarités incertaines. En épigraphe, la romancière insère deux citations, en apparence contradictoires, mais dont l’opposition se neutralise, dans un rapport d’implication réciproque, l’une étant le corollaire de l’autre :
« Remember you must die » Muriel Spark
« Remember you must live » Ali Smith
- 5 Un épisode important du récit évoque l’automatisation du phare, qui prive Pew d’une activité que lu (...)
- 6 Appliqué au texte de Stevenson, l’adjectif est bien évidemment à entendre dans son acception premiè (...)
14Tout se joue dans l’inflexion du must, de la modalité générique du must die, établissant une vérité biologique absolue, à la modalité énonciative du must live, qui traduit un engagement, un parti pris censé emporter l’adhésion du lecteur, à l’orée d’un texte se donnant à lire dans une urgence indéniable. L’antinomie apparente des deux lois laisse donc place à un courant d’énergie du pôle moins vers le pôle plus ; l’anode et la cathode étant le préalable obligé à la mise sous tension du texte5. Si Winterson reprend l’opposition Jekyll/Hyde, c’est donc moins pour opposer le bien au mal, afin d’étayer, une énième fois, la thèse de « la “schize” de l’homme chu » (Lecercle 1997, 42), que pour illustrer la thématique des intermittences de la lumière, associées au phare. Il ne s’agit pas tant, comme dans The Strange case, de traduire métaphoriquement les angoisses diffuses, cristallisant les peurs des Victoriens : la dégénérescence ; l’instinct et bien sûr... dans un texte d’où les femmes sont notoirement absentes... le féminin6, que d’évoquer le désir et le refoulement du désir, comme énergie positive et négative. Winterson fait remonter à la surface du texte ce qui chez Stevenson est enfoncement, enfouissement, plongée dans les tréfonds de l’être, et où selon les terminologies adoptées, le « moi » se trouve confronté au ça, ou encore dans une perspective lacanienne, le réel vient troubler la réalité du sujet socialement construit. Si Lighthousekeeping renvoie au dédoublement Jekyll/Hyde, c’est par mouvements latéraux et glissements de l’ombre à la lumière, et de la lumière à l’ombre, selon une équation posée en surface : « The obvious equation was Dark = Jekyll. Lux = Hyde » (187). Proposition qui se voit aussitôt compliquée par une réserve qui semble en inverser la logique : « The impossible truth was that in his life it was the reverse » (187).
15Dans un premier temps, Winterson renverse purement et simplement l’équation du texte originel de Stevenson, dans lequel Jekyll serait Lux la lumière, et Hyde Dark, l’ombre. Immédiatement après, elle invite le lecteur à la démarche inverse, cependant, en se ravisant ainsi, elle n’entend nullement retrouver l’opposition stevensonienne, car dans Lighthousekeeping Jekyll n’est pas Monsieur Lumière, il est associé aux ténèbres, mais pas pour les mêmes raisons que le Hyde de Stevenson. Le révérend Dark — le bien nommé donc — est chez Winterson un Docteur Jekyll qui mène une vie respectable et rangée. Sa part d’ombre ne tient plus au surgissement des pulsions et à la tyrannie de l’instinct, mais à l’opposé, à l’excès de pouvoir que le surmoi exerce sur lui. Ceci le conduit à rejeter son premier amour, pour épouser une aristocrate pour laquelle il n’éprouve qu’indifférence, puis à consommer cette union sans plaisir, dans un dégoût de soi qu’il retourne contre cette femme qu’il bat. Une fois enclenchée la spirale de la rancœur et du ressentiment, l’autopunition se transforme en autoflagellation, l’homme d’église plonge les mains qui ont châtié dans l’eau bouillante, jusqu’à ce que la peu cloque, pour se faire ensuite saigner en fendant du bois. À l’opposition entre raison et pulsion, Winterson substitue donc les tensions inhérentes à l’économie du désir. Il n’y a plus de bipolarité verticale entre le haut — l’homme de bien, l’homme d’église, le notable — et le bas — le monstre difforme et hideux — mais un déplacement spatial horizontal, quand deux mois l’an, Dark déserte les brumes de l’Écosse pour cacher (Hyde) la relation lumineuse qu’il entretient avec celle que, sans l’avoir épousée, il n’a jamais cessé de voir, donnant alors tout son sens à l’équation improbable Hyde égale Lux : la lumière ! Winterson ne sonde pas les cryptes souterraines du moi, son poste d’observation est en haut de ce phare, dont les rayons (30) se répandent à intervalles réguliers sur les ténèbres environnantes. Son écriture est une écriture de la lumière, que Cixous définit ainsi : « [...] nothing can put it out. Feminine light [...] radiates, it is a slow, sweet, difficult, absolutely unstoppable, painful rising that reaches and impregnates lands, that filters, that wells up, that finally tears open, wets and spreads apart what is dull and thick, the stolid, the volumes. Fighting off opacity from deep within » (Cixous 1997, 97).
16La dissolution de la matière, la pulvérisation de la compacité du solide et l’abolition de la pesanteur sont les voies inattendues par lesquelles Winterson introduit Darwin. De la théorie de l’évolution, la romancière retient moins l’organique concret et solide : le corporel, que le flux intangible d’une force en mouvement : « an evolutionary process of change — energy never trapped for too long — life always becoming » (150). Là où les Victoriens ne voient dans les os et la chair que le limon opaque et visqueux de l’Origine, Winterson dissout la compacité du minéral fossilifère, pour n’y trouver que des morceaux de roche éloquents, constellés de cellule de mémoire vive. L’appel désenchanté de Tennyson à l’endroit de la science — « Not only cunning casts in clay/let science prove we are » (Tennyson 1973, Section 120, 80) — a souvent été entendu par le roman néo-victorien, dans lequel l’instant darwinien par excellence serait celui de la reconnaissance de la matière organique en soi. Ce moment de rupture, traité comme époché phénoménologique (Husserl 1992, 46), mise hors jeu soudaine de toutes les attitudes habituellement adoptées vis à vis du monde objectif, offre évidemment un potentiel narratif tout à fait intéressant. C’est cet instant de plongée en soi, au cours duquel le personnage se trouve contraint de reconnaître son appartenance à la matière, que Swift évoque dans Ever After, par un chiasme qui scelle l’enfermement de l’humain dans la matière organique inerte : « The long toothed jaw ; the massive eye that stares through millions of years. He is the creature. The creature is him » (Swift 1992, 101). À l’opposé, Winterson ne vient au darwinisme qu’à travers l’affirmation du mouvement ; elle n’y accède qu’en esquissant un pas de côté, à l’image de sa narratrice Silver qui vient au monde de guingois : « I came at life at an angle » (4).
17Dans l’économie du roman, la référence à Darwin ne fait qu’accélerer l’effet de rapidité et précipiter la concaténation des événements de la diégèse. Ce qui traverse les siècles, c’est la dérive de l’espace-temps, supprimant la possibilité de tout point d’ancrage : « God or no God, there seemed to be nothing to hold onto » (120). Le texte se déploie dans l’espace d’un égarement, il tire sa dynamique d’un parcours erratique qui s’alimente à une réserve inépuisable d’imprévus. L’écriture est constamment déportée d’une origine, qui sans cesse recule dans un mouvement de régression à l’infini. De manière significative, une section intitulée « A Place Before the Flood » (111-29) contient un passage précédé de ce même titre (127), dans un agencement gigogne, pour inscrire en lieu et place du point antédiluvien annoncé, un processus de dérive que rien ne saurait interrompre : « My life is a trail of shipwrecks and set-sails. There are no arrivals, no destinations ; there are only sandbanks and shipwreck, then another boat, another tide » (127). Winterson glisse encore dans la trame de son roman les versets d’un cantique, proclamant métaphoriquement la détermination de l’âme bien trempée, face aux tumultes d’un océan déchaîné, afin d’introduire un renversement des perspectives. Le Sauveur n’est plus là pour arrimer le frêle esquif :
We have an anchor that keeps the soul
Steadfast and sure while the billows roll,
Fastened to the Rock which cannot move,
Grounded firm and deep in the Savior’s love.
18Mais, pour autant que sa présence puisse être attestée, elle se confond aux embruns dans la tempête du monde : « Suppose the unpredictable wave was God ? (121)/Will your anchor hold in the storms of life ? » (123).
- 7 Lighthousekeeping (148) cite un passage de « On the Lapse of Time, as Inferred from the Rate of Dep (...)
19Enfin, aux transitions continues et aux changements graduels, qui sous-tendent la théorie darwinienne, Winterson préfère l’image de la loterie « [Darwin’s] new world, was flux, change, trial and error, maverick shifts, chance, fateful experiments, and lottery odds against success » (170), à laquelle elle prête une dimension cosmique. Elle oppose notamment la vision pondérée et sage du naturaliste décrivant le lent processus d’érosion des falaises7 aux supputations du pasteur Dark, pour qui la Galaxie tout entière, avec ses millions d’étoiles, peut se lire comme autant d’archives célestes, précisément à l’image des fossiles porteurs eux aussi de mémoire. Ce faisant, elle se livre à une juxtaposition abrupte du fantastique cosmique avec le discours factuel de la géologie. La romancière ne s’adosse donc pas à la cohérence d’une démarche scientifique, pour proposer une écriture qui résoudrait les contradictions. Si Darwin ne laisse aucune place aux béances, selon le principe que tout dans la nature est organiquement lié, et que rien ne saurait dès lors progresser par bonds : natura non facit saltum, l’écriture de Winterson, quant à elle, procède par sauts et ruptures diégétiques. Ce n’est donc pas une coïncidence si Lighthousekeeping pointe en direction d’un épisode qui faillit remettre en question tout l’édifice darwinien : l’explosion du Cambrien. Tout se passe au fond comme si le roman introduisait un arrière-plan conceptuel, tout en tenant à préserver sa liberté de parcours, en renvoyant à ce moment où la théorie est sur le point de s’invalider. Darwin était très préoccupé par l’apparition d’un nombre impressionnant d’animaux complexes, en une même période géologique. C’était toute l’Hypothèse du Développement qui était susceptible d’être remise en cause par ce phénomène, pouvant venir étayer les thèses des créationnistes. Winterson choisit justement de mentionner ce moment de doute scientifique :
Darwin himself [...] admitted to being embarrassed by the lack of fossil evidence to support one of his theories. Opponents of his Origins of Species wanted to know why some species seemed not to have evolved at all. Where was the so-called « fossil-ladder ? »
« The Cambrian era is very unsatisfactory », he told his colleagues. (119)
20Comme en écho à cet instant des Origines, où la démonstration est sur le point de se déconstruire : « The case at present must remain inexplicable ; and may be truly urged as a valid argument against the views here entertained » (Darwin 1958, 310). Le contexte ne serait là que pour rendre au texte sa liberté !
- 8 Calvino est souvent cité en relation avec Winterson pour souligner les aspects postmodernes de l’œu (...)
21Après l’aventure cybertextuelle de The.Powerbook qui serait, toutes proportions gardées, le big bang que Winterson provoque dans la galaxie Gutenberg, Lighthousekeeping renoue avec les protocoles de la transmission de la fable, dans leur expression la plus dépouillée. Entre (af)fabulation et fabuleux, le rituel attaché à l’acte de raconter se voit conférer le premier et le dernier mot. Les deux métaphores structurantes, celle de la toile et celle du phare, mettent en évidence cette autoréflexivité de la fiction qui en viendrait presque à fétichiser son acte de production. Pourtant, même si les jets erratiques d’une écriture brisée et les reflets prismatiques d’une lumière diffractée, ainsi que la juxtaposition de sources intertextuelles éclectiques, prêtent au roman une facture postmoderne, c’est bien en direction du Modernisme que Winterson se tourne. D’un phare à l’autre, l’auteure ne tenterait-elle pas cette incursion dans le xixe siècle victorien que pour retrouver l’esthétique moderniste ? À l’évidence, la romancière s’affranchit du référent historique, qui lesterait la fiction de son inertie et de sa pesanteur. Ce faisant, elle livre, pour citer Italo Calvino8 dans ses leçons pour le nouveau millénaire, « un langage [...] dépourvu de poids, flottant sur les choses comme un nuage, ou mieux comme une subtile pulvérulance, ou mieux comme un champ d’impulsions magnétiques » (Calvino 1989, 27-8). Les toiles-récits tendues par des doigts arachnéens sur des rameaux, ou encore les récits-faisceaux-de-lumière, sont les formes intangibles que prend cette légèreté du pensif qui, toujours selon Calvino prend naissance dans l’écriture. Winterson évoque l’instant, où dans la solitude nocturne du phare, les mots ne sont encore que ces pans de silence sur le point d’être articulés : « Words are the part of silence that can be spoken » (135). Que la légèreté du pensif soit mise au service d’une rhétorique de la passion n’étonnera pas le lecteur de Winterson : « In the fossil record of our existence, there is no trace of love. [...] The long bones of our ancestors show nothing of their hearts. Their last meal is sometimes preserved in peat or in ice, but their thoughts and feelings are gone » (170). Le détour par le passé victorien n’etait-il pas dès lors amplement justifié par la nécessité de rappeler, à contre-courant en quelque sorte, la primauté de l’ineffable sur le matériel : « too much matter is the matter » !